Étiquette : 2019


  • Lucian Blaga | Épitaphe pour Eurydice




    EPITAF PENTRU EURIDIKE


    Cineva într-o zi te-a luat, Euridike, de mînă
    ducîndu-te foarte departe
    prin negura* care desparte.
    În întunericul meu locuieşti
    de-atunci ca o stea în fîntînă
    Cînd nicăiri nu mai eşti
    eşti în mine. Eşti, iată, Aducere-Aminte,
    singurul triumf al vieţii
    asupra morţii şi ceţii.







    ÉPITAPHE POUR EURYDICE


    Un jour, quelqu’un t’a prise par la main, Eurydice,
    pour t’emmener très loin
    à travers la brume* qui sépare.
    Depuis, tu vis dans mes ténèbres
    comme une étoile dans un puits.
    Quand tu n’es plus nulle part
    tu es en moi. Tu es devenue Réminiscence,
    le seul triomphe de la vie
    sur la mort et le brouillard.




    ____________________
    * Negură (du latin nebula) désigne spécifiquement la brume qui s’élève à l’aube.




    Lucian Blaga, La Lumière d’hier, anthologie poétique composée et traduite du roumain
    par Andreea-Maria Lemnaru-Carrez, éditions érès, Collection PO&PSY princeps, 2019, pp. 66-67.
    Pastels de Sophie Curtil.






    Luciaan Blaga  La Lumière d'hier






    LUCIAN BLAGA


    Lucian_Blaga_2





    ■ Lucian Blaga
    sur Terres de femmes


    Les souvenirs grandissent (extrait de Poemele luminii | Les Poèmes de la lumière)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions érès)
    la fiche de l’éditeur sur La lumière d’hier
    → (sur Esprits Nomades)
    Lucian Blaga | Un simple porteur de chants de la terre et des étoiles






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  • Christine Givry | [Nous avons vu les oiseaux]



    [NOUS AVONS VU LES OISEAUX]


    À Jean Le Mauve


    Nous avons vu les oiseaux
    courir l’espace
    et venir nombreux nous dire

    Notre lieu est là
    entre ce champ de blé et celui d’outre-plaine
    au milieu des camomilles odorantes
    dans la fragilité du lin et des avoines

    Quelques-uns l’écrivent encore :
    malgré l’imparable distance
    la blessure
    c’est là notre lieu
    du côté de l’aubier
    des fontaines fracassées
    legs précaire
    sur lequel s’amassent les méfaits
    les haines
    la puissance des initiés     des imposteurs
    de Haut Lignage

    Pour nous qui ne sommes pas du cercle
    qui ne possédons pas la hache
    là est notre lieu à aimer
    au milieu des camomilles odorantes
    faisant naître la paix
    comme les alouettes
    exaucées par la lumière
    avant que ne frappent les dagues.



    Christine Givry, Vers le dénudé du ciel [éditions de L’Arbre, La Ferté-Milon, 1994], in Cet espace de clarté (anthologie), éditions Le silence qui roule, Collection Poésie du silence, 45190 Beaugency, 2019, pp. 112-113. Préface de Jean-Marie Barnaud.





    Christine Givry 2





    CHRISTINE GIVRY



    Givry  Vers le dénudé du ciel





    ■ Voir aussi ▼


    le site de Marie Alloy
    → (sur le site de Marie Alloy)
    une page sur Cet espace de clarté de Christine Givry
    → (sur le site de la BnF)
    une bibliographie de Christine Givry




    Voir | écouter aussi ▼


    → (sur le site de l’INA)
    La Ferté-Milon, portrait de Jean Le Mauve, éditeur de poésie






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  • Olivier Rolin , Extérieur monde

    par Bernadette Engel-Roux

    Olivier Rolin , Extérieur monde,
    Éditions Gallimard, Collection blanche, 2019.



    Lecture de Bernadette Engel-Roux



    Extérieur monde ne sera pas le récit de plus, d’un voyage de plus à travers les steppes orientales, les déserts arabes, les vastitudes latines. Un temps d’arrêt plutôt. Un homme, un écrivain, et cela change les choses, et qui a passé le milieu du chemin de la vie, ici voyage autour de sa chambre. Aux murs et partout (on imagine) les livres lus, beaucoup relus, aimés, marqués de bleu comme la peau des femmes aimées. Et devant soi, des dizaines de carnets bourrés de papiers, couverts de notes, tenus au fil du temps, au cours des voyages, pour garder trace de ce qui eut tant de prix qu’on en voudrait aussi, par ces gribouillis, conserver le fantôme, la chair du monde qui fut aussi un peu la chair de soi, pour se prouver que cela fut vraiment à l’heure où l’on a tout perdu, si l’on venait à douter ? Pour se tenir compagnie aussi – on est si souvent seul. Et enfin la mémoire qui reflue, ramène, mêle sur la grève du présent – où l’on va seul – ses épaves, ses trésors, ses cadavres, ses reliques et qui comme elle (la mémoire) sait le faire merveilleusement, les noie dans sa brume, les trouble, les rend de nouveau infiniment désirables — mais on ne tend jamais les bras que vers une Ombre, simillima somno.

    Entre ces trois points cardinaux : les livres, les carnets, la mémoire, un homme, un écrivain, piétine et ne s’apaisera que s’il parvient à faire de tout cela un autre livre — celui que nous tenons dans nos mains — à cette heure il n’en est pas sûr, ni de quelle forme il aura, ni s’il aura forme. Mémoires, non, rien moins que l’aura d’un siècle autour de soi, à la manière du Vicomte. Recherche, non, ce ne sera pas cette cathédrale du Temps perdu et retrouvé, de si admirable architecture, aux chapelles si ouvragées — on n’est pas esthète à ce point, ni reclus en sa chambre enliégée : le monde est trop beau dehors. Ni confessions : « je n’ai aucun goût pour ». Ni Je me souviens, ni Choses vues, malgré et pour l’admiration émue qu’on en a.

    Digressions, c’est certain. Mais pas en titre, ce qui indiquerait une méthode, un procédé. C’est le monde qu’il faut indiquer, quand il y a eu cette « curiosité » avide (l’une des raisons, mais pas seulement) qui a poussé dehors celui qui écrit. C’est une démarche digressive qui a conduit les pas, qui conduira ce livre, s’il se fait : « Je digresse, c’est ainsi que j’avance ». Mais pas « à sauts et à gambades ». On a perdu l’allégresse du cavalier de la pensée, on n’en a pas le génie.

    Embardées, bifurcations : « Les verres de vin du Chili me font bifurquer vers Chicago » — la mémoire comme ce Jardin aux sentiers qui bifurquent : docilité à ses reflux imprévisibles ses marées noires parfois, à ses remous, à ses dépôts qu’elle remportera — donnent lieu à ces séquences inégales en quantité dont la succession est la seule composition de ce livre non composé.

    On pourrait faire le relevé des incipit de chacune des séquences. Tous font lever des flots un visage un corps (une femme aimée, un ami), un paysage (ville, port, désert), une page de livre, et même une Bibliothèque. Tous sont Choses vues, senties, vécues surtout, et intensément. Mais filtrées par le temps qui a passé, ramenées avec le flou (« ce bougé fait partie du fatras de ma mémoire ») de la mémoire affective qui n’est pas celle de l’ordinateur, accrochées par l’hameçon d’un mot, d’un nom, d’un prénom. À l’entrée des portes cimmériennes, un homme les convoque pour les poser dans les mots de la langue. Une nekuia.

    Un boutre, un ferry-boat, un tarmac, une Toyota, un bimoteur (en attendant la barque de Charon)… on ne monte jamais que sur les embarcations qu’approche la mémoire. Chaque incipit est un embarquement pour le lecteur, peut-être un débarquement pour celui qui écrit et qui repose, illusoirement, le pied sur une plage, une piste, un seuil, un quai : « Je me souviens d’un voyage avec elle dans ce petit train qui longe le Tage… ». Il s’avance dans les salles et les jardins de brume d’un Château de Laze. Chaque incipit ouvre une station, une stase, ce livre pourrait n’avoir pas de fin. Il n’est fait que de l’accueil et de la saisie incertaine, douloureuse parfois, d’Ombres de corps et d’Ombres de lieux, oui, semblables au songe.

    La plupart des livres de Rolin sont ainsi composés, ou plutôt non composés ; ils s’écrivent dans un mouvement spiralé, tournoyant, parfois vertigineux (L’Invention du monde, Tigre en papier), révolutionnaire, au sens cosmique (Jean-Christophe Bailly a parlé de vortex) mais qui ramène toujours au noyau éclaté de l’homme qui a vécu ce qu’il écrit tout en ayant fixé quelquefois des centres géographiques à ses divagations : le Luxembourg est, avec un autre « lieu maritime », « l’autre foyer de mes orbites désordonnées ».

    Alors, se laisser surprendre par les embardées de la mémoire, recueillir pieusement (il y a beaucoup de la pietas antique dans ce livre, qu’on me pardonne de le sentir ainsi) ce qu’elle dépose sur les grèves, en ressaisir par les mots quelques fragments, leur redonner cette vie simulacre que confère l’écriture mais qui grise tout de même et apaise : Da quietud al alma, « comme disait Don Luis » quand tout vient à faillir. L’écriture (graphie et texte) est peut-être l’une des rares choses qui s’affermissent avec le temps :

    « tout ne se déglingue donc pas à mesure qu’on vieillit ».

    L’homme dans sa chambre, l’écrivain avec ses mots, s’arrête et prend la mesure du temps : en amont, le temps qui a passé (humble suggestion : Extérieur monde, moins un récit de voyages-paysages qu’un livre du Temps…), en aval, le temps qui reste. L’inégale balance emplit de mélancolie (la mélancolie est la couleur de ce livre, autre impression personnelle). C’est la conscience aiguë de cette balance irréversible qui est l’« une des mesures du temps qui passe, qu’on nomme désormais : le temps qui reste ». Non qu’on s’afflige tant de devoir quitter la place, vider les lieux, il faudra bien (Montaigne et Ronsard l’ont bien su et dit), mais parce que « ces minutes heureuses… blotti dans tes genoux », ces pays abandonnés loin en arrière, c’est la beauté même de la vie, et que tout ce passé amont a fait ce que nous sommes :

    « Nous sommes tout tramés de passé, qui est aussi la matière même de la littérature ».

    En pause un moment, le temps d’écrire ce livre imprévisible, l’homme entreprend le « déballage », vide son sac. Il en tombe des morts, il en tombe du pain, comme de l’armoire de Guillevic : « cartes postales, timbres, feuilles séchées, tickets de métro ou de bus… », éclats de plâtre… tous billets d’entrée aux vastes salles du passé. Chacune de ces miettes « libère une bribe d’histoire ».

    Mais tant de ceux avec qui il a vécu ces histoires sont morts. Le plus atroce des dons du temps qui passe est la mort qui a emporté tant d’amis. À un moment du livre, le « pius poeta » dresse un obituaire bouleversant. C’est le nom prononcé trois fois selon le rite qui ouvre la convocation des morts. Les amis sont appelés dans leurs beaux prénoms de vifs. Le plus connu est « Bob, le faune de Verdier dont j’ai appris la mort un jour de neige et de solitude, à Moscou ». À Serge qui est en train de mourir, l’offrande d’une trentaine de pages. Ici s’ouvre une séquence magnifique, non : sublime. On peut pleurer à la lire. Le temps qui a passé a pu effacer les êtres aimés et jusqu’aux « violentes émotions » qu’ils ont causées, « mais non l’ombre qu’est leur souvenir ».

    Extérieur monde est aussi un livre d’Ombres. « Car l’amour aussi s’en va », « comme cette eau courante ». C’est souvent le ton, presque le timbre d’Apollinaire, celui de « Zone », qu’on y entend. Avec cette façon de s’y parler à la deuxième personne (Michaux aussi, moins de mélancolie, plus de dérision) pour se mettre à distance. Nostalgie pour le ton, mélancolie pour la couleur, le tout revendiqué : « Je suis, au sens strict, un nostalgique », quand de jeunes abrutis, « maniaques d’un présent frelaté ont fourré dans les petites têtes d’aujourd’hui que ce sentiment qui est celui d’Ulysse, l’inventeur du nostos, était une maladie honteuse ». Critique acerbe ponctuée de cette confession amère et triste infiniment :

    « je n’ai pas d’Ithaque, aucune Pénélope, et ce retour est sans fin ».

    La mort n’a tout de même pas tout pris, pas encore à cette heure. Le temps qui passe a abandonné quelques vestiges. Les villes, les sites, résistent mieux que notre chair périssable. « Le port de Souakim, au Soudan » n’avait pas changé. Mais quels spectacles étonnants elles/ils offrent quelquefois ! « La forme d’une ville change plus vite, hélas… ». Même lorsqu’il arrive que pour tel lieu, ce soit mieux maintenant, l’écrivain garde la nostalgie de ce qu’il a connu. Et combien plus pour les amis ! Les retrouvailles avec eux, vingt ans, trente après — et c’est presque toujours pour les obsèques de l’un ou l’autre, occasion de se dire : à bientôt mon tour — c’est presque toujours la soirée chez les Guermantes.

    Mais… mais il y a les femmes. Les femmes sont le miracle du monde. Il y a des moments, rarissimes d’accord, vraiment heureux, des « capsules » de bonheur pur, fût-ce au prix « d’une opération d’optique magique ». « Vieil amoureux mélancolique », soit, mais Rolin est un amoureux fou des femmes. Pas une seule des Très Aimées ne revient vieille. Dans les pages de l’amant qui écrit, elles ont toutes la jeunesse éternelle. Ou alors, si une deuxième rencontre a lieu, c’est qu’un dieu protège telle amante d’autrefois.

    « J’avais peur que nous ne nous reconnaissions pas, une trentaine d’années avaient passé ».

    Et voici le miracle, le don des dieux :

    « Elle m’attendait, et c’était la même ».

    Joie. Joie. Pleurs de joie.

    « Elle était si environnée d’images d’autrefois que je la voyais à travers elles, le passé en quelque sorte l’enveloppait… » .

    La page est à lire, absolument. Belle à pleurer, comme cette femme.

    Sur soi-même, aucune nuée ou pluie divine qui fasse élixir ou bain de jouvence. Constat général de délabrement : usé, vieilli, gris, ce ne sera jamais un portrait en gloire. Chez les Guermantes, on imagine sans mal ce que les autres voient de soi. Pour lui-même, Rolin est sans complaisance.

    « Deux jeunes, à Shanghai, m’ont offert leur place dans le métro. Il faut s’y faire »…

    ou alors, choisit la dérision :

    « Ulysse au petit pied ».

    Enfin, la discrétion des descriptions de soi ne tient pas au désir de passer sous silence le délabrement, mais à la pudeur. Il y a tellement mieux à dire.

    Si portrait il y a, alors ce sera un portrait en creux. Une image revient : « celle d’un jeune ramendeur de poteries, en Égypte, à Saqqara ». De tessons épars. « À la fin de la journée, il pouvait avoir reconstitué un vase canope » …

    « C’est le même genre de travail que j’entreprends : rabouter, coller des dizaines d’éclats de souvenirs, en recomposer un vase imparfait, fracturé, dont je ne serai que le vide central ».

    Les mille détails « d’immenses paysages parcourus maintes fois en train » sont les mille détails adorables de notre terre de vivants, mais ils servent aussi de toile de fond au reflet d’un visage sur la vitre, ils recomposent un portrait par défaut :

    « comme si tu n’étais pas autre chose que le dessin vide où passent ces arbres, ces baraques, ces marécages, ces fleuves… un portrait de l’artiste en globe terrestre », en quelque sorte. Le « soi » n’est fait que de ce matériau qu’est le monde et que sont les autres.

    « Une vie n’est pas que sa propre petite vie individuelle […] elle est faite de ces innombrables rencontres […] Ces autres vies ont à petits coups forgé la tienne ».

    Bien modeste portrait de soi que ce portrait en creux. Que confortent les lignes de El Hacedor de Borges, mises en exergue. On en revient au point de départ.

    Les êtres aimés, les carnets de notes et les livres lus, les paysages du monde, c’est de tout cela que se compose ce que « je » suis. Rien de moins qu’une glorieuse monade.

    « Chacun a déposé en moi quelque chose que je ne saurais pas nommer, pas une “leçon”, certainement pas, plutôt une très mince pellicule, de savoir, d’émotion, de rêve, et toutes ensemble ont composé à la fin ma vieille écaille jaspée de tortue marine… Chacun fait, sans le savoir, partie de mon immense famille. »

    On se souvient de … « pas d’Ithaque, aucune Pénélope »… Rien de moins, donc, que le prestigieux rejeton d’une lignée généalogique, non, mais la ramification infime et infinie d’une immense famille. Et c’est beaucoup plus beau de « se » voir ainsi.

    Cela interdit le désespoir. Extérieur monde peut avoir par moments le ton d’une affligeante mise au point, d’un bilan négatif. Ce serait peut-être mal lire. Il y a une énergie interne qu’on voudrait dire « l’amour qui meut le soleil et les autres étoiles », et dans les dernières pages un vrai coup de fouet, une rébellion qui les dynamise. Extérieur monde n’est pas un livre morose ou funèbre.

    « Testamentaire, et quoi encore ? On ne baisse pas le rideau, jamais de la vie ! »

    De la vie, c’est le mot. Vivre est une chose stupéfiante, un don merveilleux qui mérite gratitude. Dum spiro spero.

    « Ces carnets ne seront pas les derniers, c’est donc décidé. »

    Non que l’œuvre importe plus que la vie, comme pour Proust. Il importe de vivre sans que cela soit porté par aucune foi. Il faut croire en l’amour pour tout ce qu’il a donné, l’amour qui rend pourtant « cinglé » : « le moindre moment d’un bonheur souhaité… », dans la version Rolin : quand « on ne souffre même plus, quel ennui ! ». Il faut croire à tout ce que les livres des grands autres nous ont donné, cette richesse des plus belles pages lues, relues, apprises par le cœur. Il faut croire en la beauté vertigineuse du monde :

    « Le monde est tout de même un objet assez vaste et bigarré, qui mérite qu’on y aille voir ».

    Certes, on ne part pas toujours de gaîté de cœur et sans doute y a-t-il eu souvent au principe des départs « une envie de disparaître ». « Quelque chose…comme s’estomper, s’effacer », « une esquive mélancolique ». Mais pas seulement. Partout le monde a déployé son extérieur fastueux, misérable, insolite, éblouissant, fascinant, « spectacle somptueux ». Si vieux, usé, désabusé soit celui qui y a roulé sa bosse, écrit ce livre, il lui reste au cœur « la curiosité », « plus élémentaire encore, plus enfantin, le désir de voir ». Et le désir d’entendre, ici, là-bas, partout la polyphonie du monde dont le Jardin du Luxembourg répercute les échos :

    « Toutes les langues du monde tournent et se mélangent autour du bassin, dans un poudroiement de poussière dorée, se nouent un bref moment et se dénouent. Toutes les langues que j’aime à l’égal de la mienne, qui sont les voix multiples du monde, que j’aimerais tant parler comme je parle la mienne ».

    Le monde aussi comme une vaste langue sonore.

    Alors, dans les dernières lignes du livre, après l’aveu bouleversant : « Désemparé soudain, seul », ce coup de fouet :

    « Qui fait qu’on recommencera, tant qu’on en aura la force — comme on continuera à se laisser étonner, et instruire, et façonner par le monde. »

    Le dernier mot sera le monde. Extérieur monde.



    Bernadette Engel-Roux
    D.R. Bernadette Engel-Roux, septembre 2019
    pour Terres de femmes






    Olivier Rolin  Extérieur monde 2





    OLIVIER ROLIN


    Olivier Rolin NB
    Source.
    Ph. Isabelle Rimbert. Tous droits réservés.






    ■ Voir aussi ▼

    → (sur En attendant Nadeau)
    « Portrait de l’artiste en globe terrestre » (une lecture d’Extérieur nuit, par Norbert Czarny






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  • Sofia Queiros | Jour 13



    JOUR 13




    Cyprès, entre table et chaises, entre couteau et assiette, regards derrière une bouteille, un verre d’eau, un quignon de pain sur la nappe à carreaux s’effrite.

    Il ou plutôt elle,

    ils s’évitent.

    Les bavardages vont bon train à la tribune.

    Une main agile perçoit le léger tremblement de la surface formica, le palpitement du pouls à la base du cou, sous la pomme d’Adam.

    Les bords des paupières s’enflamment. De l’amour peut-être,

    sans doute du désir.



    La lune est dentelle à la brume.

    Sous le pêcher deux belles âmes. L’une aussi claire que l’eau. L’autre aussi profonde que le puits du sourcier.

    Une chauve-souris, une peur, et les âmes se grisent, dans la chair nocturne.

    Deux cousins pattes filent et fragiles dans une lueur.
    Avant la fin.

    L’une dit à l’autre que rien. L’autre plus circonspecte dit que possible.



    Sofia Queiros, Une même lunaison, éditions Isabelle Sauvage, Collection présent (im)parfait, 29410 Plounéour-Ménez, 2019, pp. 32-33.






    Queiros_couv-Lunaison_19





    SOFIA QUEIROS


    Sofia Queiros
    Source




    ■ Sofia Queiros
    sur Terres de femmes


    Normale saisonnière (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Normale saisonnière (extraits)
    et puis plus rien de rêves (extraits)[+ une notice bio-bibliographique]
    [je à la pointe du jour] (extrait de Sommes nous)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage)
    la fiche de l’éditeur sur Une même lunaison






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  • Apirana Taylor | La terre au-delà du fleuve du temps




    Pepetuna 2
    Source






    THE LAND BEYOND THE RIVER OF TIME




    The land beyond the river of time
    needs water the giants are thirsty
    the dwarfs are dry
    the witches have blocked the river
    the wizards have drunk the wine
    the fairies have been killed
    the stars do not shine
    the wind has lost its voice
    let the
    patupaiarehe* flow
    bringing water from the spring
    so we may laugh and dance once more

    so the tree may sing






    LA TERRE AU-DELA DU FLEUVE DU TEMPS




    La terre au-delà du fleuve du temps
    a besoin d’eau les géants ont soif
    les nains sont desséchés
    les sorcières ont barré la rivière
    les magiciens ont bu le vin
    les fées ont été tuées
    les étoiles ne brillent pas
    le vent a perdu sa voix
    laissez couler le patupaiarehe*
    qui apporte l’eau de la source
    afin que nous puissions rire et danser encore une fois

    afin que l’arbre puisse chanter


    Apirana Taylor, Pepetuna**, poèmes traduits de l’anglais (Nouvelle-Zélande) et du māori par Manuel Van Thienen et Sonia A. Protti, peinture de Germain Roesz, éditions érès, collection PO&PSY, 2019, pp. 74-75.


    ___________________
    *patupaiarehe : dans la mythologie māori, être surnaturel à peau claire, habitant les forêts profondes et les sommets des montagnes souvent hostiles aux humains.
    **pepetuna : papillon de nuit endémique de l’île du nord de la Nouvelle- Zélande. Il est vert et son envergure atteint 15 cm.







    Pepetuna





    APIRANA   TAYLOR


    Apirana Taylor photo  jean-Louis Goodall
    Ph. : Jean-Louis Goodall
    Source




    Apirana Taylor, né en 1955 à Wellington (Nouvelle-Zélande), est un écrivain māori et pākehā (européen). Poète, scénariste, romancier, nouvelliste, conteur, acteur, peintre et musicien, il voyage sur le territoire néo-zélandais et au-delà (Inde, Europe, Colombie…) en qualité de poète et de conteur.




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions érès)
    une notice bio-bibliographique sur Apirana Taylor






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  • Simone Molina | [étrange vision dans une nuit sans lune]



    [ÉTRANGE VISION DANS UNE NUIT SANS LUNE]




    étrange vision dans une nuit sans lune
    le jardin s’illumine

    ce ne sont pas les grandes fontaines de lumière
    simplement une vibration blanche dressée vers les étoiles
    ponctuations de l’ombre où se perdent nos pas

    jusque dans la nuit

    la lumière des acanthes
    candélabres austères
    sentinelles du jardin

    une nuit de larmes pures
    offre son souffle apprivoisé

    l’arbre rejoint le ciel

    la nuit est un exil

    au loin            les lumières de la ville
    le grondement lointain d’une route
    où s’égare la noblesse du monde




    Simone Molina, L’Indien au-delà des miroirs, éditions La tête à l’envers, 58330 Crux-la-Ville, 2020, page 42. Écho visuel (peintures) de Marcel Chetrit.






    Molina 3




    SIMONE   MOLINA


    Simone Molina
    Source




    ■ Simone Molina
    sur Terres de femmes


    L’Indien au-delà des miroirs (lecture de Cécile Oumhani)
    [tu n’es ni savant ni prophète] (extrait de Voile blanche sur fond d’écran)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une notice bio-bibliographique sur Simone Molina
    → (sur le site des éditions La tête à l’envers)
    la page de l’éditeur sur L’Indien au-delà des miroirs
    le site de Simone Molina






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  • Emmanuel Moses | [Mettre un éléphant dans un poème]



    [METTRE UN ÉLÉPHANT DANS UN POÈME]




    Mettre un éléphant dans un poème c’est tout à fait possible
    Il suffit de ménager un espace suffisant entre deux mots
    Pas un espace sur la page blanche
    Un espace de sens
    Comme entre joie et peine
    Amour et haine
    Âme et corps
    Vie et mort
    Enfin, vous comprenez
    Vous y placez alors votre pachyderme
    Qui croyez-moi
    Pourra courir et balancer sa trompe à son aise
    Sans jamais se sentir à l’étroit.





    Emmanuel Moses, Un dernier verre à l’auberge, éditions LansKine, 2019, page 31.






    Emmanuel Moses  Un dernier verre à l'auberge




    EMMANUEL   MOSES


    Emmanuel_moses_didier_pruvot_flammarion
    Ph. © Didier Pruvot/Flammarion
    Source





    ■ Emmanuel Moses
    sur Terres de femmes


    Dona (lecture d’AP)
    [La pluie donne un soir inachevé](poème extrait de Dona)
    La fleur « Shortia » (extrait de Polonaise)
    Ivresse (lecture de Gérard Cartier)
    [Derniers feux](extrait d’Ivresse)
    [Aujourd’hui j’ai ouvert le journal de l’éternité](extrait de Dieu est à l’arrêt du tram)
    [Je ferme les yeux](autre extrait de Dieu est à l’arrêt du tram)
    [Je suis allée au puits](extrait de Comment trouver comment chercher)
    [La mer, à peau de cétacé](extrait du Paradis aux acacias)
    Quatuor (lecture d’AP)
    [Mais voilà il y a un au-delà des apparences](extrait de Quatuor)
    Tout le monde est tout le temps en voyage (lecture d’AP)
    Tardives (poème extrait de Tout le monde est tout le temps en voyage)
    [Le cahier vide et le cahier qui se remplit](extrait du Voyageur amoureux)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions LansKine)
    la fiche de l’éditeur sur Un dernier verre à l’auberge
    → (sur La Cause Littéraire)
    une lecture d’Un dernier verre à l’auberge par Philippe Leuckx






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  • Cécile Mainardi | [ai-je une voix du fait de porter un nom]



    Mainardi idéogrammes


    [AI-JE UNE VOIX DU FAIT DE PORTER UN NOM]



    ai-je une voix du fait de porter un nom ai-je une voix de porter mon nom ma voix est-ce mon nom porté par moi et prononcé par moi et par personne d’autre est-ce mon nom prononcé par moi quand je  cours oui est-ce  cela qui me donne une voix d’avoir une fois porté mon nom pour toujours hors du rapport entre le passé et l’avenir  rien  qu’une fois est-ce d’avoir été en train  de courir  pour  cela



    Cécile Mainardi, Idéogrammes acryliques, Flammarion, Collection Poésie/Flammarion dirigée par Yves di Manno, 2019, page 99.


    Cécile Mainardi  Idéogrammes acryliques





    CÉCILE MAINARDI

    Cecile-Mainardi
    Source




    ■ Cécile Mainardi
    sur Terres de femmes


    [Écrire ces temps-ci pour moi] (extrait de Rose activité mortelle)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site du cipM)
    une bio-bibliographie de Cécile Mainardi






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  • Anne Emmanuelle Volterra, Scènes d’Hiroshima

    par Angèle Paoli

    Anne Emmanuelle Volterra, Scènes d’Hiroshima,
    éditions LansKine, 2018.
    Prix Louise-Labé 2019.



    Lecture d’Angèle Paoli


    D’HIROSHIMA À EURYDICE
    LES LENDEMAINS DE « LA FLEUR MORTELLE »






    Alternance de textes en prose et de poèmes répartis en cinq sections, Scènes d’Hiroshima apparaît à première vue comme ce que le recueil ne sera pas : un ouvrage où se dirait la chronique d’événements connus revisités par le regard de la poète.

    Au fil de ma lecture, j’y ai perçu comme une entreprise personnelle de déconstruction et de « reconstitutions ». Tant de visages que de faits et de formes. Ainsi, dès le texte d’ouverture de la première section, « Visages au jardin I », la poète aborde-t-elle sans préalable ni prérequis lieux et temps indéterminés, pris in medias res, dans une sorte d’ébauche où cohabitent des attitudes figées et « d’insouciants visages ». Saisis dans une atmosphère faussement détendue. Le tout, brossé sous « la menace de sauvagerie, du ravage de la beauté », se dit en cinq phrases. Voilà pour les prémices, celles qui, précisément, donnent d’emblée le ton.

    Hormis le titre du recueil et trois intertitres – « Visages d’Hiroshima I » / « Visages d’Hiroshima II » / « Appendice : Cycle d’Hiroshima » (entre lesquels s’intercalent « Histoire et tragédies » et « Estampes ») –, il faut attendre le quatrième poème de la quatrième section (« Estampes ») pour mettre au jour la première occurrence du nom d’Hiroshima. Encore le toponyme apparaît-il accolé à d’autres noms de villes : « hiroshima vienne berlin paris ». Le Japon pourtant affleure. En attestent quelques mots évocateurs de « l’empire japonais » : « estampes » ; « rizières » ; « kimonos et yukatas ». Ainsi que deux noms propres, deux potamonymes (deux noms de fleuves) : Ōta et Sumida. Le premier fleuve traverse Hiroshima, le second Tokyo.

    En dépit des touches allusives disséminées dans les poèmes – univers floral des parcs et jardins ou motifs ayant trait à la guerre nucléaire –, Hiroshima se dérobe à notre regard et les scènes qui se déroulent sous nos yeux ne sont pas celles auxquelles nous aurions pu nous attendre. Dans un étrange kaléidoscope se font et se défont d’autres paysages, d’autres visages. Figurines et bustes « inconnaissables », exhumés sous les décombres :

    « les têtes ne peuvent émerger du socle qu’au prix d’efforts incertains

    par extraction du gazon, figures de jeunes enfants

    à côté d’une verrière où se côtoient par artifice

    Des espèces rares… »

    (in « Visages au jardin III [botanique] »).

    L’ensemble pourrait faire songer à une suite de tableautins, natures mortes et autoportraits, traités comme des collages ou à la manière des peintres cubistes :

    « L’os du nez scinde la chambre en mausolées de taille égale »

    ou encore à des photos recadrées ; avec inserts et gros plans.

    Ainsi dans « Autoportrait I [joue et vitre] » :

    « la vitre absorbe l’apparence de la joue

    s’y reflétant découvre sa texture [infidèle et trompeuse]

    Mais vibre dans l’os ».

    Il se pourrait aussi que ces variations, reconstitutions et recompositions envisagées sous différents angles de vue, participent de l’impossibilité à vraiment cerner la tragédie d’Hiroshima. Aussi faut-il mieux renoncer à chercher ou à attendre la moindre évocation historique de ce que fut cette tragédie. Sans doute parce qu’une tragédie d’une telle ampleur résiste à toute emprise/entreprise narrative. La poète se heurte donc à « l’impossible narration ». Comment dès lors écrire Hiroshima ? Comment écrire poétiquement Hiroshima ? L’approche que tente ici la poète est une approche personnelle et particulièrement originale, même si elle peut sembler déconcertante, grâce à un jeu alterné entre dicible – le vécu, le connu – et indicible – l’Histoire, le passé. « 1945 dans les livres d’Histoire traîne »… Comment surmonter « l’échec descriptif » ? Comment s’y prendre pour éviter la linéarité ? En « commençant par la décomposition du tout », écrit Anne Emmanuelle Volterra dans « Visage au parc II » (in « Visages d’Hiroshima II »).

    Cette conviction établie, la poète ne peut que se livrer au démontage du puzzle, lequel est composé de multiples pièces en corrélation ou non avec Hiroshima. Ainsi écrit-elle :

    « il ne fut jamais question entre nous

    de l’assemblage des pièces »

    ou encore :

    « Non, décidément

    les langueurs du soir s’opposaient

    à l’assemblage des pièces

    qui aurait expliqué le largage de la bombe ».

    Car, ce qui intéresse la poète, c’est d’envisager/discerner les « relations des formes entre elles ».

    De sorte que s’organisent des scènes énigmatiques, en porte-à-faux les unes par rapport aux autres. Déconstruire pour reconstruire. Autrement. En juxtaposant des lieux et des temps qui se superposent et s’emboîtent selon une ordonnance ou une distribution propres à la jeune poète. Ainsi du poème VI de la section « Histoire et tragédies » :

    « À Ravenne l’heure était aux intrigues de fin d’époque

    aux amants

    aux spectacles

    aux rêveries d’anciennes mosaïques

    Pompéiennes

    […]

    Nous voyions sous la poussière

    des portraits de dieux ou des pans de murs

    romains

    Les corps disparus

    devant la banque du Japon

    Nous bien vivants

    (le tapage d’un attroupement

    en bas de l’immeuble) ».

    Ou, en mettant dans le même registre événements et non-événements. Non-événements qu’il s’agit de « débusquer » : « (toilette du matin ; pas sur les quais ; miettes ; moineaux) ».

    Ou encore, en disséminant dans des scènes en apparence insouciantes et/ou désinvoltes des allusions au désastre annoncé. Ou en voie de réalisation. En modifiant la perspective. En mettant l’accent sur une semblance de silence ou en attirant l’attention sur les diverses stratégies de diversion que tout un chacun met en place pour échapper à son propre aveuglement. Ou à son angoisse.

    Ainsi du poème V d’« Histoire et tragédies » :

    « Lors des grandes évacuations

    du printemps, nous sacrifiâmes

    à la routine, aux tâches administratives

    au recensement de nos biens


    Nous éprouvions pour les objets la détestation

    et l’affection qu’on voue d’ordinaire aux morts

    ils se refusaient au transport ; les coffres

    en débordaient

    des voix criaient : « Qu’on les jette ! »


    Il aurait fallu les abandonner aux mouches

    pour mieux fuir

    mais s’accrochaient les parasites les bains

    les repas, le chemin entre la maison et l’épicerie

    et d’autres vieilles habitudes ».

    À ce poème qui pourrait évoquer des tragédies similaires à celles d’Hiroshima répondent comme en échos assourdis les poèmes d’« Estampes » qui évoquent de manière feutrée l’après-Hiroshima :

    « un monde dont les couleurs ont passé

    ne laissant à nos jours qu’un trait de stylet

    […]

    nous avons pourtant survécu et repeuplé

    les ombres des cerisiers

    hiroshima vienne berlin paris

    redevenues de sublimes broderies


    (scènes de liesse sur la Sumida

    des musiciennes jouent du luth

    dans l’atmosphère clandestine d’une ancienne confiserie

    où nous avions nos habitudes)


    aux motifs

    de rues, de monuments »

    (in « Estampes », IV)

    On pourrait se croire un instant rasséréné par un retour à la vie insouciante si l’ouvrage ne s’achevait pas par les cinq magnifiques poèmes de la section « Appendice : Cycle d’Hiroshima. » Où l’on renoue non seulement avec les poisons versés par « la Fleur mortelle », mais aussi avec le retour sur la scène des « maîtres | D’humeur à jouer | Et détruire encore » (III).

    Il ne subsiste de la ville que les flammes qui la ravagent. Et des passants en fuite qu’accompagne leur ombre portée fossilisée, projetée sur les murs de béton. Ces passants ne se retourneront pas. Eurydice — intitulé du dernier poème — se consumera jusqu’à son dernier souffle sans qu’aucun regard ne s’attache à elle.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Anne Emmanuelle Volterra  Scènes d'Hiroshima






    ANNE EMMANUELLE VOLTERRA


    Anne Emmanuelle Volterra
    Anne Emmanuelle Volterra,
    23 novembre 2018,
    librairie Texture (75019 Paris)
    Ph. Tous droits réservés





    ■ Anne Emmanuelle Volterra
    sur Terres de femmes


    [Aux fissures invisibles des façades…] (extrait de Scènes d’Hiroshima) [+ notice bio-bibliographique]




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions LansKine)
    la fiche de l’éditeur sur Scènes d’Hiroshima





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  • Julien Bosc, La Demeure et le Lieu

    par Angèle Paoli

    Julien Bosc, La Demeure et le Lieu,
    suivi de Jacques Lèbre, Quelques bribes — gagnées sur la mélancolie,
    éditions faï fioc, 54200 Boucq, 2019.



    Lecture d’Angèle Paoli


    La fenêtre      qui ouvre sur le dehors
    « la fenêtre     qui ouvre sur le dehors
    comment est-elle ? »
    Ph., G.AdC









    LE PHARE PORT D’ATTACHE




    Paru il y a onze mois aux éditions Faï fioc, La Demeure et le Lieu, recueil poétique posthume de Julien Bosc, est une écriture du territoire. Les poèmes s’inscrivent dans un espace circonscrit par les deux pôles — demeure et lieu —, que délimitent ses habitants et faune et flore omniprésentes. C’est là, dans « le phare » qu’est la demeure, en un lieu isolé et enclavé, et que prend place l’écriture de Julien Bosc. Une écriture patiente et têtue, qui se vit au jour le jour parmi les compagnons familiers, dans une dérive de la pensée. Rivée à la mélancolie, pièce maîtresse de l’ouvrage, la pensée solitaire rend compte du « rien », mais aussi du tout minuscule qui l’enclôt. Tandis que la pensée s’exténue dans « une conscience exsangue », l’écriture, elle, est l’objet d’un regard distancié et d’une interrogation lucide. Loin de se prendre au sérieux, le poète pose sur son poème, sur la facilité apparente qui le révèle, un regard critique :

    « à l’heure du poème

    la sale sensation

    parfois

    de faire feu de tout bois »

    avec, quelques vers plus loin, le sentiment découragé « que rien n’a été dit ».

    Toute une hiérarchie diachronique — écoulement des nuits et des arrière-saisons — organise l’espace quotidien de la demeure et du lieu qu’elle occupe. Parfois se faufilent les mots jusqu’au blanc de la page. De temps à autre, à force de « laisser venir », se présente, modeste et incertaine, « l’éventualité d’un poème ». Il y faut certes tant soit peu de méthode, le respect peut-être d’un certain ordre des choses :

    « écrire

    avant se taire

    rallumer son feu dès l’aube

    peler l’orange

    raccommoder sa langue et sa peau » .

    À cela s’ajoutent les acteurs familiers et leurs gestes. Le tout s’agence de la manière la plus naturelle, dans la continuité, sans ponctuation ni majuscule ; avec des mots simples. Mises à part quelques exceptions, tels les vocables vieillis ou régionaux, « battitures » et « arantèles », qui donnent le plaisir de fouiner dans quelque Trésor de la langue française. Seule fantaisie apparente, le « ô » lyrique qui met en relief l’exclamation. Ou encore, autre particularité de la langue, ces constructions échafaudées sur d’infimes déplacements :

    « une toujours même promenade »

    ou sur des incises inattendues qui brouillent la progression et l’enchaînement syntaxique des propositions :

    « où

    pour de tout se souvenir et voir derrière le miroir il fallut

    le corps avait faim et voulait parler

    rabattre les contrevents par devant les croisées… ».

    L’univers du poète se construit sur la répétition du même, laquelle va de pair avec l’énumération des composantes du décor, arbres, fruits et fleurs. Insectes et oiseaux. Le regard du poète sur les créatures qui peuplent son espace est un regard tendre et amusé, voire complice.

    Les poèmes prennent le plus souvent l’allure de listes, d’injonctions sur le dérisoire des jours. Listes d’actions à accomplir, d’entreprises à mener ou dont il faut au contraire se délester. « Se délester des subterfuges ». Il arrive aussi qu’alternent dans le même poème délestage et lestage.

    Les infinitifs en début de vers sont autant de balises dans le temps semainier. Pourtant, en dépit des bornages qu’il sécrète, le poète est ballotté par l’indécision. Faire ne pas faire. Choisir une option ou y renoncer. Ainsi est-il le jouet de « graves questions » auxquelles l’écriture n’échappe pas. Il faut alors laisser parler la langue, laquelle ne se livre pas d’elle-même ; il faut la travailler au corps, en « forcer les ferrures ». Jusqu’à tout accorder en un même pas. Il arrive que le poème soit soumis à une réduction sévère de verbes à l’infinitif. Un programme s’amorce qui se résout dans sa propre négation. Il en va ainsi de la vie — celle des insectes lucioles lézards araignées — et du regard que le poète lui accorde. Toutefois, dans cet ensemble de forces qui coexistent, c’est bien la nature qui l’emporte.

    « suprématie de la nature sur le poème

    là où suffit un jour pour que l’herbe reverdisse

    il faut ici souvent semaine ou mois

    quand ce n’est une voire plusieurs années d’attente

    pour qu’un nouveau paraisse… ».

    Parfois, lorsque la lampe est allumée et qu’advient le temps de l’écriture, la maison devient phare, porteuse d’images de mer. Soumise au charroi des vagues, la vie rurale se métamorphose. La fureur océane submerge alors la demeure et le lieu. Les murets devenant digues, le travail des « mots rescapés du naufrage » s’arrime aux amers. Métaphores et « transmutations » emportent le poème sur un fil d’horizon ouvert. En un mouvement plus large — où se conjuguent mots de la mer et mots de la ruralité — promesse d’une « traversée merveilleuse ».

    Ailleurs, le poème prend l’allure d’un dialogue, vécu comme un conte, ouvert sur le passé :

    « que cherchez-vous ?

    la fenêtre      qui ouvre sur le dehors

    comment est-elle ?

    je ne sais plus

    c’est si loin ».

    De l’autre côté du miroir se profile l’avant-deuil, se profilent ses fantômes. Une histoire d’amour s’ébauche en filigrane au cours des vers. Un amour défunt, qui resurgit à partir d’un rien. Ainsi le goût de « discrètes fraises des bois » ravive-t-il le souvenir de ce qui fut et ranime-t-il l’amertume du deuil. Quant à refaire « à l’envers le voyage de l’inoublié premier baiser », cela relève de l’impensable. Mieux vaut encore se délester des « illusions passées ». La nostalgie gagne. En proie à la morosité et au désœuvrement, le poète puise alors ce peu de force de vie dans ses alliés minuscules que sont les êtres qui l’entourent. Les images de mort se ramassent au détour d’un poème, comme ces « anciens galets dans la gorge » qui ravivent le chagrin. Est-ce le portrait du poète qui se cache derrière celui « d’un homme/dont le regard et le long trait des lèvres expriment une immense tristesse » ? Est-ce lui que la vague ramène sous les « traits d’absurdité d’un noyé » ? La mort hante le lieu du poème. La mort hante le « port d’attache » du poète. Le phare ne saura pas le retenir.

    Restent cet ultime recueil et ses vers poignants, jusqu’aux tout derniers qui infusent sous la peau leur beauté tendresse et leur mélancolie.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Julien Bosc La demeure et le lieu






    JULIEN BOSC


    Julien Bosc
    Ph. © J-D Moreau
    Source





    ■ Julien Bosc
    sur Terres de femmes


    Le coucou chante contre mon cœur (lecture d’AP)
    [Nous pourrions dire une forêt] (extrait du Coucou chante contre mon cœur)
    [marcher chaque jour] (extrait de La Demeure et le Lieu)
    [Hormis les lèvres où mourir] (extrait de De la poussière sur vos cils)
    Goutte d’os (lecture d’AP)
    (Et toi, qui es-tu ?) [extrait de Je n’ai pas le droit d’en parler] (+ une notice bio-bibliographique)
    [Nue-pâle sous sa toilette de satin noir] [extrait d’Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa]
    Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Julien Bosc
    → (sur Terre à ciel)
    Hommage à Julien Bosc, par Isabelle Lévesque





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