Étiquette : 2019


  • Véronique Daine, Amoureusement la gueule

    par Sabine Dewulf

    Véronique Daine, Amoureusement la gueule,
    éditions L’herbe qui tremble, collection D’autre part, 2019.



    Lecture de Sabine Dewulf







    Dès la première de couverture, nous voici happés par le titre de l’ouvrage de Véronique Daine, Amoureusement la gueule, qui offre une suite insolite de trois mots : le noble adverbe du cœur associé à un substantif relevant du lexique de la bestialité, lui-même précédé d’un déterminant qui semble l’ancrer dans l’universel.

    Simultanément, le regard est attiré par le rouge puissant d’un carbone sur papier d’Anne Marie Finné (décliné en six versions à l’intérieur du livre), lequel fait directement écho au plus saisissant des trois termes, « gueule », dont la polysémie attise notre curiosité : s’agit-il de la face inquiétante de notre animalité ? De la bouche mythique de l’enfer ou de l’ombre ? D’un possible cri de renaissance ou de notre oralité primitive, cette faculté innée de mordre dans l’existence, de dévorer, de savourer… ? Tout cela à la fois, sans doute. Sans oublier, bien entendu, la teinte rouge des blasons d’autrefois, qui signe le retour de notre identité profonde, celle du dedans, chair et âme mêlées dans leur vérité crue :

    « Le ventre remué oui mais par les bêtes de la peur. »

    Et si cette gueule est « amoureusement » sondée, c’est parce qu’à trop l’ignorer, nous nous privons d’une extraordinaire vitalité : cette gueule gît en effet sous ce masque dénommé « visage », dont nous exhibons la bonne figure et avec lequel nous tenons tête aux autres, accrochés que nous sommes à un monde d’apparences dérisoires.

    En ce recueil singulier de poèmes en prose règne l’audace d’une « pulsation » primordiale et flamboyante, faite de « battements », de « coups », de « spasmes »… Nous y goûtons l’étrangeté créative du vocabulaire (« Le matin je fais mon matin ») et de la syntaxe (« Ça remue gueule me bouffe et m’accouple goinfre »). Dans des propositions courtes et abruptes, le verbe aime à surgir sans le sujet qu’il abandonne derrière lui :

    « Sournoisement étrangle le battement. »

    Certaines phrases entreprennent de cogner et de rompre, notamment lorsque la « gueule » fait défaut :

    « Disparue. Évaporée. Hop. Nulle part. »

    D’autres phrases s’insinuent, plus fluides, dans l’envers de la langue et de l’être :

    « De souffle enfoncé ralenti dans la terre du ventre » .

    « Évacue le connu pour que ça cogne et pilonne aux parois. Que ça soit corps et rien d’autre. »

    Le nom, trop solide, s’efface volontiers sous l’adjectif ou sous le participe, plus mobiles. Le pronom démonstratif, souvent familier, lui est également préféré ; il nous jette de précieuses évidences, pour mieux nous préserver du « ressassement » des pensées :

    « ça soulage quelque chose dans le corps » ;

    « C’est dimanche. Et c’est pas goinfre. »

    Tordue ou jaillissante, la phrase tire son ressort de verbes abondants, quelquefois laissés bruts sous leur forme infinitive, et qui travaillent la profondeur comme le bouillonnement d’une rivière souterraine :

    « La rêverie où ça exige et bat béant. Où ça dévore et bouffe aux yeux-ventre et jambes-pieds. »

    Quant à la ponctuation, elle se concentre tout entière dans le point : le texte avale les virgules, bouscule les mots, fait s’accoler quelques-uns d’entre eux à l’aide de traits d’union. Un point, c’est tout : l’incisif à l’œuvre dans la langue.

    Si directe soit-elle, la parole veille toutefois à s’avancer « mollo lentement. Pour ne rien effaroucher. » Elle cherche à respecter « cet entre-deux » qui constamment nous pousse à osciller entre « gueule » et « visage » : telle une bête effarouchée, la première tend à se dérober derrière la posture officielle du second, tout en cherchant parfois à se manifester. Le poème se fait alors « exorcisme », penché vers l’intériorité, semblable à une « pluie » pénétrant lentement, loin du « connu », le cœur de « l’insu ». Ce n’est pas un hasard si le phrasé d’ensemble est marqué par les sonorités et le tempo de l’incantation :

    « Fais la pulsation des syllabes » ;

    « Que ça pulse et pilonne. Que ça soit mufle. Que ça vore increvable au corps. »

    Il importe de protéger le rythme intérieur sans rien forcer, en acceptant un échec passager lorsque menacent l’angoisse, la fatigue ou l’impuissance :

    « J’ai beau faire le matin la pluie comme je peux rien d’amoureux. »

    Cette prudence paradoxale, ce « dormir qui ne dort pas », devient peu à peu l’aiguillon de notre propre quête : rassurés, nous nous laissons conduire par un langage étonnamment ajusté à nos profondeurs inconscientes…

    Dans le sillage de ce plongeon poétique, notre lecture, littéralement ravie, verse à son tour dans l’exploration de notre gueule amoureuse. Parce que cet obsédant combat (ce « bras de fer » où nous risquons l’« écartèlement d’épaule ») entre la « gueule » invisible et le « visage » tourné vers le dehors, c’est bel et bien notre lutte quotidienne, à tous tant que nous sommes, dans l’arène du monde : entre la « grande joie d’amour » qui rend le corps « ivre » et la peur du regard d’autrui, entre notre présence habitée, vive, aimante, et nos distractions désastreuses…

    Par son regard aigu, Véronique Daine, héritière d’Henri Michaux, nous éclaire sur ce « cirque de la tête » qui cultive des pensées folles, faites de « peur », d’« anticipation », de non-écoute :

    « On fabrique soi-même tant et tant de chemins piégés. »

    Véronique Daine nous entraîne à nous suspendre comme elle « au cintre des épaules ». Ainsi pourrons-nous réapprendre à laisser notre corps se détendre en marge des discours, à revêtir cette robe de chair qui constitue l’étoffe même de notre être. Nous retrouverons ce mouvement qui tout naturellement nous enfonce, nous repose, dans l’espace du « souffle » et du « cœur de la gueule ». Peut-être alors redeviendrons-nous aussi simples et paisibles qu’objets et bêtes alentour :

    « Le jardin. Le bol. Le chat endormi. »

    Dès la première lecture, on le constate : ce livre essentiel secoue, remet avec lucidité les choses et les êtres à leur place. Et s’il nous dérange, c’est pour nous redéposer au cœur de notre vigueur fondamentale – qui se révèle plénitude :

    « Mais c’est encore tout hagard de joie au corps. Et ça éclaire. »


    Sabine Dewulf
    D.R. Texte Sabine Dewulf
    pour Terres de femmes






    Véronique Daine  Amoureusement la gueule






    VÉRONIQUE DAINE


    Véronique Daine 2
    Source




    ■ Véronique Daine
    sur Terres de femmes


    [La pluie pour faire le matin] (extrait d’Amoureusement la gueule)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions L’herbe qui tremble)
    la page de l’éditeur sur Amoureusement la gueule






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  • Corse_3
    Anna Maria Celli | [D’un exil découvert en moi]



    [D’UN EXIL DÉCOUVERT EN MOI]




    D’un exil
    Découvert en moi
    Un paysage de lumière aigüe
    Que côtoient les fissures
    Une galerie, un puits, une fontaine
    Où se reflétaient des chagrins anciens
    Des tristesses d’avant moi
    Dont j’ai empli mes mains
    Et que j’ai bues
    Héritage d’ombres sensibles
    Je le prends
    Plutôt il me traverse
    Insaisissable eau profonde
    Mes yeux y finiront noyés
    Parmi les métaphores du temps
    Posés sur un espace sans contours
    Je serai le sourire mystérieux
    D’une feuille morte.





    Anna Maria Celli, Flamencorsa, Poésie, Z4 éditions, Collection Les 4 saisons, 39300 Les Nans, 2019, page 71.





    Anna Maria Celli  Flamencorsa ANNA MARIA  CELLI


    Anna Maria Celli
    Source




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Z4 éditions)
    la fiche de l’éditeur sur Flamencorsa





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  • Chantal Dupuy-Dunier | [Traduire le dit des couleurs]



    [TRADUIRE LE DIT DES COULEURS]




    Traduire le dit des couleurs.
    Ces bleus que concurrencent les jours légers de l’été,
    ces rouges, du plus exsangue au plus violent,
    qui pourraient anéantir celui qui le regarderait trop longtemps.
    Le jaune et l’orange, teintes insolentes et aiguisées,
    le violet laissant dans son sillage des notes de musique,
    les verts mystérieux et ambigus,
    qui unissent l’eau et le feu,
    engendrent l’émeraude.

    Traduire les paroles
    du minéral, des végétaux et des hommes,
    la mémoire de leur cellules,
    leurs langues singulières.




    […]





    Bertrand le Bourguignon et Géraud L’Hirondelle,
    poètes de la pierre,
    vous vous êtes posé les mêmes questions,
    avez ébauché les mêmes réponses.
    Bâtir était une écriture
    et cette cathédrale
    une enluminure sur la page du ciel.
    Les actes des morts survivent dans vos gestes,
    votre œuvre prolonge les œuvres précédentes.
    Amaury a bâti sur vos fondations.
    Le geste amorcé par vous, c’est lui qui le termine.

    Quant aux regards portés sur l’œuvre,
    ils sont et seront autant d’autres gestes.





    Cathédrale, pyramide surhumaine.
    Strates et sédiments à l’image de l’écorce terrestre.
    Des chambres secrètes se dissimulent
    dans les replis de sa peau,
    d’obscurs soubassements président à sa lumière.
    On la dit vaisseau ;
    elle se dresse, phare,
    au-dessus de l’océan de la ville.





    Chantal Dupuy-Dunier, Cathédrale, Éditions Petra, Collection Pierres écrites/L’Oiseau des runes, 2019, pp. 215, 217, 218.





    Cathedrale_couv1





    CHANTAL  DUPUY-DUNIER


    Chantal Dupuy-Dunier 2
    Source




    ■ Chantal Dupuy-Dunier
    sur Terres de femmes


    Amiens (extrait de Des villes parfois…)
    [L’eau et sa mémoire] (extrait de Pluie et neige sur Cronce Miracle)
    [La grande pluie tropicale] (extrait de C’est où Poezi ?)
    25 octobre | Chantal Dupuy-Dunier, Éphéméride
    7 novembre | Chantal Dupuy-Dunier, Éphéméride
    Mille grues de papier (lecture d’AP)
    [Au milieu du dessin bleu] (poèmes extraits de Mille grues de papier)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Pétra)
    la fiche de l’éditeur sur Cathédrale
    → (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature])
    une fiche bio-bibliographique sur Chantal Dupuy-Dunier





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  • Joël Vernet, Carnets du lent chemin, Copeaux

    par Angèle Paoli

    Joël Vernet, Carnets du lent chemin, Copeaux (1978-2016),
    La rumeur libre éditions, 2019.



    Lecture d’Angèle Paoli




    L’ÉCRIVAIN-CHEVREUIL




    Lecture de lente haleine, depuis tant de jours. Cherchant amers et balises, je trace mon sillon entre les pages du dernier ouvrage de Joël Vernet. Lentes les heures qui jalonnent mon vagabondage, d’année en année, de mois en mois, au fil des pages de Carnets du lent chemin. Presque quarante ans d’une écriture régulière (avec de rares ellipses), le plus souvent au jour le jour, composent cette somme de vie. De 1978 à 2016. L’écrivain a vingt-quatre ans dans l’incipit du livre, soixante-deux dans l’excipit. Mais comment refermer un tel livre ? Et comment entreprendre une autre lecture après la traversée de pages aussi incandescentes que celles des Carnets ? Images fugaces de campagnes, fermes et foins, noms de pays lointains, titres d’ouvrages, pensées diffuses in mentem persistent encore. Qui infusent dans les veines et poursuivent leur cours. Suis-je ce « lecteur-papillon » que le poète aspire à croiser sur ses traces ? Je ne sais. Pourtant je suis convaincue que de tels lecteurs existent. Silencieux et effacés. À l’image du poète.

    Les images fourmillent, à livre fermé. Visions de la mère pelotonnée dans ses châles et dans sa dignité silencieuse. Veuve depuis de si nombreuses années.

    « Ma mère, avec tant d’autres, n’attend plus rien, blottie dans un fauteuil qui ne sait pas qu’il reçoit une reine. »

    Image de la maison abandonnée, qui a emporté dans les brumes « l’enfance morte ». Mais qui garde secrète « la chambre d’écriture ouverte sur le monde ». Image du tilleul, emblème de la maison natale. Entre ces extrêmes se déroule « l’épopée des événements courants » qui accompagne la vie du poète. La mort accidentelle du père, alors que Joël Vernet n’est qu’un enfant. Celle d’un frère et d’une sœur. D’amis et de poètes. De connaissances ayant animé l’enfance paysanne. La disparition, plus récente, de la mère aimée. Vient aussi la naissance des enfants. Celle de L., la dernière, qu’il regarde grandir avec beaucoup de tendresse. Et qui le suit parfois dans ses escapades buissonnières. Innombrables les pérégrinations le long des routes et des sentiers de la Margeride natale, les errances dans les faubourgs des villes, les voyages à l’autre bout du monde. À la recherche de ? Du monde et de lui-même, de lui-même en accord avec le monde. De « l’Unité perdue ». Car la vie a basculé en 1965, à l’annonce brutale de la mort du père. Le père. Une perte tragique, déterminante pour l’enfant. « Ce jour-là, il sut qu’il n’aurait plus jamais vraiment de maison, qu’il irait ici ou là, contraint par les événements » (4 mars 2011). Un foudroiement que cette mort. Une fêlure béante. Une plongée dans l’exil intérieur. Le Père, la Mère, tendres figures tutélaires du poète. Toujours présentes à ses côtés, par-delà la séparation ultime.

    Plus tard, de manière insidieuse, la vie a de nouveau basculé dans le monde actuel. Le monde que nous connaissons, tel qu’il est devenu et tel qu’il promet d’être ou de devenir, ouvert sur le culte de l’argent-roi, sur le pouvoir absolu et aveugle des gouvernants de nos pays. Le consumérisme, la mondialisation et la barbarie font horreur au poète. Qui en appelle à l’insurrection. Étranger se sent-il. Depuis les origines. En marge d’une société qu’il voue aux gémonies. Et davantage encore depuis qu’une frénésie compulsive s’est emparée de l’humanité, la conduisant droit au désastre.

    Que faire lorsque l’on s’est exilé en soi-même, sinon retourner à l’essentiel ? Renouer avec le ciel et les nuages. Avec « la beauté primitive du monde ». Avec le bestiaire amical et paisible qui anime le jardin. Merles noirs, mésanges et rouges-gorges. Sauterelles et lézards. Escargots et lucioles. Et toujours revenir vers la maison natale qui l’attend, lui le vagabond, le nomade, le gitan ; la maison immobile, inchangée, chargée de présences et de souvenirs. Gardée par la mère qui jamais ne sait quand son fils va revenir. « Tu n’as jamais été là pour tes jours d’anniversaire, toujours à l’étranger, loin de nous », lui dit-elle lorsqu’il surgit à l’improviste.

    Et, qui va de pair avec l’errance du poète, l’écriture. Nourrie de ces autres vagabondages que sont les lectures. Une écriture vitale, qui tient le poète au corps et au cœur. Fidèle à son être, consubstantielle à son existence. Écriture de la vie, dégagée de toute mainmise, de toute superficialité, de toute ambition personnelle, de tout calcul, de toute richesse. De toute recherche. Écriture du regard, du fragile et du minuscule. Écriture tissée de silence et de solitude. Plus de cinq cents pages d’une écriture vivante pour dire ce qui happe ce qui taraude ce qui révolte ce qui hante jusqu’à l’angoisse et jusqu’au désespoir. Pour dire aussi les joies modestes qui soignent et qui apaisent.

    « Ces carnets sont un havre de paix où j’accoste après les tempêtes, les tourments », confie le poète à la date du 5 juin 1996.

    Et le poète de confier, le 27 mars 2011, à la mort d’un « être cher » :

    « J’ai écrit pour que la nuit ne soit pas toujours la nuit. »

    Les Carnets du lent chemin sont une somme de notes — bribes brindilles et fragments —, construite patiemment pour dire l’écriture telle que le poète la vit au quotidien, où qu’il aille et où qu’il se trouve. « Écrire, lire, marcher, écrire, lire, marcher » (18 décembre 1988). C’est là la seule réitération que supporte le poète. Elle relève de son choix et de sa liberté. Elle est le seul travail qui le concerne vraiment, au plus près, qui le construise dans la durée.

    « Petit bonhomme, tu avais mis en train un défi de Géant : celui d’écrire. Mais pourquoi écrire ? Pourquoi ne pas avoir confié ta vie à un autre métier, à une autre occupation exemplaire : boulanger, menuisier, médecin ? Tu ne voulais que les mots, leur sommation irrecevable. Cet amour des mots, tu en as la conviction aujourd’hui, t’est venu en gardant les bêtes, les troupeaux. Tu avais là sous les yeux la nature admirable : prairies, forêts, ruisseaux. Comment faire chanter cela dans un tout petit cœur ? Tu t’es saisi alors de l’outil le plus proche de toi : le langage et tu as essayé de jouer de cette musique, à la façon des musiciens de jazz. Tout à l’improvisation. Es-tu un écrivain sauvage ? » (22 janvier 2010).

    Écrire, oui. Mais quel type de livre est-ce là ? « Une sorte de journal du regard », écrit le poète le 1er mars 1997. Ce même regard qui avait donné son titre à une précédente publication, parue en 2009 aux éditions La Part commune : Le Regard du cœur ouvert, Carnets (1978-2002).

    Le volume actuel, Carnets du lent chemin, est sous-titré Copeaux. Ce mot revient à plusieurs reprises sous la plume du poète. Qui caractérise tantôt la nature de ces bribes qui obsèdent — pensées et aphorismes que le poète affectionne ; interrogations multiples (pourquoi écrire ? et pour qui ? écrire est-il agir ?) et citations, retours en arrière nombreux et redites ; tantôt le projet ou la quête du poète, tantôt l’écriture elle-même :

    « Je reprends les pages. Elles sont une part de moi, arrachées à mon corps. Détachées, déchirées. Je me reconstitue en les relisant. Je rassemble les copeaux épars… » (14 janvier 1994).

    Et plus loin :

    « Cette soudaine pensée dans le soir : des pages tombant comme des copeaux. » (16 octobre 1995)

    Ou encore :

    « Une écriture qui serait des copeaux de merveilles. » (4 janvier 1997)

    Ou bien cette phrase, soulignée au fil courant de ma lecture, et qui me fait sourire :

    « Les copeaux du petit crayon tombent dans l’herbe » (13 septembre 2009) avec son écho, du 18 mars 2015 : « le petit tumulus de copeaux sur la table – vestige du crayon à papier. »

    Et celle-ci surtout, qui aiguille la lecture, dans le préambule écrit par le poète lui-même :

    « Ce que vous lirez serait donc, au lieu d’un journal du passé, du présent, plutôt les copeaux d’un avenir toujours à réinventer. »

    Un autre mot affleure sans cesse, qui accompagne les errances. L’adjectif « lent ». Ou le substantif « lenteur ». Lenteur du rapace dans son envol. Lenteur de l’écriture. Correspondances :

    « Ce matin dans la brume, le rapace familier sur le fil. Au bruit du volet s’ouvrant, l’oiseau s’envole d’un lourd et lent battement d’ailes. J’aime cette lenteur du geste, comme dans l’écriture lorsque s’effacent les heures de la journée, qu’on atteint le soir sans vraiment s’en rendre compte. On lève la tête et « c’est déjà la nuit au-dehors ». Expérience alors d’être vraiment au monde, une fois le travail accompli, qui n’est qu’une aventure dans l’inconnu. » (25 octobre 2009)

    Qui dit lenteur (exaspérants sont les « bolides » qui traversent la ville à grand fracas) dit aussi « détour ». Lenteur de la marche, détours de l’écriture. Vagabondages de la pensée. Conjugués ensemble, vagabondage et lenteur permettent la juxtaposition, dans une même note, d’images et de voix d’époques distinctes ; de lieux étrangers les uns aux autres. L’ensemble constituant une sorte de collage naturel où se côtoient des visages et des êtres, des gestes aussi, que seul le poète peut assembler. Par l’écriture. Ainsi en est-il, par exemple, dans cette note du 1er mai 2011 :

    « Le regard perdu de ma mère, de la Vieille-Femme-Universelle.
    L’enfant, attentif au café, balaya les pellicules sur le col de la chemise noire de son père.
    Les bruits de la cascade, autrefois, dans le Sud du Burkina-Faso. Les poussins si jaunes piaillant devant la case, la jeune fille dont la mère peignait les cheveux en de longues tresses.
    Me rendant à l’épicerie du village chercher le pain ou autres courses, passant dans la ruelle inondée de soleil, la merveilleuse glycine me fait fête, répandant son odeur entêtante, enivrante, me rappelant que ce monde est beau, fût-il tapissé de barbarie. »

    Le regard du poète attentif se pose successivement sur les menus événements du jour. Des non-événements pour une « épopée » du quotidien.

    Ainsi serpentent les chemins qui mènent de Saugues à Gao ou à Vladivostok ; du Portugal à la Laponie, de Tachkent à Vénissieux, de la Creuse à Abidjan, puis, du Nord au Sud, et d’Ouest en Est, le long des rivières et des fleuves, jusqu’aux abords de la Mer Blanche et des îles Solovki. La pensée voyage d’une année à l’autre, évolue par vagues successives, depuis les aphorismes qui abondent dans les premiers carnets aux grands textes lyriques qui caractérisent davantage les carnets les plus récents. Elle charrie au passage nombre d’auteurs et de poètes de tous pays, de toutes nations. De l’italo-argentin Antonio Porchia à Pier Paolo Pasolini ; de Christian Gabriel/le Guez Ricord à Giono ; de Fernando Pessoa à Alexandre Blok ou à Marina Tsvetaieva ; de Vassili Grossman à Varlam Chalamov ou à Anna Akhmatova. De Blaise Pascal à Christian Dotremont ou à François Augiéras. De Vélimir Khlebnikov à Rimbaud ou à Tomas Transtömer… Pour ne citer que quelques noms parmi les innombrables écrivains et poètes affectionnés, dont les silhouettes surgissent au hasard des voyages, des lectures et des affinités électives. Car les poètes sont « frères de silence, invisibles dans ce monde » de Joël Vernet. Et la poésie omniprésente sous sa plume de poète, lequel joue volontiers de l’antagonisme roman/poésie. À l’avantage de la poésie que le poète tient en haute estime, et qui lui est indispensable. Ainsi écrit-il au cours du mois d’août 2015 :

    « Avec les mots de la langue commune, tu inventes un autre alphabet : voilà la poésie, symphonie de la réalité vivante. Pas de poésie abstraite, universitaire, mais toute incarnée, sauvage, indomptable, comme les bouleaux de la steppe russe. »

    Sauvage, indomptable la vraie poésie, comme l’est le nomade Joël Vernet, sempiternel insoumis qui n’obéit qu’à sa seule émotion. Engagement singulier. À l’exact opposé de l’actuelle doxa poétique, prônant distanciation et froideur. Les Carnets du lent chemin sont une véritable « défense et illustration » de l’émotion et de la sensation. Un refus absolu de « la littérature coup de sabre » au profit d’un lyrisme revendiqué et assumé :

    « L’émotion dompte les mots. Émotion sois vivante en moi pour toujours, et non pas seulement lorsque je contemple ce monde, mais en permanence, jusque dans le sommeil, jusque dans les rêves. Émotion, sois mon bâton de pèlerin ! » (19 septembre 2012).

    Tous les détours recherchés et mis en pratique par le poète sont ce qui donne ses assises à son projet d’écriture : « Projet d’écriture sur le pays natal. Récit après de lents détours » (21 juillet 2000).

    La personnalité profonde du poète semble façonnée par le détour ; les mouvements de la pensée s’accordent aux mouvements du monde ; les détours géographiques annonçant ou engendrant les détours de l’écriture :

    « Peut-être as-tu eu tort, au temps de tes lents détours à travers le monde, de n’avoir pas nommé, décrit les lieux où tu séjournais, habitais, plus que tu ne passais. Ainsi, cette chambre, dans un village du Sud de l’Albanie : Himara. »

    Et, un peu plus loin, le même jour : « L’écriture qui vise le détour et, par le détour, l’essentiel. Sainte lenteur » (12 février 2010).

    Et à l’enfant qui l’interroge et qui lui dit : « Qu’as-tu fait de ta vie ? », le poète répond : « J’ai accompli beaucoup de détours pour apprendre à admirer la lumière qu’il y a en ce moment sur ta joue. Détours, voyages et sommeil, paresse dans la lecture. L’écrivain est un mort ébloui de lumière » (26 octobre 2010).

    Magnifiques Carnets du lent chemin. À lire et à relire. À reprendre et à méditer. Une gageure que de restituer une vision totalisante de ces drôles de journaux, métissage d’intime et d’universel. Il y aurait tant à dire encore. Juste s’en remettre au plaisir du texte. Intense et passionnant. Exalté et beau. Et retenir, disséminée entre les pages, l’image du chevreuil (ou du renne), qui culmine dans un échange émouvant du poète avec sa Mère :

    « Miracle, présence d’un café au bord de la petite place, avec sa minuscule terrasse, ombragée par une treille. Joie de nous asseoir là tous deux dans la paix du soir qui descend paisiblement sur les collines, les villages et les prés, d’être vivants dans ce si beau silence d’une fin d’été, de ne parler qu’à peine, à voix basse […] Elle sourit en portant le verre à ses lèvres. » L’écriture est vraiment ton chemin. Rien que pour avoir été conduits ici, tous deux, ton choix de vivre ainsi fut le meilleur. »
    Hier dans le pré devenu une jungle, en contrebas de la maison, trois chevreuils broutaient, l’œil, le corps cependant aux aguets, sursautant au moindre bruit.
    N’es-tu pas l’écrivain-chevreuil ? » (20 novembre 2010). Vagabond et craintif, mais libre. Libre de son chant, libre de son écriture.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Joel Vernet  Carnets du lent chemin





    JOËL VERNET


    Joel Vernet
    Source




    ■ Joël Vernet
    sur Terres de femmes


    Décembre 2010 | Joël Vernet, Carnets du lent chemin, Copeaux (1978-2016) [extrait]
    L’oubli est une tache dans le ciel (lecture d’AP)
    Les petites routes (extrait de L’oubli est une tache dans le ciel)
    [De Rimbaud […] tu n’auras jamais rien su] (extrait de Mon père se promène dans les yeux de ma mère)
    30 août 1994 | Joël Vernet, Le Regard du cœur ouvert




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur remue.net)
    Joël Vernet /marcher vers un ciel de pierre
    → (sur Le Nouveau Recueil) Joël Vernet, ou l’esthétique de la trace, par Sylvie Besson (
    fichier Word)





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  • Elizabeth Grech | Leħnek



    LEĦNEK




    Hemm il-ħsejjes, il-kliem,
    il-ħmura ħajja,
    id-demm il-laħam il-qalb
    ta’ żew ġ artijiet
    imdendlin
    bejn baħar u baħar
    fik, binti.
    L-armonija li ġġorr
    f’ponot subgħajk
    mifruxa aktar minn tiegħi.
    U nitgħaxxaq naraha
    ħierġa minn qalbek
    il-mużika barranija
    ta’ le ħnek Malti.
    Leħnek ta’ ġewwa.
    Leħni għamiltu leħnek.
    Il -ġebla tiegħi tridha tiegħek.
    Lanqas hemm bżonn ngħallmek
    għax kollox jinsab fik
    u l-qamar tiegħek
    ġa jaf kollox.
    Kollox.
    Sal-i ċken stilla.






    Elizabeth Grech  bejn baħar u baħar






    LA TUA LINGUA




    Ci sono i suoni le parole
    il rosso vivo
    il sangue la carne il cuore
    di due terre
    sospese
    in te,
    tra un mare e l’altro.
    L’armonia che porti
    sulle punta delle dita
    è più piena della mia.
    E gioisco nel vedere
    uscire dal tuo cuore
    la musica straniera
    della tua lingua maltese.
    La tua voce è familiare.
    Hai fatto tue le mie parole.
    Vuoi fare tua la mia roccia.
    Non ho bisogno d’insegnarti niente,
    tutto è in te
    e la tua luna
    già sa tutto.
    Tutto.
    Fino alla più piccola stella.





    Elizabeth Grech, Terre sospese, CartaCanta editore [Capire edizioni Srls, 47120 Forli, Italie], Collection I Passatori dirigée par Davide Rondoni, édition bilingue (malte-italien), 2019, pp. 36-37. Édition originale maltaise : bejn baħar u baħar, Merlin Publishers, HMR 1574, Malte, février 2019. Traductions du maltais en italien de Virginia Monteforte et de Massimo Barilla en collaboration avec l’auteure.





    Elizabeth Grech  Terre sospese






    TA LANGUE




    Il y a les sons les mots
    le rouge vif
    le sang la chair le cœur
    de deux terres
    suspendues
    en toi,
    entre une mer et l’autre.
    L’harmonie que tu portes
    au bout de tes doigts
    est plus ample que la mienne.
    Et je me réjouis
    de voir jaillir de ton cœur
    la musique étrangère
    de ta langue maltaise.
    Ta voix est familière.
    Mes mots, tu les as faits tiens.
    Tu veux faire tien mon rocher.
    Je n’ai pas besoin de t’enseigner
    quoi que ce soit,
    tout est en toi
    et ta lune
    sait déjà tout de toi.
    Tout.
    Jusqu’à la plus petite étoile.




    Traduction inédite en français de Philippe Parizot en collaboration avec l’auteure.





    ELIZABETH  GRECH


    Elizabeth Grech 3
    Ph.© Virginia Monteforte
    Source





    ■ Voir aussi ▼

    le site de l’auteure : Entre une mer et l’autre
    → (sur BABelmed)
    un autre poème (en français) d’Elizabeth Grech





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  • Françoise Clédat, Rivière et Alaskas

    par Angèle Paoli

    Françoise Clédat, Rivière et Alaskas,
    Tarabuste éditeur, Collection DOUTE B.A.T., 2019.



    Lecture d’Angèle Paoli




    « LAISSER PARLER LA RIVIÈRE »




    Lecture (pas tout à fait suivie) d’une cartographie intime.


    Le dernier recueil de Françoise Clédat — Rivière et Alaskas — est-il une invitation au voyage ? Probablement. Mais certainement pas dans l’acception courante suggérée par cette expression. On imagine mal en effet la poète se lancer dans des aventures de l’extrême – canyoning et autres expéditions arctiques. En revanche, nous n’ignorons pas son goût pour les livres et pour les arts. Ainsi peut-elle écrire :

    (Lieu que je lis

    Langue que j’écris).

    Invitation au voyage ? Oui, mais à un voyage qui n’a rien d’ordinaire, affranchi de ce qui encombre et qui l’encombre. Purgé de ses mythologies et/ou archétypes. Aléas, péripéties et aventures. Un voyage nu. Car, tout comme il existe de multiples façons de vivre et de mourir, il existe de multiples façons de voyager. Partir ne pas partir. « Partir sans partir ».

    Dès lors, de même que la poète se lance sur les traces de Jack London — in « alaskas 3 » (« lecture suivie : Faire un feu, Jack London ») —, partir soi-même sur les traces de la cartographie intime de Françoise Clédat en suivant chemins et cheminements ordonnancés dans les trois sections du livre. « Rivière » / « Petite, je me tiens entre deux chansons » / « Alaskas ». Une invitation de la poète à la suivre dans son « odyssée » immobile, presque autour de sa chambre. Odyssée affective, intellectuelle et poétique. Une exploration de « lectrice » en quelque sorte.

    « Odyssée comme audace d’y aller » (in « alaskas 1 »). En lisant comme en écrivant.

    Cela commence avec le titre, dès la première de couverture. D’emblée un titre qui intrigue. Deux mots coordonnés par un « et ». « Rivière » : nom commun, au singulier. « Alaskas » : nom propre, au pluriel. J’ignorais qu’il existât plusieurs Alaskas. De fait Oui. Si l’on se fie aux cartes maritimes. Trois « alaskas » aussi dans le recueil de Françoise Clédat. Si le regard s’arrête sur la page de titre proprement dite, il ne peut que s’interroger sur la parenthèse qui accompagne et parachève le titre : (« Lieu commun »). Étrange mise en commun dénominateur des deux termes du titre — celui au singulier et celui au pluriel —, sous l’expression singulière, mais fortement connotée, de « lieu commun ».

    À bien considérer le mot « rivière », sans mention de son identité géographique, le terme générique draine avec lui une multiplicité d’images qui appartiennent à tout un chacun. Quant au pluriel du toponyme Alaska, il démultiplie les horizons d’attente du lecteur, tout en classifiant le nom propre dans les rangs des noms communs (sans majuscule à l’initiale dans le texte courant). Entre les mots « rivière » et « alaskas » émerge un autre lien, étroit. Un lien explicitement évoqué par la poète au tout début d’« alaskas 3 ».

    « La transformée de rivière

    (1)

    : devenue yukon, « grande rivière » en kutchin (langue parlée en alaska…) ».

    La lectrice s’interroge. En quoi le titre de ce recueil rejoint-il la kyrielle de lieux communs dont chacun fait usage dans la conversation courante ? S’agit-il d’une antiphrase ? D’un clin d’œil gentiment malicieux pour conduire lecteurs et lectrices à déporter leurs habitudes — regard, langage, lecture — d’un léger écart ? Pas de côté ? Ou invite à réviser « un commun manque d’imagination » ?

    L’expression « lieu commun » — et ses multiples variantes — ponctue le texte de façon récurrente. C’est elle qui ouvre le premier poème — « rivière 1 » — de la section « Rivière ». Et imprime au poème sa tonalité.

    « lieu commun du partir sans partir – moi rivée à la rive

    […]

    lieu commun du vivre mourir — mainstream

    […]

    en ce commun constitue

    traces et chemins ta jouissance dans mon corps

    se souvient d’avoir joui ».

    Et plus loin, en « rivière 3 », dans cette interrogation :

    « image virtuelle et expérience réelle sont-elles horizons communs pour le regard ? »

    Ou en « rivière 5 » :

    « Rivière chante (lieu commun) ».

    Et, en conclusion du même poème sur Live Stream, installation sonore du plasticien britannique Oliver Beer :

    « Œuvre sonore… elle est lieu, commun à tous ».

    Semble échapper à ce commun dénominateur : l’agonie

    « (les agonies ne sont pas communes) ».

    Pour autant, « le commun » occupe l’esprit de la poète, l’enrichit :

    « Impact par où le commun m’augmente des lieux

    qui ne me sont pas communs… » (in « rivière 5 »).

    Où l’on voit comment la poète travaille la langue. Où l’on voit qu’elle joue sur la dérivation impropre ainsi que sur la polysémie du mot. Où l’on voit le rôle et l’importance du lieu commun dans la réflexion qui sous-tend l’élaboration de cet ouvrage.

    D’autres lieux communs traversent les poèmes, qui ne disent pas toujours leur nom :

    « Passer par le Nord est un ours blanc ».

    Ou encore :

    « Blanc sur blanc s’évanouit sur la banquise ».

    Déjouer le caractère figé des images relève de l’art. Détourner le cliché de son assise conventionnelle, c’est bousculer la langue. Comme le montrent les deux précédents exemples empruntés à « alaskas 1 ».

    Le paysage onirique de « rivière » se déroule en dix chants. Placés, pour quatre d’entre eux, sous l’égide de g.b. Gaston Bachelard. Chaque chant fournit des clés de lecture du recueil. Au cœur de ces poèmes se lisent, de manière elliptique et cryptée, les commencements. Lesquels sont évoqués par des retours en arrière sur l’enfance, sur les incomplétudes et les tâtonnements qui lui sont associés, sur les paysages qui ont façonné la poète. Sur ses premiers émois ; « premier vertige d’être ». Peut être toutefois perçu comme actuel, contemporain de l’écriture, un semblant d’immobilité du « moi rivé à la rive », cependant contrebalancée par la motilité de l’intellect et la fréquentation assidue des autres, artistes et/ou poètes :

    « n’y accède que par le travail des autres – saint-amant théophile tristan alphonse l claude m gaston b ».

    Ce que confirme avec force l’aveu :

    « L’ailleurs, tout l’ailleurs, vient par les livres » (in « rivière 3 »).

    La poète recherche dans les livres (et dans l’art) les sensations dont la vie l’a privée. Ainsi découvre-t-on dans les trois proses qui s’intercalent entre « rivière » et « alaskas » — « Petite je me tiens entre deux chansons » — le trouble qui est à l’origine de la « singularité » de la poète. Frappée d’« amusie » : l’enfant chante faux. Adulte, la poète compense sa carence auditive par un regain d’images visuelles. Qui, intériorisées, démultiplient le champ des perceptions. Jusqu’à ce que survienne, l’âge venant, une macula. Cette altération du champ visuel ouvre chez la poète de nouvelles pistes de réflexion. Ainsi dans « alaskas 1 » :

    « Perdre l’acuité d’un sens n’est pas perdre le nord mais pousser vers lui les antennes de nouvelles sensibilités… ».

    Ou encore, quelques lignes plus loin :

    « La clarté du grand nord à la nuit de nos yeux possède toute l’intensité de la neige bien qu’aucun organe ne soit ébloui par sa blancheur. »

    Fragilisée par la nostalgie de ce qui fut, l’immobilité de la poète est ressentie comme douloureuse :

    « tant furent présences

    pas qui marchèrent

    regards qui regardèrent »

    et s’accompagne du regret :

    « (plus personne pour partir

    plus personne pour quitter) ».

    Entre le temps originel — « à ce premier instant » — et le temps présent — « à ce dernier (instant) » —, ce qui pouvait se lire comme jonction « entre terre et ciel soi si petite » s’est mué en un sentiment d’inaboutissement et d’« informe », voire d’échec. À quoi se surajoute un sentiment d’absence et de vide.

    Or le vide existe bien, en dehors de soi et au-dedans de soi. Il est peut-être un mal nécessaire, « peut-être notre moteur le plus sûr », comme le dit Nicolas Bouvier, qui définit le vide, dans l’exergue choisi par la poète, comme « une espèce d’insuffisance de l’âme ». Tout aussi éclairante est cette autre citation que Françoise Clédat emprunte à la sculptrice Sara Favriau :

    « La sculpture ici n’est pas seulement un volume, elle est aussi un vide prêt à recevoir ».

    De même en est-il du blanc. Un blanc visible à l’œil nu dans les interlignes du poème :

    (« dans le poème, là où tu choisis de ne pas dire tu laisses un blanc, là où tu barres ce qui a été dit le barré crée du noir ») (in « alaskas 2 »).

    Blanc des « blanches alaskas » de la poète. Annonciatrices du silence :

    « silence précède bruit blanc dans l’ordre des expressions » (in « rivière 10 »).

    « Silence est le visible d’alaska, sa narration primordiale… » (in « Lyrique 2, alaskas 2 »).

    Blanc « qui revient » … « pour conclure que rien au-delà et authentiquer le silence » (Stéphane Mallarmé in exergue).

    Blanc synonyme de la mort qui s’approche : (« silence tu.e ») (in « rivière 10 »).

    Mort sur laquelle se clôt le recueil — celle du personnage de la nouvelle de Jack London :

    « La neige tout autour, drap qu’on lisse

    Une voix lointaine

    : Il ne sent plus rien maintenant

    Il part. Il est parti ».

    Et celle, ignorée mais proche, de la lectrice de cette nouvelle de Jack London :

    « Elle, ne sait pas encore qu’elle a commencé à le suivre ».

    Quant à l’usage, abondant, des citations (dans « alaskas 1, 2, 3 »), il est plein d’enseignements :

    « En quoi elle est sincère. En quoi elle ne l’est pas. La manière dont les citations disent ou taisent ce qu’elle ne dit pas », écrit la poète dans « Ordalie », poème final d’« Alaskas ».

    La poète trouve ainsi chez d’autres un écho à ce qui nourrit sa propre réflexion. À ses inquiétudes et à ses peurs. Ainsi de ce qui, dans ces quelques vers, s’annonce comme un avenir prochain :

    « comme par effacement

    devenir

    forme

    du vide qui s’annonce

    et que ce soit vivre

    (à la transparence de ton propre deuil n’être pas parvenue) ».

    Chaque poème, rivière de mots, emporte avec lui ses propres dérives. Ses propres flux et interrogations. Ainsi de cette question taraudante sur la légitimité de l’écriture face à l’expérience vécue :

    « Si la faim dont tu souffres ne t’affame pas ni la soif ne t’altère, si la glace ne te gèle ni le soleil ne te brûle, image virtuelle et expérience réelle sont-elles des horizons communs pour le regard ? Le visible qui en tient lieu devient-il obstacle au vécu quand prime le ressenti ? ».

    Dans Rivière et Alaskas, la rivière se révèle être un topos inépuisable, toujours courant et charriant dans ses eaux, à la surface, une pluralité d’images aussi inattendues qu’imprévisibles. Toutes sortes de leurres, de dérives, de reflets trompeurs qui mettent en même lice « figure erronée » et « figure de vérité ».

    Laisser parler la rivière, source de questionnements et de surprises. Tout comme laisser parler en soi le désir. Ce que fait Françoise Clédat, avec sensibilité et subtilité. Et grand talent.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Françoise Clédat  Rivière et Alaskas





    FRANÇOISE CLÉDAT


    Françoise Clédat





    ■ Françoise Clédat
    sur Terres de femmes

    L’Adresse de Françoise Clédat / Portrait d’Iseut en survivante [lecture de Marie Fabre]
    Quoi de toi mort quand mort ? (extrait de L’Adresse)
    La nuit de l’ange (lecture d’AP sur L’Ange Hypnovel)
    L’Ange Hypnovel (extrait)
    A ore, Oradour (lecture d’Isabelle Lévesque)
    EtnaXios, autour de l’oiseau-fauve-vautour [lecture d’AP sur EtnaXios]
    (où le chant sans l’organe) (extrait d’EtnaXios + notice bio-bibliographique)
    Gemelle [extrait d’Ils s’avancèrent vers les villes]
    Ils s’avancèrent vers les villes (lecture d’AP)
    Mi(ni)stère des suffocations (lecture d’AP)
    [Se calmer. Reprendre souffle] (extrait de Mi(ni)stère des suffocations)
    [Disparition] (extrait de Petits déportements du moi)
    Une baie au loin (Turnermonpère) [lecture d’AP sur Une baie au loin (Turnermonpère)]
    (maintenant je git)[extrait de Une baie au loin (Turnermonpère)
    Du jour à personne
    → (dans l’anthologie Terres de femmes)
    Je vis une histoire d’amour
    → (dans la galerie Visages de femmes de Terres de femmes)
    le Portrait de Françoise Clédat (+ un extrait d’EtnaXios)





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  • Éliane Vernay | La douleur se taisait…



    LA DOULEUR SE TAISAIT…
    (extrait)





    Tes doigts cherchent furtifs
    à reconnaître un sentier de pierres

    feux follets
    à la limite des vents,




    et tu penses qu’il suffirait

    d’écarter un peu le ciel pour entrevoir, intouchée

    — la source.




    La nuit bouge un peu
    elle tient chaud.

    Peu à peu l’écart s’amenuise,
    raccourcit les pas, confond les heures —

    et les arbres s’inclinent.
    Un accord se prépare



    (mots gravés dans le vent, silence

    enfoui sous les ailes de l’oiseau).




    Longtemps la nuit remue
    autour des corps
    allégés
    du poids de l’âge.
    Un souffle éclaire les regards
    dénouant au plus profond, là
    où ils se ressemblent
    braises

    fissurant le roc.

    Et toi tu tentes de rassembler,
    ce qui a échappé aux heures —
    mince bruissement de feuilles,
    hommage sans voix
    aux enfants sans mémoire.




    Éliane Vernay, « La douleur se taisait… » in La rive s’éloigne…, éditions La tête à l’envers, 58330 Crux-la-Ville, 2019, pp. 54, 56, 57. Encres de Liliane-Ève Brendel.






    Eliane Vernay  La rive s'éloigne...





    ÉLIANE  VERNAY


    Eliane Vernay
    Source




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions La tête à l’envers)
    la page de l’éditeur sur La rive s’éloigne…
    → (sur La Cause Littéraire)
    une lecture de La rive s’éloigne… par Philippe Leuckx





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  • Véronique Gentil | J’ai longé ma jeunesse



    J’AI LONGÉ MA JEUNESSE





    j’ai longé ma jeunesse dans de grandes villes et sur des routes communales parmi les fougères et les replis de fleurs

    tout sonnait sous l’aile des faux. Tout avait son timbre

    le soleil et les insectes noirs descendaient vers les eaux et les vitres

    dans des foyers d’encre violette la langue cherchait aveuglément
    la grammaire offrait la possibilité d’un pont

    les mouvements inédits de mots étaient mes seuls mouvements de joie

    de l’insouciance je n’ai jamais rien su
    moins encore de la légèreté, cette injonction qui vient souvent de ceux-là mêmes qui en sont incapables

    cependant j’aimais que l’homme, littéralement, coure (et puise) à sa perte
    que sa vie relève de la dépense

    une cousine pleurnichait
    des pentes étaient dévalées
    le lac nous tenait dans ses bras

    mensonge sable sable
    dans la présente obscurité et clarté du poème




    Véronique Gentil, Le Cœur élémentaire, éditions Faï fioc, 2019, page 32.






    Veronique Gentil  Le Cœur élémentaire





    VÉRONIQUE  GENTIL


    Veronique Gentil
    Source




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur terre à ciel)
    une page sur Véronique Gentil
    → (sur le site de Pierre Mainard)
    une notice bibliographique sur Véronique Gentil [PDF]
    → (sur lafauteadiderot.net)
    une lecture du Cœur élémentaire par Lucien Wasselin





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  • Décembre 2010 | Joël Vernet, Carnets du lent chemin, Copeaux (1978-2016)

    Éphéméride culturelle à rebours



    1er DÉCEMBRE
    Le rouge-gorge s’est accoutumé à ma présence. Il m’apporte chaque jour un peu de neige dans son bec.

    2 DÉCEMBRE
    Le rouge-gorge, en forcené, a emporté avec lui la petite motte de beurre que j’avais déposée sur le seuil. Des journées entières sans sortir de la maison, juste quelques pas dans le jardin.
    À de très rares moments, être fier d’une phrase. Se dire, là, j’ai peiné mais j’ai atteint mon but. Souvent, le résultat en est une simplicité éclairante.
    Les plumes rougeoyantes de l’oiseau, une nouvelle fois suspendu à l’envers du bardage du toit : « Voilà l’éternité. »

    3 DÉCEMBRE
    N’abandonnons pas notre avenir aux prédateurs.

    4 DÉCEMBRE
    Les mésanges viennent chanter leur joie sur le rebord de la fenêtre. Beauté de l’oiseau menu sur la branche. La tache jaune à son cou est un soleil.

    7 DÉCEMBRE
    À l’aube dans la rue sous la pluie, la femme portant son enfant dans les bras, le serrant très fort sous sa capuche, le protégeant. Ainsi chaque jour, rejoindre le domicile d’une nourrice chez laquelle l’enfant ouvrira les yeux.
    Le sentiment d’avoir eu une enfance tremblante, de ne pas avoir été protégé.

    8 DÉCEMBRE
    Souvent, on est écrasés. Lac immense de la tristesse. Alors, tu vas marcher.

    10 DÉCEMBRE
    « L’Orient que cherche le mystique, Orient non situable sur nos cartes, est dans la direction du Nord, au-delà du Nord. De ce Nord cosmique choisi comme point d’orientation, seule une marche ascensionnelle peut rapprocher. » (Henry Corbin)

    11 DÉCEMBRE
    C’est parce que la vie est un combat qu’elle nous enchante.

    13 DÉCEMBRE
    Le devoir d’une œuvre est de n’être pas sans devoir éthique, mais d’affirmer une autre forme d’espérance qui ne repose surtout pas sur la pitié, mais peut-être sur la compassion, une compassion active et non pleurnicharde, une espérance telle que le lecteur, refermant le livre, y aura puisé de nouvelles forces pour affronter l’ordinaire des jours.
    Dans l’hiver écrire une phrase qui tiendrait pour l’éternité. Une phrase qui est le monde, rassemblant sa lumière, ses pierres, son air, ses vents, ses intempéries, ses chemins, ses forêts, ses pâturages, ses troupeaux, ses faibles voix humaines. Tu n’es pas le poète, mais ce pêcheur qui lance ce filet.
    Ne jamais dévoiler la ferveur qui t’habite lorsque tu ramènes le filet ! Taire le trouble joyeux dans ton cœur : il permettra la phrase, le courant ininterrompu de la phrase, le mouvement face à l’étroite fenêtre qui donne sur le jardin. Le mouvement, seul le mouvement…



    Joël Vernet, Carnets du lent chemin, Copeaux (1978-2016), Éditions La Rumeur libre, 2019, pp. 185-186.






    Joel Vernet  Carnets du lent chemin





    JOËL VERNET


    Joel Vernet
    Source




    ■ Joël Vernet
    sur Terres de femmes


    Carnets du lent chemin, Copeaux (lecture d’AP)
    30 août 1994 | Joël Vernet, Le Regard du cœur ouvert
    L’oubli est une tache dans le ciel (lecture d’AP)
    Les petites routes (extrait de L’oubli est une tache dans le ciel)
    [De Rimbaud […] tu n’auras jamais rien su] (extrait de Mon père se promène dans les yeux de ma mère)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur remue.net)
    Joël Vernet /marcher vers un ciel de pierre
    → (sur Le Nouveau Recueil) Joël Vernet, ou l’esthétique de la trace, par Sylvie Besson (
    fichier Word)





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  • Sabine Huynh | [sans attaches]



    [SANS ATTACHES]




    sans attaches nous restons nos paupières lèvres seins s’achoppent se mouillent s’alourdissent comme les voiles d’un navire heurtant une douce tempête confusion des chagrins des étoffes écume de draps et dessous océan d’innocence où se brisent les lames du temps l’intimité amarre nos membres ensemble pour dépasser l’hiver de la chair


    palpitante et toute en labiales dentales et brutales la langue pousse et met bas un hébreu guttural qui allaite nos cœurs la langue bouleverse enfonce les cages creuse les alvéoles remue profond tend les cordes agite le pollen des voiles toute en frictions et fricatives la langue sauvée des eaux joue et tout en vibrant elle roule latérale s’écoule et l’air liquide file contre ses flancs toute en buccales et palatales elle gonfle provoque la glaise — nos corps superbes sèmeront tout en étamine et pistil serrés — la vie le soleil la joie


    nos deux vagues scélérates chavirent les cargaisons d’ennui — plonger au fond des humeurs la peau déployée humectée — de souffle traversée respire et crie comme jamais nulle autre — en silence refait surface l’écriture une mer porteuse d’horizon



    Sabine Huynh, Parler peau, Æncrages & Co, collection Voix de chants, 2019, s.f. Dessins de Philippe Agostini. Exergue de Philippe Rahmy.






    Sabine Huynh  Parler peau





    SABINE  HUYNH


    Sabine Huynh. Photo Miriam Alster 2016
    Ph. Miriam Alster (2016)
    Source





    ■ Sabine Huynh
    sur Terres de femmes

    Parler peau (lecture d’AP)
    Avec vous ce jour-là / Lettre au poète Allen Ginsberg (lecture d’AP)
    Les Colibris à reculons (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Les Colibris à reculons (lecture de Sabine Péglion)
    Kvar lo (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Kvar lo (lecture d’AP)
    [Au fond de ta gorge] (extrait de Kvar lo)
    La Mer et l’Enfant (lecture d’AP)(+ une notice bio-bibliographique)
    Lettre à Tieri Briet (chronique)
    [Pourquoi toujours ma voix se brise avec ces mots] (extrait de Tu amarres les mots)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Là où elle naît
    Sabine Huynh | Roselyne Sibille, La Migration des papillons (extrait)




    ■ Voir aussi ▼

    presque dire (le site de Sabine Huynh)
    → (sur le site d’Æncrages & Co)
    la fiche de l’éditeur sur Parler peau




    ■ Notes de lecture de Sabine Huynh
    sur Terres de femmes

    Matthieu Baumier, Le Silence des pierres
    Blandine Longre, Clarities
    Sylvie-E. Saliceti, Je compte les écorces de mes mots
    Romain Verger, Fissions





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