Étiquette : 2019


  • Adrienne Rich, Paroles d’un monde difficile, Poèmes 1988-2004

    par Angèle Paoli

    Adrienne Rich, Paroles d’un monde difficile,
    Poèmes 1988-2004,

    La rumeur libre éditions,
    Série mεtaphrasi | Domaine américain, 2019.
    Traduit de l’anglais (États-Unis)
    par Chantal Bizzini.



    Lecture d’Angèle Paoli


    Bizzini
    Sur la ligne Queens – Manhattan,
    photographie de Chantal Bizzini, 2007,
    première de couverture de Paroles d’un monde difficile








    LA POÉSIE, « UNE VIEILLE FORME SUBVERSIVE »




    Pour la première fois en France vient de paraître une anthologie consacrée à la poète américaine Adrienne Rich. Une poète majeure et l’une des grandes voix poétiques d’aujourd’hui, « guide spirituel d’une génération ».1

    Rassemblés sous le titre Paroles d’un monde difficile, les poèmes de cette anthologie couvrent une période qui s’étend de 1988 à 2004. Ils sont répartis en quatre sections : Un atlas du monde difficile (poèmes 1988-1991) | Sauvetage à minuit (poèmes 1995-1998) | Renarde (poèmes 1998-2000) | L’École parmi les ruines (poèmes 2000-2004).

    La traduction de ces poèmes – publiés aux éditions de La rumeur libre – a été assurée par Chantal Bizzini, qui offre en ouverture un avant-propos très éclairant intitulé « Du morcellement à l’unité, Paroles d’un monde difficile d’Adrienne Rich ».

    Adrienne Rich (1929-2012), militante féministe et pacifiste, s’est attachée tout au long de sa vie et de sa création à défendre et à revendiquer l’idée que « narrer la condition humaine est notre affaire à nous femmes, et même prioritairement »2. C’est dire si écrire est une nécessité vitale, un mode de « reconquête de soi et du monde ». C’est aussi une manière vigoureuse de proclamer que le travail du poète requiert une forme de courage. Car écrire, pour Adrienne Rich, c’est s’attacher à faire un état des lieux aussi précis et réaliste que possible du pays où elle vit. C’est s’attacher à relier le présent dont elle est le témoin avec le passé dont celui-ci découle. C’est convoquer tous les oubliés de l’histoire, les sans-nom et les sans-visage, les exploités et les expropriés, les Indiens anéantis, les noirs pourchassés et assassinés tout comme les blancs exploités et réduits à vivre dans des conditions misérables. Écrire, c’est restituer une cartographie première où ressurgit tout ce que l’histoire politique d’une nation s’est appliquée à effacer.

    Dans les treize poèmes qui composent Un atlas du monde difficile, la poète plante de l’Amérique un décor dévasté. Décor semi-urbain d’étendues immenses où se déploient nombre d’« empires agro-alimentaires » ou industriels. Mines de cuivre de charbon et de silicone. « Cimetières de carcasses ruinées », perdus au milieu d’immenses champs de sorgho ou de « girasols » qui uniformisent les vastes espaces :

    « Voici une carte de notre pays :

    voici la Mer de l’Indifférence, glacée de sel,

    C’est la rivière hantée, coulant des sourcils à l’aine,

    nous n’osons pas goûter son eau,

    C’est le désert, où des missiles sont plantés comme des bulbes,

    C’est le grenier à blé des fermes hypothéquées ».

    Décors dans lesquels sévissent la misère et la violence. Enfants livrés à eux-mêmes, errant sans but ou ne mangeant pas à leur faim. Journaliers en quête d’un travail. Femmes violentées et tuées. Naufragés de la vie. « En danger dans cette république désunie, / enfermés hors de vue et d’écoute, loin du cœur, remisés ».

    La cartographie que déploie Adrienne Rich est celle de l’Amérique des pauvres, de l’Amérique des déclassés, des meurtris, une Amérique faite de faillites et de résignation. Une Amérique des grands contrastes : « Voici la capitale de l’argent et de la douleur dans les tours ». Une cartographie qui semble en phase avec la lecture récente que la poète avait faite (vers 1980) de certains écrits de Karl Marx. Ainsi écrit-elle à propos de cette lecture dans un ouvrage intitulé Les Arts du possible (2001) :

    « Ce qui m’a incitée à poursuivre, c’est l’impression d’être en compagnie d’un grand cartographe de la condition humaine et, tout particulièrement, l’impression d’être en terrain connu : celui des rapports économiques motivés par le profit qui envahissent certains domaines de la pensée et du sentiment. La description que Marx fait du capitalisme de la première moitié du XIXe siècle et de la déshumanisation que celui-ci inflige au paysage social semblait plus juste que jamais à la fin du XIXe siècle.3 »

    La poète voyage, d’est en ouest, de la côte Atlantique à la côte Pacifique ; du Vermont à la Californie, et du Nord au Sud, de Willoughby au sud du Québec. « Il y a des routes à prendre », écrit Adrienne Rich, une injonction qu’elle emprunte à la poète militante Muriel Rukeyser (1913-1980). Sur l’atlas personnel que dessine Adrienne Rich au fur de ses déplacements, le passé fait souvent irruption au détour d’une route, à l’occasion d’un périple au travers d’une région. Les noms des villes livrent leur part d’histoire – « poèmes en cantonais inscrits sur le brouillard » et « poèmes sur un mur fatigué », avoisinant des « bordées d’injures ». Souvenirs de la guerre de Sécession et des massacres de tribus indiennes ou souvenirs de la guerre du Vietnam :

    « Saisis si tu peux, les grands moments de ton pays, commence

    à n’importe quelle feuille arrachée de l’éphéméride : Appomattox

    Wounded Knee, Los Alamos, Selma, le dernier pont aérien venant de Saïgon

    l’infirmière, naguère dans l’armée, faisant du stop depuis le centre de debriefing, une médaille

    de crachat sur l’épaule du vétéran

    – saisis si tu peux ce pays sans borne ».

    La lecture joue un rôle essentiel dans la réflexion de la poète. Celle en particulier de poètes comme Muriel Rukeyser. Dont les poèmes, « par leur audace et leur envergure », stimulent la réflexion de la poète de Baltimore. Adrienne Rich voit en son aînée « une de ces architectes-tailleurs de pierres » majeures, laquelle s’efforçait avec d’autres de travailler à l’élaboration d’un édifice qu’un atlas seul ne pouvait réaliser. Ainsi la figure mythique du titan « portant seul la voûte du ciel sur son dos » est-elle amplifiée dans la vision élargie qu’en donne la poète. Pour qui « le travail poétique, comme tout travail, s’accomplit en commun », et pour qui « écrire peut aider à bâtir une communauté »4.

    Plus éloignée d’elle dans le temps, Elizabeth Gaskell (1810-1865) dont Rich a lu La Vie de Charlotte Brontë, récit qui lui inspire cette remarque :

    « [J]’essayais de me représenter une telle vie, comment le génie se déployait dans les jours courts, les maigres moyens de cette maison. »

    Les objets eux-mêmes, si modestes et si ébréchés soient-ils, participent de ces résurgences, lesquelles se télescopent de manière singulière sur la narration présente. Ainsi des théières jumelles, « l’une au bec cassé, rouge et bleue », héritée de sa grand-mère Mary et l’autre, « faïence à fleurs des Midlands », cadeau d’« une Juive allemande, une réfugiée, qui se suicida… ».

    Et puis, côtoyant dans le poème les théières de récupération, cet autre objet qui lui vient de son père : « Dans un petit cadre, sous verre, l’ex-libris de mon père, qu’il grava en son ardente jeunesse », la devise que la poète fit sienne :

    « Without labor, no sweetness ». Sans peine, pas de douceur.

    De ce portrait de l’Amérique géographique — avec ses vastes compositions panoramiques, ses montagnes, ses forêts, ses lacs, ses canyons, ses déserts — mais également sociale et culturelle – avec ses plans rapprochés – surgissent des voix anonymes qui se suivent sans se rencontrer dans un collage polyphonique qui acquiert l’intensité d’un porte-voix. Des « on dit » se succèdent, comme captés sur le vif, chacun exprimant ce qui tient à cœur. Les poèmes se suivent, la plupart assez longs, marqués ou structurés par la reprise de termes identiques. « Je ne veux pas entendre comment » / « Je ne veux pas penser » / « Je ne veux pas savoir ». Poèmes amples, construits sur des itérations et des balancements antagonistes, comme c’est le cas pour le poème XI :

    « certains pour qui la guerre est nouvelle, d’autres pour qui elle prolonge seulement

    les vieux paroxysmes du temps

    certains marchant pour la paix qui depuis vingt ans n’ont pas marché pour

    la justice

    certains pour qui la paix est un mot d’homme blanc et un privilège d’homme blanc

    certains qui ont appris à manipuler et à prévoir les formes de

    l’impuissance et du pouvoir ».

    Mais la voix que l’on croise, c’est aussi la voix d’une poète qui s’adresse à nombre d’interlocuteurs inconnus. Employé de bureau, passant dans une librairie, homme ou femme sur le point de partir, passager du métro, téléspectateur devant son écran… jeune maman « un enfant qui pleure sur l’épaule, un livre dans la main… ». Ainsi du très beau poème XIII (Dédicaces), qui semble comme un écho des poèmes de Walt Whitman. Tout au long de son développement, ce poème reprend la formule introductive : « Je sais que tu lis ce poème. » Et se clôt sur ces vers :

    « Je sais que tu lis ces poèmes parce qu’il n’y a plus rien d’autre à lire

    là où tu as débarqué, dépouillée comme tu l’es. »

    Dans le même temps, des instantanés de la vie quotidienne se juxtaposent, saynètes brèves, comme saisies dans l’instant par une caméra ou par un micro-trottoir.

    Parfois une question primordiale interrompt, qui se glisse entre deux considérations : « Je suis quoi ? » Ou encore : « Où sommes-nous amarrés ? Quels sont les liens ? Qu’est ce qui nous incombe ? ». Interrogations que l’on retrouve à deux reprises dans Un atlas du monde difficile.

    Pour Adrienne Rich, le travail du poète est un travail partagé entre tous, astronome, historien, « architecte de rues nouvelles ». C’est aussi un travail d’écoute et de sensibilité, travail de résilience mis au service de chacun et de tous. De

    « la femme désespérée, de l’homme désespéré

    – travail de réparation jamais achevé, qui n’a toujours pas commencé ».

    Adrienne Rich poursuit sans relâche son parcours poétique en inscrivant le dialogue au cœur de son écriture. Incorporant (en caractères italiques) aux voix des gens qu’elle rencontre la voix de poètes et d’auteurs dont lui tiennent à cœur expressions ou pensées : Mandelstam, Marx, Engels, Che Guevara… Ou qu’elle rejette, comme cette assertion de Richard Nixon recueillie dans un enregistrement :

    …« les Arts, tu vois – c’est des Juifs, ils sont de gauche, bref, reste à l’écart… ».

    De 1995 à 1998, ce tissage continu des voix trouve sa place dans la section intitulée Une longue conversation, où alternent poèmes brefs — identifiables par leur mise en espace plus aérée et aérienne (alinéas, blancs typographiques… alternance de vers courts et longs) — et proses plus denses. Il arrive aussi que le texte conjugue toutes les formes à la fois, poèmes et proses, où viennent s’imbriquer des citations en italiques.

    « Plus tard, par la fenêtre un soir d’hiver qui descend très vite mes yeux sur la page saisissent alors ton visage tes seins, cette lumière

    …petits industriels, petits commerçants et rentiers, petit artisans et paysans, tout l’échelon inférieur des classes moyennes de jadis, tombent dans le prolétariat ».

    Mais, quelle que soit la mise en forme du texte, toujours revient la préoccupation première qui est de permettre à chacune des voix de trouver sa place parmi les autres. Sans hiérarchie aucune. Le questionnement, accompagné d’extraits de manifestes et de déclarations, devient ici plus largement politique.

    « Quelqu’un : — La technologie modifie les formes les plus courantes du contact humain – qui ne peut voir ça dans sa propre vie ?

    — Mais la technologie n’est qu’un moyen.

    — Quelqu’un, dis-je, fait fortune grâce à la guerre. Toi : — Je te l’ai déjà dit, c’est le moteur de l’économie de marché. Ce n’est pas l’information, mais la militarisation. Les arsenaux multiplient la richesse.

    Une autre femme : — Mais alors, le nationalisme patriarcal doit être la clé ? […] »

    Le dialogue se clôt sur une intervention ayant trait à la poésie :

    — « Je ne puis souffrir ce type de discours. La poésie m’importe encore. »

    Puis rebondit à la page suivante :

    « Toutes sortes de discours surgissent dans la poésie, que ça te plaise

    ou non, ou même si simplement

    comme nous     tu essayes

    d’avoir l’œil

    sur les armes dans la rue

    et sous la rue ».

    Écrit en 1998, le premier poème de Renarde, « Victoire », est dédié à l’amie Tory Dent, poète et critique d’art. L’ensemble des six textes est une composition autour de la maladie de l’amie, atteinte d’une belle tumeur. Consciente que la solitude peut se superposer à la souffrance, Adrienne Rich dialogue avec la malade. La poésie est là, « bien sûr », « terrible pont s’élevant au-dessus de l’air nu », mais elle ne peut remplacer la présence que peut apporter une amitié profonde. Aussi, poussée par une impérieuse nécessité, rejoint-elle la malade, « parce qu’il le fallait

    ainsi je l’ai fait –     Et ainsi

    je te trouve :      vivante et plus que cela ».

    Cette suite de poèmes surprend par sa forme. Moins narrative, plus éclatée, plus resserrée. Peut-être aussi plus proche de celle d’Emily Dickinson dont Adrienne Rich connaissait et aimait la poésie. Au cours de son dialogue avec l’amie, elle emprunte à Paul Celan cette expression, mise en relief à la fin d’un des poèmes : Meister aus Deutschland. Allusion au « maître de l’Allemagne », un vers qui revient à plusieurs reprises dans « Fugue de mort » (Todesfuge). Si la mort est omniprésente dans ce poème, la victoire l’est aussi. L’amie malade est assimilée à la Victoire de Samothrace. Mutilée, « amputée », « découpée dans le désastre », la Victoire domine pourtant, « qui s’avance / en haut des escaliers ». Sous la plume d’Adrienne Rich, elle est le symbole puissant de la capacité de résilience des femmes.

    Composés entre 2000 et 2004, les poèmes de la dernière section, L’École parmi les ruines – et dont ne sont présents ici que quelques poèmes choisis – ont été inspirés à la poète américaine par les récits de guerres récentes, tragédies terribles dont les enfants furent les premières victimes. Sarajevo, Bagdad, Bethléem, Kaboul, Beyrouth.

    La section s’ouvre sur un poème intitulé « Requiem pour un Centaure ». Humaine, et tendre, la figure du Centaure Chiron est assimilée au « maître ». La Créature est pourtant livrée à « l’arène », « piétinée » et mise à mort par un « champion. » Pour quelle raison ? La réponse est sans doute à trouver dans ces deux vers :

    « ton cou tendre et tes narines    maître    ventouse de nénuphar

    ce que tu étais    merveilleux    nous ne pouvions le supporter ».

    Peut-être faut-il aussi lire, dans l’humanité profonde de cet être hybride réputé pour sa grande sagesse, une image inversée de l’homme, renvoyé à son insoutenable animalité.

    Devant un pareil gâchis, au cœur d’une telle obscurité, le doute affleure, qui taraude. La poète s’interroge. Elle remonte la route parcourue tout au long de son parcours poétique. Et pose dans « Équinoxe » les questions qui la brûlent :

    « je croyais savoir

    que l’histoire n’était pas un roman

    Ainsi puis-je dire que ce n’était pas moi      fichée comme l’Innocence

    qui te trahis

    […]

    pensant que nous arriverions à construire un lieu

    où la poésie      vieille forme subversive

    pousse de Nulle part      ici ?

    où la peau pourrait reposer sur la peau

    un lieu « hors limites »

    Peux dire que je me suis trompée ? ».

    Dès lors, tout serait donc perdu ? Tout aurait-il été pensé, combattu, et écrit en vain ? Adrienne Rich ne se résigne pas. Ne peut se résigner. Cela n’a jamais été dans sa nature. Elle revient donc sur ses doutes et conclut par ces vers :

    « mais avant ceci :     longtemps avant ceci     ces autres yeux

    frontalement se sont exposés, ont parlé ».

    À l’issue de ma lecture se fait jour le sentiment durable que la poésie d’Adrienne Rich n’occupe pas en France la place qu’elle mériterait d’occuper. Même si l’on peut trouver ici et là quelques traductions dans des revues numériques ou papier. Mais persiste toutefois le sentiment d’un manque important, d’une incomplétude. Comment et pourquoi une voix aussi singulière que celle de la poète américaine est-elle aussi peu présente dans le panorama des grandes voix poétiques de ce siècle ? Pourquoi une véritable anthologie bilingue de cette œuvre ne trouve-t-elle pas sa place sur les rayonnages des librairies et des bibliothèques publiques ? L’anthologie proposée par Chantal Bizzini et soutenue par Andrea Iacovella pour les éditions de La rumeur libre est sans conteste un premier pas vers une publication plus étoffée et plus exhaustive. Un pas décisif pour pallier une surprenante carence. Et permettre à un plus grand nombre de lecteurs un accès plus aisé à une œuvre poétique en tous points remarquable.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Adrienne Rich  Paroles d'un monde difficile




    ________
    1. L’expression est empruntée à la poète Maria Luisa Vezzali in Cartografie del silenzio.
    2. Marilyn Hacker in « Une poésie mimétique de la pensée », Europe, revue littéraire mensuelle, avril 2012, page 238.
    3. Adrienne Rich, « Credo d’une fervente sceptique » in Europe, revue littéraire mensuelle, avril 2012, page 233.
    4. Chantal Bizzini, « Du morcellement à l’unité » in Adrienne Rich, Paroles d’un monde difficile, Poèmes 1988-2004, La rumeur libre éditions, 2019, page 20.






    ADRIENNE RICH


    Adrienne Rich
    Source




    ■ Adrienne Rich
    sur Terres de femmes


    From An Old House In America (traduction en français d’Olivier Apert)
    27 mars 2012 | Mort d’Adrienne Rich (+ un extrait d’Un atlas du monde difficile)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions La rumeur libre)
    une notice bio-bibliographique sur Adrienne Rich
    → (sur Poetry Foundation)
    une biographie d’Adrienne Rich
    → (sur Modern American Poetry)
    un ensemble d’articles sur Adrienne Rich
    → (sur En attendant Nadeau)
    Adrienne Rich, Audre Lorde, Irena Klepfisz, poétesses guerrières, par Jeanne Bacharach (22 avril 2020)






    Retour au répertoire du numéro d’avril 2020
    Retour à l’ index des auteurs
    Retour à l’ index des « Lectures d’@angelepaoli »

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Jean-Marie Barnaud | [Main accordée à l’autre main]


    [MAIN ACCORDÉE À L’AUTRE MAIN]



    Main accordée à l’autre main
    le regard ne sait rien
    des yeux d’en face
    ni leur couleur
    ni l’arrière-monde
    sauf la présence au bout des doigts
    qui se dérobe
    Main accordée à l’autre main
    l’autre chaleur
    réduit le monde à la caresse




    Jean-Marie Barnaud, Fragments d’un corps incertain, IV, 1, Cheyne éditeur, 2009 in Jean-Marie Barnaud, Sous l’imperturbable clarté, choix de poèmes 1983-2014, Gallimard, Collection Poésie/Gallimard, 2019, page 218. Préface d’Alain Freixe.





    Barnaud Fragments 2





    JEAN-MARIE BARNAUD


    Jean-Marie Barnaud
    Source




    ■ Jean-Marie Barnaud
    sur Terres de femmes


    Passage de l’étranger (poème extrait d’Allant pour aller)
    Le dit d’Olivier de Serres (poème extrait de Sous l’écorce des pierres)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Gallimard)
    la fiche de l’éditeur sur Sous l’imperturbable clarté
    → (sur Terre à ciel)
    un entretien avec Jean-Marie Barnaud
    → (sur P/oésie)
    Jean-Marie Barnaud : Les enjeux du poème (conférence prononcée en 1983 lors du Festival international de poésie de Taipei)






    Retour au répertoire du numéro d’avril 2020
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Gérard Berréby | [certains dimanches il pleut des insomnies]


    Entre le cool et le pas cher tu vois un peu le casting
    « entre le cool et le pas cher
    tu vois un peu le casting »
    Ph., G.AdC









    [CERTAINS DIMANCHES IL PLEUT DES INSOMNIES]



    certains dimanches il pleut des insomnies
    la vie à l’œuvre
    l’oubli l’errance
    perdu emprisonné terrorisé

    quand tu écoutes nos défaites
    et scrutes nos renoncements
    avec les poids sur les i

    tu joues si bien à cache-cache
    avec la vie
    avec les autres
    dans la rencontre fictive des corps

    entre le cool et le pas cher
    tu vois un peu le casting
    à tirer le peu d’artifice

    cet objet funeste de nos désirs
    aveuglément
    dans l’espace
    au pied de ce visage de fiel

    sans savoir où tu iras
    trempé dans l’isolement
    le silence devient froid




    Gérard Berréby, La Banlieue du monde, éditions Allia, 2019, page 37.





    Gérard Berréby  La Banlieue du monde 000




    GÉRARD BERRÉBY


    Gérard Berréby  portrait
    Source




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Allia)
    la fiche de l’éditeur sur La Banlieue du monde
    → (sur le site du Magazine Littéraire)
    un entretien avec Gérard Berréby






    Retour au répertoire du numéro d’avril 2020
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Julien Nouveau, d’ombres, d’eau et de sel

    par Sabine Dewulf

    Julien Nouveau, d’ombres, d’eau et de sel,
    éditions LansKine, Collection Cearnach, 2019.
    Encres de Caroline François-Rubino.



    Lecture de Sabine Dewulf


    L’éditrice des éditions LansKine, Catherine Tourné, propose à nos yeux et nos mains un splendide recueil paru en édition courante, qui s’apparente à un livre d’artiste : les cahiers, non cousus, en sont libres et le papier, de fort grammage et de belle facture ; en belle page (page de droite) de chacun des cahiers resplendit une peinture de Caroline François-Rubino, la page de gauche nous offrant les phrases enveloppantes du poème en prose de Julien Nouveau.







    Caroline Nouveau 7
    Caroline François-Rubino,
    d’ombres, d’eau et de sel, cahier 8, 2








    Ce texte nous raconte une histoire étrange, audacieuse et prenante :

    « De là où je vous écris, la palpitation de mon ventre est vaine, mon souffle, hors de propos ».

    C’est par ces mots que la narratrice nous invite à entrer dans son récit murmuré d’outre-tombe. Elle s’adresse d’abord à nous, lecteurs, tout en affirmant appartenir à une communauté située à l’écart des vivants :

    « Nous habitons des terres meubles prêtes à nourrir les graines qui viendraient s’y semer. Les vivants auront ici leur part ».


    Elle s’adresse ensuite à son « bien-aimé » :

    « Mais tu me tenais la main ».

    « À ma peau, ton corps se fond comme l’eau au fil que gagne ma peau, sans cesse glissant à ses flots, à ses airs ».


    Elle commence par nous décrire son propre territoire (ce substantif convient-il ?), puis glisse rapidement vers le bruissement de sa mémoire :

    « Je me souviens de tout ».


    Son propos, ensuite, oscille constamment entre les « limbes » d’où elle s’exprime, où « un instant vaut pour une éternité », où la parole se pose davantage et où certaines peintures réduisent leur format, et cette vie courante, passionnée qui fut la sienne, dans la chambre commune ou dans la ville :

    « J’ai sur le fond de l’âme le plancher de notre chambre ».


    Elle se rappelle sa propre mort aussi :

    « Longtemps, j’ai cru me trouver sous une neige ».

    Ce grand passage se creuse de strates différentes qui échappent à notre expérience de vivants :

    « Et je l’appris de cette aventure, tout au creux de mon sommeil il existe un sommeil encore plus profond ».


    Des personnages de sa vie passée surgissent, des enfants, par exemple, mais également, comme au sein d’une mémoire si ancienne qu’elle déborde les limites de son existence terrestre, « des souvenirs de villes qu[‘elle n’a] jamais vues ».


    De l’ensemble du livre monte un chant d’amour vibrant. Qui vibre pour l’autre tant aimé et pour cette vie écoulée, écourtée, si puissante pourtant qu’elle continue de hanter sa conscience. Parfois font irruption des fulgurances d’un autre temps, d’une tout autre manière d’appréhender l’univers :

    « je ne suis jamais née ».

    « avant que mon monde se fût achevé, il dut se former une dissension, tout au creux, au plus sensible de mes ciels ».

    La mort déjà rôdait dans cette vie mais, on le voit, elle n’est pas nommée, seulement désignée par ce mot : « dissension », accompagné d’autres qui résonnent avec lui : « trouble obscur », « aigreurs », « torsions »…


    Peu à peu s’affirme ou se forme une identification entre les limbes et l’être physique du bien-aimé :

    « jusqu’à ce que mon ciel se fondît à toi, jusqu’à ce que mon ciel se fît ton visage et tes bras, et tout le ciel du revers de tes yeux ».


    L’hommage aux pouvoirs du corps est ici saisissant :

    « Toucher, être touchée me semblent folie pure. Il n’est rien, sinon les corps, qui le puisse ».

    Toucher s’impose comme le mystère par excellence, le miracle absolu. C’est tout le prodige de la rencontre amoureuse qui tente de se dire. Qu’est-ce qu’un corps, finalement, sinon d’abord un mélange d’eau et de sel ? Que dire d’autre de cette indéfinissable matière dont nos êtres sont pétris ? Depuis l’absence, une telle rencontre revêt sa dimension inénarrable et inouïe :

    « toi de pierre, d’eau et d’un peu de sel, moi de vapeurs, de ciel et d’un peu de verre, nous étions faits de chuchotements inaccomplis ».

    Une dimension d’ineffable éternité : « Cet absolu que je cultive ».


    Comment retenir quoi que ce soit de ce monde lorsqu’on en a été exilé ? Que peut-il en subsister, d’autant que rien ne nous sera révélé de son secret, lorsque nous l’aurons quitté ?

    « Ici, il est dit que l’on ne peut jamais connaître ce qui nous porte au monde, et nous pousse à son travers ».


    Pourtant, la « voix » du bien-aimé demeure, qui témoigne d’un monde toujours foisonnant, avec ses « bêtes sauvages » qui vivent, meurent et affluent « par milliers ». Une nostalgie douce, longue, irrémédiable parcourt tout ce recueil comme un frémissement, disant à la fois la continuité et la rupture des mondes, l’impalpable souvenir et la force d’étreintes inoubliables, dans la douceur d’un regard venu des limbes, toujours veillant. La puissance ensorcelante des phrases de Julien Nouveau, son lent écoulement de mots rythmés par les virgules, nous entraînent parmi les fils subtils qui tissent notre monde, nous relient à ces « fibres » qui font l’étoffe de la matière universelle dont nous faisons entièrement partie, vivants ou défunts.


    De ce chant scandé par cette formule réitérée : « je me souviens de tout », à la fois infiniment sensible et empli de sa mélancolie, les peintures de Caroline François-Rubino se font l’écho fidèle, dans l’intimité d’une sensibilité partagée : oscillant entre un bleu-noir et diverses nuances de gris, auxquels se mêle la blancheur nue du papier, ces superbes aquarelles nous ouvrent une fenêtre sur le pays des limbes : s’y pressent des lignes, des nuées dans la lumière, de denses morceaux de nuit, un peu de ciel qui semble aussi de mer, de neige, parcouru de traînées incertaines. Par ces carrés où la peinture se fait abstraite, il entre néanmoins, comme par des fenêtres, de fines allusions au monde des formes, comme perçu de là-haut, chaînes lointaines de montagnes, crêtes marines ou forestières… Nous y déchiffrerons ce que bon nous paraît, sans cesse guidés par un regard d’outre-ciel. Nous y lirons ce vif mélange fait de nos perceptions, de nos regrets, de nos désirs rebondissants.


    Et nous nous souviendrons, lisant ces lignes tour à tour de peinture et de mots, si profondes et si touchantes, que nous aussi, trop souvent, nous nous absentons du monde, et qu’y revenir nous est permis à chaque instant : en réaffûtant notre sensibilité, notre soif de courir et de palper ce flux de matière à la fois mouvante et sauvage où nous embarquâmes le jour de notre naissance, pour une traversée dont la durée n’est pas déterminée, ni par les bornes de notre mort future, ni même par ce qui pourrait s’étendre au-delà des formes qui nous sont familières. Nous veillerons à demeurer présents au monde, afin de ne pas avoir à « douter d’avoir jamais existé » et de pouvoir affirmer :

    « Pourtant ma joie frissonne encore, je la veux pour m’établir ».



    Sabine Dewulf
    D.R. Texte Sabine Dewulf
    pour Terres de femmes







    Julien Nouveau  d'ombres  d'eau et de sel





    JULIEN NOUVEAU


    Julien Nouveau portrait 2





    ■ Julien Nouveau
    sur Terres de femmes

    [Chacun est fait de beaucoup d’eau et d’un peu de sel] (extrait de d’ombres, d’eau et de sel )




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions LansKine)
    la page de l’éditeur consacrée à d’ombres, d’eau et de sel, de Julien Nouveau




    ■ Sabine Dewulf
    sur Terres de femmes

    Et je suis sur la terre (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Véronique Daine, Amoureusement la gueule (lecture de Sabine Dewulf)
    Pierre Dhainaut, Pour voix et flûte (lecture de Sabine Dewulf)





    Retour au répertoire du numéro d’avril 2020
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Marie Botturi | Printemps



    Jacques Saraben  Printemps
    Jacques Saraben, Printemps
    Dessin à l’encre de Chine, 2018
    in Haïkus le long de la Loire, page 11.
    Source









    PRINTEMPS
    (extrait)




    Tôt, dès ce matin,
    le fleuve lance ses feux,
    lumière sans nom.



    La beauté du ciel
    déploie son immense gloire,
    bondit sur la Loire.



    Des couleurs nouvelles,
    avril s’habille et se dore,
    et ces chemins d’herbes !



    Le long de la Loire
    j’interromps ma course à pied,
    la mésange chante.



    Entre les tilleuls
    l’eau miroitante palpite,
    lumière d’extase.



    Tantôt sur le sable,
    tantôt dans l’eau, jouent les chiens,
    pleins instants de paix.




    Marie Botturi, « Printemps », Haïkus le long de la Loire, Éditions Alcyone, Collection Surya, 2019, pp. 16-17. Dessins de Jacques Saraben.





    Marie Botturi  Haïkus





    MARIE BOTTURI


    Marie Botturi
    Source




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Alcyone)
    la fiche de l’éditeur sur Haïkus le long de la Loire
    le site de Marie Botturi
    le site de Jacques Saraben






    Retour au répertoire du numéro d’ avril 2020
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • 27 mars 2012 | Mort d’Adrienne Rich

    Éphéméride culturelle à rebours

    « Poésie d’un jour



    Le 27 mars 2012 meurt à Santa Cruz (Californie) la poète américaine Adrienne Rich.




    Née à Baltimore, dans le Maryland, le 16 mai 1929, Adrienne Rich est la fille de la compositrice et pianiste Helen Elizabeth Rich et d’Arnold Rich, médecin légiste et professeur de médecine. Adrienne Rich est issue d’un mariage mixte : d’un père juif d’origine austro-hongroise et d’une mère élevée dans le culte protestant.

    Encouragée par son père dans sa vocation d’écrivain, Adrienne Rich publie son premier recueil, A Change of World, en 1951, l’année même de l’obtention de sa licence (Bachelor of Arts). En 1953, lors d’un voyage à Florence, la jeune poète découvre qu’elle souffre d’une polyarthrite rhumatoïde.

    La même année 1953, de retour aux États-Unis, Adrienne Rich épouse l’économiste Alfred H. Conrad, qui sera le père de ses trois enfants. Ensemble ils luttent contre l’injustice sociale, pour la défense des droits civiques et pour les droits des femmes. En 1966, le couple s’installe à New York. À l’Université de Columbia, où elle enseigne la poésie, Adrienne Rich va plus avant dans ses engagements. Le couple se sépare. En 1970, Alfred Conrad met fin à ses jours.

    En 1976 commence une nouvelle vie pour Adrienne Rich. Elle vit aux côtés de la romancière et éditrice Michelle Cliff, d’origine jamaïcaine. La même année, Adrienne Rich publie Twenty-One Love Poems. Ensemble les deux amantes dirigent un journal littéraire et artistique lesbien dans lequel publie Adrienne Rich. Dans ses articles, l’essayiste aborde ses thèmes de prédilection : le pacifisme, la maternité, le racisme, la violence exercée à l’encontre des femmes, le féminisme, l’homosexualité… La poète vit à Santa Cruz (Californie) avec sa compagne jusqu’à sa mort.

    « [L]a poésie [d’Adrienne Rich] conserve l’empreinte de son cheminement personnel et politique. Ses poèmes sont, à ses débuts, composés suivant une technique de montage cinématographique, puis sa voix s’affermit, soutenue par sa détermination à « agir d’emblée et ouvertement comme une femme ayant un corps de femme et une expérience de femme. » (Chantal Bizzini)

    « Adrienne Rich parle pour tous ceux qui n’ont pas la parole, par le témoignage ou par la fable ; elle rappelle ce qui a été oublié, réinvente la vie des femmes et des hommes là où leur trace a été effacée. » (Chantal Bizzini)






    HERE IS A MAP OF OUR COUNTRY



    Here is a map of our country :
    here is the Sea of Indifference, glazed with salt
    This is the haunted river flowing from brow to groin
    we dare not taste its water
    This is the desert where missiles are planted like corms
    This is the breadbasket of foreclosed farms
    This is the birthplace of the rockabilly boy
    This is the cemetery of the poor
    who died for democracy     This is a battlefield
    from a nineteenth-century war     the shrine is famous
    This is the sea-town of nymph and story     when the fishing fleets
    went bankrupt     here is where the jobs are     on the pier
    processing frozen fishsticks hourly wages and no shares
    These are other battlefields     Centralia     Detroit
    here are the forests primeval     the copper     the silver lodes
    These are the suburbs of acquiescence     silence rising fumelike

    from the streets
    This is the capital of money and dolor whose spires
    flare up through air inversions whose bridges are crumbling
    whose children are drifting blind alleys pent
    between coiled rolls of razor wire
    I promised to show you a map you say but this is a mural
    then yes it it be     these are small distinctions
    where do we see it from is the question




    Adrienne Rich, An Atlas of the Difficult World: Poems, 1988-1991, W.W. Norton, New York City (NY), 1991, page 6.





    Adrienne Rich  An Atlas of the Difficult World







    [VOICI UNE CARTE DE NOTRE PAYS]



    Voici une carte de notre pays :
    voici la Mer de l’Indifférence, glacée de sel,
    C’est la rivière hantée, coulant des sourcils à l’aine,
    nous n’osons pas goûter son eau,
    C’est le désert, où des missiles sont plantés comme des bulbes,
    C’est le grenier à blé des fermes hypothéquées,
    C’est le lieu de naissance du rockabilly boy,
    C’est le cimetière des pauvres
    qui sont morts pour la démocratie     C’est le champ de bataille
    d’une guerre du dix-neuvième siècle,     la chapelle en est célèbre,
    C’est la ville balnéaire du mythe et de l’histoire,     quand les flottes de pêcheurs
    ont fait faillite,     c’est ici qu’il y avait du travail,     sur le quai,
    on traitait des bâtonnets de poisson congelés, salaires journaliers, sans intéressement,
    Voici d’autres champs de bataille,     Centralia,     Detroit,
    là sont les forêts vierges,     le cuivre,     les gisements d’argent,
    Voici les banlieues de l’acquiescement,     le silence monte des rues,

    comme une fumée,
    Voici la capitale de l’argent et de la douleur dont les tours
    s’enflamment sous les courants inverses de l’air, dont les ponts s’effritent,
    dont les enfants flânent dans des voies sans issue, confinés
    entre les spirales de fils barbelés
    j’ai promis de te montrer une carte, dis-tu, mais c’est une fresque,
    eh bien oui,     il y a quelques petites nuances,
    savoir d’où l’on regarde, c’est la question.




    Adrienne Rich, Un atlas du monde difficile in Paroles d’un monde difficile, Poèmes 1988-2004, éditions La rumeur libre, Série mεtaphrasi | Domaine américain, 2019, page 32. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Chantal Bizzini.





    Adrienne Rich  Paroles d'un monde difficile






    ADRIENNE RICH


    Adrienne Rich
    Source




    ■ Adrienne Rich
    sur Terres de femmes


    Paroles d’un monde difficile, Poèmes 1988-2004 (lecture d’AP)
    From An Old House In America




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur le site des éditions La rumeur libre)
    une notice biographique sur Adrienne Rich
    → (sur Poetry Foundation)
    une biographie d’Adrienne Rich
    → (sur Modern American Poetry)
    un ensemble d’articles sur Adrienne Rich






    Retour au répertoire du numéro de mars 2020
    Retour à l’ index de l’éphéméride culturelle
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Jan Wagner | koalas


    KOALAS



    so viel schlaf in nur einem baum,
    so viele kugeln aus fell
    in all den astgabeln, eine boheme
    der trägheit, die sich in den wipfeln hält und hält

    und hält mit ein paar klettereisen
    als krallen, nie gerühmte erstbesteiger
    über den flötenden terrassen
    von regenwald, zerzauste stoiker,

    verlauste buddhas, zäher als das gift,
    das in den blättern wächst, mit ihren watte-
    ohren gegen lockungen gefeit
    in einem winkelchen von welt: kein water-

    loo für sie, kein gang nach canossa.
    betrachte, präge sie dir ein, bevor es
    zu spät ist – dieses sanfte knauser-
    gesicht, die miene eines radrennfahrers

    kurz vorm etappensieg, dem grund entrückt,
    und doch zum greifen nah ihr abgelebtes
    grau –, bevor ein jeder wieder gähnt, sich streckt,
    versinkt in einem traum aus eukalyptus.




    Jan Wagner, Regentonnenvariationen, Hanser Berlin | Carl Hanser Verlag, München, 2014.





    Jan Wagner  Regentonnenvariationen







    KOALAS



    un seul arbre et combien de somnolence,
    combien de boules de fourrure
    en ses ramures, une romance
    d’indolence qui tout là-haut se tient si sûre,

    tient bon, au bout de quelques griffes
    pour tout crampon, anonymes alpinistes,
    premiers en haut des toits où flûte et siffle
    la forêt tropicale : hirsutes stoïcistes,

    bouddhas à épouiller, plus forts que le poison
    qui dans les feuilles court, vois leurs oreilles d’ouate,
    remparts aux tentations, dans ce buisson
    perdu de l’univers : pour eux, nul wa-

    terloo, pas de voyage à canossa,
    regarde-les tant qu’il est temps, de peur
    d’oublier : retiens ces doux traits cadenassés,
    leur rictus de meilleur grimpeur

    vers la victoire d’étape, à l’aplomb de la terre,
    mais toujours à portée, leur poil gris décati –,
    avant que de nouveau chacun bâille, s’étire,
    pour retourner à son rêve d’eucalyptus.




    Jan Wagner, Les Variations de la citerne, Actes Sud, collection « Lettres allemandes » dirigée par Martina Wachendorf, 2019, pp. 26-27. Poèmes traduits de l’allemand et présentés par Julien Lapeyre de Cabanes et Alexandre Pateau.





    Jan Wagner  Les Variaations de la citerne





    JAN WAGNER


    Jan Wagner
    ©Alberto Novelli – Villa Massimo
    Source





    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Actes Sud)
    la fiche de l’éditeur sur Variations de la citerne (+ un autre extrait)






    Retour au répertoire du numéro de mars 2020
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Jeanne Bastide | [La petite fille du passé]



    Objar
    Paul-Émile Objar, in Rouge enfance
    (photo de première de couverture)







    [LA PETITE FILLE DU PASSÉ]



    La petite fille du passé court après l’ombre de la grand-mère qu’elle est devenue.
    Une ombre douce et grise. Qui essuie le rouge.
    De loin elle la voit floue, inconsistante, mal délimitée.
    C’est que l’aïeule n’a pas de contours très nets.
    Elle a laissé sa silhouette et s’est vêtue de ramées.
    L’épaisseur des ombres qui la couvrent lui donne cet aspect. Un feuillage ancien.


    Les choses sont là. Posées.
    Tout au long de l’air, des pensées suspendues.
    Un poudroiement suit la courbe de la colline.
    Les arbres ont des branches alanguies par le poids de la beauté.
    Le désormais a pris toute la place. Toute.
    Alors que l’espace s’est rétréci à un point de la pupille, l’herbe s’y étale. Se déploie à l’infini de ce point.
    C’est un tableau sans aucun repentir. A chaque élément sa place singulière.
    On voit la peau des feuilles qui étincelle de douceur et au loin le feu d’un phare comme une coronille au sommet de sa floraison.


    Cela a un sens. Tout est relié.
    La petite fille court après l’ombre de la grand-mère qu’elle est devenue.




    Jeanne Bastide, Rouge enfance, récit, éditions Domens, Pézenas, 2019, pp. 9-10. Photographies de Paul-Émile Objar.





    Jeanne Bastide  Rouge enfance






    JEANNE BASTIDE


    Jeanne Bastide
    Source





    ■ Jeanne Bastide
    sur Terres de femmes


    Rouge enfance (lecture d’AP)
    [comme si le temps] (poème extrait du Jour se déplie)
    Intimité de la lumière (extrait)
    La Fenêtre du vent (note de lecture d’AP, parue dans la revue Europe)
    La nuit déborde (lecture de Michel Diaz)
    La nuit déborde (lecture d’Alain Freixe)
    Lucarnes (lecture d’AP)
    Un déjeuner de soleil (lecture d’AP)
    Un déjeuner de soleil (extrait)
    Un silence ordinaire (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Domens)
    la page de l’éditeur sur Rouge enfance
    le site de Paul-Émile Objar






    Retour au répertoire du numéro de mars 2020
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Liliane Giraudon, Le Travail de la viande

    par Angèle Paoli

    Liliane Giraudon, Le Travail de la viande,
    P.O.L éditeur, 2019.



    Lecture d’Angèle Paoli


    « UN POÈME EST UN POÈME EST UN POÈME »





    Happée par la flagrante trivialité du titre — Le Travail de la viande —, j’ai d’abord imaginé une tripotée de bouchers de Rungis, tabliers blancs maculés de traînées de sang, s’activant à décharger des carcasses sanguinolentes. Me sont simultanément revenues en mémoire les célèbres toiles de Rembrandt et de Chaïm Soutine. Bœuf écorché, écartelé et souffrant, offert aux regards obscènes du spectateur. Je peux tout autant imaginer le travail au scalpel du chirurgien anatomiste taillant dans les chairs à vif d’un corps à nu. Mais pourquoi les images qui s’imposent aussi durablement à moi sont-elles celles des portraits torturés de Bacon ? Ces couleurs violacées et blanchâtres de visages aux chairs révulsées ? Je continue de m’interroger.

    Avec cet opus signé Liliane Giraudon, le lecteur pressent que Le Travail de la viande aura à voir avec le travail de la poète, de la poétesse. Travail sur la langue, travail de la langue, travail autour de la langue. La langue étant ce muscle de chair polyvalent, capable de malaxer les aliments enclos dans la cavité buccale, à même de tournoyer dans les baisers ardents, ou de s’activer pour formuler, parler et dire (Liliane Giraudon ne mâche pas ses mots !) ; à même aussi d’élaborer un système de signes propres à la communication, orale et écrite. Si le titre reste à première vue un brin énigmatique (Liliane Giraudon fournit en d’autres lieux des explications en lien avec sa vie présente), la quatrième de couverture, elle, est plus explicite. On y croise des noms en rapport avec la littérature : Meyerhold/Oreste/Reverdy/Bessette. On y croise des allusions au genre littéraire : « Traversées des genres ou extension » / « la fille aux mains coupées ». Quant à la « viande », elle est présente dans la métaphore choisie (sur cette même quatrième de couverture) pour illustrer la composition du livre :

    « on peut […] le parcourir comme un abattoir où sont débités des morceaux de textes. »

    Morceaux de choix qu’il est possible de lire dans l’ordre ou dans le désordre. La poète prend cependant grand soin de préciser que « Fonction-Meyerhold » occupe une place centrale au cœur de l’ouvrage. Et que ce texte « rayonne comme centre des opérations. » Trois textes précèdent celui-ci : « La fille aux mains coupées » / « Mouvement des accessoires » / « Oreste pesticide ». Trois autres le suivent : « Cadavre Reverdy » / « L’activité du poème n’est pas incessante » / « B7 : un attentat attentif. »

    Quant au titre lui-même de l’ouvrage, une seule occurrence figure dans l’ensemble de l’ouvrage. Dans « Fonction Meyerhold ». Accouplée à un autre syntagme nominal :

    « mécanisation du sexe

    travail de la viande ».

    Le travail qui est ici à l’œuvre est à la fois « le fruit d’un braconnage dans la vie de tout le monde » ; le fruit de lectures multiples qui resurgissent parfois au hasard de la vie :

    « Je tente d’avancer.

    Mais pas seule, non.

    Avec la somme de tous ceux et celles que j’ai lus, pillés puis oubliés. »

    Le fruit aussi de multiples rencontres, essentielles et vitales. Parmi ceux que la poète fréquente et avec qui elle travaille figurent des noms d’acteurs, de poètes et d’écrivains, d’éditeurs, de metteurs en scène, de photographes. Marc-Antoine Serra, Nicolas Maury et Robert Cantarella, Laurent Cauwet, Christian Tarting, Isabelle Garron et Yves di Manno, Frédérique Guétat Liviani et Michel Maury. Ainsi que Paul Otchakovsky-Laurens, bien sûr.

    De ce travail résulte un assemblage de textes cousus ensemble ; « des proses, des mélanges de montage en montage ». Des textes différents par le genre littéraire auquel ils appartiennent ou auquel le lecteur voudrait les apparenter ; par les thèmes ou sujets qu’ils abordent et par l’écriture qui les porte. Avec cependant des passerelles, des échos qui transitent, résonnent de l’un à l’autre et une voix unique qui les ajointe. Celle de la poète. Voix colère qui dénonce, voix rageuse qui secoue, voix qui vibre et qui proteste comme une mise en garde :

    « arrêtons de voir

    la littérature comme un enclos

    protecteur une

    réparation du vivre

    il faut cracher dans la soupe

    pour lui donner du goût

    dégobiller dégobiller

    leur faire renifler

    l’odeur de ce qu’ils sont

    ce que dégage

    cette infecte couverture appelée

    l’art au service du peuple

    quand le peuple

    est bien commode pour ceux qui s’en réclament… » (in « Fonction Meyerhold »)

    Et c’est cela sans doute qui justifie le côtoiement de ces textes et, au-delà, leur assemblage et leur mise en perspective. Ce qu’annonce d’emblée l’exergue emprunté au cinéaste Harun Farocki :

    « Les paveurs au travail lancent haut un pavé puis l’attrapent, chaque pierre est différente mais ils comprennent au vol où elle doit se poser. »

    Le Travail de la viande est travail de la langue. La langue mise en pièces, débitée en morceaux — conte, théâtre, lettre, poème, monologue —, rapiécée, rajustée recouturée. Fruit d’un travail permanent, attentif, exigeant. Un travail de création. Soit « un étrange exercice de dépossession » (in « Cadavre Reverdy »). Dont le propos à la fois dérangeant et décapant infuse et se répand, par-delà le vouloir de la poète, dans les veines et artères de ceux ou de celles qui se l’approprient. Parce que le poème ici est tout autre chose qu’

    « un simple petit

    ossement décoratif

    déposé là et sans usage ».

    Le livre s’ouvre sur un récit, reprise et adaptation par la poète d’un conte de Grimm. Comme bon nombre de contes merveilleux, La Fille aux mains coupées est un conte cruel. Le souvenir de ce conte, relié aux lectures de l’enfance, est aussi rattaché à un événement récent dont Liliane Giraudon a vécu la violence. Comme dans le conte de Grimm où la jeune fille vit le sacrifice castrateur qui lui est infligé comme une mise à l’épreuve (amputation des deux mains), la poète vit la mort de son éditeur Paul Otchakovsky-Laurens (Éditions P.O.L) comme une épreuve douloureuse qui la confronte à l’incapacité d’écrire. L’adaptation de ce conte pour une performance est l’occasion pour la poète de s’interroger sur la notion d’espace. Et de s’interroger sur elle-même, sur son devenir face à l’écriture :

    « Les chairs enveloppant le poignet occupent-elles un espace qui peut être tranché au couteau ? »

    Et la poète de conclure par cette suite d’interrogations inquiètes :

    « Ces mots jetés dans le vide puis repris longtemps après rejoindront-ils les larmes de la fille aux mains coupées ?

    Lui rendront-ils son sourire ? Sa force d’agir

    Où est la fille ?

    Dans quel espace de quel poème peut-elle aujourd’hui tracer des signes ? »

    « Mouvement des accessoires » (second texte) évolue comme un jeu de mikado dont les baguettes sont lancées au hasard. En cinq mouvements et cinq mises en espace, les baguettes composées de phrases identiques retombent les unes sur les autres dans un ordre aléatoire. Qui dit variation sur le même, dit aussi modifications infimes, à peine perceptibles et pourtant présentes.

    Avec « Oreste pesticide », Liliane Giraudon revisite le mythe des Atrides à travers le personnage d’Oreste. La poète délocalise le mythe dans la ville de Marseille, au sein d’une enquête policière contemporaine avec violences et bavure mortelle. La scène — avec didascalies — se déroule en quatre tableaux. Avec deux flics femmes et lesbiennes, « poupées gonflables au service du capital » ; employées à la « dé/ra/di/ca/li/sa/tion ou dé/ra/ti/sa/tion » ; un transgenre cultivé, infirme, cynocéphale et « nègre » pornographe, finalement assassiné par l’une des fliquettes. Le quatrième tableau reprend la matière précédente pour en faire une pièce de théâtre avec metteur en scène et acteurs. Le tout sur fond de sexisme, de racisme et de violence. Violence des temps soumis aux exigences des dieux (Daech) ; violence des femmes elles-mêmes dont le sujet « n’est pas frontalement abordé ». Violence des mots et des propos. Cette tragédie gore, avec personnages destroy adeptes de la dérision et filles « déviergées » en quête de cliniques pratiquant l’hyménoplastie, dialogues pris sur le vif et langage parlé et cru, tourne à la tragi-comédie et l’on rit bien souvent des trouvailles et des répliques que Liliane Giraudon introduit dans les situations et met dans la bouche des personnages. Le mélange des genres, des tons, des êtres, inversions et perversions, rend comique cette pseudo-tragédie. Elle est aussi pour la poète l’occasion de s’interroger sur le théâtre, sur son rôle et sur son devenir.

    Le « morceau » central de l’ouvrage, morceau de choix qui irrigue tous les autres et les irradie, s’intitule « Fonction Meyerhold ». Dénommé « poème » par Liliane Giraudon, le long échange qu’elle entretient avec Meyerhold – dramaturge et metteur en scène russe du siècle dernier — met l’accent sur nombre de préoccupations, rébellions et interrogations révélatrices d’un choix de vie et d’un choix d’écriture :

    « mon livre est engagé

    puisque c’est lui

    qui m’engage

    à vivre ce que j’écris ».

    L’une des fonctions de ce poème est donc de focaliser l’attention sur ce qui aujourd’hui comme hier contribue à menacer l’équilibre du monde.

    « plus ça change

    plus c’est la même chose

    le soleil n’en finit pas

    de se noyer dans son sang ».

    La mise en lumière de ce qui a été écrit, inventé et vécu par Vsevolod Meyerhold, condamné, torturé et exécuté sous Staline parce que tenu pour un ennemi du peuple russe, sert de point d’appui à la réflexion et au travail de la poète. La redécouverte dans sa bibliothèque de Théâtre années vingt, Tome IV de Meyerhold, pages annotées par elle en août 1992, renvoie Liliane Giraudon à une lecture ancienne, aux phrases de Meyerhold qu’elle avait soulignées. Cette année-là, 1992, c’est aussi l’année de la fondation de la revue If, aux côtés d’Henri Deluy, de Jean-Charles Depaule et de Jean-Jacques Viton. C’est aussi l’année de la publication d’un Marina Tsvétaïéva, en collaboration avec Henri Deluy. L’Union Soviétique est alors au cœur de ses centres d’intérêt. Un temps révolu. Cependant, grâce aux phrases soulignées dans ce Tome IV du Théâtre années vingt, la poète revisite le texte du dramaturge russe et l’environnement qui est le sien en même temps que celui de ses contemporains : Tchekhov, Essenine, Maïakovski, Mandelstam, Gogol, Khlebnikov, Chostakovitch, Prokofiev… Époque dure de combats et d’engagements pour défendre de nouvelles formes de langage théâtral et poétique ; époque de poursuites judiciaires et de menaces. De procès :

    « pouvez-vous croire que je sois un traitre à la patrie un contre-révolutionnaire que j’aie mis le trotskisme en pratique dans mon art consciemment pratiqué au théâtre un travail hostile destiné à saper les fondements de l’art soviétique ».

    La relecture de cet ouvrage et l’écriture qu’il contribue à faire naître — celle que nous sommes en train de lire — nourrissent le regard critique que la poète pose sur son siècle. Ainsi dénonce-t-elle, comme Meyerhold l’a fait en son temps, les barbaries et le sang, les tragédies ininterrompues, l’asservissement des peuples, les ententes du pouvoir pour généraliser le crime, l’alliance entre Poutine et Bachar el-Assad pour venir à bout de la Syrie, et les accords tacites qui sont autant de violences insoutenables et inquiétantes :

    « là-bas comme ailleurs

    ici bientôt peut-être

    les grandes puissances ont délivré

    au régime une licence pour tuer

    il y a peut-être un lien

    entre déni de crime

    et déni de révolution

    mais tu sais tout ça bien mieux que moi ».

    Il arrive pourtant que la voix se fasse plus intime. Que frôle le désarroi. Que l’émotion affleure. Ainsi de ces vers :

    « parfois j’écris n’importe quoi

    à défaut de ne plus pouvoir vivre

    n’importe où

    je me demande jusqu’où

    va aller la soumission

    des peuples pourquoi

    ce qui nous arrive nous arrive ».

    Et, quelques pages plus loin, ce questionnement bouleversant que Liliane Giraudon adresse à Meyerhold :

    « si toi tu te souviens

    de pourquoi il y a vingt-six ans

    j’ai souligné au crayon

    ce passage du livre retrouvé hier

    dis-le-moi éclaire-moi

    je ne suis pas encore morte

    mais il semble que ma vie s’efface

    ce que j’écrivais m’apparaît souvent

    comme écrit par une autre

    qui ne serait plus celle que je suis devenue ».

    Un poème dédié à Laurent Cauwet, fondateur des éditions Al Dante.

    « Cadavre Reverdy » — quel coup de poing que ce titre ! — est « une sorte de document-fiction » que Liliane Giraudon adresse à Pierre Reverdy. Afin de réaliser ce « document-fiction », Liliane Giraudon a pris soin de relire Reverdy. Une relecture qui s’accompagne de « prélèvements » de vers et de « formules » que la poète intègre dans sa propre réflexion et qui nourrit son écriture. Chemin faisant à travers l’œuvre du poète « pas très catholique de Solesmes », elle interroge Pierre Reverdy sur lui-même. Ses allures de « dandy voyou », ses accès de violence, ses écrits, ses amitiés. Ainsi croise-t-on au passage le destin tragique de Max Jacob — poète que l’on retrouve sous les traits du mage dans Le Voleur de Talan — et l’amante Coco Chanel, « agent nazi » à qui il dédicacera un exemplaire de Main-d’œuvre. Liliane Giraudon iconoclaste ? Oui, sans aucun doute. Car qui se souvient de la relation amoureuse du poète avec Coco Chanel ? Qui se souvient aussi du rôle joué par l’icône parisienne de la mode auprès de la Gestapo ?

    Sensible à la voix de Reverdy et au souffle qui la porte, Liliane Giraudon s’arrête sur les blancs qui ponctuent ses poèmes, fascinée à la fois par « cette coagulation visuelle des mots distribués » et par la « soufflerie corporelle » qui l’orchestre.

    Le cheminement progressif de la réflexion de Liliane Giraudon sur le « poète considérable » est marqué par une succession de paragraphes — et donc de blancs d’interlignages —, chacun d’eux abordant une question nouvelle qui retient l’intérêt de la poète :

    « Monsieur Reverdy, qui est ce cadavre ?

    Un portait décomposé-recomposé par vous ? »

    Ou encore :

    « Je reviens aux portraits comme à ce que nous appellerons les accessoires… »

    Et plus loin :

    « Je pense souvent à cette première enfance. La vôtre… ».

    L’importance que Liliane Giraudon accorde à Reverdy est elle aussi « considérable ». C’est d’ailleurs à Reverdy qu’elle doit le titre de l’un de ses premiers livres — Je marche ou je m’endors (1982). Le roman onirique du Voleur de Talan lui inspirant l’expression « voleuse de talent » qu’elle applique à elle-même.

    C’est à Reverdy enfin qu’elle emprunte cette phrase. Une phrase vitale : « Écrire m’a sauvée. A sauvé mon âme. Je ne peux pas imaginer ce qu’eût été ma vie si je n’avais pas écrit. J’ai écrit comme on s’accroche à une bouée. »

    « De quelle autre activité pouvons-nous rapprocher l’activité du poème ? » s’interroge Liliane Giraudon dans la sixième prose de son ouvrage. « L’activité du poème n’est pas incessante. » Peut-être de « celle invisible des vers dans le cadavre ? » Car cette activité se fait « sans nous » ; à notre insu ; « dans un dedans extérieur ». Et cela sans doute depuis l’enfance. Depuis le temps où lire se prolongeait dans écrire. « J’éprouvais je me souviens un plaisir fou à écrire. » Écrire. Activité indissociable, pour la poète en herbe, du jeu des osselets.

    « Aujourd’hui encore je suis intriguée par l’association Jeu d’osselets/Acte d’écrire.

    Ce Jeter/Lancer/ Ramasser… ».

    Où l’on pense au « camarade Mallarmé ». Et à son coup de dés. Mais on retrouve aussi les trois gestes — jeter/lancer/ramasser — qu’implique le « Mouvement des accessoires » (seconde prose), soumis au hasard du jeu. En partie autobiographique, cette prose fait intervenir nombre d’autres voix. Tant de voix croisées au cours des ans, à travers les lectures, à travers les textes écrits par d’autres voix. Voix oubliées et voix connues. Voix des contes qui s’immiscent dans les ténèbres, voix cruelles corrélées au sang et au meurtre. Voix étranges et étrangères que la poète enfant laisse monter jusqu’à elle et dont elle s’empare. « Comme une voleuse. » Et parmi les voix qui comptent, celle de Gertrude Stein « la grammairienne ». Dont Liliane Giraudon reprend à son compte le principe de la variation :

    « un poème est un poème est un poème ».

    Le Travail de la viande se clôt avec « B7 : Un attentat attentif ». Consacré à Hélène Bessette, ce monologue est uniquement constitué de prélèvements opérés dans quatre de ses œuvres. À partir de ces prélèvements et d’une montée à Notre-Dame de la Garde sur les traces d’Hélène Bessette (qui en fit « l’ascension » en 1946), Liliane Giraudon a réalisé un film (cosigné avec Marc Antoine Serra). Ce film éponyme (avec texte en voix off) a été projeté à Cerisy-la-Salle à l’occasion du colloque organisé en août 2018 pour le centenaire de la naissance de la grande romancière et dramaturge que fut Hélène Bessette (1918-2000).

    Parmi ces fragments, en voici quelques-uns, prélevés au hasard :

    « Qui sont ces gens ?

    Qui est derrière moi ? »

    « La grammaire en démolition n’arrange pas le drame » (phrase présente dans « Mouvement des accessoires »).

    « « On » pronom indéfini souffre

    D’une manière infinie non définie

    Mais certaine »

    « Je suis sidérée d’être vieille

    Je pensais tant ne l’être jamais ».

    Comment conclure une telle lecture ? Tant ce livre est inépuisable. Qui laisse ouverts de multiples champs d’exploration. Un livre qui remue et qui dérange. Par son originalité formelle (ou informelle) ; par les questions brûlantes qu’il aborde ou qu’il soulève. Par l’émotion qui circule entre les lignes. Un livre-phare, qui secoue et qui émeut. Un grand livre.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Liliane Giraudon  le travail de la viande









    LILIANE GIRAUDON


    Liliane Giraudon Guidu
    Image, G.AdC





    ■ Liliane Giraudon
    sur Terres de femmes


    Oreste pesticide (extrait du Travail de la viande)
    Hier La Poète… (extrait de La Poétesse)
    La Poétesse (lecture de Jos Roy)




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    le site personnel de Liliane Giraudon
    → (sur le site du cipM)
    une notice bio-bibliographique sur Liliane Giraudon
    → (sur YouTube)
    Liliane Giraudon, Le travail de la viande (vidéo)
    → (sur le site de P.O.L éditeur)
    la fiche de l’éditeur sur Le travail de la viande
    → (sur Il Manifesto)
    mars 2020
    Retour à l’ index des auteurs
    Retour à l’ index des « Lectures d’@angelepaoli »

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Liliane Giraudon | Oreste pesticide




    ORESTE PESTICIDE
    (extrait)





    Flic 2
    Maintenant ça suffit. Vous allez répondre à nos questions. C’est bien vous qui vous faites appeler Oreste ? Pourquoi ?

    Oreste
    Parce que je suis un reste. Mais ça c’est personnel. Privé. Et que je reste ici ! Ici, c’est-à-dire dans cette foutue ville, ce foutu quartier ! avec des gens comme vous qui entrent chez moi quand ça leur chante !
    (Silence. Changement de ton.) Et à cause de l’Orestie. Mais ça évidemment, ça vous dépasse… Votre préoccupation à tous c’est l’état d’urgence… L’état d’urgence… Quel mot… L’Orestie ! Ha ! Ha ! L’Orestie pour des flics ça peut bien être quoi ? Voyons…Peut-être l’adresse d’une pizzeria ou d’un parc d’attractions…

    Flic 1
    Ça suffit. On est pas ici pour parler d’Eschyle ni de Clytemnestre ! Que votre modèle soit un matricide et un pauvre type complètement manipulé par une famille de cinglés on s’en tape ! Alors maintenant vous arrêtez de nous prendre pour des débiles et vous répondez à nos questions !
    (Elle sort un carnet tandis que Flic 1 commence à inspecter l’atelier.)
    Donc vous ne connaissez pas Madame Sannom ? Juliette Sannom ?

    Oreste
    Oh, mais c’est que j’ai affaire à du beau monde ! On m’a envoyé une fliquette qui sait lire ! Ça alors, ça s’arrose… (Il recule rapidement son fauteuil, ouvre un tiroir et en sort une bouteille. Boit directement au goulot.) Sauf qu’Oreste n’est pas manipulé par l’horrible famille des Atrides mais par ces saloperies de dieux qui sont en train de revenir. Et vos services policiers je peux vous dire qu’ils ne vont plus être d’un grand secours pour personne… Enfin, vous pourrez toujours aller calmer vos nerfs sur ces petits cons de manifestants qui redécouvrent les charmes du cocktail Molotov…
    Les dieux c’est comme les noms. Ça bouge, ça évolue… Comme les couches ou les Tampax on peut aussi en changer. Vous devez le savoir toutes les deux puisque maintenant vous avez le droit de vous marier. Au fait c’est qui qui l’emporte quand les sexes sont les mêmes ?… Après le mariage c’est quel nom qui l’emporte ?
    Vous me parlez de Juliette Sannom ou de Juliette Ça Non ? Parce qu’à une lettre près ça change tout ! Alors soyez précises ! Cassandre va prédire le sort réservé à la maison des Atrides et Artémis protège les faibles mais cette fureur de mutuels homicides qui s’empare du monde, il va vous falloir l’affronter et ça va être une autre paire de manches que de venir m’emmerder avec une enquête demandée par une bonne femme au nom approximatif ! Je lui aurais fait quoi à cette Juliette ?

    Flic 2
    Et votre fille ? Où se trouve actuellement votre fille ? Celle qui doit épouser le fils de Madame Sannom ? Ici, l’appartement est bien à son nom ?

    Oreste (riant aux larmes)
    Mais qu’est-ce que vous me racontez ? De quelle fille vous parlez ? J’ai plusieurs filles mais elles ne savent pas que je suis leur père ! Elles ont toutes un père légal qui n’est pas moi et Dieu merci leurs mères sont de bonnes épouses à qui on ne réclamera jamais le moindre test génétique. Leurs bâtardes marchent le front haut ! Ça fait plaisir à voir ! Et mon foutre a fait du bon travail ! Et en plus j’ai travaillé gratuitement alors que certains monnayent leur purée !

    Brusquement il se met à tousser et à trembler de manière inquiétante.

    Flic 1
    Qu’est-ce qui se passe ? Vous vous sentez mal ? Vous voulez un peu d’eau ?

    Oreste
    Non, c’est rien, ça va passer… C’est dur d’habiter une carcasse humaine…la mort est bègue et elle finit pas ses phrases et on ne l’entend pas mais elle est là !… La mort est légion, personne ne peut la joindre ni la prévoir ! elle est dispersion et elle frappe ! Ou plutôt elle entre sans frapper ! Regardez-vous toutes les deux… On vous croirait loin d’elle, vous avez l’air intouchables, trop jeunes, trop fortes ! trop vitales !… Mais qui vous dit qu’une tumeur n’est pas en train de germer dans vos jolis seins, au creux de ces ventres pourtant plats et musclés ? Le malheur est toujours le fils du crime, et vous, les traqueuses de crime, vous allez finir par l’asticoter le malheur alors hein ! Attention aux asticots, les filles, attention ! pour Oreste c’était les mouches mais pour vous les filles ce sera les asticots !… Ils grouillent déjà le long de vos strings !

    (Un bruit de mouches envahit la pièce.)



    Liliane Giraudon, « Oreste pesticide », Tableau III, Le travail de la viande, P.O.L éditeur, 2019, pp. 47-50.





    Liliane Giraudon  le travail de la viande
  • LILIANE GIRAUDON


    Liliane Giraudon Guidu
    Image, G.AdC





    ■ Liliane Giraudon
    sur Terres de femmes


    Le Travail de la viande (lecture d’AP)
    Hier La Poète… (extrait de La Poétesse)
    La Poétesse (lecture de Jos Roy)




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    le site personnel de Liliane Giraudon
    → (sur le site du cipM)
    une notice bio-bibliographique sur Liliane Giraudon
    → (sur YouTube)
    Liliane Giraudon, Le travail de la viande (vidéo)
    → (sur le site de P.O.L éditeur)
    la fiche de l’éditeur sur Le travail de la viande
    → (sur Il Manifesto)
    mars 2020
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes