Étiquette : 2019


  • Stéphan Causse | [Petite mer]



    [PETITE MER]




    Petite mer.
    Reste en retrait.
    Le TU est du moi la cachette préférée.
    Une fois, j’ai tutoyé la mer. Je me voyais dans son secret. Et seuls les rêves répondent aux secrets.
    Je ne le savais pas encore…
    J’avais l’habitude de nager très loin quand j’étais
    gosse. Et plus j’avançais, et plus ma mère s’inquiétait. J’aimais gentiment cette idée…
    Moi, je n’avais pas peur de la mer.
    J’aimais sa voix douce et rauque.
    Chaque geste de ma nage venait heurter le calme des vagues.
    Un marin léger sifflait souvent les nuages.
    Une mer d’huile comme on dit.
    J’y faisais mon lit.
    Tout ça, c’était le bonheur de la mer sans ma mère…
    La mer n’aurait pas de fin, puisque les vagues sans cesse recommencent, me disais-je.
    Aujourd’hui, il me reste le souvenir.
    Le reste du soleil.
    Le reste des vagues.
    J’enroule mon corps dans ses draps de sable et tout est pareil à mes premières années.

    Je tutoie la mer.
    Je regarde ses bleus.
    Je grandis encore dans son ombre.




    Stéphan Causse, Boire le temps, Jacques André éditeur, Collection Poésie XXI n° 57, 2019, pp. 39-40.






    Stéphan Causse  Boire le temps




    STÉPHAN CAUSSE


    Stéphan Causse
    Ph. : Vincent Decorde
    Source





    ■ Stéphan Causse
    sur Terres de femmes


    À deux pas dans le silence (lecture d’AP)
    [Les lieux où je vous emmène] (extrait d’À deux pas dans le silence)
    Cévenne Séranne
    [mes lèvres balbutient] (extrait de Caresser la mer)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de Jacques André éditeur)
    la fiche de l’éditeur sur Boire le temps
    → (sur le site de Jacques André éditeur)
    une notice bio-bibliographique sur Stéphan Causse






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  • [Prix Louise-Labé 2019] Anne Emmanuelle Volterra |

    [Aux fissures invisibles des façades…]



    [AUX FISSURES INVISIBLES DES FAÇADES…]




    Aux fissures invisibles des façades
    répondent des grincements de fêtes
    l’enivrement des rues et leurs cadavres malgré les rires
    Mais notre inquiétude
    dans les plaisirs et la mollesse des jours de congé
    leurs repas copieux, leurs siestes
    l’inquiétude qui tourmente ces jours heureux
    De grands jours
    de très grands jours sans couleur
    que ne gâchent que ces fissures
    que nous supposons aux façades
    et un sermon de Saint Augustin
    sur la vieillesse du monde



    ***



    Tant de promeneurs sur les boulevards
    en manteaux, en écharpes faites main
    de jolis gens chics qui se pressent aux fêtes
    malgré les vents contraires




    Anne Emmanuelle Volterra, « Histoire et tragédies », IV, Scènes d’Hiroshima, Éditions LansKine, 2018, page 26. Prix Louise-Labé 2019.






    Anne Emmanuelle Volterra  Scènes d'Hiroshima





    ______________________________
    NOTE d’AP : Anne Emmanuelle Volterra est lauréate du Prix Louise-Labé 2019 (décerné en 2020) pour Scènes d’Hiroshima.
    Ex aequo avec Béatrice Marchal pour Un jour enfin l’accès (éditions L’herbe qui tremble).




    ANNE EMMANUELLE VOLTERRA


    Anne Emmanuelle Volterra

    Anne Emmanuelle Volterra,
    23 novembre 2018,
    librairie Texture (75019 Paris)





    Anne Emmanuelle Volterra est née le 24 décembre 1980 à Fribourg (Suisse). Après avoir suivi des études de droit, elle travaille au ministère des Finances (Suisse), en charge de politique fiscale internationale. Elle vit à Zurich. Depuis 2015, elle publie régulièrement des poèmes en revues (Poésie/Première, Diérèse, Décharge, la Gazette de la Lucarne, Place de la Sorbonne, la Revue de Belles-Lettres). Elle est correspondante pour la Suisse de la revue Place de la Sorbonne. Scènes d’Hiroshima est son premier ouvrage de poésie.




    ■ Anne Emmanuelle Volterra
    sur Terres de femmes


    Scènes d’Hiroshima (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions LansKine)
    la fiche de l’éditeur sur Scènes d’Hiroshima






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  • Véronique Daine | [La pluie pour faire le matin]



    [LA PLUIE POUR FAIRE LE MATIN]




    La pluie pour faire le matin. La pluie les verts plus quelques blancs qui sont comme une autre catégorie de verts. Épuisante éreintante la pluie. Et éreintante la mort d’Yves Bonnefoy avant-hier. Je pense à mon oncle Camille qui était là durant l’enfance. Qui était là comme la pluie. Un homme qui ne disait rien. Ne faisait pas de bruit. Se retirait toute la journée dans sa chambre. Se déplaçait sur des patins de feutre pour ne pas rayer le parquet. Éteignait tôt. Bougeait son grand corps le plus précautionneusement possible dans l’appartement rue des Déportés. Un homme sans visage (aucune photo de lui dans les albums de famille). Sans voix. Un objet invisible parmi les psychés et les pendules faussement Empire du salon. Un jour l’oncle n’a plus été là. Transparente sa mort. À la place un vide insoupçonné. Inversement proportionnel à sa présence dans l’appartement. Un vide ouvert à un questionnement sans repos ni réponse. Yves Bonnefoy était un peu comme ça. Tranquillement là. Tranquillement dans ma vie jusqu’à l’oubli. Puis cette mort qu’on ne s’était jamais figurée. Et le même éreintement sans réponse.




    Véronique Daine, Amoureusement la gueule, éditions L’Herbe qui tremble, Collection D’autre part dirigée par Thierry Horguelin, 2019, pp. 39-40. Dessins d’Anne-Marie Finné.





    Véronique Daine  Amoureusement la gueule




    VÉRONIQUE DAINE


    Veronique Daine  NB
    Source




    ■ Véronique Daine
    sur Terres de femmes


    Amoureusement la gueule (lecture de Sabine Dewulf)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions L’herbe qui tremble)
    la page de l’éditeur sur Amoureusement la gueule






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  • Marilyse Leroux | [Livre ouvert]



    [LIVRE OUVERT]




    Livre ouvert
    sur les genoux
    le bleu de l’amandier
    racontait un autre bleu
    sa blancheur un autre blanc


    Il est tombé du soleil
    entre ses branches
    le temps l’a mélangé
    au jeu des couleurs


    Depuis le chant
    porte son nom.


    Certains arbres
    ont appris à veiller
    sur le sommeil des morts


    On leur pardonne leur silence
    pour ce qu’ils ont entendu.





    Marilyse Leroux, Nés arbres, éditions L’Ail des ours, Collection Grand ours n°1, 2019, pp. 26-27. Gravures de Thierry Tuffigo.






    Marilyse Leroux  Nés arbres  3





    MARILYSE LEROUX



    Marilyse Leroux





    ■ Marilyse Leroux
    sur Terres de femmes


    [Autour de nous le mouvant devient cercles] (extrait d’Ancrés)
    Le Sein de la terre (lecture d’AP)
    [Une goutte est la mer] (extrait du Temps d’ici)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    [Tu ouvres une brèche]




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Terre à ciel)
    une page consacrée à Marilyse Leroux
    le site de Thierry Tuffigo






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  • Paola Pigani, La Renouée aux oiseaux

    par Angèle Paoli

    Paola Pigani, La Renouée aux oiseaux,
    éditions La Boucherie littéraire,
    Collection La feuille et le fusil, 2019.



    Lecture d’Angèle Paoli



    DES CRIS POUR UNE RENAISSANCE




    Dès le premier regard, j’ai été séduite par cet ouvrage. En premier lieu par son papier d’excellence Fedrigoni, par le vert feuille (Foglia) de la couverture, par la teinte Misty Rose des pages de garde, par la teinte châtain foncé (Tela castano) du papier embossé des trois pages intercalaires. Et, bien sûr, par le titre du recueil : La Renouée aux oiseaux. Qui ouvre sur un très lancinant thrène, un poème de deuil. Un deuil d’enfant qui a conduit la mère aux marches de la folie. Le titre pourtant, comme la couverture, annonçait un renouveau printanier. Mais, pour qu’il y ait renaissance, sans doute faut-il passer par l’épreuve initiatique de la mort. C’est cela qui se joue dans le déroulé de ce très beau texte.

    Dès le poème d’ouverture, le ton est donné. Qui introduit dans un monde clos, enceint de murs. Quelques vers suffisent à planter le décor et à y convoquer les protagonistes. Des femmes attendent. Elles attendent que le moment se présente de s’échapper « en passant par les arbres ». La narratrice est parmi elles. Un « Je » et un « moi » encadrent trois verbes au pluriel, avec pour sujet « les femmes ». Qui sont-elles ? Pourquoi sont-elles enfermées ? On ne le saura pas vraiment. Quelque chose comme la folie les a frappées, qui explique leur enfermement. Parmi elles, les « gardiennes », mais aussi « les crieuses et les chieuses ». Aucune n’échappe aux séances d’épluchage dans les cuisines ni aux corvées de lessive dans la buanderie (« lessiver c’est disparaître »). Le monde clos et gris dans lequel vit la jeune femme est un asile psychiatrique dont il est difficile, voire impossible, de s’échapper.

    La narratrice se différencie toutefois de ses compagnes d’infortune. Elle partage avec l’orme du jardin un lien privilégié. Tous deux ont en commun des blessures qui se lisent à même l’écorce :

    « [J’]ai posé ma main sur la blessure »… « je les enfonce dans la blessure du bois »… « J’enfonce les deux mains / dans le vide de l’arbre ».

    L’arbre est un ami. Quelqu’un en qui l’on a confiance, quelqu’un que l’on prend le temps d’écouter et à qui l’on parle. La jeune femme lui présente ses mains vides, comme une offrande :

    « Je dis

    Voici les mains

    Qui ont tenu l’enfant ».

    Très vite, d’un poème à l’autre, le drame affleure. Presque sotto voce. Par petites touches. Les allusions se précisent, qui livrent une histoire de femme, de jeune mère en deuil de son enfant mort. Une histoire de perte qui rend inconsolable. Une histoire poignante. Qui se dit avec des mots simples qui détournent les clichés, comme dans ces trois vers :

    « Les jours de lessive

    mon corps s’égoutte

    pendant des heures »

    ou encore, dans cet autre exemple :

    « Je sors en cheveux

    avec ma chemise ouverte

    comme un sommeil ».

    Mots qui montent des entrailles, sans faire de bruit. Mots tissés de silence et de douleur irréparable. Les mots disent la naissance disent la mort, l’une et l’autre si proches, coexistantes. La disparition de l’enfant poursuit la mère dans la nuit de son chagrin. Pourquoi est-il mort ? Elle n’en sait rien. On ne lui a rien dit. Mais depuis sa naissance depuis sa mort, la vie s’est scindée en elle entre un avant et un après. Une femme et une autre qu’elle ne connaît plus. Versant lumière, versant ombre :

    « Je suis la pierre

    avant le sang de l’autre

    du temps où je n’étais pas mère

    où je ne connaissais pas mon ombre

    ni la sienne

    du temps où tout était clair

    derrière la vitre

    comme sous la pluie ».

    Une femme qui s’est emmurée dans le silence qu’elle a imposé au père géniteur de l’enfant :

    « L’homme d’avant

    d’avant la mort

    je ne l’ai pas fait père

    je l’ai fait taire »

    silence qu’elle poursuit pour elle-même avec la même résolution, la même ténacité :

    « Maintenant

    dans ma bouche

    un silence d’argile

    Je me suis fait terre ».

    Dans la douleur de son ventre désolé, le bébé glisse. Présent en elle jusque dans les rêves qui mettent la mère au bord de la folie :

    « Le matin je frotte le plancher avec mon drap

    je m’enroule dedans

    pour le sommeil d’avant

    avec mon ventre de pierre ».

    Se dégage des gestes maternels un rituel qui renvoie à des images déjà vues, on ne sait où, à des peurs archaïques, encloses dans des brumes ancestrales. Qui ont la teinte grisaille du désespoir. Un profond désir de mort se propage d’un poème à l’autre, qui accompagne le vide créé par l’absence :

    « Le soleil boit

    toute l’absence

    je prie pour ne pas être »

    et en écho, quelque pages plus loin :

    « Le ciel boit

    toute l’absence

    je prie pour ne pas être ».

    Pour pallier ce vide et cette absence, il y a l’arbre. Les cicatrices jumelles et les pleurs. La narratrice pourrait disparaître dans le grand corps ombreux de l’arbre. Se mêler à ses racines, couler sang et eau dans sa sève. Elle et l’arbre se comprennent, se complètent, se bercent l’un l’autre. Foglia | folia. De sorte que l’arbre, à la longue, se fait présence consolatrice :

    « Quand mes os craquent

    l’arbre pleut sur moi

    lave le sang de mes premières lunes

    l’oubli

    l’enfant ».

    Et c’est de l’arbre, enfin, que parvient le signe d’un ressaisissement et d’une renaissance :

    « Pourtant

    le chant de l’arbre ordonne

    d’exister

    Il est plein de cris

    Je suis la renouée aux oiseaux ».

    Ainsi revient l’espoir. « L’enfant de bois mort » se coule dans la blessure de la mère. Devenu « un seul oiseau », il lance « des cris de paix ».

    Intense et émouvant, La Renouée aux oiseaux est du nombre des très beaux recueils. Sa poésie naturelle, sans recherche excessive ni lyrisme immodéré, a laissé et laisse admirative la lectrice que je suis.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Paola Pigani  La Renouée aux oiseaux





    PAOLA PIGANI


    Paola Pigani par Vugliano
    Ph. Gilles Vugliano
    Source





    ■ Paola Pigani
    sur Terres de femmes


    [L’hiver n’aura pas ma peau] (poème extrait de La Renouée aux oiseaux)
    Le Cœur des mortels (lecture de Michel Ménaché)
    La voix des migrants (poème extrait d’Indovina)




    ■ Voir aussi ▼


    La renouée aux oiseaux (blog de Paola Pigani)
    (sur Lecthot)
    un entretien avec Paola Pigani
    (sur Terre à ciel)
    une lecture de La Renouée aux oiseaux par Valérie Canat de Chizy





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  • Estelle Fenzy | Man’za



    MAN’ZA




    Man’za avait
    toujours été vieille
    sa main droite appuyée
    sur ses reins courbés

    Parfois nous grimpions
    sur ses maigres genoux
    Son tablier de tergal
    crissait sous les ongles

    Nous passions
    des heures entières
    à feuilleter
    des catalogues

    Nous aimions
    le papier glacé
    son odeur vernis frais
    admirions
    les dents parfaites
    des mannequins

    Man’za n’en avait plus
    depuis longtemps








    ÉLISA




    Man’za
    avait toujours été vieille

    C’est ce que je croyais

    Pourtant
    face à son lit
    cette photo jaunie
    un jeune homme
    aux yeux clairs
    en tenue militaire

    Man’za
    avait été belle
    Elle avait reçu les baisers
    les avait donnés aussi





    Estelle Fenzy, Gueule noire, éditions La Boucherie Littéraire, Collection Sur le billot pour tous dirigée par Antoine Gallardo, 2019, s.f. Monotypes de Colette Reydet.






    Estelle Fenzy  Gueule noire





    ESTELLE FENZY




    Estelle Fenzy
    Ph. Tous droits réservés




    ■ Estelle Fenzy
    sur Terres de femmes


    [Je n’ai jamais dit adieu] (poème extrait du Chant de la femme source)
    [Faire fi(n) | de l’exiguïté du temps] (poème extrait de Coda (Ostinato))
    La Minute bleue de l’aube (lecture de Murielle Compère-Demarcy)
    [Un seul pays natal](extrait de La Minute bleue de l’aube)
    [Rêve silex] [extrait de Chut (le monstre dort)]
    [Mon tablier déborde de prières](extrait de Mère)
    [Père, | tu le sais](extrait de Par là)
    Poèmes Western (lecture d’AP)
    [Retrouver la neige](extrait de Poèmes Western)
    Rouge vive (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Rouge vive (lecture d’AP)
    Sans (lecture d’AP)
    [Toi les yeux moi la voix] (extrait de L’Entaille et la Couture)






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  • Isabelle Raviolo |

    Dans l’œil du Greco

    Chroniques de femmes – EDITO

    Chronique d’Isabelle Raviolo




    DANS L’ŒIL DU GRECO
    Du voyant au visible : la déhiscence
    _____________________





    Greco expo






    À l’occasion de la rétrospective consacrée au Greco (1541-1614), à Paris, au Grand Palais, jusqu’au 10 février 2020, je voudrais ici partager une « méditation » sur son œuvre. Que l’on découvre ou que l’on redécouvre les tableaux du Greco, il y va toujours d’une « première fois », d’un événement crucial. Quelque chose d’unique, d’inimitable a lieu. S’il est difficile de le nommer, c’est peut-être parce qu’il relève davantage d’un vécu d’expérience. Mais quel est-il au juste ? Comment le signifier ?



    Regarder un tableau du Greco, c’est peut-être répondre au fond de soi à un appel : celui d’une rencontre avec cet autre que la toile vient nous faire reconnaître et désirer. Par l’intermédiaire de l’œuvre peint, un passage de lumière se fraie : une présence se fait sentir au plus intime de soi. Mais pour la laisser être, ne faut-il pas soi-même se retirer, et ainsi accepter de renoncer à ses propres lumières ? Car s’il est un lieu où ce tableau habite, c’est peut-être dans celui d’un regard recueilli, attentif à la vibration de l’image, à ce fin tremblement qui se refuse à l’appropriation, et requiert un retrait, un détachement des images. En laissant venir à soi le tableau, en faisant place, nous rendons possible l’événement esthétique, nous risquons sa « visitation ». Alors peut avoir lieu une rencontre, un dialogue sans fin avec l’œuvre peint. Au plus intime de notre attention, nous pouvons entendre son silence respirer dans une symphonie de couleurs, dans une subtile vibration de valeurs où la vie devient promesse immense.





    1. L’épreuve de l’attention


    Regarder un tableau du Greco c’est aller à la rencontre d’un monde où formes et couleurs s’entr’appellent et se répondent dans la correspondance des ombres et des lumières, dans le flamboiement des corps, dans le tremblement de la vie qui semble encore vibrer sous le pinceau. C’est peut-être ce qui fait le caractère unique et éternel de cet œuvre peint. Mais cette éternité ne renvoie ni à un ailleurs, ni à une temporalité hors sol, ou fantasmée ; elle n’a rien non plus d’une immortalité. Elle est au contraire infiniment proche et présente, enracinée dans l’instant précaire. Pour le dire autrement, elle est incarnée. Comment faut-il entendre cette « éternité incarnée » du tableau ? S’il est difficile de la décrire, nous tenterons de l’approcher. Selon nous, elle est un quelque chose sur le point de se dire, d’exister – quelque chose que nous nous proposons d’appeler déhiscence. Par là nous entendons une image qui borderait le regard sans que ce dernier puisse l’épuiser, une image qui délimiterait un seuil infranchissable. Mais que dire de cette image qui maintient la distance, qui tient à son retrait ? Si d’un côté elle suscite notre imagination, d’un autre elle s’y refuse comme si cette imagination l’obstruait. L’exigence de cette image est double : esthétique et éthique, elle semble toujours chercher sa propre « libération », c’est-à-dire à opérer se détacher des catégories qui l’ont historiquement normée. Quelle est alors l’autre fin que redécouvre l’image ? En quoi ce retrait ou ce détachement comme « désappropriation » rend-il possible une autre interprétation de l’image dans les tableaux du Greco ?



    — Une donation par le retrait

    Entre le voyant et le visible un lien se tisse, une relation se noue : elle est de l’ordre d’une force créatrice continuée ; elle passe par un regard, un silence, une attention. C’est toute la qualité de sa présence qui est en jeu ici, c’est-à-dire la densité d’être ici et maintenant, d’habiter réellement cet espace-temps, sans chercher à s’en évader. Autrement dit, il y va de cet état de vigile comme d’un acte de donation de soi : être présent comme on se fait présent, offrande à la toile, à sa voix intérieure, à son silence. Aussi le tableau du Greco nous invite-t-il à entrer en présence comme on entre en échange, en mutuelle écoute. L’appel se déploie dans la réponse et accomplit en elle son existence. Le visible n’est pas masqué, il est retrouvé, comme l’éternité chez Rimbaud et Marguerite Yourcenar : une éternité qui donne au temps son épaisseur, sa chair. Pour le dire autrement, cette éternité se noue dans l’attention à l’instant, dans la qualité d’une présence qui n’en finit pas de réactualiser sa puissance d’être, de chercher sa « verticalité » dans une attention toujours plus aiguisée, et par voie de conséquence toujours plus épurée. Quelque chose doit s’évider comme si nous devions nous délester d’un poids, nous « désencombrer », afin d’être plus authentiquement attentif. Mais en quel sens cette authenticité implique-t-elle un retrait ?

    Regarder un tableau du Greco exige une certaine temporalité, un espace-temps où du voyant au visible une relation se tisse, une déhiscence s’opère. Cette exigence requiert elle-même la qualité d’une attention. Et celle-ci implique tout à la fois l’épreuve d’un dessaisissement de ses représentations et celle d’un consentement à revenir à l’image qui se présente elle-même. Par suite, elle exige de « faire place » au visible pour mieux le regarder. Car, de fait, en cette ouverture rendue possible par un regard évidé se découvre tout l’espace-temps de la rencontre. L’exigence d’un retrait n’est donc pas celui d’une pure absence, mais d’une présence réelle qui expérimente sa propre réalité en se retirant de ses lieux communs, de ses habitudes spéculaires, de ses illusions perceptives : « Dans la perception sensible, si on n’est pas sûr de ce qu’on voit, on se déplace en regardant, et le réel apparaît. Dans la vie intérieure, le temps tient lieu d’espace. Avec le temps on est modifié et si, à travers les modifications, on garde le regard orienté vers la même chose, en fin de compte l’illusion se dissipe et le réel apparaît. La condition est que l’attention soit un regard et non un attachement. » (Simone Weil, La Pesanteur et la Grâce, éditions Plon, 1988, page 138). Ce que Simone Weil nous laisse entendre rejoint l’exigence d’un retrait, c’est-à-dire l’éthique d’un détachement où l’attention n’est plus un saisissement affectif ou la sensibilité d’un œil extérieur et furtif, mais l’approfondissement intranquille d’un regard qui se laisse modifier par son altérité, dans « l’épreuve du transcendant », c’est-à-dire dans la rencontre avec son autre qui le déporte vers l’abîme : au plus loin de lui-même, en cet intime où habite le prochain.



    — La rupture d’immanence et l’épreuve du transcendant

    Le regard s’éprouve ainsi dans se laisser toucher par lui, se tenir en sa compagnie dans la vigile d’un regard qui ne recouvre pas, mais consent à recevoir sans s’imposer. C’est à cette qualité de l’œil qui écoute, vigile d’une conscience déprise de ses propres représentations, désappropriée de ses attentes, que nous renvoyons le concept de déhiscence pour signifier ce rapport si particulier qui unit le visible au voyant. Et c’est là l’épreuve d’une attention de celle même dont Simone Weil parlait quand elle évoquait « l’épreuve du transcendant » (La Pesanteur et la Grâce, id., page 139), un « contact » d’une autre nature, une présence « décréée », c’est-à-dire désemplie du « moi ». Et la philosophe insiste sur le sens de ce « transcendant » : il ne s’agit pas pour elle de postuler un « autre réel » qui nous ferait fuir ce monde, mais au contraire, d’affirmer une perception sensible en discriminant le réel de l’illusoire : « L’illusion se dissipe et le réel apparaît. » Cette apparition s’éprouve dans l’image de ces corps qui vibrent comme des flammes, de cette incarnation qui danse sa joie d’être et de vivre, si bien que l’attention devient elle-même mouvante, pensée, énergie spirituelle, « élévation dans l’échelle des qualités d’énergie. » (La Pesanteur et la Grâce, ibid., page 139). Et cette épreuve du transcendant engage une aventure du regard au plus près du réel, de sa simplicité, de sa précarité : la force d’une présence dénudée. Les contours du corps, parfois esquissés, l’obscurité d’un lieu, d’une atmosphère, les scènes mystiques et profanes s’illuminent alors sous nos yeux, comme dans L’Ouverture du cinquième sceau, ou encore dans cette Annonciation de 1600-1605. Ce n’est pas tant le motif qu’il peint, le sujet qui l’intéresse, que cette force qui l’habite, et qui renvoie l’homme à sa condition mortelle mais aussi à ses racines célestes, à cette force qui l’inhabite et le transcende, et qu’il éprouve comme plus intime à lui que lui-même, comme dans ces magnifiques versions des Madeleine pénitentes. L’existence a un poids, une incarnation : elle est illuminée, transfigurée sous le pinceau qui fait l’éloge de l’homme, corps et âme. La densité de lumière, la vibration des couleurs, jusqu’au moindre détail, éveille les sens spirituels et confèrent aux visages une aura inégalée.

    Que dire alors sinon que ce peintre nous apprend à revenir aux choses mêmes, à « regarder » notre réalité, sur la terre comme au ciel ? Ses touches lumineuses rendent visibles les édifices et les visages, les villes et les paysages ; elles donnent à percevoir autrement, depuis un autre biais : elles approfondissent notre perception, nous fait entrer en attention. Elles nous rendent attentifs à notre réalité comme en ce magnifique tableau du Christ chassant les marchands du Temple (1610-1614), où le rouge et le jaune, l’énergie qui se dégage de cet entrelacs de corps, nous fait revenir à l’esprit même du passage de l’Évangile (Mathieu 21, 12-13), à sa violence. L’attention se porte sur le geste du Christ, le questionne. Elle y perçoit un appel à se détacher des images, à dépasser l’apparence, à aller de la lettre à l’esprit. Le Christ ne tolère pas les compromis : Il renverse les tables des échoppes, invective, oblige à reconnaître que les réalités ne se confondent pas et que l’attitude envers Dieu réserve le corps et l’esprit à l’attention, à ce regard qui se recueille dans ce qui nous élève à notre humaine dignité de « fils adoptifs de Dieu » (Épître aux Romains 8, 18-25) dans un même monde habité.










    2. Notre humaine condition : un être au monde qui a une vocation divine


    En son œuvre, Greco a tenté de faire dialoguer ensemble ces deux versants d’un même monde : le temporel et le spirituel, le divin et l’humain – des réalités en mouvement, en dialogue l’une avec l’autre – des dimensions qui ne cessent de s’entr’appeler et de se répondre à travers ces ciels d’orage tourmentés qui rappellent le tragique de notre condition humaine – sa grandeur et sa misère pour reprendre la terminologie de Pascal. « Car enfin qu’est-ce que l’homme dans l’infini ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout » (Pascal, Pensées). Cet homme incarné, « gloire et rebut de l’univers », cet homme qui dans sa petitesse, a part à l’héritage divin, est au cœur de l’œil du Greco : il en rappelle la beauté complexe dans une harmonie chromatique où le clair-obscur vient exprimer la tension entre notre part d’ombre et notre part de lumière – des jeux de lumière que le Greco rend également avec ses plongées et ses contre-plongées comme dans L’Adoration du nom de Jésus, dit aussi Le songe de Philippe II (vers 1575-1580). Mais ces variations de lumière se retrouvent également dans d’autres tableaux tout aussi admirables : La Fable et Enfant soufflant sur un tison.



    — La déhiscence comme nécessaires transition et dépassement

    Rencontrer un tableau du Greco c’est alors revenir à la couleur, à sa lumière, à cette intensité si caractéristique de la puissance d’être et d’aimer – à cette énergie incandescente de la palette d’un peintre qui, par son œil, ouvre une porte sur notre monde visible, rend le corps à sa présence incarnée : ce qui nous apparaît être notre corps disparaît sous le pinceau du Greco – car nous le découvrons autre : un corps mis à nu par l’intensité du mouvement, de la forme et de la couleur : un corps qui s’érige dans le ciel tel une flamme, un corps qui n’en a pas fini de tendre vers, de désirer, de voyager jusqu’aux confins du réel – dans ces dimensions qui revenant toujours au même nous le fait découvrir autre. Il en va ainsi des variations du Greco à partir du tableau initial : toujours nous percevons par esquisses, comme l’aurait dit Husserl. Notre œil se déplace quand nous regardons un tableau et ce déplacement opère ainsi d’incessantes ouvertures dans l’univers de la toile (comme en ces deux versions, l’une verticale, l’autre horizontale, de L’Agonie du Christ au jardin des Oliviers).



    — De la forme à la force : l’énergie spirituelle

    Si chez les critiques d’art, il est souvent question des « contorsions », des « déformations » et des « allongements » caractéristiques du Greco (Cf. Beaux-Arts, octobre 2019. Greco. Grand Palais, Céline Ventura Teixeira, « Le dernier grand maître de la Renaissance. De l’icône au maniérisme », page 42), je préfère parler, quant à moi, de la singularité d’un œil de peintre qui loin de « déformer », « conforme » les corps à celui du Christ, les rend christophores. Le Greco a un style, une manière à lui, un geste singulier qui dès qu’il parle, ouvre, délivre l’énergie retenue des êtres et les choses : une puissance d’être se dégage non pour se laisser approprier, comprendre ou rationaliser, mais pour nous faire entrer dans ce monde de la peinture qui est tout en énergie spirituelle. Ce n’est donc pas tant des corps qui se contorsionnent ou se déforment que des incarnations qui s’élèvent et s’épanouissent sous l’œil du peintre : des chairs qui s’ouvrent à leur réalité sous l’incarnat de la palette du Greco. Et ces chairs sont l’œil du peintre qui tente de se placer depuis l’œil de Dieu pour les rendre visibles : « Voir avec l’œil même de Dieu » nous enjoignait Eckhart dans ses Sermons allemands – nous signifiant ainsi l’obligation de nous convertir, de nous retourner vers cette dimension de nous-mêmes laissée en friches – et qui pourtant est habitée de la présence divine. Les figures et les corps incarnés se transfigurent alors sous nos yeux en êtres de lumière : elles ouvrent l’espace et le temps à un champ de possibles. Et si nous reprenons cette toile dont nous parlions en introduction : Jésus chassant les marchands du Temple (dont le Greco peint au moins quatre versions), nous découvrons que la version de la scène transcrite par Mathieu est tout autant présente que celle de Jean (Jean 2, 13-21). Si personne ne comprend la parole du Christ : « Détruisez ce sanctuaire, et en trois jours je le relèverai. » Si les marchands présents lui répliquent : « Il a fallu quarante-six ans pour bâtir ce sanctuaire, et toi, en trois jours tu le relèverais ! », c’est que personne ne sait regarder ni même écouter. Leur œil a perdu cette écoute qui n’est autre que son attention au plus simple, au plus nu – à ce qui est présent ici, dans l’éclat de sa beauté – une beauté qui se refuse au « recouvrement », aux enlisements dans les désirs matériels. La cécité des marchands qui sont le reflet de nous-mêmes, en nos désirs d’avoir toujours plus, en notre pleonexia, en notre prison dorée de fausses joies, de faux trésors, nous éclaire ici par la lumière portée au centre du tableau : le visage du Christ en mouvement, le rouge de son vêtement qui dit une présence à la fois humaine et divine. Et le vrai trésor auquel le Christ nous appelle c’est à la beauté de son corps, « pain de vie éternelle », porte vers le ciel sur cette tard. Ce tableau est pour nous une métaphore de la peinture : ne pas s’attarder à l’image-idole, au motif, à ce qui se donne à comprendre de prime abord, mais patienter l’image-icône, lui laisser cet espace où apparaître. Pour que l’image passe de l’idole à l’icône, il nous faut nous retirer d’un premier regard qui couvre, opercule et entrave : il nous faut nous crever ces yeux-là, pour retrouver la vue, son énergie spirituelle.




    *



    Élève du Titien, Le Greco n’en a pas été l’imitateur servile, mais le disciple génial en cela même qu’il a trouvé son style. L’audace du Greco est dans son œil qui sait rendre le visible à sa fragrance éternelle, qui nous délivre ainsi de tout arrière-monde, nous fait revenir à l’exigence d’une présence dans l’instant précaire. Depuis l’œil du Greco, notre œil s’ouvre, se libère : dans le plus petit détail, le plus banal, il découvre le poids d’une existence, la beauté d’un être-là, d’une presque disparition vibratoire du sujet. Du voyant au visible, nous entrons en déhiscence et devenons des passeurs de lumière, de cette étincelle qui habite chaque toile de Domínikos Theotokópoulos.



    Isabelle Raviolo
    pour Terres de femmes
    D.R. Texte Isabelle Raviolo, Paris, janvier 2020



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  • Frédéric Jacques Temple | Méditerranée



    Stael
    Nicolas de Staël, Plage de Syracuse, 1954
    © Sotheby’s








    MÉDITERRANÉE


    à Max Rouquette



    L’antique mer
    toujours qui sera jeune,
    celle des Argonautes
    et des enfances,
    de turquoise orne ses vagues
    qu’ont vues les matelots d’Ulysse
    et Pythéas le grand nocher
    de nos parages,
    dans leurs barques ventrues
    aux couleurs du soleil.
    Mer androgyne
    aux écailles d’émail,
    et ses yeux innombrables
    ouverts comme des héliotropes.


    Je n’ai pas oublié,
    je n’oublierai jamais
    l’opulence de l’iode en septembre,
    l’écume
    où nous rêvions de voir surgir
    des crêtes savonneuses
    les dauphins en sarabande.
    Les voici ! Les voici !
    Et nous dansions
    avec ces joyeux compagnons
    au doux regard, aux gracieuses voltiges,
    ces petits dieux si bien civilisés
    émergeant des abysses du temps,
    qui nous faisaient l’honneur
    de leur plaisir
    dont la musique illuminait nos songes…


    Les dieux sont en exil,
    nos appels sans réponse ;
    ils n’accourent plus sur les plages
    où de l’ombre monte la lune
    au comble de l’équinoxe.


    Ils ne sont plus avec nous
    qu’au fond secret de la mémoire.






    Frédéric Jacques Temple, Phares, balises et feux brefs, éditions Bruno Doucey, 2012 (prix Guillaume-Apollinaire 2013) ; in La Chasse infinie et autres poèmes, éditions Gallimard, Collection Poésie/Gallimard n° 548, 2020, pp. 189-190. Édition de Claude Leroy.






    Frédéric Jacques Temple  La Chasse infinie




    FRÉDÉRIC JACQUES TEMPLE (1921-2020)


    Frederic Jacques Temple Ph. ©Pierre Bolszak
    Ph. © Pierre Bolszak
    Source





    ■ Frédéric Jacques Temple
    sur Terres de femmes


    L’Oregon Trail (poème extrait de Foghorn)
    Mai 2011 | Frédéric Jacques Temple, De la musique avant toute chose (extrait de Divagabondages)
    Un clou pour voyager (extrait de Par le sextant du soleil)
    Été (poème extrait de Profonds pays)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Gallimard)
    la fiche de l’éditeur sur La Chasse infinie et autres poèmes
    → (sur En attendant Nadeau)
    une lecture de La Chasse infinie et autres poèmes par Claude Grimal
    → (sur ActuaLitté)
    Temple, la poésie partie en infinie chasse de rencontres






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  • Paola Pigani | [L’hiver n’aura pas ma peau]



    [L’HIVER N’AURA PAS MA PEAU]






    L’hiver n’aura pas ma peau

    En rentrant de l’office
    je vois la flamme gelée d’un écureuil
    je le ramasse raide et glacé
    le porte sur le parvis de la chapelle





    Je sors en tempête sous la nuit

    Je crie dans la rue d’avant

    La ville est dans mon sang
    avec ses éboulis
    ses canaux qui débordent





    J’ai dû laisser l’enfant dormir
    quelque part
    l’éloigner du soleil
    le poser sur un limon très doux
    qu’il tête en paix
    mon absence





    Dans les douves
    dorment les renards tendres

    Au dortoir, une femme crie
    qu’elle veut les voir

    Chaque jour elle caresse le vieux balai des pissotières
    elle rêve
    moi pas

    Les renards sont doux
    loin du bruit des hommes






    Paola Pigani, La Renouée aux oiseaux, éditions La Boucherie littéraire, Collection La feuille et le fusil dirigée par Antoine Gallardo, 84160 Cadenet, 2019, s.f.






    Paola Pigani  La Renouée aux oiseaux





    PAOLA PIGANI


    Paola Pigani par Vugliano
    Ph. Gilles Vugliano
    Source





    ■ Paola Pigani
    sur Terres de femmes


    La Renouée aux oiseaux (lecture d’AP)
    Le Cœur des mortels (lecture de Michel Ménaché)
    La voix des migrants (poème extrait d’Indovina)




    ■ Voir aussi ▼


    La renouée aux oiseaux (blog de Paola Pigani)
    (sur Lecthot)
    un entretien avec Paola Pigani
    (sur Terre à ciel)
    une lecture de La Renouée aux oiseaux par Valérie Canat de Chizy





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  • Béatrice Marchal, Au pied de la cascade

    par Isabelle Lévesque

    Béatrice Marchal, Au pied de la cascade,
    Encres de Jean-Marc Brunet,
    L’herbe qui tremble, 2019.



    Lecture d’Isabelle Lévesque



    « Requiem ne s’écrit pas au pluriel,
    à chaque mort un monde s’évanouit »



    Entrer sur la pointe des pieds, dans le dernier livre de Béatrice Marchal. Pour exprimer la douleur, les mots se feront murmure et nous suivrons la disparition dans ses traces évanouies comme sur l’empreinte laissée sur les pages de ce nouveau livre, à L’herbe qui tremble, dont les branches, les encres de Jean-Marc Brunet, accompagnent un essor, malgré tout.

    La poésie comme « rappel », peut-on l’entendre lorsque la mère n’est plus, qu’elle s’éloigne même dans le poème que la douleur envahit par les mots du chagrin ? On entend Au pied de la cascade la vie demeurée en une forme de chant. Ces mots ne seront pas écartés. Dans leur nécessité, ils viendront accompagner celle qui se retourne en regardant l’ombre, en la cherchant pour ne pas d’abord désespérer. Le regard reste ancré à sa source et la cascade fait entendre la mélopée : l’adresse est présente et le déterminant possessif résonne pour que, dans sa répétition, il consacre une présence, pur « noyau de lumière », mauve éclat de la couleur à jamais associée à la mère dans sa déclinaison florale printanière, violette, glycine, iris, lilas :

    « partout loin de ta tombe

    une splendeur d’améthyste qu’à tour de rôle

    déclinent les fleurs

    où tu vis et souris. »

    Devenue comme les personnages des histoires d’enfant, vieille femme, « fées ou sorcières », instances auxquelles est dévolu le rôle magique : peut-elle dénouer le destin d’un conte celle qui, partie, connaît l’éternité ? Le baiser attendu, délivré par la mort et non par le prince, a signé l’arrivée sur l’autre rive. Les intensifs foisonnent, précédant certains adjectifs (« si vive… », « très vieux »), alors que le monde se réduit à ce qui relie la mère au monde (« tout le printemps », par la couleur, rappelle sa présence vivante) : le lexique concentre les termes indiquant la fin, d’un temps, d’une vie et le fil prêt à se rompre qui ne tient que par l’instant. C’est cet instant qui, au moment de s’éteindre, délivre l’essence de ce qui liait les deux femmes et, de manière plus vaste, les êtres au vivant. Rien ne disparaît peut-être et c’est au moment de perdre qu’apparaît ce paradoxe, rendu possible pour celle qui fut l’enfant et qui devient poète de la mémoire maternelle, rappelant de menus faits, les fixant :

    « Peut-être rêves-tu que tu marches sur le muret

    de pierre duquel tu tombas en te faisant si mal

    autrefois, sans que personne s’en souciât. »

    Aujourd’hui la mémoire, devenue poème, ne laisse pas l’indifférence ou l’oubli gagner sur ces instants. Le fil, repris dans le poème, répétera même des mots, par leur racine tenace, polyptote assumé d’un temps que l’on rebâtit, « de quelle inconsolable inconsolée douleur ». Des manquements seront enfouis, suggérés simplement, car « d’une sorcière au mauvais amour », il ne reste que son humanité qui la lie à celle de sa fille écrivant son destin, une vie, l’accompagnant sur un seuil qu’elle ne pourra franchir :

    « je veillerai que tu descendes

    dans ce fossé aux parois nues

    sans te cogner. »

    Départ différé comme l’on prendrait chaque instant pour qu’il reste lié au présent, pour que le futur du séparé ne s’établisse pas. Deux stratégies dérisoires s’imposent : le présent d’actualité et l’impératif qui retient :

    « Tu es encore là

    Reste

    si proche      impossible

    ton départ ».

    Le blanc, pour isoler deux strophes, laisse à la deuxième personne du singulier un espace pour se glisser – momentané, miraculeux. Le premier vers sera répété : ordre intimé, lui aussi, comme l’impératif qui suit le laisse entendre, comme l’espace d’un poème devient faille de lumière du passé rejailli, « tant de bleu » appelant la couleur améthyste voisine et secrète, une signature maternelle. Les fleurs suscitées devenues berceau accueillent l’enfant comme la mère si fragile : « berceau | que mai substitue aux tombeaux ». Cette substitution, d’ordre magique, s’effectue par la parole, sa valeur performative éprouvée fait entrer la magie déjà présente en début de livre. Les sons identiques (|o|) se répondent ou s’appellent à la fin des deux noms. La contiguïté phonique autorise cette métamorphose, « [t]out se mêle, les mots s’absentent ».

    À la froideur de cette mère prisonnière de ses souffrances passées, la poète tend un poème conciliateur et réparateur. Au futur antérieur parce qu’on ne l’attendait plus, c’est l’amour maternel restauré que le poème porte assurément. La musique d’un vers repris (« Derrière les portes meurent de vieilles femmes »), dont le contexte est changé, peut aussi porter le germe d’une naissance : l’apaisement cherché dans les mots nourrit ce chant de deuil que traversent les petits-enfants, dédicataires de plusieurs poèmes, qui portent eux aussi une part des blessures de leur aïeule : ils les abritent, « vous l’absorbez ». Les générations se succèdent et chacune devient dépositaire du passé de ceux qui la précèdent. Ils font alors entrer la douceur dans le temps de vieillesse des grands-parents. Au temps des vœux, le 1er janvier, se superpose la célébration de ce qui restera : fin de vie vouée à la réconciliation.

    Dans son poème « En Arles », Paul-Jean Toulet, au cimetière antique des Alyscamps, nous recommandait : « Prends garde à la douceur des choses. » Il précisait : « Parle tout bas, si c’est d’amour, | au bord des tombes. » C’est avec la même délicatesse musicale et grave que Béatrice Marchal commence ainsi l’un de ses poèmes : « Prends garde à la douleur | qui change incontinent la place | en forteresse ». Ce poème s’achève sur l’autre mot essentiel : « inlassable douceur ». Elle est toujours présente dans le livre avec tout ce qui l’accompagne : chagrin, tristesse… Quant à la douceur, si elle échappe parfois, elle est toujours recherchée, comme cette tendresse manifestée qui a pu tellement manquer dans l’enfance.

    La disparition de la mère peut-elle entraîner chez sa fille, son enfant toujours, une sorte de libération des mots et des poèmes qui osent enfin s’écrire ?

    « La mort achèvera

    tes luttes, tes victoires incomplètes,

    tu délieras en moi les mots

    qui s’étaient agrégés au long

    de générations dures

    et laborieuses en blocs de pudeur,

    en cailloux de silence obstruant la rencontre

    et l’échange sur un chemin soigneusement

    bordé par peur d’en sortir et de s’égarer

    hors du groupe, mots compacts comme mottes

    de terre à fendre pour que l’air

    y restaure la vie. »

    Nous savons bien que la poésie est résistance, refus des chemins obligatoires. Les mots ne peuvent y rester « compacts comme mottes », ils doivent respirer, vivre de tous leurs sens.

    Le nom « cascade » vient du verbe italien cascare qui signifie « tomber ». Comment alors ne pas penser à la proximité de cette image même de la vie, la cascade, et de la tombe près de laquelle la poète chante tout bas ? Ainsi la fin du livre et le titre se rejoignent : eau abondante, source oubliée, l’image de la mère reste de cet ordre, légère, immatérielle et auréolée de la lumière qui se diffracte au pied de la cascade. Le temps, juste après, qui fait surgir « dans les mille riens du quotidien | ce qu’on croyait perdu », n’a pas tout pris. Les images jaillissent, torrent vivant d’une enfance où la mère rayonne – le trait d’union, c’est l’amour célébré dans ce court recueil, avec dévotion.



    Isabelle Lévesque
    D.R. Isabelle Lévesque
    pour Terres de femmes






    Marchal-au-pied-de-la-cascade




    BÉATRICE MARCHAL


    Béatrice Marchal  portrait
    Source




    ■ Béatrice Marchal
    sur Terres de femmes


    Dans l’écho de pas anciens (poème extrait d’Élargir le présent)
    [Ce sera l’hiver] (poème extrait de L’Ombre pour berceau)
    [Quelle part de soi a-t-elle sombré] (poème extrait de Résolution des rêves)
    [Ce que tu as cru voir courir à vive allure] (poème extrait d’Un jour enfin l’accès)
    Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur (lecture d’Isabelle Lévesque)





    ■ Autres notes de lecture (54) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Edith Azam, Décembre m’a ciguë
    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre
    Pierre Dhainaut, Après
    Pierre Dhainaut, Ici
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Estelle Fenzy, Rouge vive
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
    Laure Gauthier, kaspar de pierre
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Mélanie Leblanc, Des falaises
    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Jacques Moulin, L’Épine blanche
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Jacques Roman, Proférations
    Pauline Von Aesch, Nu compris




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