Étiquette : 2019


  • Corinne Hoex, Et surtout j’étais blonde

    par Philippe Leuckx

    Corinne Hoex, Et surtout j’étais blonde,
    éditions Tétras Lyre, collection Lettrimage, 2019.
    Illustrations de Marie Boralevi.



    Lecture de Philippe Leuckx



    [J’ÉTAIS BELLE ET BLONDE]




    Poignant, écrit au scalpel, le dernier livre de Corinne Hoex, paru au Tétras Lyre : Et surtout j’étais blonde.

    Les mâles mal intentionnés, pervers ou prédateurs, en prennent pour leur grade.

    En six sections, la poète des Mots arrachés (éditions Tétras Lyre, 2015) incise le mal éprouvé par ce personnage de petite fille. « [É]tat de grâce », « fête foraine », « fiançailles », « noces », « les hôtes » et « gloire » dispensent leur chapelet d’horreurs. L’ironie de certains titres sangle le lecteur dans une approche qui ne puisse pas être seulement de compassion ; la blessure exige sa distance.

    Le grand art est de décrire ce qui « frappe », ce qui déroge à toute tendresse, puisque la victime, approchée, exhibe son innocence, sa candeur, sa pureté et qu’elle est massacrée impunément. La poésie doit, je crois, sauver du pire infligé.


    « L’épingle a une pointe et une tête.

    La pointe perfore exactement mon cœur.

    La tête au-dessus regarde.



    Juste où il faut.

    Juste ce qu’il faut.

    Volupté de l’épingle qui me choisit. »


    Le style de Corinne Hoex assume plusieurs tensions : dire beaucoup sans que l’ellipse apparaisse comme un squelette desséchant. Au contraire, les infinitifs, les vers maigres, la ponctuation sèche, les énoncés condensés à l’extrême donnent à la rythmique de cette poésie son essence : l’économie verbale relaie exactement le manque, la blessure, l’arrêt ; la concision rappelle l’incision ; le mot s’arrête comme un tranchant.

    Les vers très brefs, les poèmes denses (jamais au-delà de dix vers) mettent à nu la blessure et les affres.

    Les illustrations de Marie Boralevi (1986) éclairent les peurs d’une petite fille, harcelée, traumatisée, blessée à vif.

    Un grand livre, en dépit de sa relative brièveté (64 pages).



    Philippe Leuckx
    pour Terres de femmes
    D.R. Texte Philippe Leuckx






    Et surtout j'étais blonde






    CORINNE HOEX


    Corinne Hoex
    Source




    ■ Corinne Hoex
    sur Terres de femmes

    L’Été de la rainette (lecture de Philippe Leuckx)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Espace Livres & Création)
    une fiche sur Et surtout j’étais blonde (+ une notice bio-bibliographique)





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  • Rabih el-Atat | [dans l’émail de la tasse une fissure]




    Mur-separe-mexique-etats

    «dans l’émail de la tasse une fissure
    m’aide à contempler
    le cercle de mon enfance »







    [DANS L’ÉMAIL DE LA TASSE UNE FISSURE]




    dans l’émail de la tasse une fissure
    m’aide à contempler
    le cercle de mon enfance



    […]



    la vie est un insecte qui meurt
    dans la toile d’une araignée
    morte



    […]



    un murmure
    donne couleur
    au vide



    […]



    en même temps
    à la source et à l’embouchure
    le fleuve



    […]



    au bout du gant rapiécé
    un fil
    me relie à ma mère




    Rabih el-Atat, humeurs vagabondes, édition bilingue, éditions érès, Collection PO&PSY princeps, 2019. Poèmes traduits de l’arabe par Antoine Jockey. Dessins d’Odile Fix.






    Rabih el-Atat




    _________________
    NOTE d’AP : cet ouvrage est disponible en librairie à partir du 14 mars 2019.





    RABIH-EL-ATAT





    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions érès)
    la fiche de l’éditeur sur humeurs vagabondes de Rabih el-Atat





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  • Cécile Wajsbrot, Mémorial

    par Angèle Paoli

    Cécile Wajsbrot, Mémorial [Zulma, 2005],
    éditions Le Bruit du temps, 2019, suivi d’un entretien de l’auteur
    avec Dominique Dussidour.



    Lecture d’Angèle Paoli




    UNE LEÇON BOULEVERSANTE




    « Passager clandestin de l’inhabité »*, le harfang des neiges traverse les grands ciels glacés de l’Arctique. L’oiseau majestueux conduit le lecteur de Mémorial (récit de Cécile Wajsbrot) dans une traversée de l’espace et du temps. Le voyage s’effectue selon deux trajectoires. Celle de l’oiseau des neiges. Celle d’une jeune femme partie à la rencontre de son passé. « Deux imaginaires », selon Dominique Dussidour, dans l’entretien qu’elle conduit avec l’écrivain. Un imaginaire oral, du côté des voix qui accompagnent et submergent la narratrice. Un imaginaire visuel avec le récit de l’oiseau. Le voyage de la narratrice s’accomplit depuis un point de départ, la gare d’une grande ville dont le nom n’est pas précisé, jusqu’à la ville de Kielce, en Pologne, d’où la jeune femme tire ses origines. Le récit d’un aller qui s’étire dans le train de nuit, après plusieurs heures d’attente sur des quais figés par le froid et l’inquiétude, et s’achève de l’autre côté de la frontière. À Kielce. Un « pèlerinage » dont la narratrice n’est pas certaine qu’il répondra à l’énigme de ses propres attentes.

    Chaque épisode majeur du récit est introduit par la traversée — en italiques — du harfang des neiges, silence mémoriel, trajectoire qui établit un lien entre la voyageuse, fille de migrants réfugiés en France, et le strigidé au plumage d’un blanc éblouissant qui se déplace dans l’espace, donnant au récit toute sa profondeur métaphorique et son mystère. Comment résister au vol énigmatique du harfang ? Sans cesse happé par la beauté mystérieuse de l’oiseau mais aussi par son essence ténébreuse, le lecteur tourne dans le récit, revient sur les traces du harfang, puis sur celles de la narratrice ; cherche le fil conducteur ; lit et relit les pages consacrées par Cécile Wajsbrot à cet oiseau inquiet, poussé dans son vol à une quête constante. L’infatigable migrateur n’en finit pas de franchir les frontières. Partir et revenir. « Dans ses voyages, va-t-il toujours au même endroit et revient-il au même, garde-t-il en mémoire les lieux pour retourner chez lui », s’interroge l’écrivain. Et le lecteur de s’interroger à son tour sur le lien étroit qui semble unir Cécile Wajsbrot à l’oiseau de son choix — symbole de l’errance. Et sans doute aussi d’une forme de liberté. La liberté ? « Un bien grand mot » ! Une illusion ; un leurre. Pourtant, à considérer le royaume du harfang, il semble que la liberté fasse partie intrinsèque de son univers. Un univers a-temporel, fait de silence. Son royaume ? Un idéal, peut-être, pour Cécile Wajsbrot. Et l’expression d’une nostalgie. [U]n lieu sans avenir ni passé où n’existe nulle trace, nul vestige d’aucune civilisation, une terre immaculée d’où rien n’est jamais parti […] Il est dans ce qu’il fait, dans son vol, pas l’ombre d’une arrière-pensée ou d’un retrait – son vol exprime l’instant, la concentration de l’élan.

    Le harfang ne fuit rien car rien ne vient à lui, il est l’essence et la présence – il est totalité. »

    La voyageuse, quant à elle, s’interroge. Et interroge les voix intérieures qui la pressent et se pressent autour d’elle, assaillant sans relâche son esprit. La première de toutes, celle d’où découlent toutes les autres, s’enquiert du pourquoi de cette entreprise. Quelles obscures raisons ont soudain poussé la jeune femme à se lancer sur le chemin de ses origines ? Elle qui prétendait pouvoir construire sa vie sans se préoccuper de l’histoire familiale. Sans se retourner sur les pas des siens, sans s’encombrer du poids de leur silence, de leurs rêves détruits, de leur fuite et de leur errance ! Sans se charger du poids de leurs désirs dans lesquels elle ne se reconnaît pas. La voilà pourtant qui passe le pont et va au-devant des fantômes qui viennent à sa rencontre et la poursuivent de leurs reproches muets, de leur incompréhension, et de leur attente.

    « — Qu’aurions-nous fait, dans cette ville ?

    — Tu vois ces horizons étroits, bouchés par les montagnes.

    — Les collines.

    — L’hostilité, surtout.

    — Ces gens que tu regardes.

    — Avec presque tendresse.

    — Ce sont eux qui nous ont chassés. Ou leurs parents, leurs grands-parents.

    — Leur famille.

    — Qu’aurions-nous fait, ici ?

    — Qu’avez-vous fait de tellement extraordinaire, là-bas, avais-je envie de leur dire.

    — Nous avons survécu.

    — Ce n’est déjà pas mal.

    — Ici, nous aurions été emportés.

    — Par la haine.

    — Ou l’horreur.

    — D’un côté ou de l’autre.

    — Nous avons survécu. »

    Mais voilà que la décision prise lui pèse, qui l’oblige à se confronter à ses démons, l’oblige à affronter ses propres contradictions. Car se mettre en voyage, c’est décider d’assumer sa part d’une histoire qui ne la concerne pas, pas vraiment, pas totalement. C’est aussi s’interroger sur le pays qui l’a vu naître et grandir ; qui l’a épaulée dans ses études et qui reconnaît son travail ; qui est le sien, tout en n’étant pas totalement le sien ; et découvrir l’autre pays, celui de ses parents, qui n’est plus tout à fait le sien non plus, puisqu’elle n’y est pas née et qu’elle n’en comprend pas la langue. C’est s’atteler à la lancinante question de l’identité. Qui suis-je ? D’où suis-je ? Pourquoi cette histoire devrait-elle être la mienne ? Qu’en faire ? Pourtant la démarche entreprise s’avère nécessaire, et il faut la mener jusqu’au bout. C’est là le prix à payer pour continuer à vivre et pour s’autoriser à vivre enfin autre chose, pleinement :

    « Et j’attendais ce train, qui m’amènerait, peut-être, au centre, au cœur du mystère que je tentais de percer, à ce qui me permettrait de résoudre l’énigme pour passer — enfin — à autre chose — à supposer que la vie ne soit pas la recherche d’une réponse à l’unique question. »

    Parmi les bribes de conversations saisies au vol surgit au cours du voyage une autre voix. Inattendue et douloureuse. Celle de cette jeune femme qui partage le compartiment de la narratrice et qui se rend à Oświęcim, sa ville natale. Oświęcim ? Le nom polonais d’Auschwitz. Comment peut-on vivre à Oświęcim ? Comment ne pas y vivre lorsque l’on est originaire de cette ville et que l’on a fait le choix d’y rester ? La passagère se confie, hésitante d’abord, puis plus assurée. Libérant par sa parole les mots tenus enfermés sous la chape de plomb de la mémoire. Ravivant par sa parole libérée la mémoire de la narratrice :

    « Le nom d’Oświęcim nous pétrifiait, transportant en d’autres temps, d’autres lieux, tous ceux de ma famille qui n’étaient pas venus en France et qui n’étaient pas morts avant la guerre avaient péri là-bas, je ne les connaissais pas, j’ignorais leurs noms et leurs visages mais ils me poursuivaient, cohorte silencieuse, et surgissaient parfois dans les rêves de la nuit. »

    Oświęcim ! Dans la nuit de leur échange, ce nom roule entre les deux voyageuses. « Il y avait l’expérience commune d’un nom accolé à une catastrophe, et la même question, comment échapper ou comment vivre avec — vivre après. »

    Les questions reviennent, obsédantes, tournent en boucle dans la tête. Et sur les pages de Mémorial. Que faire de ces traces indéchiffrables ? Que faire de ce passé, des souvenirs qui obstruent la vue et barrent le présent ? Que faire de ces voix qui tentent de happer la jeune femme pour l’amener à rejoindre leur monde ? Lesquelles, parmi elles, appartiennent-elles aux vivants ou aux morts ? Les leurs ? La sienne ? Mais « déjà les vivants sont destinés à devenir des morts, dans l’entre-deux où ils se trouvent, ils n’essaient pas de revenir, désormais, une impulsion les pousse à continuer, à aborder de l’autre côté. » Que faire de ce chaos qui aspire dans les méandres de l’absurde ?

    Pour la narratrice, la réponse est peut-être à Kielce, au bord de la Silnica. Aux abords de la maison qu’occupaient autrefois les siens. C’est là, malgré le calme apparent des eaux, que s’affolent les pensées, que s’agitent les ombres. Une voix prend la parole, celle de l’oncle disparu. Elle évoque les tragédies qui ont eu la Silnica pour théâtre ; et guide la voyageuse vers le mémorial juif. C’est là que veille la chouette — cet autre strigidé —, « divinité de la mort », « gardienne des cimetières, pétrifiée sur les stèles dressées, gravée dans la pierre des mémoriaux – gardant le seuil du temps. » L’errance de la narratrice la conduit jusque devant les stèles dont les signes hébraïques lui sont une énigme. Les siens sont peut-être là, dans ce cimetière délaissé, protégé par une grille. Elle n’en saura rien.

    Le dialogue avec les voix — ses voix — se poursuit, qui pousse la jeune femme à examiner tous les ressorts de l’Histoire, à envisager tous les possibles, à passer au crible toutes les pensées. Celles de sa famille et les siennes. Celle de l’oncle défunt, noyé dans les eaux sombres de la Sinilca. À l’histoire de Kielce — le pogrom subi dans l’après-guerre, la fuite hors du pays, les crimes et les massacres — se mêle l’histoire personnelle de ses proches. La maladie d’Alzheimer du père et de sa sœur. Errances de la pensée sans mémoire. Errance dans le passé et dans un présent devenu obscur, indéchiffrable. Errance de la narratrice dans les rues de Kielce, ballotée entre des choix impossibles. Ce que la jeune femme est venue chercher reste introuvable. Il n’y a rien. Ni à chercher ni à trouver. Que du silence. Que du vide.

    De retour chez elle, la narratrice se sent étrangère. Au monde qui l’entoure, à elle-même. Pourtant un sursaut la réveille de son absence. Qui la conduit auprès de ses parents. Pour un ultime dialogue dont on ne sait s’il est réel ou s’il est rêvé. Quelque chose se tisse entre les voix, qui tient de la reconnaissance réciproque. Un voile est levé, qui libère la mémoire. Il aura fallu toutes ces années et tout ce détour par la Pologne pour qu’enfin les voix se comprennent et s’acceptent. La narratrice va pouvoir trouver le repos du Léthé :

    « Je vais m’étendre à côté d’eux comme j’en rêvais parfois, et puis fermer les yeux, m’endormir. »

    Subrepticement, le harfang des neiges s’est éclipsé de ce récit magnifique, cédant la place à la chouette de la mort. Mais avant de disparaître, il a laissé derrière son vol silencieux une leçon de mémoire :

    « Tout possède une mémoire, les oiseaux, le corps et l’eau, chaque chose se souvient à sa manière et nul ne sait si la mémoire de l’un ressemble à la mémoire de l’autre. »

    Le harfang des neiges a inoculé dans l’esprit du lecteur la conviction que, de la laideur et de la cruauté, la beauté peut un jour renaître. C’est ce que révèle ce très grand texte. Une leçon bouleversante que ce Mémorial.


    ___________________
    * Une expression empruntée à Cécile Wajsbrot, in Totale éclipse, Christian Bourgois éditeur, 2014.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    MemorialCÉCILE WAJSBROT




    ■ Cécile Wajsbrot
    sur Terres de femmes


    Destruction (lecture d’AP)
    Nevermore (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Cécile Wajsbrot
    → sur le site des éditions Le Bruit du temps)
    la fiche de l’éditeur sur Mémorial





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  • Amir Or | Déjà là




    OR
    Image, G.AdC







    DÉJÀ LÀ



    Matin, le monde est déjà là ;
    arrivés ensemble nous sommes
    sur la ligne de départ,
    enfants d’un instant
    dont je suis le nom.







    FLORAISON



    Un Éros de floraison papillonne à ma fenêtre. Entre les bougainvilliers, il me dit : toi non plus tu n’échapperas pas au printemps des créatures. Et moi, noyé de nectar, je lui ouvre une fois de plus, à cette abeille industrieuse !






    MOMENT



    Qui peut décrire ce moment ?
    Moi assis là solitaire
    à regarder tout sans mots :
    le miel en suspens dans l’air, le vert partout.
    Seule l’unique mouche de la pensée
    survole cet Éden du matin.




    Amir Or, « Poèmes du matin » in Entre ici et là, édition bilingue, éditions érès, Collection PO&PSY princeps, 2019. Poèmes traduits de l’hébreu par Michel Eckhard Elial. Dessins de Sylvie Deparis.






    Amir Or  Entre ici et là



    _______________________
    NOTE d’AP : cet ouvrage est disponible en librairie à partir du 14 mars 2019.





    AMIR OR


    Amir Or
    Source




    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site des éditions érès)
    une notice bio-bibliographique sur Amir Or
    → (sur le site des éditions érès)
    la fiche de l’éditeur sur Entre ici et là d’Amir Or
    → (sur le site des éditions Levant)
    Amir Or lit son poème « Amour sorcier » au festival Voix Vives de Méditerranée en Méditerranée (Sète, juillet 2016)





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  • Marie-Hélène Prouteau, Le cœur est une place forte

    par Angèle Paoli

    Marie-Hélène Prouteau, Le cœur est une place forte,
    éditions La Part Commune, 2019.
    Préface de Dominique Sampiero.



    Lecture d’Angèle Paoli




    « LA FRATERNITÉ PLUS FORTE QUE LA MORT »




    C’est sur un cri du poète Paul Celan — « Le cœur est une place forte » — que s’appuie Marie-Hélène Prouteau pour construire son dernier ouvrage. Ce sont ces mots mêmes du poète roumain qu’elle a retenus pour titre de son récit tout à la fois poignant et passionnant : Le cœur est une place forte. Un livre-diptyque composé de deux albums : « Album I : Revenance » / « Album II, Sous les pierres, la mémoire ».

    Il faut attendre la seconde partie du livre pour saisir toute la portée et toute la profondeur de cette composition narrative et rendre ainsi aux absents des deux guerres — guerre de 1914-1918 / Seconde Guerre mondiale —, les uns décimés dans les tranchées, les autres enfouis sous les décombres des villes bombardées, leur place d’ombres parmi les vivants. Car, écrit la poète, auprès d’elles, « je prends leçon d’être ».

    Cette « leçon d’être » commence dès l’« Album I, Revenance », avec la réflexion menée par Marie-Hélène Prouteau autour du livret militaire ayant appartenu à son aïeul. Ce « vieux livret », égaré comme tant d’autres au plus fort de la bataille, a miraculeusement ressurgi bien des années plus tard, un jour de 1961. Il a été remis à l’épouse du soldat breton qui le tient aujourd’hui précieusement à l’abri dans une vitrine de sa salle à manger, parmi les « reliques » des deux guerres. Aux côtés du vieux livret, en effet, reposent les lettres de Paul, le fils « mort pour la France, à la Libération de Mulhouse, en 1944 ».

    Silencieux et aphone, le livret militaire de l’aïeul va jouer le rôle de sésame. Les pages jaunies vont-elles livrer un secret qu’elles semblent ne pas détenir ? Car de ce grand-père soldat, elles ne révèlent rien. Ni les états de service, ni les affectations. Pas même « la mention de la blessure que Guillaume a reçue en 1916. » « Le vieux livret est résolument vide. » Fascinée par le vide laissé par l’histoire de ces « pages jaunies », obsédée par l’énigme restée en suspens sous le silence — enfouissement et résurrection —, Marie-Hélène Prouteau remonte le temps et tente de faire parler le passé. Fouillant les archives, explorant et décryptant les documents qui se révèlent à elle au fur et à mesure qu’elle avance dans ses recherches, l’écrivain n’a de cesse que de rassembler les souvenirs épars qu’elle fait surgir autour de la figure inconnue du grand-père (mort à sa naissance en 1950). Et avec lui, celle de tous ces inconnus que la guerre a fauchés. Infatigable, elle se rend dans les Ardennes, puis dans la Somme. Visite les villages du front. Les cimetières. Prend des notes. Pourtant, elle se défend de faire œuvre d’historienne. « Je n’écris pas de livre savant sur les batailles. Je ne saurais pas », confie-t-elle. Ce n’est pas là son projet. Ce qu’elle cherche à faire c’est « emplir les pages vierges du vieux livret ». Avec, à côté d’elle, son « cahier d’écriture », pour y consigner ses mots à elle. « C’est une écriture de fouilles. Un rien chiffonnière sur les bords », confie-t-elle. Sa quête est « modeste ». Le vieux livret lui sert de guide et elle tient à lui rester fidèle. « C’est la vie élémentaire à l’arrière, par petits traits, qui nourrit ma quête. » Le livret s’anime, murmure et soupire. Peu à peu, des voix se font entendre. Revenance. Des voix qui se lèvent pour dire ce que le soldat Guillaume a désiré taire tout au long de sa vie. Et a tu, profondément enfoui en lui. C’est d’abord « la voix grand-maternelle » et ces simples mots : « Le mal que c’est la guerre ». C’est aussi elle qui confie à sa petite-fille l’histoire incroyable des « quatre-cent-trente livrets militaires perdus au cours des violents combats du 22 août » et retrouvés, intacts, dans le grenier du presbytère de Maissin, dans le Luxembourg belge. Il y a la voix de Sara Gérard, « l’enfantine marraine de guerre », qui se tient au chevet des blessés et des mourants. Qui soigne et accompagne, sans relâche. Puis la voix de Suzanne dont les propos sont transposés en italiques. Cette voix en appelle une autre : celle du poète anglais Wilfred Owen, une « voix forte, lucide et sombre », qui « dit l’insoutenable ». C’est la voix de Victor Enclin, le curé de Tellin, qui consigne dans son journal les faits de guerre et l’horrible spectacle des corps mutilés. C’est l’histoire de tous ceux qui sont passés outre les ordres des Allemands et « ont trouvé le courage de ramasser et de cacher les plaques des morts et les livrets militaires, les sauvant du sort des soldats inconnus… » ; c’est l’histoire du gamin « fossoyeur » à qui l’ordre a été donné d’« enterrer vivants des soldats ». C’est la voix d’Henri de Saint Nazaire qui prend le temps de creuser l’écorce d’un grand hêtre protecteur pour y inscrire son nom. Autant de voix qui parlent de l’horreur et qui permettent de combler le grand vide mutique de Guillaume.

    C’est ce travail patient de relecture du passé qui permet à Marie-Hélène Prouteau de restituer à son aïeul une part de vie et de réalité. Son cahier d’écriture témoigne de « l’invention d’un grand-père ». Une revenance, preuve de l’immense tendresse que la petite fille de Guillaume nourrit à l’égard de l’aïeul.

    Le premier album, en noir et blanc, à la manière de Robert Doisneau, mais néanmoins extrêmement dense et douloureux, exaltant, aussi, s’achève sur un étrange voyage. Celui du Calvaire de Tréhou qui quitte sa Bretagne éternelle en 1932 pour rejoindre le Luxembourg belge. « Un don magnifique » que la Bretagne fait à ses enfants morts loin de chez eux. Un très bel épisode que celui-ci, réconfortant aussi pour ce qu’il révèle d’humanité. La sensibilité de Marie-Hélène Prouteau atteint son paroxysme dans le lyrisme des dernières pages où se croisent poésie, beauté de la nature et musique. Le vieux livret a laissé s’échapper d’entre les pages une carte postale du calvaire du Tréhou. La poète ne peut s’empêcher de penser aussitôt au Stabat Mater de Pergolèse. « La douleur Pergolèse. » Seule susceptible de dire « la plainte de toutes les mères. »

    De l’Album I à l’Album II les choses changent, mais il se trame entre elles des liens étroits, d’étonnantes correspondances. Les retours de l’auteure sur son passé d’enfant et d’adolescente sont fréquents, qui permettent une plus grande proximité du lecteur avec elle. Des réminiscences affleurent, liées au nom de sa ville natale : Brest. Prévert/ Barbara/Montand. Éphémères images de bonheur et de lumière. Et toujours, à proximité, « le cahier où tu écris ». Et soudain l’irruption terrible de la vérité : « Brest dont il ne reste rien ». Avec cette vérité-là reviennent les ombres et ce sentiment douloureux de porter avec soi des « fragments d’histoires », héritage d’un passé qui n’est pas celui de l’auteure, fragments qui pourtant se fondent en elle et la fondent jusqu’à faire partie intégrante de son patrimoine personnel. Et cette phrase dont la formulation particulière rappelle celle qu’avait utilisée l’aïeule :

    « L’émotion que c’est ce nom de ville confondu avec l’image des décombres. »

    Les décombres ? C’est cela qui a été légué à l’auteure. Un pays natal fait de gravats et d’épaves. De ruines à raser. Un paysage de destruction et de reconstruction. Avec, omniprésentes, l’odeur âcre et persistante des gravats et le bourdonnement acharné des pelleteuses. Que s’est-il passé avant ? L’enfant l’ignore. Le silence persiste qui enveloppe les horreurs de la guerre. Des mots terribles circulent pourtant : ruines baraquements pertes bombes crimes de guerre. Qui se chargent d’autres images tout aussi lourdes à porter. Alep Sarajevo Cologne et même Ur. Ur dont la poète a découvert la tablette du Louvre, narrant la destruction de la ville, réduite en cendres. Un chemin de mémoire s’ouvre, pavé des mêmes images. Passé et présent se rejoignent qui relient l’âge adulte et l’enfance. La poète poursuit son entreprise avec méthode, explorant les lieux, fouillant les archives régionales, dépouillant les journaux. Avec toujours le même but. Faire sortir du silence. Ainsi découvre-t-elle, dans le cimetière du village familial la présence de deux tombes jumelles. Celle de son oncle Paul, « mort au combat » à la libération de Mulhouse ; celle d’un jeune aviateur anglais abattu en 1941. Fauchés tous deux en pleine jeunesse — 21 ans et 24 ans —, à trois ans d’intervalle. Reposant côte à côte. Deux gisants bercés par le même vent par la même rumeur océane. Par une même émotion qui étreint la pensée de Marie-Hélène Prouteau.

    Comme dans le précédent album, des voix surgissent. Elles disent l’attente, elles disent l’intense de l’émotion. Comme celle de cette jeune fille, qui, adolescente, a connu la tragédie de l’abri Sadi-Carnot, à Brest :

    « C’est la nuit du 9 septembre 1944. 373 victimes civiles françaises, environ 500 côté allemand périssent asphyxiées, brulées vives dans l’explosion de l’abri. Seules 30 personnes ont pu y échapper. » Un « brasier d’apocalypse » qui a traumatisé durablement la population. « Ce nom de Sadi-Carnot » revient sous la plume comme un leitmotiv dont il est impossible de se libérer. Ce récit de terreur rejoint tant d’autres qui l’ont précédé. Et la liste des villes détruites fait émerger la litanie des catastrophes. C’est l’antique Ur. « C’est Brest, Maissin, Hambourg, Beyrouth, Sarajevo et Alep ravagées. » Ainsi le lien est-il établi entre la Première Guerre mondiale et la Seconde. Entre l’ancien et le nouveau. Et c’est toujours un lien meurtrier.

    « Il existe une étrange circulation entre les choses », écrit Marie-Hélène Prouteau, qui de retour chez elle, s’empresse de glisser entre les pages du vieux livret la photo de la tablette mésopotamienne sur laquelle est inscrite la tragédie d’Ur. Un long poème anonyme qui scande le malheur du peuple de Sumer. Ainsi le vieux livret se transforme-t-il au gré des découvertes. Qui se change « en coffret des voix chuchotées ». La « revenance » est là, toujours présente à l’esprit de l’auteure. Laquelle enrichit sans cesse son travail d’archéologue de la douleur ; que celle-ci s’exprime par l’écriture, par la composition musicale, par la peinture ou par la poésie. La veine des correspondances court d’un bout à l’autre de l’album. Depuis les tablettes d’Ur et le chant sumérien qui les accompagne — création du compositeur tchèque Luboš Fišer ; la gouache du peintre Pierre Péron, Les Racines enfouies. Nous avions une ville, 1972 ; jusqu’aux vers allemands de Paul Celan « Verloren war unverloren ». « Perdu était Non-perdu ». Et la conclusion du poème : « Le cœur est une place forte ». Étrange poème et étrange coïncidence. Celan séjournant en 1961 non loin de Brest, à Trébabu, compose un poème intitulé « Après-midi avec cirque et citadelle » et c’est peut-être le nom de Brest qui fait lever en lui celui de Brest-Litovsk et qui amène sous sa plume le nom du poète russe Ossip Mandelstam :

    « À Brest, face aux cercles de flammes,

    sous la tente où bondissait le tigre,

    j’ai entendu, finitude, ton chant,

    et je t’ai vu, Mandelstam. »*

    Magie de la parole poétique qui arase les murs, fait tomber les frontières et fait se rencontrer ceux que l’Histoire a tenté d’anéantir. Sous les décombres et sous les crimes un même esprit veille, porteur de lumière et d’espoir. C’est là, dans les mots du poète, que Marie-Hélène Prouteau puise sa « leçon d’être ». Et une conviction profonde : « La fraternité plus forte que la mort ».


    ___________
    * Paul Celan, La Rose de personne, édition bilingue, éditions José Corti, 2002, page 99. Traduction de Martine Broda.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Marie-Hélène Prouteau  Le coeur est une place forte







    MARIE-HÉLÈNE PROUTEAU


    Marie-helene-prouteau
    Source




    ■ Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes


    L’Enfant des vagues (lecture d’AP)
    La Petite Plage (lecture d’AP)
    Voir Pont-Aven (extrait de Madeleine Bernard, La Songeuse de l’invisible)
    [Monde des limbes pris dans les houles] (extrait de La Vibration du monde)
    La Ville aux maisons qui penchent (lecture d’AP)
    Nostalgie blanche. Livre d’artiste avec Michel Remaud




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Marie-Hélène Prouteau




    ■ Chroniques et lectures (26) de Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes


    Chambre d’enfant gris tristesse
    La croisière immobile
    Anne Bihan, Ton ventre est l’océan
    Jean-Claude Caër, Alaska
    Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba
    Marie-Josée Christien, Affolement du sang
    Guénane, Atacama
    Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime
    Denis Heudré, sèmes semés
    Jacques Josse, Liscorno
    Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres
    Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…
    Jean-François Mathé, Prendre et perdre
    Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
    Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
    Daniel Morvan, L’Orgue du Sonnenberg
    Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
    Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie
    Dominique Sampiero, Chante-perce
    Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
    Ronny Someck, Le Piano ardent
    Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
    Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même





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  • John Taylor | [all your life long]




    Caroline 1
    Aquarelle de Caroline François-Rubino
    in John Taylor, Le Dernier Cerisier






    [ALL YOUR LIFE LONG]




    all your life long
    you have glimpsed

    but rarely

    what opens out
    behind the cherry tree

    so many etchings
    on the trunk

    the cherry tree has witnessed
    everything everyone

    whatever whoever
    you now remember

    leave behind those names
    stroll away from the playground
    the backyard
    that has become a field
    a less intimate garden

    a vast empty field
    a few cherries
    still dangle from the dark boughs

    those cherries were also yours

    farewell

    let the cherry tree fade
    let the earth fade

    over which you walked
    weighed down with names
    with secret gardens backyards
    you left behind
    and a cherry tree

    you were weighed down
    but the ladder under your arm
    was weightless








    [TOUTE TA VIE]




    toute ta vie
    tu as entrevu

    mais peu souvent

    ce qui s’ouvre
    derrière le cerisier

    tant de signes gravés
    sur son tronc

    le cerisier a été témoin
    de tout de tous

    de quoi de qui que ce soit
    tu t’en souviens maintenant

    laisse ces noms derrière toi
    éloigne-toi du terrain de jeu
    de la pelouse derrière la maison
    qui est devenue un champ
    un jardin moins intime

    un grand champ vide
    quelques cerises
    sont toujours suspendues aux branches sombres

    ces cerises étaient aussi les tiennes

    adieu

    laisse le cerisier s’effacer
    laisse la terre s’effacer

    sur laquelle tu as marché
    alourdi de noms
    de pelouses de jardins secrets
    que tu as laissés derrière toi
    et d’un cerisier

    tu as été alourdi
    mais l’échelle sous ton bras
    ne pesait rien




    John Taylor, Le Dernier Cerisier | The Last Cherry Tree, éditions Voix d’Encre, 2019, s.f. Traduction de Françoise Daviet-Taylor. Aquarelles de Caroline François-Rubino.





    John Taylor  Le Dernier cerisier






    JOHN TAYLOR


    Johntaylor
    Source




    ■ John Taylor
    sur Terres de femmes


    [Sometimes the island] (poème extrait de Portholes | Hublots)
    [Vallée cachée sous le glacier] (poème extrait de Boire à la source)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Voix d’encre)
    la page de l’éditeur sur Le Dernier Cerisier
    → (sur le blog De l’art helvétique contemporain)
    un article de Jean-Paul Gavard-Perret sur Le Dernier Cerisier
    → (sur Mediapart)
    Littérature : le sens de la gravité de John Taylor, par Stéphane Vallet
    le site personnel de Caroline François-Rubino
    le site personnel de John Taylor





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  • Laurent Faugeras | [Pérégriner]




    Torrent Guidu
    Ph., G.AdC





    [PÉRÉGRINER]




    Pérégriner me conduit toujours à la rive des rives.
    Je ne sais où prendre le torrent,
    ni quel cours de l’eau est davantage
    torrent que l’autre.
    Le hasard est là, près de la rive
    planté comme un pieu dans l’indécis.
    Entre l’eau vive et l’instant ce fut la foudre,
    ce n’est pas l’eau qui fait miroir,
    c’est le ciel qui la traverse.




    Laurent Faugeras, Les Joues mordues, éditions L’herbe qui tremble, 2019, page 44. Monotypes d’André-Pierre Arnal.






    Laurent Faugeras  Les Joues mordues





    LAURENT FAUGERAS




    « Pour le jeune poète Laurent Faugeras, le poème est écrit comme un fruit qui se mord les joues. […] Chaque poème est ici une topographie, une vigoureuse empoignade de pays et de mots, d’images, de rapports intimes, de chemins concordants. » (Claude Albarède, Avant-propos des Joues mordues)





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  • Michaël Glück, …commence une phrase

    par Angèle Paoli

    Michaël Glück, …commence une phrase,
    éditions LansKine, 2019.



    Lecture d’Angèle Paoli




    LE POÈTE HABILLE LE MONDE




    Au jour le jour, les mots du poème se posent sur la page. Avec la régularité d’un métronome qui scanderait discrètement le temps. La phrase commence avec le jour, au sortir du sommeil, qui s’étire en continu sur un mois puis s’interrompt durant une semaine, ellipse et pointillés. Et reprend. Tandis que le poète s’interroge sur la matière qui fait « du » poème. Ainsi des mots qui s’enroulent autour du leitmotiv « commence une phrase ».

    « une phrase commence

    au bord du temps

    commence le temps

    une phrase commence… ».

    …commence une phrase. Tel est le titre du dernier recueil de Michaël Glück, récemment paru aux éditions LansKine. C’est autour de ce titre-projet que s’élabore le poème.

    Au commencement du temps, le jour s’ouvre sur « un premier matin » de mars, entre silence, résidus de rêves, lumière qui filtre derrière les rideaux d’une chambre, pépiements d’oiseaux, présences insolites noyées dans les reflets d’un canal. Les poèmes sont brefs. L’absence de ponctuation laisse place au suspens. Regard et respir. Attente. Parfois une strophe – ou même quelques vers – sautent à pieds joints par-dessus les points de suspension, faisant place au silence. Le poète, lui, laisse aller sa rêverie là où le mènent ses pas, peut-être semblable au pêcheur qui cherche le reflet du monde au bout de sa ligne. Le monde alentour peu à peu se peuple de rumeurs et de signes – rumeur des chantiers ou bien celle des noms inscrits sur les tombes ; « bibliothèque des morts » soudain réveillée par le croassement des corbeaux. Tandis que la phrase commencée suit son cours. D’un jour à l’autre, elle poursuit sa chance d’habiller le poème. Ou le monde aussi bien :

    « ce sont dans le jardin

    des lignes d’écriture

    ce sont

    les premiers mots

    qui composent les lèvres

    ouvertes pour nommer le monde ».

    Les actes sont simples, et sobres les gestes qui accompagnent le poète du réveil au sommeil :

    « je lève le rideau

    soulève les paupières

    le jour dort encore

    au fond du canal ».

    Puis le temps s’organise, lieu et décor se précisent. D’autres personnes entrent en scène. Comme cet ami éditeur – Jacques Josse – avec qui le poète partage sa journée, parmi les livres et la poésie. Ou cette artiste et poète, Gwenaëlle Rébillard. Avec le surgissement des noms propres se cernent les lieux. Nous sommes en Bretagne, « le long de la Vilaine. » « Dans la chaleur de Beauséjour », nom de la villa qui abrite la Maison de la poésie de Rennes. Le poète y est en résidence. Au fur et à mesure que le temps s’écoule (chaque poème porte la date du jour et du mois où il a été écrit), les poèmes prennent du corps. La phrase commencée s’allonge et se complexifie. Elle se charge d’Histoire, de souvenirs aussi. Agnès Varda, Rimbaud, Apollinaire, Goethe… Car la mémoire est là, depuis le commencement. « Mémoire des draps », mémoire des pas. Mémoire du corps. Présence feutrée, qui joue son rôle de compagne et d’amie. De veilleuse aussi. Au rythme de la marche qui guide le poète dans ses pérégrinations, la mémoire ramène des vers, des segments de phrases, des chansons d’enfance aux allures d’octosyllabes. Toute cette matière vient s’ajouter à la phrase tout juste commencée. Elle l’emplit de matière nouvelle. Et l’embarque au passage vers d’autres rives. Ainsi des « allées du Thabor », inattendues, qui conduisent à l’évocation du roi Louis IX, premier roi à imposer aux Juifs les signes discriminatoires qui permettront de les distinguer du reste de la population :

    « dans les allées du Thabor

    les narcisses se sont levés

    pauvres rouelles de saint Louis

    tantôt tantôt seront fanées ».

    C’est dans l’écart que la phrase se glisse, agissante. Elle est maîtresse du jeu auquel se soumet le poète :

    « une phrase tourne les pages

    ou vacille vers une autre saison… ».

    C’est dans l’entre-deux que la phrase se manifeste. Semblable à la vague, elle fait irruption, déroule ses volutes, charrie ses débris. La métaphore marine prend de l’ampleur, qui gagne le poète dans un même roulis, l’envolute dans un même verbe :

    « je ne suis rien que ce pronom qui roule

    dans la voix qui me nomme ».

    Pris dans l’alternance de l’ondulation et du déferlement de la vague, le poète, semblable à une sorte de grand poisson, happe l’air et s’en nourrit :

    « et la bouche s’ouvre

    au café de l’aube

    comme une grande vague

    qui appelle au bout des terres

    un jour d’éclipse ».

    À la métaphore de la vague s’ajoute celle du rouet qui rythme les jours et tisse le poème. Dans le mouvement de la navette s’enroule la phrase prise dans l’incessante figure de son commencement.

    Il arrive que d’autres images du monde prennent le relais, les unes printanières, les autres arrimées à l’envol menaçant des corbeaux. Le pessimisme gagne. Les corbeaux du malheur veillent. La phrase est menacée de « gangrène » et la bouche de bâillon.

    Les gestes s’interrompent – « la vue est arrêtée » ; le monde est circonscrit dans un espace clos qui le contient tout entier – « derrière les rideaux » ; et l’on s’en contente :

    « le monde on n’ose

    regarder plus loin

    on sait qu’ici ça va

    un peu moins mal qu’ailleurs ».

    Mais le poème toujours recommence, qui ouvre sur un jour nouveau. Il suffit alors de lever les yeux sur ce qui vit et qui vibre de lumière :

    « le ciel se repeuple

    s’habille de glycine »

    Dans le jour qui commence, le poète habille le monde.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Michaël Glück  ...commence une phrase





    MICHAËL GLÜCK


    Gluck Portrait
    Source




    ■ Michaël Glück
    sur Terres de femmes


    Choral des Septantes, 6 (extrait de Ciel déchiré, après la pluie)
    [commence une phrase] (extrait de …Commence une phrase)
    « cette chose-là, ma mère… »
    L’Enceinte (lecture d’AP)
    Matières du temps (extrait de D’après nature)
    [le ciel emporte le reflet des îles](extrait d’Errances célestes)
    [nous sommes venus d’un ciel à l’envers] (extrait d’Un livre des morts)
    [où de vivants piliers] (extrait de Poser la voix dans les mains)
    Passion Canavesio | Passion-Judas (lecture d’AP)
    [Certains matins les mots] (extrait de Tenir debout dans le grand silence)
    [toujours avoir à se justifier devant la norme] (extrait de Tournant le dos à)
    Tournant le dos à (lecture d’AP)
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre (extraits)




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur YouTube)
    Michaël Glück – portrait d’un poète (Portrait réalisé par Sonia Viel. Propos recueillis par Thierry Renard. Production Espace Pandora. Festival Voix de la Méditerranée, de Lodève, juillet 2011)





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  • Ève de Laudec | Escroqueviller | Effacer | Quitter




    Escroqueviller


    Le jour où il arrêta d’écrire, il s’escroquevilla à l’intérieur de sa peau. Elle était si fine et si craquelée qu’on devinait en filigrane les boursouflures de sang caillé. Sans flux, tout s’éteignit.

    Et la nécrose du silence remplaça ce qui n’avait été qu’une vanité égotique.

    Il n’exista plus, ni feuille ni ondes, ni papier ciseaux caillou. Avait-il seulement existé ? Personne ne prêta attention à son inexistence.




    […]




    Effacer


    Je n’effacerai rien.

    Aucun des pas menés par-dessus les murailles, ni les ventres collés à la pierre qui suinte l’ombre des églises ni le bruit des ronds dans l’eau.

    Je n’effacerai pas le visage des ogres ni les talons chargés de la boue collante des grandes faims.

    Je garde au fond des mots meurtris l’accent aigu, l’essoufflement des possibles, la lumière indicible des trottoirs quand chavire l’automne et le vent.

    Et le vent, suspendu à ceux qui ne savent pas s’enfuir et cernent au bleu l’enfance.




    […]




    Quitter


    Elle me quitte. Elle me quitte si souvent que je n’y prends plus garde, alors je m’assoie sur le rebord de la fenêtre et je la regarde ou c’est elle qui s’assoit et me regarde. Je ne sais pas bien laquelle quitte l’autre.

    Cela ne fait pas mal, juste une séparation naturelle. Elle m’observe en silence, ne ressent rien, aucune émotion. Elle n’intervient pas, regarde sans entrer dans le scénario de ma vie. Quelque chose se déroule mais sans elle. Elle observe moi.

    Moi, c’est elle, dans l’autre ailleurs.



    Ève de Laudec, L’Ingratitude des oiseaux à becs, Jacques Flament Alternative éditoriale, Collection CALIN, 2019, pp. 25, 37, 61. Préface de Pierre Perrin.






    Laudec bec





    ÈVE DE LAUDEC


    Eve de Laudec Ph
    Source




    ■ Ève de Laudec
    sur Terres de femmes

    Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font… (lecture de Marie-Hélène Prouteau)
    [Pleine | Gorgée d’esquives] (poème extrait d’Ainsi font…)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    De tous ces mots



    ■ Voir aussi ▼

    l’emplume et l’écrié (le site personnel d’Ève de Laudec)
    → (sur le site de la revue Ce Qui Reste)
    une page sur Ève de Laudec
    → (sur le site des éditions Jacques Flament)
    la page de l’éditeur sur L’Ingratitude des oiseaux à becs





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  • Cécile Wajsbrot, Destruction

    par Angèle Paoli

    Cécile Wajsbrot, Destruction, roman,
    éditions Le Bruit du temps, 2019.



    Lecture d’Angèle Paoli




    Wajsbrot
    Image, G.AdC







    DANS LA HOULE NOIRE




    Que s’est-il donc passé qui s’est durablement installé sans que l’on y prenne garde ? Quelque chose s’est produit, qui a pris forme peu à peu, de manière insidieuse, reléguant le passé dans un lointain désormais indésirable, pour instaurer à sa place un présent monochrome, dominé par une méfiance généralisée allant soudain jusqu’à la peur. Quelque chose s’est produit à l’insu de chacun, entraînant une destruction progressive de ce qui faisait jusqu’alors la vie. Les livres, le théâtre, les concerts, les dîners et discussions entre amis, tout ce à quoi la narratrice était attachée, tout ce en quoi elle croyait, persuadée qu’elle était que cela durerait toujours, a disparu. Progressivement. Progressivement effacé par le travail de sape d’un pouvoir aveugle. Destructeur et jaloux de sa force.

    Ce qui est arrivé se nomme la dictature.

    Destruction. Tel est le titre du remarquable roman de Cécile Wajsbrot. En cinq sections d’une extrême tension, la romancière explore, sous une forme non conventionnelle, la façon dont s’est mis en place le changement drastique auquel la narratrice se trouve confrontée. Dont s’est fait le passage de la société traditionnelle à une société de type totalitaire. De la liberté à l’enfermement. De la clarté aux ténèbres. Anonyme et sans visage, la narratrice est une voix. Ce à quoi elle est désormais réduite, malgré elle. Cette voix est celle d’une grande lectrice et d’un écrivain. Lire/écrire. Deux passions indissociables pour ce que l’on nommait « littérature  ̶  ce monde où les choses écrites existent plus que celles du réel. Où les mots ne sont pas des enveloppes vides qu’on adresse au hasard. Où ils contiennent des idées, des pensées. » Écrire/lire. Deux passions également soumises à la loi obscure des temps.

    La narratrice vient d’être chargée par une autre voix – celle d’un homme – de rendre compte, uniquement par oral, de l’atmosphère qui règne autour d’elle et qui constitue désormais sa vie. La vie de tous. Pourquoi elle ? Pourquoi a-t-elle été choisie ? « Parce que vous connaissez les mots, parce que vous les pratiquez », lui répond son interlocuteur. Ce qui lui est demandé est une sorte de rendez-vous vocal, « un blog oral » hebdomadaire, « un journal de bord sonore » accompagné d’une série de contraintes – le secret notamment. « Par sécurité ». Et la nuit. Autre sécurité. Il ne s’agit nullement d’un « document autobiographique ». Les états d’âme n’intéressent pas les membres du groupe. Il s’agit plutôt d’un « documentaire, d’un récit ». Le commanditaire de ce travail est un opposant au régime en place. Qui travaille pour une organisation clandestine. Il œuvre, semble-t-il, à l’élaboration d’« une gigantesque toile d’araignée, invisible » … qui se tisse à l’insu du pouvoir et le prendra tôt ou tard dans ses rets, au moment où il ne s’y attendra pas. En attendant que survienne ce moment, il faut se résoudre à accepter le passage obligé de/par l’obscurité. Laquelle est symboliquement annoncée à chaque entrée dans une nouvelle section du roman par les références aux éclipses de soleil qui ont jalonné l’histoire, plongeant hommes et bêtes dans la peur : « Le soleil a perdu la lumière et d’épaisses ténèbres ont chassé le jour. » (Odyssée, Livre vingt) / « Sur la longue passerelle reliant le XXe au XXIe siècle, l’ombre était passée, avait recouvert le soleil, intemporelle. »

    Les éclipses ne font-elles pas partie d’une vie ? Ainsi de la poète Nelly Sachs qui « connut bien des éclipses, dans sa vie. Éclipse d’amour, d’argent, de renommée – éclipse d’inspiration, de paix.

    – Pourtant la poésie ne cessa de la guider », dit une voix. À quoi répond en écho une autre voix :

    – « Telle une étoile. »

    Ce qui est certain, c’est que ce qui s’est produit n’est pas arrivé d’un seul coup, en un seul jour. L’ère nouvelle qui s’est ouverte a été concoctée de longue date, en amont, tout au long des ans, de manière imperceptible. Et insidieuse. Sans doute parce que chacun poursuivait son chemin dans la légèreté, le divertissement, l’insouciance et l’incrédulité. Et aussi le déni. Sans doute aussi parce qu’il y avait, dans la griserie éprouvée par les groupes à refaire le monde à peu de frais, l’illusion rassurante qu’ils étaient des veilleurs. Et que cela suffisait pour garantir le maintien de la société dans l’état où elle se trouvait. Sans doute aussi parce qu’il est bien malaisé d’avoir une conscience claire de la déconstruction à l’œuvre avant que ne survienne la destruction. Puis, peut-être, la reconstruction. Or, il faut davantage de temps pour détruire que pour construire, dit la narratrice. Il n’est pas si confortable que cela de démonter ce qui s’est consolidé au fil de tant d’années et de tant d’efforts. Il n’est pas non plus aisé de choisir la bonne « bifurcation », tant sont innombrables les possibilités et tant leurs variantes sont trompeuses. Mais une fois les choses mises en place, il n’y a plus rien à faire, hors attendre.

    Il est néanmoins difficile de dire quand tout cela a réellement commencé. Comment le changement s’est-il produit ? Comment s’est faite la rupture entre l’avant et l’après ? Comment aurait-on pu savoir que la destruction était à l’œuvre alors qu’aucune ruine n’était le moindrement perceptible ? Pourquoi les gens se taisent-ils ? Pourquoi se terrent-ils chez eux dès que tombe le soir ? De quoi ont-ils peur au juste ? Autant de questions qui surgissent entre les lèvres de la narratrice, autant de questions qui ne cessent de la tarauder et auxquelles elle tente d’agréger des idées. « C’était étrange, ce sentiment de sentir quelque chose et de ne pas le sentir, de savoir et, en même temps, d’ignorer… », confie-t-elle à son interlocuteur. Tout en s’interrogeant sur le réel dont elle est censée rendre compte. En effet, tout en faisant le constat des changements survenus dans sa propre vie, la narratrice prend conscience que les structures de la pensée sont elles aussi touchées par l’effacement ou par la submersion :

    « Mais je ne sais plus s’il faut parler au passé ou au présent, si le monde dans lequel nous sommes aujourd’hui est le même que celui dans lequel j’ai vécu jusque-là ma vie. Je ne sais pas où nous en sommes. »

    Tout comme elle déplore l’appauvrissement de la langue et de la pensée ; tout comme elle déplore cette manie de la juxtaposition des événements ̶ sans cesse soumis à l’irruption spontanée, incontrôlable et irréfléchie, de commentaires contradictoires  ̶, la narratrice déplore l’abolition de la chronologie tout comme celle des idées :

    « En effaçant la mémoire collective, ils ont effacé la mémoire personnelle. Nos expériences, même les plus intimes, se rattachent aux événements du monde. Tout ce que je n’ai pas écrit n’existe plus, les idées passent, fugitives, sans revenir ̶ étendant leur ombre comme l’aile d’un oiseau. »

    Le dialogue nocturne avec la voix de l’inconnu se poursuit. L’inconnu oriente les questions, ouvre des pistes, propose d’intercaler d’autres voix, de manière à construire le propos, à obtenir une composition plus étoffée qui viendrait rejoindre le « matériau brut » de la narratrice. Sans cesse il relance son interlocutrice, sans cesse il l’encourage à poursuivre son récit : « et puis »/« et puis » ; ou bien « parlez ». D’autres fois, le dialogue prend les allures d’un match de ping-pong, dans une alternance brève et serrée de questions/réponses.

    « – Qu’espériez-vous ?

    – Je vivais au jour le jour.

    – Qu’attendiez-vous ?

    – Que les choses changent.

    – De quelle façon ?

    – Je ne sais pas … »

    Les préoccupations de l’interlocutrice sont multiples, qui tente de comprendre en quoi tous les livres qu’elle a lus pourraient être éclairants pour le présent ; en quoi la connaissance de l’histoire et des événements qui l’ont bousculée et meurtrie pourrait être d’un réel secours pour identifier les drames en préparation dans le présent ; en quoi le fait d’essayer de recoller les morceaux épars du passé pourrait l’aider, elle et d’autres, à vivre ce présent. Jamais elle n’aurait imaginé que quelque chose puisse se produire, qui remette en question l’équilibre d’un pacte collectif. Qui tenait bon, malgré tout, malgré les mouvements de protestation, et grâce à l’implication de chacun sur des questions bien déterminées. Tant de pétitions signées contre le racisme, contre la montée de la haine, contre la « prolifération nucléaire », contre les dégradations de tous ordres, niveau de vie, pollution, harcèlement au travail. Tout ce pour quoi chacun s’était impliqué, avait manifesté, tout cela en quoi chacun croyait, se révèle, en définitive, vain. Face aux difficultés qui se présentent, la tentation du repli guette. Désespoir et anéantissement. Mais il y a la voix de la nuit, son rendez-vous avec elle, le guide à qui elle transmet chaque semaine ses reportages – ses « chroniques sonores ». Et puis cette image rassurante du phare à laquelle elle se raccroche pour se convaincre qu’elle est bien sur la bonne voie. Celle de l’espoir :

    « J’imagine que nous sommes plusieurs et qu’à notre manière nous allumons un phare, et qu’à travers nous, un rayon de lumière balaie une partie de la nuit. »

    La nuit où tous sont plongés et qui maintient chacun dans la peur.

    Dans ce « nous » qui rassure la narratrice, il y a la voix de l’interlocuteur et derrière lui, tous ceux, invisibles, inconnus, qui sont rattachés à l’organisation dont il dépend et dont elle ne sait rien. Pourtant, de cet inconnu dont elle ignore le nom et à qui elle confie ses enquêtes hebdomadaires, elle attend des signes. Des signes qui la rattacheraient à d’autres et qui rompraient sa solitude. Qui lui restitueraient le désir confisqué de se sentir à nouveau « en phase ». Avec elle-même et avec les autres. En phase avec le monde.

    Au cours de ces entretiens vocaux, le passé reflue par vagues, qui fait remonter à la surface tous les indices qui auraient dû permettre d’identifier « la chose ».

    Ainsi des bribes de discours, des réflexions qui ne cessaient de revenir dans les bouches et dont la récurrence aurait dû éveiller la méfiance :

    « Il ne faut pas trop réfléchir, il faut être spontané, suivre une ligne claire, une seule, et jusqu’au bout éviter les détours, les voies secondaires » ; « Là où est le plus grand nombre, c’est là qu’il faut aller, là est la vérité » ; « les livres les plus lus sont les plus réussis. Le classement des ventes […] est le seul jugement esthétique qui vaille. Les chiffres sont la seule issue. »

    Ainsi s’exprimaient-ils. Ils ? Mais quel visage mettre derrière ce « ils » ? Et qui sait si la narratrice n’en a pas fait partie, elle aussi, sans s’en rendre compte ? Qui sait si elle n’est pas incluse dans le groupe de ceux qui travaillaient à la destruction de la société et du monde ? La voix de la culpabilité est là, qui fait son chemin insidieusement. Mais sa voix est-elle toujours vraiment la sienne ? Elle n’en est pas si sûre, tant le monde alentour est devenu instable. Tant il est devenu obscur et opaque.

    Derrière la voix nocturne de la narratrice affleurent bien d’autres voix. Celles dont elle a fait la collecte avant de les remettre à son interlocuteur inconnu. Démultiplication de voix anonymes qui rejoignent dans leur expression la voix principale. Aux voix viennent s’adjoindre des images. Images du passé, d’événements historiques ayant bouleversé le monde, souvenirs de lectures, de pièces de théâtres, de films qui ont marqué un temps, une époque, à laquelle chacun se sentait rattaché, se sentait partie prenante. De cette adéquation ancienne, que reste-t-il ? Le sentiment d’une illusion construite pour masquer la vérité qui était en train de se préparer avant que de tout engloutir. Pire encore : le sentiment d’un vide existentiel. Abyssal. Qui avait conduit à des dissonances ; à des débordements ; à des dysfonctionnements ; à une dystopie généralisée. Et en définitive à la submersion et à la destruction.

    Ainsi, à travers une polyphonie inquiétante de faits et de réflexions, Cécile Wajsbrot parvient-elle à transmettre au lecteur ses propres hantises. Rien de ce qu’elle décrit avec une précision étonnante et une lucidité extrême ne nous est véritablement étranger. Les voix qui se croisent et dialoguent sont à la fois celles de l’écrivain et les nôtres. Le monde que celles-ci font vivre est glaçant. Il est à nos portes. Il est sans doute déjà là. Comme est présent aussi le surgissement espéré de « la houle noire » à laquelle se mêle la narratrice et qui brise son enfermement :

    « Ils sont partis. Ils ont cédé devant la houle noire et silencieuse qui montait, chaque nuit, devant leur palais. Alors que nous étions rassemblés, ils ont quitté les lieux par une issue secrète et au matin, la vacance du pouvoir a été constatée. »

    Visionnaire, Cécile Wajsbrot ? Ce qu’elle donne à voir, à lire et à entendre, ce qui s’écrit derrière ces « chroniques sonores » d’une intensité que rien ne vient affaiblir, porté par une très belle écriture et par des images fortes, c’est le monde tel qu’il est devenu. Notre monde.

    La question qui se pose désormais à nous, lecteurs, mais pas seulement, est celle de l’épreuve. L’épreuve à affronter, la traverserons-nous avec l’écrivain, côte à côte, dans « la houle noire » qui soudain submerge tout sur son passage, pour qu’enfin puisse advenir la reconstruction tant attendue ?



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Destruction
    CÉCILE WAJSBROT






    ■ Cécile Wajsbrot
    sur Terres de femmes


    Mémorial (lecture d’AP)
    Nevermore (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Cécile Wajsbrot





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