Étiquette : 2020


  • Anna Akhmatova | Presque dans un album


    Почти в альбом



    Услышишь гром и вспомнишь обо мне,
    Подумаешь: она грозы желала…
    Полоска неба будет твердо-алой,
    А сердце будет как тогда — в огне.
    Случится это в тот московский день,
    Когда я город навсегда покину
    И устремлюсь к желанному притину,
    Свою меж вас еще оставив тень.


    <1961>           






    PRESQUE DANS UN ALBUM



    Tu entendras le tonnerre et tu penseras à moi,
    Tu te diras : elle souhaitait les orages…
    Une bande de ciel sera d’un rouge froid,
    Et le cœur sera comme alors – en feu.
    Cela se passera à Moscou, le jour
    Où je quitterai cette ville à jamais,
    Et où je m’élancerai vers mon apogée,
    Laissant encore mon ombre parmi vous.


    <1961>           




    Anna Akhmatova [Анна Ахматова], « Le trèfle de Moscou »*, L’Hôte venu du futur, poèmes, édition bilingue, éditions Interférences, 2020, pp. 54-55. Traduit du russe et présenté par Sophie Benech.



    _____________________
    * un des quatre cycles de poèmes inspirés par une rencontre entre Anna Akhmatova et Isaiah Berlin.





    Anna Akhmatova  L'Hôte venu du futur



    Анна Андреевна Ахматова

    Anna Akhmatova par Nathan Altman
    Nathan Altman, Portrait d’Anna Akhmatova, 1914 (détail)
    Huile sur toile, 37,8 x 45,7 cm
    The State Russian Museum, Saint-Pétersbourg

    Source





    ■ Anna Akhmatova
    sur Terres de femmes


    La nuit
    Le poète (poème extrait de Course du temps)
    Réponse tardive, 16 mars 1940
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    Quatrième élégie du Nord




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur le site des éditions Interférences)
    une notice biographique sur Anna Akhmatova
    → (sur Terres de femmes)
    Marina Tsvétaïeva | J’aimerais vivre avec vous (Pour Akhmatova)
    → (sur Esprits nomades)
    Anna Akhmatova | L’icône de la souffrance russe
    → (sur le site de France Culture)
    Anna Akhmatova, la parole libre, par Camille Renard (6 août 2020)
    → (sur le site de France Culture)
    émission Grandes traversées : Anna Akhmatova, l’inconnue de Leningrad. Épisode : Quand surgit l’hôte du futur (7 août 2020)





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  • Eugenio De Signoribus | L’albero


    L’ALBERO



    l’albero gloria il suo posto
    nella sassosa natura
    ma le sue radici affondano
    nel buio del nutrimento

    la vita terrestre dà frutti
    diversi nello stesso frammento

    c’è traccia del male
    già dal primo momento

    ed egli andò all’albero storto
    negletto e solo, confuso e sporco

    nessun’acqua sorgeva
    da sotto una pietra

    le lingue ardenti
    erano ceri spenti

    e anche la luce s’inginocchiava
    chiudendosi in sé




    Eugenio De Signoribus, « Giuda », L’altra passione, Giuda : Il tradimento necessario ?, Interlinea edizioni, Novara, 2020, pagina 45.





    Eugenio De Signoribus  L'Altra Passione







    L’ARBRE



    l’arbre s’enorgueillit de sa place
    dans la nature rocheuse
    mais ses racines s’enfoncent
    dans l’opacité des nutriments

    la vie terrestre donne des fruits
    divers dans la même parcelle

    la trace du mal est là
    déjà à l’origine

    et il s’en alla vers l’arbre tortu
    mal aimé et solitaire, confus et sale

    nulle eau ne surgissait
    de dessous la pierre

    les langues ardentes
    étaient des cierges éteints

    et même la lumière se mettait à genoux
    se repliant sur elle




    Traduction inédite d’Angèle Paoli



    EUGENIO DE SIGNORIBUS


    Eugenio De Signoribus
    Source




    ■ Eugenio De Signoribus
    sur Terres de femmes



    [ogni ora da vivere è buona per parlare] (poème extrait de Maisons perdues)
    microelegia (poème extrait du recueil Istmi e chiuse + traduction inédite de Thierry Gillybœuf)
    Ronde des convers (lecture d’AP)
    [La sirena marina nel suo acquario] (poème extrait du recueil Veglie genovesi, 2013 + traduction inédite d’AP)
    La nymphe du crépuscule (poème extrait du recueil Trinità dell’esodo, 2011, + traduction inédite d’AP)




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur le blog de Grazia Calanna)
    une interview (en italien) d’Eugenio De Signoribus (18 septembre 2012)
    → (sur le site des éditions Interlinea)
    la fiche de l’éditeur sur L’altra passione d’Eugenio De Signoribus





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  • Valérie Rouzeau | [Chez mes hôtes en pays gaga]


    [CHEZ MES HÔTES EN PAYS GAGA]


    (1)


    Chez mes hôtes en pays gaga
    Pas de tire-bouchon de tournevis
    Les casseroles remuent la queue
    Comme des petits chiens domestiques
    Pas de ciseaux pas de marteau mais en poche
    Ma boîte de cachous et même un stoptou
    J’ai un toit sur la tête et par-dessus ce toit
    Un ciel plein de flocons
    Ce n’est pas sur moi qu’il neige
    Ce n’est pas moi qui meurs de froid.



    (2)


    Chez mes hôtes en pays gaga
    Il n’y a pas de presse-cheveux de sèche-agrumes
    Pas de clous pas de vis pas d’enclume
    Pas de fer-à-cheval pas de cheval
    Encore moins le pingouin mécanique en fer
    Avec lequel petite jouait ma mère
    Il s’est noyé en noir et blanc dans les vécés avec sa clef
    Chez mes hôtes se bousculent sourires et souvenirs
    Il n’y a pas un seul regret.



    […]



    (6)


    Chez mes hôtes en pays gaga
    Le minuteur ne marche pas
    J’ai le temps d’oublier mes pâtes
    Compter flocon après flocon
    Macaronis et papillons
    Écouter les téléphoneurs
    Téléphoner à toutes les heures
    Sous mes fenêtres sans rideaux
    Chiper leurs paroles quelle misères
    Quel bonheur quel récipient d’air.



    Valérie Rouzeau, Éphéméride (le temps passe et fait mes rides), Poésie, éditions La Table Ronde, 2020, pp. 78, 79, 83.





    Rouzeau



    VALÉRIE ROUZEAU


    Valérie Rouzeau
    Ph. Hélène Bamberger
    Source






    ■ Valérie Rouzeau
    sur Terres de femmes


    [Anthologie du vers unique] (autre extrait d’Éphéméride)
    [J’aime aller dans la rue avec en tête un chant] (extrait de Sens averse)
    une fiche bio-bibliographique sur Valérie Rouzeau
    Oie rêve à l’azur (note de lecture sur Apothicaria)
    À me bercer (extrait de Va où)
    Nous nous serions perdus (poème de jeunesse)
    25 décembre | Valérie Rouzeau, Quand je me deux
    Quand je passerai
    Vrouz (lecture de Tristan Hordé)
    [Tout s’écaille] (extrait de Vrouz)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Dans le vent d’hiver
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le portrait de Valérie Rouzeau (+ un extrait de Va où)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le tiers livre)
    un dossier de 34 pages sur Valérie Rouzeau, réalisé par l’équipe de la médiathèque municipale Jacques-Thyraud de Romorantin-Lanthenay [texte de présentation d’Angèle Paoli] (PDF)






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  • Alain Duault | [Il n’est peut-être pas trop tard]


    [IL N’EST PEUT-ÊTRE PAS TROP TARD]




    Il n’est peut-être pas trop tard il faut encore tenter
    De vivre Écarte les fils de la pluie le vent sauvage
    Vient comme un cheval qui se lève quelle beauté

    Tu as froissé la rivière sans doute mais tout coule
    Depuis les eaux noires de l’enfance Ton chagrin
    Ta rage tu dois tout jeter aux égouts et te baigner

    Nu dans les feuilles du ciel enveloppé de nuages
    Tu dois voler comme un ange rire chanter et rire
    Passer dans toutes les chambres écrire un poème

    Que tu liras sur toutes les routes dans tous les lits
    Un poème qui donne mille vies N’abandonne pas
    L’espérance Un abandon c’est un arbre qui meurt




    Alain Duault, « La promenade son panier d’odeurs », La Cérémonie des inquiétudes, poèmes, éditions Gallimard, Collection Blanche, 2020, page 67.






    Alain Duault  La Cérémonie des inquiétudes
    feuilleter le livre



    ALAIN DUAULT


    Alain Duault
    Source




    ■ Alain Duault
    sur Terres de femmes


    Comprendre la poésie (poème extrait de La Poésie, le ciel, Petite méditation lyrique)
    [Tempêtes tempêtes] (poème extrait de L’Effarant Intérieur des ombres)
    Le dos (poème extrait de Nudités)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Gallimard)
    la fiche de l’éditeur sur La Cérémonie des inquiétudes
    l’humeur d’Alain Duault (le blog d’Alain Duault)






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  • Jacques Goorma | Propositions XXXVII, XXXIX, XXXXI, XXXXIX


    PROPOSITIONS




    Proposition XXXVII


    sablier vivant
    dans un ciel clair

    qu’attends-tu
    pour habiter le temps ?




    Proposition XXXIX


    l’espace entre les corps
    le silence entre les mots

    l’invisible nous tisse
    et se faufile




    Proposition XXXXI


    dans le papier jauni
    du vieux livre

    le papier frissonne
    juvénile




    Proposition XXXXIX


    si le silence
    disparaissait

    il emporterait avec lui
    toutes les paroles



    Jacques Goorma, Propositions, 3, éditions Les Lieux-Dits, Collection Jour & Nuit, Strasbourg, 2020, pp. 49, 51, 53, 61.






    Jacques Goorma  Propositions 2




    JACQUES GOORMA


    JACQUES GOORMAphoto de Reha Yunluel-1
    D.R. Ph. Reha Yunluel
    Source





    ■ Jacques Goorma
    sur Terres de femmes


    [À la bonne parole] (poème extrait de À)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la Maison de la poésie et de la langue française, Namur)
    une notice bio-bibliographique sur Jacques Goorma
    → (sur Terre à ciel)
    un entretien avec Germain Roesz, par Cécile Guivarch
    → (sur Monde en poésie de Brigitte Maillard)
    Jacques Goorma, Propositions
    → (sur Recours au Poème)
    Jacques Goorma : une po-éthique du dépouillement lumineux, par Muriel Stuckel





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  • Françoise Ascal, L’Obstination du perce-neige et Variations-prairie

    par Angèle Paoli

    Françoise Ascal, L’Obstination du perce-neige (Carnets 2012-2017),
    éditions Al Manar, Collection Approches & Rencontres, 2020.
    Encres de Jérôme Vinçon.



    Françoise Ascal, Variations-prairie,
    suivi de Mille étangs, Lettre à Adèle, Colomban,
    éditions Tipaza, 2020.
    Peintures de Pascal Geyre.



    Lectures d’Angèle Paoli


    « JE DÉROULE LE RITUEL, CANTATE DE BACH, CIGARE »





    Je lis Françoise Ascal. Je lis en alternance Variations-prairies et L’Obstination du perce-neige. Les deux ouvrages me sont parvenus quasi simultanément. Comment ne pas naviguer-divaguer devant pareille coïncidence. Comment ne pas me laisser porter par elle ?

    Dans les Carnets qu’elle tient de 2012 à 2017, carnets intitulés L’Obstination du perce-neige, Françoise Ascal évoque, par touches disséminées entre les pages, les textes de différents chantiers d’écriture en cours. Dont celui de Variations-prairies. Lecture en regard, d’un livre l’autre. Des encres de Jérôme Vinçon aux peintures de Pascal Geyre. Variations de verts et de bruns pour le premier recueil. Paysages d’encres noires pour le second. Ponctuations. Respirations. Les Carnets comme laboratoire d’une écriture en cours d’élaboration. Les Carnets comme quête constante de concision/tension/économie, dont l’idéal serait le « poème-journal » ; à la façon d’Antoine Émaz dans les poèmes de Limite ; ou à la manière de Yannis Ritsos dans son Journal de déportation. Résister à « l’ensorcellement du langage ». À la manière de Wittgenstein. Un pari difficile. Ou bien se tourner vers la pratique du haïku dont le poète américain Richard Brautigan louait la faculté de « concentrer l’émotion, le détail et l’image pour aboutir à une espèce d’acier trempé dans la rosée » (19 janvier 2017).

    L’Obstination du perce-neige est questionnement incessant sur la vie et sur les choix que celle-ci met au jour. Sur l’irruption de la maladie qui infléchit le cours des choses. En même temps qu’elle transforme le regard posé sur tout ce qui leur donnait un sens ; qui impose de faire le point sur l’essentiel – le vital – et le superflu ; qui interroge l’écriture au jour le jour dans son rapport avec le monde et dans sa relation à l’autre ; qui expose au grand jour les doutes et les découragements que la maladie engendre inévitablement ; et révèle les multiples façons qu’a la poète de rebondir. Grâce aux forces vives que sont la musique (Bach, Schubert qu’interprète Radu Lupu, Beethoven, Mendelssohn…) et la peinture (Gérard Titus-Carmel, Alexandre Hollan…) ; la poésie et la calligraphie ; grâce à l’ouverture qui est celle de la poète à d’autres modes de pensée et manières de se penser ; grâce à sa culture, qui est vaste, et grâce à son inépuisable champ de lectures qui ouvre sur de multiples horizons ; grâce à son regard tendre et bienveillant sur la nature qui l’entoure et sur les beautés qu’elle recèle. Si modiques soient-elles ; et qui l’emportent sur toutes les contingences, les pesanteurs et les peurs, innombrables, qui ne sauraient avoir raison de sa vie. Pareille au perce-neige, la poète rejoint « ces petites vies qui cultivent le ralentissement et la profondeur protectrice ». Avec quelle force vitale !

    Inspiratrice, synonyme de paix, de sérénité retrouvée, la « prairie » aimée a pour nom Melisey. Elle est le Lieu par excellence, celui vers lequel revenir toujours et se ressourcer. Où s’emplir de lumière et du chant des oiseaux. Où accueillir le ronronnement familier du tracteur et le cri des corbeaux, pareillement aimés.

    « La prairie est un vide éblouissant dans l’enclave des jours. Une porte qui s’ouvre sur le tokonoma intérieur », écrit Françoise Ascal dans Variations-prairies.

    La prairie et ses racines multiples, archaïques. La poète lui redonne vie en assemblant dans un même damier de verdure – Variations-prairie – des textes aussi divers par leur forme et par leur propos que Mille Étangs, Lettre à Adèle et Colomban. C’est que Françoise Ascal s’y entend pour établir des passerelles. Entre les hommes, les espaces et les temps. Continuité et métamorphoses.

    Dans la prose poétique de Mille Étangs, la poète se laisse aimanter par le mot « source » qui draine avec lui toute une toponymie où l’eau perce « sous toutes ses formes, avec ces gouttes et goulottes, ces noies et ces fonts, ces gouilles et ce Ruisseau de la Mer qui prend source sur le plateau, rappelant un passé lagunaire, encore visible dans les couches de grès coquilliers. »

    En écho au « monde flottant » de Mille Étangs, ces notes du 2 mai 2015 :

    « Melisey avec V. Tout le voyage sous la pluie battante […] Dès notre installation faite, nous partons avec bottes et parapluies à l’étang de la Pierre plate. Vision japonisante des rochers luisants, moussus, des jeunes pousses d’épicéa, des boutons de saule. Ça ruissèle de partout. Rivières et étangs ont un haut niveau, parfois sont en crue […] Tout est simple. Harmonieux. Accordé… »

    À la date du 27 juillet 2014, Françoise Ascal évoque le poème qu’elle écrit pour Adèle. L’aïeule ? De « l’avant-naître » (Lettre à Adèle) :

    « Écrit à partir du noir des myrtilles. Le texte m’emporte dans une exploration de substance à la manière des rêveries bachelardiennes. Je laisse les associations venir librement, comme dans le poème pour Adèle avec l’apparition “des baies de datura” dont je viens de découvrir qu’elles étaient utilisées dans l’antiquité par les sorcières. »

    « Adèle, ma source et mon fardeau. Ma pesante poignée d’humilité. Liens de paille et de chanvre, nœuds de raphia, baies de datura au creux de la paume.

    Adèle ma douce empoisonneuse

    ma semblable

    ma sœur. »

    confie la poète dans le poème au datura (Lettre à Adèle). Je relis la Lettre à Adèle. L’énigmatique Adèle, la silencieuse de l’enfance. La presque invisible. Pourquoi écrire sur cette aïeule un long poème épistolaire ? Sur le tard ? Qu’attendre du mystère de la paysanne en tablier ? Sans doute une délivrance. Que la poète exprime dans cette adresse inattendue mais claire et décidée :

    « Chères ancêtres, je vous ai assez retenues sous ma peau. Je peux me permettre d’évacuer vos traces. Faire dans la maison ce que mes reins ne parviennent plus à faire dans mon corps. »

    Ainsi s’adresse la poète à celles qui l’ont précédée. Le 6 août 2014.

    Adresse, mais sans doute aussi révélation d’un amour tardif pour celle qui habite aujourd’hui dans les murs d’Adèle et contemple la même prairie que l’aïeule. Quelque chose comme une reconnaissance qui va peut-être mettre la poète sur la voie d’une réconciliation avec sa propre mère. Mère complexe dont la poète a peur et dont elle retrouve en elle la trace, la marque, la présence intimes.

    Ainsi de cette litanie des peurs du 10 novembre 2017 :

    « Peur de ce que j’ignore de mon enfance. Peur d’avoir mal connu ma mère. Peur de ma mère. Peur de ne pas l’avoir aimée. Peur de revenir à la solitude de mes cinq ans. »

    Et, quelques jours plus tard, cet aveu du 7 décembre lié aux derniers souvenirs et à l’avant-dernière page de L’Obstination du perce-neige :

    « Près du feu, dans le fauteuil d’osier, je revois ma mère âgée au moment des Noël, lorsqu’elle venait passer quelques jours ici. Je sens ses gestes dans les miens. Je retrouve dans mes paumes la manière particulière dont elle joignait les mains. Je suis celle qu’un doigt de whisky et un peu de musique raniment pour un instant. Je suis à sa place. C’est mon tour. Je vois son vieux châle mauve, hérité de sa propre mère, jeté frileusement sur ses épaules.
    Il faudrait accepter comme elle-même l’a fait.
    Sans gémissements.
    Sans peser sur personne. »

    De l’une à l’autre femme, un même aveu d’amour. Une même leçon de vie. Qui prend en compte la mort.

    « Je ne sais pas qui tu es. Mais j’existe, à tes côtés.

    Là plus qu’ailleurs. » (Lettre à Adèle)

    Quant à Colomban, moine irlandais du VIe siècle à qui la poète consacre réflexions et pensées, Françoise Ascal en doit la découverte à sa dilection pour la région de Melisey :

    « Si j’ai découvert Colomban, c’est en raison de mon attachement au pays des mille étangs et non l’inverse. Cependant je ne soupçonnais pas que j’allais croiser chez lui une passion de l’écriture qui allait faire écho à la mienne. Des années durant, j’ai travaillé le geste calligraphique auprès d’un maître irakien, dépositaire de la tradition de l’époque de Bagdad… ».

    Et, à la date du 10 août 2017, la poète note dans ses Carnets :

    « Balade à Saint-Colomban. C’est un lieu qui évoque les petites chapelles bretonnes visitées durant plusieurs étés au moment de “L’art dans les chapelles”. Rencontre alchimique entre la roche, les arbres, la pierre, le ciel. Une densité qui diffuse son énergie. »

    Le terreau commun à ces textes, leur lien intime et presque charnel, c’est le pays de Melisey, ses déclinaisons de verts, ses jeux d’ombres et de lumières, et les reflets toujours changeants de Mille Étangs. Un univers de fougères et de mémoire, propice à la méditation mais tout autant aux vagabondages de la pensée. Au voyage intérieur. Bashô n’est jamais bien loin, ni les leçons d’un Tchouang-Tseu.

    Melisey. Un nom tout en miel et en douceur. Le 14 septembre 2015, Françoise Ascal note :

    « Commencé un premier texte sur le thème “Variations-prairies”. »

    La prairie de 2015 – qui a remplacé le « pré » de l’enfance à Villemomble – appartient à la « mythologie » personnelle de la poète, celle qu’elle s’est construite au fil du temps et qui fait partie intégrante de sa personne. Elle est le lieu fondateur, ce lieu qui la met provisoirement en correspondance avec les mots de Pascal Quignard :

    « Nous dépendons de nos lieux plus encore que de nos proches » (Dernier royaume, IV)

    et qui lui fait écrire, le 27 août de la même année :

    « Ici, la prairie est un tapis de prière aux contours limités qui crée à la fois un espace d’intériorité et une vastitude dont on se sent faire partie. Ma discipline de chaque jour est de contempler la prairie de telle sorte que j’y apprenne sa vérité ; et qu’ainsi elle m’apprenne la mienne. »

    La prairie de Melisey, « un espace mandala » nécessaire à la re-centration de soi, laquelle passe par l’observation attentive du minuscule qui surgit à ras de terre, par la rêverie fluide sans contrainte et par la méditation. Et toujours, lorsque le regard s’élève, ce jeu de la lumière à travers les grands arbres. Et les ciels dans leur mouvance. Corot, le peintre tant aimé, n’est jamais éloigné dans la pensée de la poète, qui écrit :

    « Étrange, cette obsession de la peinture en surimpression du paysage réel. » (10 août).

    Un mois plus tard, alors que la maladie taraude, qu’elle ramène l’angoisse au premier plan, la poète note : « Développer le côté “prairie” et sa lumière. » Camille Corot, le maître, le guide plutôt, et sa présence apaisante, sa modestie qui lui fait dire, regardant le ciel par la fenêtre ouverte, peu avant sa mort : « il me semble que je n’ai jamais su faire un ciel. » Corot qui peignait dans la lenteur et le silence, en pleine nature. Corot à qui Françoise Ascal a consacré tout un livre : La Barque de l’aube. Mais « la figure bachelardienne » de Corot n’est pas seule à inspirer la réflexion de Françoise Ascal. Avec Corot, il y a Constable, ses ciels et ses nuages. Constable et sa campagne anglaise, son souci de « voir le paysage comme il est, sans lui superposer une narration… ». Constable qui s’inscrit tout entier dans la lignée de Claude Lorrain. Mais Corot, son « fil de lumière », toujours revient sous la plume de la poète. Sa quête personnelle la ramène sans cesse à lui. Ainsi, le 19 mars 2017, écrit-elle :

    « Mon texte sur Corot vient au jour avec fluidité. Corot est un humble, un modeste. Il ne fait pas peur façon Grünewald. C’est un proche. »

    Avec Mathias Grünewald et la majesté imposante du retable d’Issenheim, Françoise Ascal parviendra-t-elle au bout du chantier auquel elle s’est attachée ? Ce travail l’obsède, qui la met à mal et qui nourrit ses doutes :

    « Relu le poème de Margherita Guidacci sur Grünewald. Il me faut porter sur l’œuvre un regard aussi pénétrant que le sien… » (20 février 2016).

    Ou encore :

    « Je travaille le Grünewald. Hâte de tourner la page de la douleur. Développer le côté « prairie » et sa lumière. Creuser la lumière » (28 septembre 2016).

    Et le 7 octobre de la même année :

    « J’ai retravaillé mon Grünewald. Je rêve déjà à autre chose. Fermer les yeux et laisser la main courir. Vers ce que j’ignore, vers l’inconnu de soi, car même à mon âge il y a de larges plages d’inconnu. »

    Françoise Ascal exploratrice. Exploratrice de mondes lointains, dans le temps et dans l’espace. Mais en elle-même aussi. Et là est sa plus haute interrogation, son arrière-pensée d’angoisse la plus prégnante :

    « Après des mois de vie affadie par les problèmes de santé, puis-je renouer avec l’intensité d’une vie intérieure colorée, vibrante ? (25 octobre 2016).

    Lucide et inquiète, la poète appartient « à un monde en voie de disparition », un monde qu’elle ne reconnaît plus. Dont l’étrangeté et la cruauté la font souffrir. Pourtant, il n’est qu’à lire les pages des Carnets pour croiser un nombre infini de noms familiers. Écrivains, poètes, éditeurs, artistes forment et animent à ses côtés ce petit « monde clos de la poésie ». Françoise Ascal le fréquente de longue date. Ce dont témoigne l’œuvre imposante qui est la sienne.

    Il n’empêche. Les interrogations multiples qui traversent la poète, les doutes qui la fragilisent, nous la rendent tout à la fois très proche, très humaine, et très tendrement présente. Ma proximité avec la poète s’est affinée à la lecture de ces deux ouvrages et je peux aujourd’hui avouer que cette proximité est grande. Ainsi, comment ne pas partager cette réflexion du 13 février 2017 dont je perçois bien les mille nuances ?

    « Je crains que mes prairies métaphysiques soient loin de ce qu’attend un lecteur d’aujourd’hui. Je suis dans une lenteur méditative contraire à l’air du temps.

    Je ne peux pas parler de ce que je ne connais pas. La ville. Les réfugiés. L’exil. La guerre. Cela a-t-il encore un sens d’évoquer la lumière sur une lisière d’arbres ? Est-ce un luxe insolent ? Une provocation dans le désastre ambiant ? Une ultime résistance ? »

    Et comment ne pas avoir un sourire complice à la lecture de cette note écrite loin de Melisey ?

    8 septembre (2017)

    « Retour à St. B. Aujourd’hui premier feu. Je déroule le rituel, cantate de Bach, cigare. C’est peut-être le seul moment qui pourrait ressembler à ce qui se passe de singulier face à la prairie. »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Claudine Bertrand  Sous le ciel de Vézelay





    Françoise Ascal  Variations-prairie



    FRANÇOISE ASCAL


    Ascal-Francoise-par-michel.durigneux2
    Ph. © Michel Durigneux
    Source





    ■ Françoise Ascal
    sur Terres de femmes


    [longtemps j’ai mâché | vos grains de grès](extrait d’Entre chair et terre)
    [Carnet, 2004] (extrait d’Un bleu d’octobre)
    [Carnet, 2011] (autre extrait d’Un bleu d’octobre)
    Des voix dans l’obscur (lecture d’AP)
    Lignées (lecture d’AP)
    [Je ferme les yeux et laisse le mot venir] (extrait de Lignées)
    [tu aurais voulu l’oublier] (extrait de Des voix dans l’obscur)
    Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Levée des ombres (lecture d’AP)
    Mille étangs
    Rouge Rothko
    16 juillet 1796 | Françoise Ascal, La Barque de l’aube | Camille Corot
    5-10 août 2017 | Françoise Ascal, L’Obstination du perce-neige




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la mél)
    une fiche bio-bibliographique sur Françoise Ascal
    → (sur le site des éditions Al Manar)
    la fiche de l’éditeur sur L’Obstination du perce-neige de Françoise Ascal
    → (sur le site des éditions Tipaza)
    la fiche de l’éditeur sur Variations-prairie de Françoise Ascal
    → (sur Terres de femmes)
    Margherita Guidacci | Tentation de saint Antoine (retable d’Issenheim)





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  • Enza Palamara | Le rapatriement du monde



    EnzaPalamara-poesis-400x325
    Enza Palamara, « Tu as suivi la danse du Nuage »,
    dessin au fusain,
    in Ce que dit le Nuage, éditions Poesis, 2020, page 126.









    LE RAPATRIEMENT DU MONDE
    (extraits)




    Ton corps épouse
    le paysage

    Tu voudrais être
    un pont
    reliant les deux rives



    […]



    Un monde
    se dessine
    léger et vaporeux
    comme un nuage



    […]



    Comme une île
    suspendue
    dans le ciel
    un bout de terre
    t’offre la merveille
    d’un brin d’herbe



    […]



    Le Nuage
    devient demeure
    havre
    et lieu de rencontre
    espace
    où bruissent
    les messages
    les plus mystérieux



    […]



    Tu as posé
    ta tête
    sur le rocher
    et tu découvres
    ton visage
    dans le miroir ébloui
    des eaux fraîches




    Enza Palamara, « Le rapatriement du monde », Ce que dit le Nuage, éditions Poesis, 75007 Paris, 2020, pp. 93, 99, 101, 115, 129.






    Enza Palamara  Ce que dit le nuage




    ENZA PALAMARA


    Enza Palamara portrait NB





    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Poesis)
    une notice sur Enza Palamara
    → (sur le site des éditions Orizons)
    une notice sur Enza Palamara
    → (sur le site des éditions Poesis)
    une notice sur Ce que dit le Nuage
    → (sur Un poème pour la route, par Stéphane Bataillon et Loup Besmond de Senneville)
    Le Rapatriement du monde par Enza Palamara





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  • Jean-Marc Barrier | [vient le temps du fléchir]

    « Poésie d’un jour</FONT COLOR></DIV ALIGN></FONT FACE>

    [VIENT LE TEMPS DU FLÉCHIR]</FONT COLOR>

    v</FONT SIZE></FONT COLOR>ient le temps du fléchir dans un velours de mémoires tactiles
    estran des ombres où la vie recommence laisses où la peau se souvient    taches mouvements   terre chaude ou froide selon les restes d’une nuit inassouvie

    territoires
    c’est loger sous l’aile d’une chouette sentir les plumes sous les yeux le coton cendré
    se souvenir des mouillages incertains des plongées nécessaires</FONT SIZE>

    Jean-Marc Barrier, Noir estran, éditions La tête à l’envers, collection fibre·s, 2020, s.f. Peintures de Géry Lamarre.</FONT COLOR>

    Barrier montage

    </FONT FACE>


    JEAN-MARC BARRIER</FONT COLOR>
    Jean-Marc Barrier
    Source

    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions La tête à l’envers) </FONT COLOR>une notice bio-bibliographique sur Jean-Marc Barrier → (sur le site des éditions La tête à l’envers) </FONT COLOR>la fiche de l’éditeur sur Noir estran → </FONT COLOR>le site de Jean-Marc Barrier


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  • Mahshid Vatan-Doust | La liberté au prix du sang



    LA LIBERTÉ AU PRIX DU SANG



    le soleil d’été me gifle
    derrière le volant, apanage des hommes,
    dans les rues de Téhéran qui attendent
    une femme a crié : direction la liberté ! au plus vite !
    j’ai crié : un seul passager ! direction l’abattoir !






    CÉLÉBRATION DE LA VICTOIRE



    les moutons chaque jour
    paissent
    dans les prés qui ne sont à personne
    les agneaux gros et gras
    chaque jour gambadent
    parmi les tombes sacrées
    les tombes collectives
    les tombes anonymes
    et dans les prés qui ne sont à personne
    se moquent
    des loups restés dehors
    et dansent au rythme des chants puissants des bouchers






    CAFÉ GODOT



    tu humes tes mains
    après l’étreinte
    une odeur de poudre à canon
    un parfum de femme,
    je hume mes mains
    après l’étreinte
    de lourds effluves d’oubli
    un parfum d’homme




    Mahshid Vatan-Doust, Une fleur attend la pendaison, éditions Alidades, Collection Création, 2020, pp. 6-7. Poèmes traduits du persan et présentés par Katâyoun Sabzevâry et Franck Merger.






    Mahshid 1




    MAHSHID VATAN-DOUST


    Mahshid portrait NB
    Ph. Mohsen Bayat




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Alidades)
    la fiche de l’éditeur sur Une fleur attend la pendaison





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  • Frédéric Jacques Temple | Été



    ÉTÉ



    Une couleuvre de chaleur
    ondule
    souveraine
    dans les rudes kermès
    parmi les reliques
    des campements oubliés

    nos pieds blessés
    par la caillasse
    comblent le vide
    de nos pensées

    sonores
    fusent les mouches
    à travers la fournaise
    du silence

    je garde en moi les nuits d’été
    où montait la respiration marine
    qui berçait le sommeil terrible
    des peuples sans histoire




    Frédéric Jacques Temple, Midi, livre d’artiste, Samoreau, Jean-Pierre Thomas éditeur, 2004 ; in Profonds pays, Obsidiane, Collection “Les Solitudes”, 2011 ; in La Chasse infinie et autres poèmes, éditions Gallimard, Collection Poésie/Gallimard n° 548, 2020, pp. 132-133. Édition de Claude Leroy.






    Frédéric Jacques Temple  La Chasse infinie





    FRÉDÉRIC JACQUES TEMPLE (1921-2020)


    Frederic Jacques Temple Ph. ©Pierre Bolszak
    Ph. © Pierre Bolszak
    Source





    ■ Frédéric Jacques Temple
    sur Terres de femmes


    L’Oregon Trail (poème extrait de Foghorn)
    Un clou pour voyager (extrait de Par le sextant du soleil)
    Méditerranée (poème extrait de Phares, balises et feux brefs)
    Mai 2011 | Frédéric Jacques Temple, De la musique avant toute chose (extrait de Divagabondages)




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur le site des éditions Gallimard)
    la fiche de l’éditeur sur La Chasse infinie et autres poèmes
    → (sur En attendant Nadeau)
    une lecture de La Chasse infinie et autres poèmes par Claude Grimal
    → (sur ActuaLitté)
    Temple, la poésie partie en infinie chasse de rencontres
    → (sur le site du Figaro)
    Frédéric Jacques Temple, le «poète humaniste» languedocien, est mort, par Thierry Clermont
    Les univers de Frédéric Jacques Temple
    → (sur Lyrikline)
    plusieurs poèmes de Frédéric Jacques Temple dits par Frédéric Jacques Temple
    → (sur le site de France Culture)
    Frédéric Jacques Temple dans Ça rime à quoi ? de Sophie Nauleau (1er juin 2014)
    → (sur Recours au Poème)
    Frédéric Jacques Temple, Poèmes en Archipel, par Annie Estèves





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