Étiquette : 2019


  • Françoise Matthey | [le milan]



    Milan-royal
    Milan Royal – U Filanciu (Corse)
    Source







    [LE MILAN]




    Les ailes déployées au-dessus des terres encore nues
    le milan
    dans son élévation royale
    ne doute pas

    Sonore de quelques aspérités de sens
    il module en ses voies
    le retour des indices d’où renaît la vigueur
    affranchit la retraite que nous avions feutrée
    par surcroît de silence et d’hiver

    impérialement
    nous invite
    au ballet de la vie




    Françoise Matthey, « Journal de l’ordinaire » in Dans la lumière oblique, éditions de L’Aire, Vevey, 2019, page 22. Illustration de couverture : Martine Meyer-Juillerat.






    Françoise Matthey  Dans la lumière oblique





    FRANÇOISE  MATTHEY


    Françoise Matthey 3
    Source




    ■ Françoise Matthey
    sur Terres de femmes

    [À quoi bon ces colères] (extrait d’Avec la connivence des embruns)
    [C’est un genre de journée où l’on laisse tout tomber] (extrait de Pour qu’au loin s’élargisse l’estuaire)
    [Sur la berge du fleuve] (extrait de Comme Ophélie prenait dans l’eau sa force)
    [Une louve au souffle court] (extrait de Moins avec mes mains qu’avec le ciel)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Cultur@ctif)
    plusieurs pages sur Françoise Matthey





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  • Jean-François Mathé, Vu, vécu, approuvé.,

    par Angèle Paoli

    Jean-François Mathé, Vu, vécu, approuvé.,
    éditions Le Silence qui roule, Collection Poésie du silence,
    45190 Beaugency, 2019.



    Lecture d’Angèle Paoli




    UN « PETIT COFFRET DE MOTS »




    Quelle preuve nous reste-t-il de ce qui a été vécu ? Seuls, peut-être, quelques mots égrenés au cours d’un poème, qui rendent compte, de manière volatile, que les choses ont effectivement eu lieu. Une grille a été poussée, des pas ont conduit le poète vers son passé. Des ombres passent et le frôlent, une autre ombre l’habite qui se love en lui durablement. La lumière qui l’entoure n’est plus tout à fait celle d’autrefois. Le vécu subsiste à contre-jour, un amour a été partagé qui s’en est allé, laissant vide une place désormais vouée à la solitude. Vu, vécu, approuvé. Tout cela qui fait partie de l’univers familier du poète Jean-François Mathé a existé, a pris forme un temps et s’est effacé un jour. Pour laisser place au poème puis, de poème en poème, à un recueil.

    Vu, vécu, approuvé.

    Trois participes passés composent le titre. Trois verbes en [v] – le [v] de vie et de « vent » – dont le nombre de syllabes va crescendo. Trois verbes qui affirment leur existence incontestable.

    Le poème d’ouverture est quant à lui bref, « resserré » autour de quelques mots clés. Les deux verbes au sein de la première strophe insistent sur un présent itératif.

    « Je serre

    je resserre encore

    et encore, »…

    Un présent rapide, déterminé, qui va dans la pulpe du fruit. Comme pour réintégrer le noyau premier. Comme pour réduire à l’essentiel ce qui a été vécu. Serrer. Resserrer. Les mots, les images, les souvenirs, le passé. Dans ces quelques vers, une vie concentrée/condensée dans la très belle image du fruit et du noyau. Sous l’effet d’une semblable concentration, la vie/le fruit sont voués à revenir à leur origine invisible. L’image du fruit, une image que le poète reprend dans le poème ultime, mais dans une tonalité toute différente. Une image qui ouvre sur un ailleurs, une autre respiration, un nouveau souffle. Un espoir peut-être.

    « Feras-tu le premier pas sur le chemin élargi par le vent ? Iras-tu enfin ailleurs qu’en toi-même, pour choisir dans le plus lointain verger le fruit qui aura le goût nouveau d’une nouvelle vie ? »

    Oui, les poèmes qui composent le recueil sont bien sous l’égide/emprise de l’étreinte. Étreinte des retours sur les temps disparus. Quelque chose enserre, qui tient assujetti à la tristesse, nuages réduits à leur silence :

    « Un maigre nuage est arrêté seul en plein ciel

    comme ce qu’il reste d’un cri dans la gorge… ».

    Mais ce vers quoi se meut le poète, c’est encore une ombre. Tout ce que son regard effleure s’imprègne de tristesse. Est-ce lui qui cerne les objets qui l’entourent de leur aspect décoloré ? Ou bien est-ce le réel qui a perdu de sa couleur et qui infuse dans le secret du cœur ses teintes fanées ?

    « J’ai vu la maison plus haute qu’avant

    mais le soleil n’avait toujours pas

    glissé jusqu’aux vitres

    et je savais qu’à l’intérieur l’ombre

    serait comme autrefois

    la première et la seule à m’étreindre. »

    Soudain, au tournant d’une page, se lit la distanciation du poète à l’égard de lui-même. Le « je » s’efface pour laisser place au pronom « il », lequel appartient désormais au passé :

    « Il s’habitua à vivre sans rêves,

    presque sans sommeils

    dans le poing toujours serré sur lui de la

    lumière. »

    C’est au cours de l’été que s’estompe la femme aimée. « L’été violent ». Chagrin violent aussi qui souffre des éclats de lumière et cherche à s’abriter :

    « je vais aux fenêtres, les ouvre

    et ferme mon cœur

    avant les volets. »

    Le poète, malmené par sa tristesse, cherche les recoins, les interstices entre les pierres où se fondre « pour continuer à vivre ». Car trop de lumière l’effarouche et le trop d’espace le laisse désemparé :

    « J’avance dans les mots

    comme dans des herbes qui s’écartent

    et ouvrent un chemin vers trop d’espace

    où je ne sais m’appuyer à rien. »

    Pourtant les mots sont là. Qui disent l’éloignement, la solitude, le voyage à rebours. Et l’amour. Viennent, s’enviennent les poèmes qui disent la mort qui alentour rôde. La mort qui insiste, la mort qui se fraie un passage à travers la mémoire, et qui ramène les siens, vénérés dans le souvenir. La mort qui prend parfois comme atours un feu de bois, une feuille que le vent bascule. La mort qui guide le poète jusqu’au « consentement à mourir ».

    La mort | l’amour. L’un à l’autre liés.

    Le poète s’adresse à l’ombre de la femme aimée, comme au temps où elle était là à ses côtés. Les mots qu’il formule sont des mots de tous les jours, parfois empreints d’incrédulité :

    « Tu dors ? C’est un mensonge :

    ton sommeil n’est qu’un fard

    sur de la mort posé. »

    Des mots parfois aussi marqués d’images renouvelées, si naturelles qu’elles en paraissent presque enfantines :

    « As-tu bien refermé le vent

    avant d’ouvrir la maison… ».

    Ou encore, plus avant dans ce recueil à la femme aimée, ce tableau familier où les gestes partagés offrent un récit à deux personnages, réduit et allégé de tout ce qui pèse. Dans sa recherche constante de légèreté, le poète resserre sa toile autour de l’essentiel, à si peu de chose. Émouvant tableau, proche d’une offrande édénique. Beauté, pourtant, d’une singulière simplicité :

    « Tu étais cambrée et moi à genoux.

    Tu cueillais les fruits, je ramassais l’ombre

    du cerisier. Tout était net quand nous

    partîmes. L’échelle restée debout

    signe ce tableau que plus rien n’encombre.

    Laissons-le là, clair

    sous son vernis d’air. »

    Par-delà ce chemin de mélancolie, entre amour et mort, surgit un jour nouveau. Un jour ouvert sur l’amitié :

    « Je m’appuie à la barre du jour, j’y attends un autre passant qui nous ouvrira l’un à l’autre. Nous resterons ensemble le temps que notre amitié escalade son arbre jusqu’à la cime avec les feuilles de nos rires. »

    Vu, vécu approuvé. Un « petit coffret de mots » aux fragrances émouvantes et délicates. Blotties entre les pages.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Jean-François Mathé  Vu  vécu  approuvé





    JEAN-FRANÇOIS MATHÉ




    Jean-François Mathé
    Ph. Robert Poudret
    Source





    ■ Jean-François Mathé
    sur Terres de femmes

    [J’ai demandé à l’horizon] (extrait de Vu, vécu, approuvé.)
    [Ce qui a le moins pesé] (autre extrait de La Vie atteinte)
    [Le paysage né de la dernière pluie] (autre extrait de La Vie atteinte)
    [J’aurais voulu dire | et je n’ai pas dit] (extrait de Prendre et perdre)
    Prendre et perdre (lecture de Marie-Hélène Prouteau)
    [Il aurait mieux valu] (extrait de Retenu par ce qui s’en va)
    Retenu par ce qui s’en va (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Je me défais des songes] (extrait du Temps par moments)



    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur Recours au poème)
    une lecture de Vu, vécu, approuvé., par Irène Dubœuf
    → (sur Recours au poème)
    une notice bio-bibliographique (+ un choix de poèmes)
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Jean-François Mathé
    → (sur Terre à ciel)
    une page sur Jean-François Mathé
    → (sur YouTube)
    un portrait vidéo de Jean-François Mathé
    le site des éditions Le Silence qui roule
    → (sur le site À la littérature)
    une lecture de Vu, vécu, approuvé. par Marie-Hélène Prouteau





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  • Luminitza C. Tigirlas, Ici à nous perdre

    par Murielle Compère-Demarcy

    Luminitza C. Tigirlas, Ici à nous perdre,
    éditions du Cygne,
    collection Le chant du cygne, 2019.
    Illustration de couverture : Doïna Vieru.



    Lecture de Murielle Compère-Demarcy







    Quelle voix peut encore sourdre face à la brèche ouverte – éperdument | dans le laps inaudible, inouï, inextinguible de la perte – par l’extinction lente et visible d’une amie proche ? Quels mots peuvent encore être assignés à résurgence afin que « l’Ici à nous perdre » (topos où la poétesse assiste à la disparition de son amie, aux dernières notes « sur une partition de la nuit » de sa « voix partagée ») devienne un présent habitable et vocables évocatoires|commémoratifs|de résurrection ?

    « Toi — ma voix partagée — tu l’es

    sur

    une partition de la nuit

    Le mot n’y est plus en extase de fuite

    L’effacement l’a figé. »

    Quelle souffrance indicible le texte qui s’écri[t]/[e] pourra-t-il exprimer, dans le souffle retenu/contenu/obtenu sur la page compatissante encore ouverte sur l’avenir par la survivante ? Et si « le tout de l’en-crier dedans éclate », quelle fissure saura reconstruire par le ciment des mots et les pierres vives de la mémoire l’issue de sauvegarde, à l’abri des herbes folles, sur-vivante et de résistance ? où continuer de vivre dans l’après « Ici », là où dire/écrire l’amour rescapé qui n’est pas à perdre et qui pourra ressurgir sans faille dans le Sur-Vivre présent ? À l’endroit où le lapsus (nous) dira malgré nous ; aux envers de la vie encore en chair et en cœur (- « clochette ») où l’amie en deuil « goûte la tache amère d’une rature » quand sonne l’heure de la « moribonde » trépassée et que le temps advient – dépassé le temps aigre d’un ressenti de provocation face à un vivant extérieur demeuré indécemment bien portant (« Frétillant à côté | le vivant frôle l’insolence ») – quand le temps advient de redonner vie aux chers disparus par les mots en leur souffle/chant poétique.

    Au chevet « aphone » de l’agonie, prise dans « la fibre (du) mutisme » où hurle le brouillard qui imprègne le corps en fin de vie, l’amie accompagnante assiste au départ ineffable de l’amie, sur la crète vertigineuse malgré tout de l’espoir : « Croire ! Croire ! Croire ! | crie aux cimes », comme cri des vautours de la mort ou corbeaux charognards des grandes plaines (ici lyonnaises) nourricières qui finissent pourtant par emporter « la mourante équivoque ». Le chant poétique tente de cautériser avec le sel des larmes la plaie vive de la brèche laissée par l’absence, tente de recoudre le tissu vivant des jours à même les lèvres écorchées (« Tu te déploies | entre les débris des expressions écartées »), tandis que « les éphémérides [encore] saignent », embaument les jours de deuil « dans un temps à rebours », effeuillé, cueilli dans le geste d’un recueillement au bord du soliflore de l’absence. Saturé de souffrance, le vase clos à une seule échappée : celle de la bouche|embouchure d’où jaillit la parole en résistance, explose, après la disparition de l’amie mourante, pour émigrer dans la

    « Muance du mot

    de métastase en métamorphose »

    « encore toujours à jamais

    vers l’aube mouvante

    […]

    De ton ciel je me fais sourcière ».

    Luminitza C. Tigirlas, poétesse et psychanalyste trilingue san-priode, parvient à écrire l’amour rescapé, celui de l’amie qui survit à la grande malade disparue. Son chant poétique traverse l’indicible, jusqu’à sortir ses mots de la noyade pour reprendre leur cours/corps-cœur-fleur rouge d’une « monarde » blessés roulant dans un nouveau lit l’adieu du survivant. L’Écrire traite le syndrome, « voix assaillie | en plein tressage | par les effilochures d’un exode muet ». Poignant, ce recueil ouvre une nouvelle clairière dans la forêt élucidée des signes où, malgré la maladie, malgré la mort, la résistance du souvenir de l’Autre disparu déploie ses ailes de lumière à l’orée des « mots nouvellement reconquis ».


    Murielle Compère-Demarcy (MCDem.)
    D.R. Texte Murielle Compère-Demarcy
    pour Terres de femmes







    Tigirlas






    LUMINITZA C. TIGIRLAS


    Luminitza C. Tigirlas 2
    Source




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions du Cygne)
    la page de l’éditeur sur Ici à nous perdre
    le site de Luminitza C. Tigirlas
    → (sur Levure littéraire)
    une notice biographique sur Luminitza C. Tigirlas






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  • Michel Baglin | Sentier d’automne




    SENTIER D’AUTOMNE
    Ph., G.AdC





    SENTIER D’AUTOMNE




    Je n’ai que ce rêve à vous offrir : descendre dans le paysage. Vers le réel trouver passage par les ornières et les bourbiers, les ronces, les haies, les branches basses, l’arbre au travers du chemin. Par les talus, les ravins, les fossés.


    Trouver passage par le crachin, le vent, l’orage aussi. Par ce qui mouille, essouffle et griffe, surprend, se défend, se dérobe ou promet.


    Trouver passage par les odeurs d’humus et le chemin frayé dans le parfum des baies. Par la brume flâneuse et le soleil frileux, la clairière surprise à son bain de lumière, l’envol d’un cri dans le fourré voisin.


    C’est un rêve modeste qui s’incarne dans le froissement d’aller, si près de la caresse, le bois qui craque sous le pied, la feuille tombée dans le trou d’eau d’un pas.


    Je n’ai que ce sentier d’automne à vous ouvrir à travers tant de vacillements et d’immobilité. Il passe par la source discrète, aux lèvres martelées sous le sabot des bêtes. Par la souche et l’écorce, l’acacia vermoulu des clôtures oubliées, l’escargot, la limace, l’étonnement de l’effraie.


    Il passe par la main qui tâtonne aussi, le pied qui se risque, le geste qui épouse, par la pente et la faille, le détour et la halte. Par le vertige, la fatigue et la faim.

    Et par le corps engagé dans le bois tendre du monde comme un coin.


    Il passe par le vieux Pan sommeillant en tout marcheur frustré.

    Pour descendre dans le paysage, vers le réel trouver passage, je n’ai rien à vous offrir d’autre que l’étreinte d’un sentier.

    Seilh, octobre 1992.



    Michel Baglin, L’Obscur Vertige des vivants et autres approches, éditions L’herbe qui tremble, 2019, pp. 57-58.





    Michel Baglin  L'Obscur Vertige des vivants





    MICHEL BAGLIN


    Michel Baglin
    Ph : David Bécus
    Source





    ■ Michel Baglin
    sur Terres de femmes


    À quai (poème extrait d’Un présent qui s’absente)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions L’herbe qui tremble)
    la fiche de l’éditeur sur L’Obscur Vertige des vivants
    → (sur Terre à ciel)
    une recension de L’Obscur Vertige des vivants





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Isabelle Lévesque, Chemin des centaurées

    par Pierre Dhainaut

    Isabelle Lévesque,
    Chemin des centaurées, éditions L’herbe qui tremble, 2019.
    Peintures de Fabrice Rebeyrolle



    Lecture de Pierre Dhainaut



    L’été bleu
    Aquatinte numérique, G.AdC






    GENÈSE DU BEAU TEMPS




    Rien n’est déjà tracé et rien n’est définitif : perpétuel, le chemin où avance Isabelle Lévesque, celui des poèmes. Il s’appelle aujourd’hui Chemin des centaurées.

    « Matin, l’or a sonné. Force, poussée. Tout un jour vertical. Ballet sans fin des retrouvailles. Je chuchote, tu réponds : que jamais ne tremble la terre sous nos pieds nus, que soit ta voix affranchie et certaine. »

    Soudain tout nous transporte, éclatant, notre œil existe de nouveau à l’état d’innocence première. Le passage est libre.

    « Où ? », Isabelle Lévesque qui pose la question au début de Chemin des centaurées y répond sans l’ombre d’une hésitation : « Ici. » L’adverbe reviendra constamment. Le « pays » dont elle dit qu’il est le sien, « la craie blanche », n’est pas nommé (même s’il y « pleut normand »), il est par excellence celui des fleurs à l’époque où elles éclosent et s’épanouissent. Ici, c’est d’abord le forsythia de mars, ce sont ensuite, jusqu’en juin, les boutons d’or, les anémones, les coquelicots, les centaurées…

    Les fleurs ont toujours été présentes dans les poèmes d’Isabelle Lévesque, elles sont cette fois, dès le titre, omniprésentes. Avant tout elles attirent la vue, moins par leurs formes que par leurs couleurs, toutes les nuances du jaune, du rouge et du bleu, délicates, intenses, sans nombre. Elles ne constituent pas un décor, ni même un paysage, que l’on contemplerait de loin. Isabelle Lévesque est incapable de se tenir à distance, le recul ou la hauteur atténuerait l’éblouissement, l’allégresse chromatique. Il lui faut être « près du sol », « au ras du sol » : le visuel exige une relation intime qui ne distingue pas le spirituel du charnel. C’était ainsi que, dans ses photographies de La Grande Année1, elle montrait les coquelicots, les plans serrés les transfigurent en crêtes, en lèvres, en flammes. La vue n’a de vigueur qu’émerveillée, elle se renouvelle au contact des fleurs. Isabelle Lévesque ne se contente pas de les observer inlassablement et de les célébrer, elle leur demande la révélation d’un sens ou d’un « secret ». Ce qui explique l’importance qu’elle accorde à sa collaboration avec ses amis peintres. Pour Chemin des centaurées, Fabrice Rebeyrolle a réalisé une dizaine de peintures qui s’intègrent au texte, indiquent la tonalité de chaque partie et suggèrent un mouvement d’ensemble. Les fleurs peintes et les fleurs écrites apparaissent comme à l’origine du monde ou à l’aube des temps : de la matière même des traces et des mots émane une lumière.

    Et c’est bien ce à quoi dans tous ses livres aspire Isabelle Lévesque, cette transmutation, cette alchimie. Ses références multiples à l’or en sont la preuve (dans le nom « centaurées », on entend la syllabe qui le désigne). L’âge d’or de nos fables n’est pas perdu, chaque année il ressuscite avec le printemps, ce n’est pas un hasard si dans les pages initiales le bouton d’or est justement évoqué. Mais il ne suffit pas de recevoir l’offrande printanière : « Nous voulons vivre / et recommencer », nous devons par des moyens neufs redoubler en quelque sorte la genèse miraculeuse qui se déroule sous nos yeux.

    Isabelle Lévesque n’emprunte pas le chemin des centaurées, elle l’« invente », elle le dit souvent, qu’il s’agisse de toute « une forêt » ou d’« un signe de fleur ». Ce que découvre le regard, l’écriture l’invente en effet en le recréant. Pas plus qu’elle ne décrit, Isabelle Lévesque ne raconte : d’acte en acte (il y a cinq parties), elle progresse avec la saison comme avec le poème. Voir et écrire, s’ils ne sont pas identiques, ne sont pas, pour Isabelle Lévesque, séparables : « La secousse du printemps / délivre vingt-cinq fleurs » – ou vingt-cinq lettres. Inventer ne consiste pas à substituer un ailleurs imaginé, fantasmé, à un ici jugé dérisoire : inventer, c’est faire advenir, c’est accroître. Isabelle Lévesque n’emploie si fréquemment l’adverbe « ici » que pour rendre plus impérative l’exigence qui est la sienne : nous n’avons quelque chance d’être que dans la diversité et la mobilité de l’ici, dans sa reformulation ou sa parturition incessante. Voir met au monde, écrire participe de ce même élan : il ne peut être continu, mais dès qu’il se brise, il reprend.

    Isabelle Lévesque redonne vie à l’antique métaphore du fil des Parques et du fil d’Ariane. Selon des rythmes divers, tous ses livres (rappelons-nous le précédent, Le Fil de givre2) tressent trois fils, celui du temps naturel, le « fil d’avril » de Chemin, celui de l’œuvre à engendrer, « le fil de l’écriture », et celui de l’« histoire » d’un couple, le fil de l’amour. Ils sont indissolublement liés. Ils ne sont si incandescents que parce qu’ils sont « fragiles » : combien de fois Isabelle Lévesque n’a-t-elle pas employé l’adjectif pour qualifier les fleurs ou les mots ?

    Elle qui multiplie les verbes d’action, dont l’énergie livre après livre se révèle inépuisable, se sent en permanence menacée. Elle ne dissimule rien. À tout moment, partout, elle éprouve la hantise de la séparation, de la perte, de la mort. Son ardeur est d’autant plus grande, « sur la terre mortelle », qu’elle n’oublie pas que les fleurs sont éphémères, en particulier le coquelicot d’un jour. Mais ce jour n’est-il pas son « triomphe » ? Dans la splendeur de ce qu’elle voit, elle se souvient de celle du temps magique des regards communs et des étreintes : « Jadis […], nous fleurîmes, / tout fut toi. » Les vingt-cinq fleurs sont également « vingt-cinq souvenirs » tour à tour de joies, de souffrances. Sans trêve, sans transition, sans le souci de la chronologie (les quelques chiffres indiquant des dates restent énigmatiques), Chemin des centaurées va du présent au passé, du passé au présent, des fils se déchirent, des fils se renouent. Le futur est alors possible, le temps de l’ouvert, de la promesse qui doit être tenue.

    Le livre, en fait, doit sa vivacité profonde au dialogue que d’un bout à l’autre Isabelle Lévesque instaure passionnément, fidèlement, entre elle qui dit « je » et l’Aimé qu’elle tutoie, proche, absent, dont elle appelle le retour, elle se réfère à Ulysse. À partir de ce dialogue, chaque poème s’élabore, opposant les temps de la plénitude et du manque, le feu et l’hiver, d’où la métrique irrégulière, rejets et cassures y abondent, d’où, surtout, cette langue qui se tend à l’extrême pour voler en éclats : « Je te parle ma langue d’éclipses » ou d’ellipses. Et cependant Isabelle Lévesque n’a soif que d’union, de fusion, elle préfère dire « nous », elle souhaite « écrire les contraires ». Une métamorphose a lieu, le drame se change en une « danse » semblable à celle, « harmonieuse », des coquelicots, les contraires s’allient dans un « corps chaud ». Ce corps mystique, « notre poème » : il « naît » enfin « des branches laissées mortes ».

    Tel est le sens général du livre que confirment les couleurs dominantes. Après le rouge qui manifeste la toute-puissance de la vie ayant inclus la mort, voici le bleu de l’été, de la fête, du langage qui rassemble en la chair transparente de son chant, de l’éros sublimé. Chemin des centaurées représente une étape de la « quête » du beau temps. Est-elle « impossible », cette quête, ou infinie ? Isabelle Lévesque fait plus que rêver d’un âge bleu : sa force est communicative, sa foi en la poésie comme en l’amour.

    « Reviens-moi encore éternel,

    […] 2003 étincelles d’or

    jaillissent et l’été bleu

    lie notre âme au cri

    comme au jour. »



    Pierre Dhainaut
    D.R. Pierre Dhainaut pour Terres de femmes



    ___________________________________

    1. Editions L’herbe qui tremble, 2018.
    2. éditions Al Manar, 2018.







    Centaurées





    ISABELLE LÉVESQUE


    Isabelle Lévesque
    Source



    ■ Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes

    Mai, Isabelle | La ronde (extrait de Chemin des centaurées )
    Chemin des centaurées (lecture d’AP)
    [Les feuilles envolées du peuplier] (extrait d’ En découdre)
    [Oh, ce désordre de disparaître !] (extrait de Nous le temps l’oubli)
    C’est tout c’est blanc
    [Entends, c’est jour, la forme aimantée du point] (poème extrait de Ravin des Nuits que tout bouscule)
    [Nous vaut la force courant le vent] (poème extrait de Va-tout)
    Nous le temps l’oubli (lecture d’AP)
    [Oh, ce désordre de disparaître !] (poème extrait de Nous le temps l’oubli)
    Ossature du silence (note de lecture d’AP)
    [Ouvre et lis entre les lignes] (poème extrait du Fil de givre)
    Le Fil de givre (lecture d’AP)
    Le Fil de givre (lecture de Jean Marc Sourdillon)
    [Peine singulière] (poème extrait d’Un peu de ciel ou de matin)
    Ravin des Nuits que tout bouscule (note de lecture d’AP)
    [Les serments] (poème extrait de Le tue braccia saranno)
    Va-tout (note de lecture de Jean-Louis Giovannoni)
    Voltige ! (note de lecture d’AP)
    Pierre Dhainaut | Isabelle Lévesque | L’origine de l’écriture | [Si léger… tu cours] (extraits de La Grande Année)
    Pierre Dhainaut | Isabelle Lévesque, La Grande Année (lecture d’AP)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Territoire
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait d’Isabelle Lévesque (+ un poème extrait de Va-tout)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions L’herbe qui tremble)
    la fiche de l’éditeur sur Chemin des centaurées




    ■ Notes de lecture (55) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Edith Azam, Décembre m’a ciguë
    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Pierre Dhainaut, Après
    Pierre Dhainaut, Ici
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Estelle Fenzy, Rouge vive
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
    Laure Gauthier, kaspar de pierre
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Mélanie Leblanc, Des falaises
    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Jacques Roman, Proférations
    Pauline Von Aesch, Nu compris





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  • Erwann Rougé | [quand le ciel est ainsi]




    Jean-François Agostini  Rougé
    D.R. Ph. Jean-François Agostini






    [QUAND LE CIEL EST AINSI]



    quand le ciel est ainsi : voir. seulement voir a des yeux de rapace. l’immobile apaise le fragile. rien de plus étrange qu’une légèreté d’oiseau dont on ignore le sens.

    une vague entend toutes les vagues. mer et âme cherchent le point aveugle au vertige avant que ne retombe le peu de chaleur qu’il nous reste entre les doigts. l’air émonde les ombres maintenant. peut-être les yeux traversent avant qu’il ne soit trop tard une blessure une irradiance dans le territoire du ciel. on veut croire à la simple inconnaissance des nuages et du temps d’être.

    tu le sais c’est ainsi que la clarté tourne tourne. le seul que nous sommes recommence la faim le sel et le sel avec son poids de mer autour de la cheville.



    Erwann Rougé in Jean-François Agostini, Étais, trente-six poètes, éditions Les Presses Littéraires, 2019, pp. 26-27. Photographies de Jean-François Agostini.





    Jean-François Agostini




    ERWANN ROUGÉ


    Erwann Rougé
    Ph. Michel Durigneux
    Source





    ■ Erwann Rougé
    sur Terres de femmes


    [la brûlure a une odeur de fleuve] (extrait de L’Enclos du vent)
    Proëlla (lecture d’AP)
    [même si cela ne sert à rien] (extrait de Proëlla)
    [on ne fait qu’écrire] (extrait de Voa, Voa)
    Passerelle, Carnet de mer (lecture de Sylvie Fabre G.)




    ■ Jean-François Agostini
    sur Terres de femmes


    [Décembre]
    Face au mur
    JFA | Haïku
    Nager… (+ notice bio-bibliographique)
    [Un bruit de chaîne court sur la mer]




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Les Presses Littéraires)
    la fiche de l’éditeur sur Jean-François Agostini





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  • Adeline Baldacchino, Théorie de l’émerveil

    par Angèle Paoli

    Adeline Baldacchino, Théorie de l’émerveil,
    Les Hommes sans Épaules éditions, 2019.
    Postface de Christophe Dauphin.



    Lecture d’Angèle Paoli




    Collage pour Adeline
    Collage, G.AdC







    « ÉCOUTEZ : JE RACONTE »




    Je lis je relis la « somme » poétique d’Adeline Baldacchino, récemment publiée aux éditions Les Hommes sans Épaules. Théorie de l’émerveil. Un titre qui a le pouvoir de m’aimanter entre deux pôles qui en moi lectrice s’attirent et se repoussent. Théorie|émerveil. Vais-je devoir caboter entre l’écueil de l’un et le diamant de l’autre ? « Théorie » me fait peur. Jusqu’au frisson, presque. « Émerveil » m’emplit de promesses. Jusqu’au désir. Pour me rassurer, je pourrais me reporter à la préface dans laquelle la poète se confie afin d’éclairer son propos. Mais libre je suis et pour l’heure je préfère naviguer à vue d’une section à l’autre de l’ouvrage. Lequel rassemble treize années de poiein poétique, de 2006 à 2019. Chacune des quatorze sections qui composent l’ensemble du recueil mériterait à elle seule une étude ou analyse. Je me contenterai de lancer quelques fils d’accroche qui pourraient s’agencer autour de mots pris au hasard : mer miroir margelle mémoire masque mo(r)t amour ; ou désir sidération ardeur plaisir joie ; ou encore solitude tarissement effroi oubli… Car tout, dans l’écriture d’Adeline Baldacchino, semble s’enrouler autour de deux pôles antinomiques. Désarroi (vertigineux) et jubilation (intense) :

    « J’écris ce soir pour ne pas mourir, pour ne pas en avoir envie, pour la jubilation, pour tous ces mots qui débordent au-dedans de la chair et je ne sais qu’en faire » (« Vers le cinquième soleil », « 2-Vent » in « Première treizaine », 2014).

    Une opposition qui s’abolit dans le couple « aimer, être aimé » (in « Théorie de l’émerveil », mars 2019).

    Dans « émerveil », j’entends la « mer ». Et c’est à la mer que je m’associe et que je m’arrime d’une section à l’autre. La mer, en effet, quel que soit le moment de l’écriture – quels que soient le mouvement et l’ondulation que celle-ci peut prendre – est omniprésente. Elle est l’élément primordial qui nourrit la ferveur. Une ferveur vitale traverse en effet l’œuvre polymorphe d’Adeline Baldacchino, pourtant parfois saisie d’angoisse, d’asthénie ou de chagrin. Mais toujours, comme la vague qui sans cesse ramène le galet à son point d’origine, la poète rebondit, renaissant des cendres qui la consument pour se laisser couler sur quelque p(l)age de bonheur. Soleil immensités marines amour et vent.

    Ce qui se dit – et se vit – dans ces différentes compositions, alternance de proses et de poèmes, de réflexions sur la vie/la mort, c’est, par-delà les voyages accomplis, la traversée poétique. Qui est constante recherche et cheminement en écriture. Toute la vie d’Adeline Baldacchino semble concentrée dans ce vaste recueil. Une somme d’écriture reliée à un condensé de vie.

    « J’ai pourtant promis qu’il ne serait pas question de moi dans ces lignes », confie la poète dans les premières pages de « Portraits du pays d’amour » (2007). Tout en prolongeant et en nuançant son propos, le complétant par ces mots : « Ou plutôt qu’il y serait question de ce qu’il y a de plus ouvert – de plus écartelé, de plus fragile et de plus oublieux, de plus tenace et de plus ardent en moi comme en tout être vivant : d’amour. »

    Et c’est aussi parce que la poète « aime son lecteur », qu’elle aspire à sa présence silencieuse, qu’elle l’imagine suivant ses pérégrinations et ses personnages, qu’à mon tour, étonnée, curieuse et fascinée, je me laisse happer dans son sillage. Ce n’est pas sans risque. Car que puis-je d’autre que gloser sur ce que la poète déroule de pensées, d’images, d’étincelles de talent ?

    Aussi ai-je renoncé à proposer ici une lecture fouillée de l’ouvrage que j’ai entre les mains. Et que j’étoile de coups de crayons, de griffonnages et de cryptogrammes, espérant retrouver au fil des pages mon propre fil de pensée.

    Alors cet « émerveil » ?

    Point d’« émerveil » sans émotion. Grande ou petite, l’émotion est clé de voûte de l’entreprise de la poète. L’émotion a quelque chose à voir avec la mémoire, car « toute vie s’avance vers sa mort, et tout deuil vers l’infini » (in « Théorie de l’émerveil », 2019). Émerveil ! La première occurrence de ce néologisme magique, je la trouve dans la Série 1 des « Petites peaux de poèmes » (2006) :

    « Le travail nous fatiguait refaire est sombre c’est mûrir dans l’odeur du vent qui nous intéresse et la voile qu’on saigne à blanc nous rassure. les grandes émotions le poids de l’émerveil. »

    Et, plus avant dans le livre, dans la « Quatrième treizaine », 6 – Serpent (in «  Vers le cinquième soleil ») :

    « Dehors, le ciel est limpide, l’émerveil guette dans les petites choses – les premières feuilles mortes sur un trottoir, la couleur d’une rivière, l’oiseau volage. Mais à qui en parlerons-nous ? ».

    Ou encore dans un poème de « D’écrire » (2017-2018) :

    52

    « je sais des gestations

    secrètes

    émerveilleuses

    des miracles indécents

    des lunes calfeutrées

    dans les ventres

    et des bêtes qu’on apprivoise

    et c’est encore nous

    mêmes ».

    La quête d’« émerveil » d’Adeline Baldacchino est quête rimbaldienne. Ce qui la guide, la poursuit et l’exalte, c’est le désir insatiable d’« éclat d’éternité. »

    Ainsi écrit-elle dans « La part de l’oubli » (2006) :

    « Je sus qu’il avait été vécu ; Quoi ? L’éclat d’éternité, le point de jonction : cet instant de déshérence heureuse où la conscience enfin s’abandonne pour participer pleinement au monde… ».

    Allié des « grandes émotions », l’« émerveil », parce qu’il est point de jonction de la mémoire et du désir, est aussi « point de plus grande fragilité, de plus grande beauté. »

    D’autant plus fragile qu’il est soumis à l’épreuve du temps, le « Magicien définitif. »

    Chez Adeline Baldacchino, l’émotion est donc une condition première d’écriture et de vie. Lié avec intensité à un lyrisme pleinement revendiqué et assumé, le « je » rebelle de la poète ne renonce ni à explorer l’intime ni à le dire :

    « Je mets beaucoup de force en mon désespoir comme en mon appétit. Je me veux perpétuellement du côté de l’émerveil, de la splendeur, (la part de l’oubli, l’envers et son double), je les pressens, je les,
    d’instinct, je les invente, et cela ne suffit jamais, comme si
    cela ne suffisait jamais », écrit la poète dans « Quatrième treizaine », « 3 – Vent ».

    Ou encore, dans « La Part de l’oubli » (2006), cet autre aveu :

    « Et je cherche l’écume et je fais des phrases qui prolongent un peu du désarroi de l’intime et qui ne parlent pas du monde. »

    Insatiable poète, dévorante poète, qui jamais ne se satisfait de demi-mesures ni de compromissions. Reniant les « machineries » et les « mécaniques » sociales, la rebelle choisit la révolte, le combat contre les faux-semblants. C’est que, chez Adeline Baldacchino, le combat qui la porte autant qu’elle le porte est « indéfectiblement social et politique, affectif et sensuel, autant que mystique que littéraire. »

    Le recueil que j’ai entre les mains est un kaléidoscope coloré mouvant/émouvant de ce qu’est la poète. Mises bout à bout, les tesselles poétiques recomposent la figure absente par-delà le miroir que la poète tend d’elle-même. Mais cet assemblage n’est pas né en un jour ni ex abrupto. La poète elle-même n’évoque-t-elle pas le temps que cet assemblage lui a demandé, elle qui se dit impatiente à agir, à aller de l’avant, à courir après le mouvement de flux et de reflux du temps ? L’érudition de la poète est vaste. Son champ d’exploration l’est tout autant. Philosophes de tous âges et de tous horizons, poètes persans du XIe siècle, grandes voix poétiques du monde et poètes français contemporains jouent un rôle fondamental, tant dans le cheminement personnel de la poète que dans son travail d’écriture. Ainsi de Max-Pol Fouchet, le maître en poésie. Le maître de toujours. Mais à considérer les citations qui ouvrent et accompagnent chaque section du recueil, le lecteur entrevoit un panorama aussi vaste que les mers et océans traversés par la poète. Ces citations sont autant de morceaux pertinents qui s’ajoutent à la mosaïque Adeline-Baldacchino. Elles sont toutes aussi connues que très belles, mais n’en sont pas moins lumineuses. Chacune d’elles éclaire d’un faisceau clair les aspirations et la personnalité de la poète. En voici quelques exemples qui sont autant d’amers où reposer le regard :

    « Et la mer et l’amour ont l’amer pour partage […]
    Celui qui craint les eaux qu’il demeure au rivage. »
    Pierre de Marbeuf

    « Je cherche deux notes qui s’aiment. » Mozart

    « C’est un passage qui fait semblant de passer et qui ne va nulle part. » Jankélévitch, Quelque part dans l’inachevé

    « Il faut être seul pour être grand. Mais il faut déjà être grand pour être seul. » René Guy Cadou

    Si les nombreuses pérégrinations qui la traversent nourrissent substantiellement la poésie d’Adeline Baldacchino – « Vers le cinquième soleil » (2014), « Atlantides » (2015-2017), « Poèmes de Martinique » (2017), « Poèmes de Prague » (2018), le goût de l’exploration poétique alimente tout autant l’écriture de la poète. Le champ exploratoire est vaste qui va de la prose narrative – « Vers le cinquième soleil » – au haïku – « Petite épopée » (2015-2016) – en passant par le septain (« Treize tableaux diogéniques », 2014), « Atlantides », jusqu’à la forme très élaborée des trois onzains de « La chair et l’ombre » (2017)… C’est que l’exigence de la poète répond à son désir profond de rejoindre le propos de Borges, cité dans « Portraits du pays d’amour » :

    « Les poètes ne semblent plus avoir conscience que dans le passé la narration d’une histoire était l’une de leurs tâches essentielles et que l’on ne considérait pas comme deux réalités distinctes la narration de l’histoire et la création du poème. […] Je crois qu’un jour le poète sera de nouveau le créateur, le faiseur au sens antique. J’entends qu’il sera celui qui dit une histoire et qui la chante. Et nous ne verrons pas là deux activités différentes, pas plus que nous ne les distinguons chez Virgile ou Homère. »

    Et Adeline Baldacchino de conclure : « Écoutez : je raconte ».

    Quant à moi, je poursuis ma lecture éveillée et patiente d’une section à l’autre du recueil. En prolongeant mes escales « Vers le cinquième soleil ». Section dense et complexe où va ma préférence. Où l’écriture, parfois, est portée par une voix exaltée :

    …« je deviens cette forme écrivante qui se libère de son propre néant, pendant ce très court laps d’infinitude
    logé dans le mouvement même du doigt contre un clavier sans destin. » (« 12. Silex »).



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Adeline Baldacchino  Théorie de l'émerveil.jpg 2






    ADELINE BALDACCHINO


    Adeline_baldacchino octobre 2017
    Source




    ■ Adeline Baldacchino
    sur Terres de femmes


    Le perroquet à la langue de bois (poème extrait du Chat qui aimait la nuit)
    [De l’autre côté de la nuit] (poème extrait de De l’étoffe dont sont tissés les nuages)
    Jour 7 (extrait de Théorie de l’émerveil)
    13 poèmes composés le matin (pour traverser l’hiver)[lecture d’AP]



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Les Hommes sans Épaules)
    une notice bio-bibliographique sur Adeline Baldacchino
    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Adeline Baldacchino
    → (sur Terre à ciel)
    un entretien d’Adeline Baldacchino avec Sabine Huynh (+ 7 poèmes inédits et une notice bio-bibliographique)





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  • Jean-François Mathé | [J’ai demandé à l’horizon]




    [J’AI DEMANDÉ À L’HORIZON]



    J’ai demandé à l’horizon
    qu’il libère les chevaux
    qui étaient allés mourir au-delà de lui.

    Qu’ils reviennent où je les attends,
    avec ce galop de silence
    qui est désormais le leur
    et ne réveille pas les pierres.

    Il y a ici la nuit et l’herbe des rêves
    dans un pré où j’irai les caresser
    comme quand j’étais enfant,
    comme s’ils étaient vivants.

    Ils tourneront vers moi leurs yeux aveugles
    qui ne voient que les souvenirs.



    Jean-François Mathé, Vu, vécu, approuvé., éditions Le Silence qui roule, Collection Poésie du silence, 45190 Beaugency, 2019, page 10.





    Jean-François Mathé  Vu  vécu  approuvé





    JEAN-FRANÇOIS MATHÉ



    JF-Mathe
    Source




    ■ Jean-François Mathé
    sur Terres de femmes

    Vu, vécu, approuvé. (lecture d’AP)
    [Ce qui a le moins pesé] (autre extrait de La Vie atteinte)
    [Le paysage né de la dernière pluie] (autre extrait de La Vie atteinte)
    [J’aurais voulu dire | et je n’ai pas dit] (extrait de Prendre et perdre)
    Prendre et perdre (lecture de Marie-Hélène Prouteau)
    [Il aurait mieux valu] (extrait de Retenu par ce qui s’en va)
    Retenu par ce qui s’en va (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Je me défais des songes] (extrait du Temps par moments)



    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur Recours au poème)
    une notice bio-bibliographique (+ un choix de poèmes)
    → (sur Recours au poème)
    une lecture de Vu, vécu, approuvé., par Irène Dubœuf
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Jean-François Mathé
    → (sur Terre à ciel)
    une page sur Jean-François Mathé
    → (sur YouTube)
    un portrait vidéo de Jean-François Mathé
    le site des éditions Le Silence qui roule





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  • Jean-Marie Barnaud | Le dit d’Olivier de Serres




    LE DIT D’OLIVIER DE SERRES



    Il faudra bien un jour percer ce brouillard
    Sur les choses
    Nous
    Devenus si myopes
    À présent que la hache
    De l’aube
    Ne siffle plus à nos épaules
    Le même éclair tout à fait

    Cependant les heures sont comptées



    On peut bien dire
    En passant
    Les rousseurs de l’automne
    Et regarder l’essaim des feuilles
    Abandonnées
    Une joue contre terre
    Et l’autre
    Exposée à Dieu sait quel souffle
    Glacé qui les anime encore

    Voir en passant
    Au coin de l’œil des vieux
    Cette larme unique
    Non de froid mais de
    Silence
    Entendre leurs voix humides
    Qui trébuchent



    On peut bien en passant
    Sacrifier au feu ce fagot
    De l’autre été
    Sans trop s’inquiéter
    De son âme
    Où veillent invisibles
    Les caresses du vent naguère
    Comme reposent en paix les cils
    Sans un regard
    À l’autre versant du lit



    On peut bien
    En passant
    Célébrer le passage
    Avec des mots qui font signe
    Comme un vol d’oiseaux
    Uniques
    Et confondus

    (sait-on où vont les oiseaux
    et pourquoi ils se dispersent
    comme des flammes
    dans le tremblé d’un cœur
    qui se déchire)



    Or nous autres
    Migrateurs
    Saurons-nous voir
    D’un œil d’oiseau
    La rosée moirer la hampe
    Des simples
    Les pierres patientes
    Leur humilité

    Afin que s’accomplisse
    Dans l’évidence
    Une parole d’Olivier

    La paille des chaumes et éteules
    Restante droite
    Des bleds
    Se meslera avec la terre




    Jean-Marie Barnaud, Sous l’écorce des pierres, Imprimerie de Cheyne, 1983 ; rééd. Cheyne éditeur, 1996 in Jean-Marie Barnaud, Sous l’imperturbable clarté, choix de poèmes 1983-2014, Collection Poésie/Gallimard, 2019, pp. 21-24. Préface d’Alain Freixe.





    Jean-Marie Barnaud





    JEAN-MARIE BARNAUD


    Jean-Marie Barnaud
    Source




    ■ Jean-Marie Barnaud
    sur Terres de femmes


    Passage de l’étranger (poème extrait d’Allant pour aller)
    [Main accordée à l’autre main] (poème extrait de Fragments d’un corps incertain)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Gallimard)
    la fiche de l’éditeur sur Sous l’imperturbable clarté





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  • Irène Gayraud, Le Livre des incompris

    par Angèle Paoli

    Irène Gayraud, Le Livre des incompris,
    Éditions Maurice Nadeau,
    Collection Les Lettres Nouvelles, 2019.



    Lecture d’Angèle Paoli




    ENTRE SEXE ET LIVRE : HABITER SON IDÉE




    Récit premier, construit à partir et autour d’un narrateur unique, récits dans le récit, récits oraux ou imbrications de voix venues de « livres invisibles », livres introuvables ayant péri dans les flammes, livres singuliers tombés entre les mains d’un éminent professeur de philosophie parvenu au seuil de la mort, telle est la trame dense à partir de laquelle s’organise le « roman » étonnant qu’Irène Gayraud offre au lecteur avec Le Livre des incompris. Les personnages, animés par « un désir de plus en plus grand de révolte », sont des rebelles, « opposés à tous les conformismes et à tous les dogmes ». Ils sont aussi d’ardents amants du livre. À l’image de leur talentueuse maîtresse d’œuvre.

    Au nombre de sept, les récits mettent en scène sept incompris. Un écrivain du XIXe siècle tente de réaliser Le Livre noir à l’usage des aveugles ; une jeune traductrice et violoncelliste révèle à son amant (le professeur de philosophie) le secret de L’Éros sonore, livre en cours d’écriture qui contient « des sortes de textes-partitions destinés à être dits et variés pendant l’amour » ; un libraire-imprimeur espagnol fou – ou sage –, inquiété par l’Inquisition, invente un Index librorum prohibitorum destiné, avec nombre d’ouvrages « hérétiques », à périr dans les flammes ; une fermière, mère de famille nombreuse et grande lectrice de poésie, laisse derrière elle un cahier d’écolière qui recèle des Poèmes pour animaux ; une jeune érudite de la petite noblesse toscane du Trecento s’éprend d’un jeune homme qu’elle tente de séduire par la composition d’une Ode magnétique, censée aimanter vers elle celui qu’elle convoite ; un jeune marginal révolté laisse derrière lui une Lettre à mes contents-pour-rien dans laquelle il dénonce, pour les sociétés à venir, les méfaits de la symétrie, « mère de tous les asservissements » ; un jeune étudiant chinois conte au narrateur en déplacement en Chine l’histoire de Zhi, l’homme qui inventa le livre. Le premier livre, ultime invention-remède contre la mort de l’empereur Qin.

    Sous la plume du narrateur philosophe, chacun livre son histoire, souvent enchâssée de contes qui cèdent la voix à d’autres voix. Histoires tantôt venues de temps ou d’horizons lointains, tantôt ancrées dans la vie même du narrateur, notre contemporain. Au fil des textes, le vieux professeur remonte le cours du temps, s’adonnant à de nombreuses incursions vers son passé, ses voyages, ses rencontres, ses découvertes. Et ses amours. Fulgurantes amours, amours enflammées qui ont pour nom Zoé (in « Éros sonore »), Fauve (in « Poèmes pour animaux »), Leonor (in « Ode magnétique »). Il arrive que le déclencheur de ces remontées dans la mémoire passe par le regard, séparé de l’objet du désir par une fenêtre :

    « À Paris, en face, la fille derrière sa fenêtre écrivait peut-être dans la chaleur. Je me souvenais, sur le sol près de sa table, d’une plante d’un vert exubérant devant laquelle se croisaient, se décroisaient ses jambes, tandis qu’elle écrivait » (in « Le livre de Zhi »). Ainsi l’a compris le photographe Raphaël Lucas à qui a été confiée l’illustration de la première de couverture.

    La voix du narrateur, professeur de philosophie à la Sorbonne, passionné par la recherche et par l’exploration de manuscrits rares, est omniprésente. Elle est la voix contestataire de l’univers de travail qui est le sien, laquelle traverse le roman à travers âges et contrées, organise autour d’elle les sept récits, assure le lien chronologique entre les personnages et les moments de leur histoire. De sorte que, dans chacun des récits qu’il s’approprie, le narrateur entremêle sa propre histoire avec les épisodes qui structurent ses découvertes. Un jeu de tiroirs, dont l’orchestration mûrement réfléchie révèle la maîtrise romanesque d’Irène Gayraud.

    L’ensemble de l’ouvrage offre en effet un tissu narratif complexe, lequel pourrait s’apparenter, par sa facture originale, au roman anglais de Laurence Sterne, Vie et opinions de Tristram Shandy, Gentilhomme (XVIIIe siècle) ou encore à Jacques le Fataliste de Denis Diderot. Le philosophe français des Lumières est d’ailleurs présent dans le premier de ces récits. Le Livre noir à l’usage des aveugles n’est-il pas un hommage de l’écrivain Luc Délétan à l’auteur de la Lettre sur les aveugles ? Premier des Incompris, Luc Délétan tente d’inventer un moyen de rendre accessibles aux aveugles les textes imprimés dans les livres. L’écrivain, en son laboratoire, se fait alchimiste, s’épuisant dans la recherche obstinée de l’encre noire qui permettra à la jeune Clermonde, ainsi qu’à tant d’autres aveugles, d’accéder à la lecture. Non seulement en tant que déchiffrage du texte mais bien au-delà, jusque dans les moindres de ses nuances :

    « Mais Luc se perd dans des complexités sémantiques ou stylistiques, il en oublie le goût de lire, ne sachant où classer les lumières métaphoriques, les clartés ironiques, les flammes de l’amour et celles de l’Enfer qui doivent bien éclairer tout autant… Ce qui, je crois, le perdit, furent les poèmes oxymoriques de la Renaissance où l’on parle à la fois de braises et de glaces, de flammes inextinguibles et de ténèbres sans fond… ».

    C’est dans la Lettre à mes contents-pour-rien que le narrateur s’exprime explicitement sur son projet d’écriture. Il se dit « tenté de raconter un peu l’histoire des incompris, leurs livres, leurs vies. » Ainsi du squatter Alvaro Basterreccha, marginal et auteur probable de cette très curieuse Lettre, dont le lecteur découvre l’histoire tragique à partir de la phrase introductrice du narrateur : « Voici tout ce que, en me rendant plusieurs fois au squat, j’appris. » Suit le déroulement de son histoire. Les raisons et les manifestations de sa révolte. Laquelle se focalise sur son aversion pour « tout type de symétrie ou de régularité formelle ». Et le narrateur de commenter, quelques lignes en amont, par ces propos :

    « Je crois que quelque chose de sa conscience politique future naquit là, dans ce besoin viscéral de lutter contre les agencements sans lignes obliques ni variations, plus aptes sans doute à conditionner et à mâter les esprits. »

    D’où la passion de Basterreccha, étudiant en histoire de l’art, pour toute œuvre littéraire ou picturale marquée par la dissymétrie, seule composition susceptible de lutter contre toutes les formes d’asservissement. Analyse fascinante qui conduit le lecteur dans un parcours où avoisinent notamment le vers impair de Verlaine, le Portrait d’un jeune homme « strabique et majestueux peint par Bronzino » et le très spectaculaire Portrait de Tommaso Inghirami par Raphaël.

    Comme la plupart de ses personnages, Irène Gayraud « habite son idée ». Idée révélée dans la constante – quels que soient le récit, les époques et les personnages qu’elle met en scène – d’un « lien indéfectible entre sexe et livres. » Sexe et livre occupent en effet les textes de la romancière, étroitement et harmonieusement accordés l’un à l’autre. C’est que la romancière et poète Irène Gayraud a une connaissance aiguë de ces deux territoires où elle règne en maîtresse fauve. Un érotisme savant et une sensualité exacerbée immergent certains épisodes d’une lumière éminemment poétique. Le choix des images et des métaphores filées surprend par sa singularité, qui met en scène sur un même registre et les livres et le sexe. Ainsi de cet extrait du récit intitulé « Éros sonore », domaine exclusif où excelle Zoé Salgado, traductrice et violoncelliste :

    « Nous nous sommes revus chez elle, dans son appartement rempli de livres. On eût dit qu’elle tenait à avoir, où qu’elle se trouvât, un livre à portée de main. Il y en avait partout. Même tout gondolés, au bord de la baignoire dans la salle de bains. Des livres et des plantes aussi, parfois fort bizarres, certaines paraissant des algues marines un peu raffermies par un séjour hors de l’eau, d’autres les cheveux verts de fées tombant le long des meubles. La plus grande, aux larges feuilles, déployait d’éclatantes coroles rouges où pointait un pistil qu’on devinait sensitif. Il régnait là un désordre rangé, comme si quelqu’un avait fébrilement cherché ici quelque objet, sans pour autant rien déplacer. Un désordre subtil comme dans un décor de film, et pourtant naturel. Un désordre où, en faisant l’amour, nous pourrions soudain sentir sous nos corps un livre oublié entre les draps du lit ou les coussins du canapé, en lire le titre en riant avant de le jeter de côté et de le laisser là, parfois des jours durant, sans songer à le ramasser. Un désordre, en somme, érotique. »

    La romancière et poète excelle dans l’art d’entraîner lecteurs et personnages à l’écart des sentiers battus. Qu’il s’agisse d’érotisme et d’amour, ou de lecture et d’écriture. Quant au style qui sous-tend l’œuvre, il est celui d’une magicienne hors pair : envoûtant et magnifique.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Irène Gayraud  Le Livre des incompris







    IRÈNE  GAYRAUD


    Irene Gayraud
    Source




    ■ Irène Gayraud
    sur Terres de femmes

    Dans les spires (extrait de Voltes)
    Magmatiques, 10 (extrait de Téphra)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur En attendant Nadeau)
    une lecture du Livre des incompris par Claire Paulian






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