Étiquette : 2019


  • Michaël Glück | [commence une phrase]




    Compagnie d’aviation
    compagnie d’aviation
    diront les experts
    Image, G.AdC








    [COMMENCE UNE PHRASE]





    commence une phrase
    commence le ciel
    vole et tombe un oiseau
    ou se fracasse contre une vitre

    diront il s’appelait Icare
    compagnie d’aviation
    diront les experts
    vous expliqueront

    Europe des
    compassions sélectives
    des émotions contrôlées
    page une

    commence une phrase
    qui commence
    que je


    26.03




    Michaël Glück, …Commence une phrase, éditions LansKine, 2019, page 30.






    Michaël Glück  ...commence une phrase




    MICHAËL GLÜCK


    Gluck Portrait
    Source




    ■ Michaël Glück
    sur Terres de femmes


    Choral des Septantes, 6 (extrait de Ciel déchiré, après la pluie)
    …Commence une phrase (lecture d’AP)
    « cette chose-là, ma mère… »
    L’Enceinte (lecture d’AP)
    [le ciel emporte le reflet des îles](extrait d’Errances célestes)
    Matières du temps (extrait de D’après nature)
    [nous sommes venus d’un ciel à l’envers] (extrait d’Un livre des morts)
    [où de vivants piliers] (extrait de Poser la voix dans les mains)
    Passion Canavesio | Passion-Judas (lecture d’AP)
    [Certains matins les mots] (extrait de Tenir debout dans le grand silence)
    [toujours avoir à se justifier devant la norme] (extrait de Tournant le dos à)
    Tournant le dos à (lecture d’AP)
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre (extraits)




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur YouTube)
    Michaël Glück – portrait d’un poète (Portrait réalisé par Sonia Viel. Propos recueillis par Thierry Renard. Production Espace Pandora. Festival Voix de la Méditerranée, de Lodève, juillet 2011)





    Retour au répertoire du numéro de février 2019
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Daniel Morvan, L’Orgue du Sonnenberg

    par Marie-Hélène Prouteau

    Daniel Morvan, L’Orgue du Sonnenberg, roman,
    éditions Diabase, Collection Littérature, 2019.



    Lecture de Marie-Hélène Prouteau




    Le nouveau roman de Daniel Morvan, placé sous le double signe de la musique et de la montagne, fait se lever en nous de multiples émotions. L’on y trouve la beauté des sommets suisses, le souvenir d’un collège jouxtant une abbaye d’une froideur toute habsbourgeoise. La puissance de fascination et d’illumination sonore qui tient à l’orgue.

    Mais au-delà, le livre nous fait entrer dans le monde intérieur de l’adolescence, dans la juvénilité de son énergie, de ses fantasmes où l’être tout en virtualités se cherche. C’est ce chatoiement d’un monde de visions, de rêves lestés de peurs et d’émois que nous offre Daniel Morvan.

    Dans l’intervalle de temps entre 1965 et le présent où écrit le protagoniste, Émilien Jargnoux, journaliste quelque peu désabusé, la vie s’est écoulée pour lui. Mais aussi pour la montagne du Sonnenberg puisqu’en ses profondeurs on construit cette année-là l’abri antiatomique le plus grand jamais construit — psychose de la Guerre froide oblige. Insertion de l’actualité réelle dans la fiction.

    Et voici qu’Émilien se remémore un événement de sa scolarité dans ce lugubre pensionnat Saint-Magloire. Exhumant son journal intime écrit à quinze ans qui va s’avérer être le roman que nous lisons. Ce qui a eu lieu au Sonnenberg résonne encore fortement en l’homme de la maturité.

    Alors que ne demeurent que peu de vestiges du collège détruit, quelques pavés disjoints, y aura-t-il, après coup, une révélation proustienne ? A-t-il rêvé les faits ? se demande le journaliste en lui. Au grand dam du lecteur qui apprend que rien ne s’est passé au Sonnenberg. Mais alors ? Il y a pourtant un monstre dans cette histoire. Le narrateur nous fait cette mystérieuse confidence : « Je n’ai pas libéré mon fauve intérieur ». Mais, depuis La Bête dans la jungle, nous savons qu’il n’est nul besoin de fantôme ou de loup-garou pour que l’étrange surgisse dans nos vies.

    Sur le mode légèrement ironique, le livre se joue de l’imaginaire emblématique de l’abbaye. Celui du Nom de la rose, celui aussi des burgs et du romantisme allemand. L’espace est distribué entre le lieu d’en haut et celui d’en bas, le haut étant bizarrement celui de la mort plus que de l’étude et de l’apprentissage. « Un aimable désordre qui est celui de la vie au-dessus de quoi trône l’abbaye qui est un peu la mort », dit le narrateur.

    Avec l’orgue de l’abbatiale qui s’active et se met à jouer tout seul, le lecteur est entraîné dans un autre monde. Le « règne des intersignes », haut lieu initiatique et fantastique. Portes dérobées et cachettes secrètes, tout le branle-bas de l’imagerie des romans gothiques. Le grand instrument à vent se met à mugir, à sonner et devient une « créature ». « Quel est le fou qui joue de cet orgue ? », se demande le narrateur. Voilà qui fait de l’orgue le déclencheur d’images et de signes lourds de questions. Est-ce le diable ? Est-il l’Esprit saint, le paraclet ? Les cloches d’une cité submergée, une lointaine Ys ? En exergue, la citation de Baudelaire met en jeu le pouvoir visionnaire « d’un être vaste, immense, compliqué, mais eurythmique, d’un animal plein de génie souffrant et soupirant tous les soupirs et toutes les ambitions humaines ».

    Nommé Ashley, du nom de son facteur, l’orgue est une figure centrale du livre. Il a toute une histoire. Sa découverte dans la ville de Lessing au nom inventé, emprunté au philosophe allemand auteur de L’Éducation du genre humain, fait un clin d’œil léger et dubitatif : « Peut-être la musique est-elle notre grande éducatrice ? », s’interroge le protagoniste.

    L’inquiétante étrangeté de ces sons musicaux tombés on ne sait d’où plane sur tous les personnages. Il y a les deux cents pensionnaires, blouses grises et crânes rasés pour les garçons. Parmi eux, Émilien, le narrateur timide et empêché par son bégaiement, fils d’un boucher qui a des visées de réussite sociale pour son fils et qui l’envoie dans cet « Oxford du Sonnenberg », selon les mots d’Ange, le bizarre compagnon de dortoir du narrateur. Du côté des filles, il y a Vivia une curieuse externe à la dégaine de funambule qui s’adonne à la pantomime derrière des bustes en plâtre. Sylvie, l’étrange novice aux yeux pers, en jupe de raphia rouge qui chante une chanson grivoise. Sans oublier Eugénie, la tante de Vivia qui habite une belle demeure avec salon de musique. Le préfet de discipline, personnage inquiétant et fouineur, surnommé Crocodile. Et Tudal, le charretier, sorti des Légendes de la mort, qui envisage l’enlèvement de la jeune novice. On se croirait dans une galerie de masques de James Ensor.

    Le livre de Daniel Morvan respecte la règle de l’unité de lieu mais il s’échappe sans cesse dans l’onirisme. Le « corridor des images » où dansent des adolescentes fantasques illustre un plaidoyer pour l’invention artistique, reprenant un thème déjà présent dans le précédent roman de l’auteur, Lucia Antonia funambule. Le protagoniste sous l’emprise de ses rêves et de ses visions fuit fréquemment la réalité. « Des histoires où le réel s’entortille de rêves », dit-il. Des histoires de petites filles mortes, de martyre romaine, de nonne séduite, cohabitent avec celles de facteur d’orgue gallois exilé en Thuringe au XVIIIe siècle, de peste noire, de souvenir de Wagner qui vécut dans la région. Le résultat est un foisonnement qui dérive en digressions et mises en abyme ludiques. Baroque comme un roman picaresque.

    La beauté de la neige, du village, avec ses petits métiers de campagne, son lac à barques de plaisance, ses maisons à grande porte cochère pour les calèches ne font pas oublier que le malaise est là. Les rites du collège-couvent renforcent l’impression d’un lieu clos où l’apprentissage des jeunes protagonistes ne semble guère suivre les usages scolaires classiques.

    Sur le phénomène qui est arrivé à l’orgue de Saint-Magloire, les vérifications rationnelles résistent. L’essentiel est ailleurs, dans la leçon tirée du face-à-face avec ce mystérieux initiateur que se révèle être l’orgue. Face-à-face marquant pour le narrateur. Au bout du compte, qu’apprend Émilien dans ce roman d’apprentissage tout à fait insolite ? La leçon vient non pas des livres (certes le narrateur lit Daphné du Maurier) mais bien de la vie et de ses rencontres, en l’occurrence celle de l’orgue :

    « Cet entremêlement d’orgue et de voix ne disait qu’une chose, l’opacité du monde et le désir de briser les liens, les solidarités mortifères, les enfers sournois, de ne reconnaître au monde d’autre autorité que la puissance d’Ashley, de ne désirer rien que l’ivresse de partance sous la voilure souveraine de la musique ».

    C’est une écriture truculente, jubilatoire qui brouille les langues et les époques – le bretonnant « karrikell » voisinant avec les mots latins savants ou avec les beaux noms des pièces de l’orgue. Les sixties avec la Carthage antique, la Guerre de Sept ans. Où le fantastique se teinte allègrement d’ironie, pour le grand plaisir du lecteur.



    Marie-Hélène Prouteau
    D.R. Texte Marie-Hélène Prouteau
    pour Terres de femmes







    Daniel Morvan  L'Orgue Sonnenberg





    DANIEL MORVAN


    DANIEL MORVAN





    ■ Daniel Morvan
    sur Terres de femmes

    Lucia Antonia, funambule (lecture de Marie-Hélène Prouteau)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Diabase)
    la fiche de l’éditeur sur L’Orgue du Sonnenberg



    ■ Autres chroniques et lectures (25) de Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes

    Chambre d’enfant gris tristesse
    La croisière immobile
    Anne Bihan, Ton ventre est l’océan
    Jean-Claude Caër, Alaska
    Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba
    Marie-Josée Christien, Affolement du sang
    Yves Elléouët, Dans un pays de lointaine mémoire
    Guénane, Atacama
    Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime
    Cécile Guivarch, mots et mémoire en double
    Denis Heudré, sèmes semés
    Jacques Josse, Liscorno
    Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres
    Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…
    Jean-François Mathé, Prendre et perdre
    Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie
    Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
    Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
    Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
    Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie
    Dominique Sampiero, Chante-perce
    Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
    Ronny Someck, Le Piano ardent
    Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
    Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même






    Retour au répertoire du numéro de février 2019
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Marie-Claire Bancquart | [Qu’avez-vous fait]




    Marie-Claire Bancquart Guidu
    Ph., G.AdC






    [QU’AVEZ-VOUS FAIT]





    Qu’avez-vous fait, sinon
    marcher sur terre énergumène.

    Chercher un lieu

    mais le voyage était sans fin.

    Chercher quelqu’un. Mais c’était
    à qui chercherait, sans prendre une autre main.

    Même l’extrémité des branches
    aurait été une patrie.

    Perdus, vous vous en alliez avec la galaxie
    mais vous serrez un mot qui vous est resté,
    entendu par hasard au seuil d’une porte
    comme reçoit une caresse un cheval solitaire.

    Un mot
    devenu
    soleil et lieu.




    Marie-Claire Bancquart, « Dépaysages », Terre énergumène, Le Castor Astral, 2009 ; éditions Gallimard, Collection Poésie/Gallimard, 2019, page 313. Préface d’Aude Préta-de Beaufort.






    Bancquart montage Terre énergumène





    MARIE-CLAIRE BANCQUART


    Marie-Claire Bancquart
    Image, G.AdC





    ■ Marie-Claire Bancquart
    sur Terres de femmes


    Intervalle (poème extrait d’Avec la mort, quartier d’orange entre les dents)
    Buis
    Liturgique (poème extrait de Dans le feuilletage de la terre)
    Ressac (autre poème extrait de Dans le feuilletage de la terre)
    [Ces gants anciens] (poème extrait de De l’improbable)
    [Habiter l’herbe et le trèfle] (poème extrait de Figures de la Terre)
    Figures de la Terre (lecture d’AP)
    Impostures (lecture d’AP)
    [Comment vivre dans une maison sans jardin] (poème extrait de Qui vient de loin)
    [Il y a du jeu] (poème extrait de Tracé du vivant)
    [Une ville aimée luit et crie] (autre poème extrait de Tracé du vivant)
    [Toi, l’herbe] (poème extrait de Violente vie)
    Violente vie (lecture d’AP)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    En Angleterre (poème inédit)
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    portrait de Marie-Claire Bancquart (+ un poème issu du recueil La Mort, quartier d’orange entre les dents)




    ■ Voir aussi ▼


    le site personnel de Marie-Claire Bancquart
    → (sur La Pierre et le Sel)
    Marie-Claire Bancquart, vers une incertitude sereine, par Roselyne Fritel





    Retour au répertoire du numéro de février 2019
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Carol Snow | Positions of the Body, VI




    Moore
    « massive en marbre noir : un corps
    de femme, couché, lové ; une éloquence
    d’os, de coquillage »

    Henry Moore (1898–1986), Reclining Figure, 1939
    Lead on oak base
    150 x 280 x 100 mm
    Tate Modern, London
    © The Henry Moore Foundation
    Source








    POSITIONS OF THE BODY, VI




    Wanting not only stillness of hills,
    but intercession—as by new grass

    on the hills—with the silence
    towering over the hills, Moore sculpts a massive

    figure in black marble: a woman’s
    body, reclining, curved; eloquent

    as bone, shell,
    stones worn beyond contradiction.


    *


    You stopped
    by the roadside, hills

    lying in middle distance, few houses. Only the green
    reaches of vineyard intervening

    seemed manageable ; that is, human—a matter
    of scale; the silence was huge, so that only

    the hills (which were huge,
    also) could rest.

    Cézanne, leaning to his canvas, would have mastered
    that view, you thought: the blues and greens
    and ochres of proximity and distance; that tenuous

    position in the dance, not of the drawing
    together of unlike, like bodies, but of the holding
    apart of the body and terrain; you were held

    so still, you thought that you might become those hills,
    or must have been borne by hills,

    or maybe your body
    had been a maquette for the hills.




    Carol Snow, “Positions of the Body”, VI, Artist and Model, New York: The Atlantic Monthly Press, 1989 National Poetry Series, selected by Robert Hass, New York, 1990, pp. 10-11.






    Carol Snow  Artist & Model 0







    POSITIONS DU CORPS, VI




    Voulant non seulement l’immobilité des collines
    mais une médiation — comme un regain

    sur les collines — mur
    de silence au-dessus des collines, Moore sculpte une figure

    massive en marbre noir : un corps
    de femme, couché, lové ; une éloquence

    d’os, de coquillage,
    de pierres portées par-delà la contradiction.


    *


    Tu t’es arrêtée
    au bord de la route, étalement

    de collines à mi-distance, quelques maisons. Seules les vertes
    étendues du vignoble dans l’entre-deux

    semblaient accessibles, c’est-à-dire humaines — question
    d’échelle ; silence imposant, tel que seules
    les collines (également
    imposantes) pouvaient reposer.

    Cézanne, penché sur sa toile, aurait maîtrisé
    cette vue, pensas-tu : les bleus et les verts
    et les ocres du proche et du lointain, cette posture

    précaire de la danse, non la réunion
    des corps dissemblables, des semblables, mais le maintien
    séparé du corps et du sol ; tu étais tellement

    saisie, tu pensais que tu pourrais devenir ces collines,
    ou bien être née de ces collines

    ou bien ton corps
    avait été une maquette pour ces collines.




    Carol Snow, « Positions du corps », VI, Artiste et Modèle, édition non bilingue, Éditions Unes, 2019, pp. 16-17. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Maïtreyi et Nicolas Pesquès.






    Carol Snow






    CAROL SNOW


    Carol Snow portrait
    Source




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Poets.org)
    une notice bio-bibliographique (en anglais) sur Carol Snow





    Retour au répertoire du numéro de janvier 2019
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Béatrice Leca | [Le lac est une île gardée par les arbres]





    [LE LAC EST UNE ÎLE GARDÉE PAR LES ARBRES]




    Le lac est une île gardée par les arbres, qui tantôt la masquent tantôt se courbant, ployant comme des cordes, en révèlent des zones et les paysages mystérieux. La terre est incertaine : un pas et le chemin se ferme. Les cieux et les eaux sont à peine séparés, des formes attendent dans l’argile, la vase, qu’un rayon de chaleur les touche. Certains rochers couverts de mousse crissent et chantent. Les taches minuscules des grenouilles jaillissent parfois — bleus marbrés, rouges striés d’ocres, les pattes écartées sur le vide. Il y a peut-être des montagnes au loin, irisées de neige et qui se mêlent au ciel : les bruits voyagent longtemps avant de se cogner contre la pierre. Cependant, comme un animal ou une statue, un silence solennel garde les alentours. Au-dessus du lac il n’y a rien : nul battement d’ailes, nul vol, nulle quête.

    Le paysage s’éloigne, puis se rapproche. Les joncs tournent autour de l’étrange animal puis s’immobilisent — jaunes, verts mats dans la légèreté du jour. Les roseaux autour de lui forment une forêt de fines lances. Là-bas des papillons pâles, peut-être une glycine. Des boutons serrés et secs parsèment le sol : aubépines, églantiers. Par endroits ont éclaté des fleurs jaunes, épaisses et neuves, une odeur de chair monte de leurs cœurs offerts et l’étrange animal voudrait lécher ces épines minuscules ou ces perles rouges que le sable n’a pas encore avalées. Son cœur tangue et cogne contre le vide : toujours les mêmes arbres les mêmes herbes l’entourent. Feuilles plus fines que le papier, et coupantes comme une lame. Baies dures, sculptées dans l’améthyste et la cornaline, épines souples, tiges amères. L’étrange animal court dans le paysage immobile. Le vent ne l’atteint plus, ni les ombres serrées des roseaux. Le lac disparaît. Un instant il s’étonne d’un goût revenu dans sa gorge, le sucre de certaines feuilles ou des fruits passés. Il ne croque ni les baies ni les tiges, car il se souvient que certains parfums, certains sucs enchantent l’esprit et l’égarent.

    Insectes, marais. Dunes hérissées de branches creuses, empreintes aussitôt recouvertes chemins effacés, légers éboulements où les grains coulent comme si des serpents serraient au-dessous leurs anneaux. Des trésors ensevelis glissent vers le centre de la terre : anneaux noircis et couronnes d’argent, couteaux d’os, tambours, colliers, robes, cornes, dents, gants et rubans s’enfoncent, se perdent — le fil cède la trame se déchire, sur l’ivoire, le bois et le corail les fleurs et les noms gravés commencent de s’effacer. Qui creusera ce sable-là ? Les sommeils des rois est paisible, sur leur tombe leurs calmes yeux peints sont grands ouverts. Le pays est vaste nul mouvement n’y marque les heures. La course de l’étrange animal reste enfermée dans son cercle vain. Derrière le voile mouvant des feuilles le lac allume des cristaux, qui scintillent et disparaissent. La nuit ne vient pas, ni le soir. C’est midi : l’étrange animal s’allonge et laisse le soleil entrer en lui. Quelque chose flambe presque aussitôt : toutes les couleurs sèchent et s’annulent dans cet œil énorme.



    Béatrice Leca, L’Étrange Animal*, Éditions Corti, Collection Domaine français, 2019, pp. 100-103.






    Beatrice Leca  L'Etrange Animal




    __________________________________
    * NOTE D’AP : ouvrage disponible en librairie le 17 janvier 2019.





    BÉATRICE LECA


    Beatrice Leca
    Source




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Corti)
    la fiche de l’éditeur sur L’Étrange Animal de Béatrice Leca
    → (sur le site de France Culture)
    L’étrange animal de Béatrice Leca





    Retour au répertoire du numéro de janvier 2019
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes