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  • 5-10 août 2017 | Françoise Ascal, L’Obstination du perce-neige

    Éphéméride culturelle à rebours



    2017





    5 août

    Chutes de Miellin. Ce lieu est toujours aussi moussu, aussi japonisant que dans mon souvenir. Il y a plus de cinquante ans, je m’y baignais nue, avec un corps solide de jeune fille éprise des fougères.

    Mélancolie en songeant à ma vie, en la considérant de l’extérieur, comme une chose presque achevée. Une petite vie. Sans grandes audaces. Aurais-je pu faire mieux ?


    6 août

    Lecture de Joël Cornuault, Ce qui fait oiseau. Beaucoup aimé cette notion, chez lui, d’« écarter les branches ». Oui, « il suffit parfois d’écarter les branches ». Et aussi : « Nos dialogues, engagés par hasard, avec des oiseaux de petite taille se prêtent admirablement à cet allègement du monde par allègement de soi. Plotin a dit que l’on ressemble à ce que l’on contemple ».


    7 août

    Jaccottet évoque les dix mots du poète Buson (dix-sept syllabes dans l’original) « assez limpides pour tinter au chevet d’un mourant comme une clochette de temple annonçant qu’une porte va s’ouvrir ». Il parle aussi de « descension », opposée à l’ascension de Dante vers le paradis, une descension vers le plus humble, « les verdures basses » dont « nous serons un jour, avec un peu de chance, revêtus ».


    9 août

    Ici, comme dans une estampe japonaise, le proche et le lointain paraissent contigus, sur un même plan vertical. Continuité de l’herbe au ciel, tandis que la lumière commence à décliner.
    Plénitude qui ne peut se dire. L’éprouver suffit. Je voudrais posséder moins. Laisser davantage de vide pour qu’elle puisse surgir. Est-ce cela que je cherche ici, une vacance de l’être ? Contempler dissout les questions. Ici, plus facilement qu’ailleurs, j’assiste à la disparition de ce qui d’ordinaire est entrave. Comment oser dire que regarder pousser l’herbe, littéralement, s’absorber dans le flux des nuages, écouter la chute de quelques aiguilles de pin est une expérience des plus nécessaires ? Comment soutenir que cela modifie l’humain ? Le rend meilleur, plus tolérant, plus respectueux, plus aimant ?


    10 août

    Balade à Saint-Colomban. C’est un lieu qui évoque les petites chapelles bretonnes visitées durant plusieurs étés au moment de « L’art dans les chapelles ». Rencontre alchimique entre la roche, les arbres, la pierre, le ciel. Une « densité » qui diffuse son énergie.
    La prairie, malgré sa superficie d’un hectare, est un jardin clos. Une forme de vaste non inquiétant. Le contraire de l’infini des Landes. C’est habitable. Les dimensions sont humaines. Les grands arbres bornent le regard. L’au-delà peut devenir désirable, rêvé, imaginé, non imposé comme la ligne d’horizon de la mer. On demeure dans une échelle proportionnelle au corps, au pas, à notre capacité d’appréhension, voire d’étreinte.



    Françoise Ascal, L’Obstination du perce-neige (Carnets 2012-2017), éditions Al Manar, Collection Approches & Rencontres, 2020, pp. 127-129. Encres de Jérôme Vinçon.





    Claudine Bertrand  Sous le ciel de Vézelay



    FRANÇOISE ASCAL


    Ascal-Francoise-par-michel.durigneux2
    Ph. © Michel Durigneux
    Source





    ■ Françoise Ascal
    sur Terres de femmes


    L’Obstination du perce-neige et Variations-prairie (lectures d’AP)
    [longtemps j’ai mâché | vos grains de grès](extrait d’Entre chair et terre)
    [Carnet, 2004] (extrait d’Un bleu d’octobre)
    [Carnet, 2011] (autre extrait d’Un bleu d’octobre)
    Des voix dans l’obscur (lecture d’AP)
    Lignées (lecture d’AP)
    [Je ferme les yeux et laisse le mot venir] (extrait de Lignées)
    [tu aurais voulu l’oublier] (extrait de Des voix dans l’obscur)
    Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Levée des ombres (lecture d’AP)
    Mille étangs
    Rouge Rothko
    16 juillet 1796 | Françoise Ascal, La Barque de l’aube | Camille Corot




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la mél)
    une fiche bio-bibliographique sur Françoise Ascal
    → (sur le site des éditions Al Manar)
    la fiche de l’éditeur sur L’Obstination du perce-neige de Françoise Ascal





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  • Claudine Bertrand | Les passeurs de mots


    LES PASSEURS DE MOTS



    Où es-tu    toi que je cherche
    Éperdument
    Être de paix et d’introspection

    Mes silences viennent de toi
    Blancheur de page
    Sans cesse réécrite

    Je ne saurais dire quand j’écris
    Qui en moi s’exprime

    Je te sais là    derrière mon épaule
    Présence absence
    Tu donnes voix et sens aux choses
    Ne me reste plus qu’à les méditer


    Pour que la paix
    S’installe ici-même
    Je n’ai qu’à te confier
    Mon empressement
    Te laisser guider ma main

    Façonner un jardin secret
    Les mots m’enfièvrent
    Chandelles dans l’obscurité

    La paix passant devant nous
    Ailes grandes ouvertes
    Pour se mêler aux arbres
    S’envoler vers l’horizon


    Chaque syllabe aux quatre vents
    Sans boussole ni compas
    Retrouve perpétuellement
    Voie du chant lénitif
    Et voie lactée


    Ainsi en est-il des passeurs
    Qui accompagnent les pèlerins
    Pourchassant les terreurs
    Du Siècle




    Claudine Bertrand, Sous le ciel de Vézelay, éditions L’Harmattan, Collection « Accent tonique », 2020, pp. 48-49. Illustration de couverture : Maria Desmée.





    Claudine Bertrand  Sous le ciel de Vézelay



    CLAUDINE BERTRAND


    Claudine Bertrand 2
    Source




    ■ Claudine Bertrand
    sur Terres de femmes


    [Tu t’évertues à amalgamer] (poème extrait d’Ailleurs en soi)
    [Sur fond marin] (poème extrait de Fleurs d’orage)
    Chaque seconde cède une joie nouvelle (poème extrait du Jardin des vertiges)
    [Écrire pour se parcourir] (poème extrait du Jardin des vertiges)
    [Langue de voyage] (poème extrait de Murmure de rizières)
    [Mille serments sur l’oreiller] (poème extrait de Passion Afrique)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    La nomade
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait de Claudine Bertrand (+ un poème extrait du Corps en tête)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site L’île – L’infocentre littéraire des écrivains québécois)
    une notice bio-bibliographique
    le site de Claudine Bertrand





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  • Françoise Ascal, Mille étangs

    MILLE ÉTANGS

    (extrait)








    Plus tard, lorsque tu reviendras sur ces lieux, tu contempleras sans te lasser la calligraphie indocile des herbes et des joncs, bâtons d’écriture dressés en lignes ou en bouquets sur les rides grises de l’eau, traçant d’impalpables messages face à l’indifférence du ciel. Tu sonderas les nuages défilant sur la moire, t’efforçant d’en retenir la leçon.


    N’es-tu pas faite des mêmes molécules ? Proche du héron autant que de la grenouille, traversée par une même vie tenace autant que précaire, vouée aux mêmes métamorphoses ?


    Tour à tour transparente et opaque.

    Ne t’arrive-t-il pas de brasiller de joie, cœur dilaté
    à se rompre ?

    N’abrites-tu pas la noirceur des grands fonds, avec ces morts inapaisés séjournant dans les creux de ton corps comme dans une fosse d’argile ?










    Pascal Geyre
    Peinture de Pascal Geyre

    in Variations-prairie de Françoise Ascal,

    éditions Tipaza, 2000, page 49.









    Sauvage, le plateau. Rude avec ses épineux, ses bouleaux tordus, jaillissant entre des blocs granitiques.

    Inhospitalier.

    Pourtant tes pas t’y ramènent sans relâche.


    Que cherches-tu ici ? Que soupçonnes-tu ? Qui t’appelle ? Qu’entends-tu dans le criaillement des choucas ? Dans celui de l’épervier ? Quelle mémoire anonyme implore en silence, à chaque détour du sentier sinuant entre les fougères ?


    Perçois-tu le fracas des combats anciens ?


    Sens-tu glisser entre tes doigts le fichu fané de celle qui, un soir, s’est jetée dans l’oubli ?




    Françoise Ascal, Mille Étangs, in Variations-prairie, suivi de Mille étangs, Lettre à Adèle, Colomban, éditions Tipaza, 2020, pp. 48, 49, 51. Peintures de Pascal Geyre.








    Françoise Ascal  Variations-prairie



    FRANÇOISE ASCAL


    Ascal-Francoise-par-michel.durigneux2
    Ph. © Michel Durigneux
    Source





    ■ Françoise Ascal
    sur Terres de femmes


    [longtemps j’ai mâché | vos grains de grès](extrait d’Entre chair et terre)
    [Carnet, 2004] (extrait d’Un bleu d’octobre)
    [Carnet, 2011] (autre extrait d’Un bleu d’octobre)
    Des voix dans l’obscur (lecture d’AP)
    Lignées (lecture d’AP)
    [Je ferme les yeux et laisse le mot venir] (extrait de Lignées)
    [tu aurais voulu l’oublier] (extrait de Des voix dans l’obscur)
    Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Levée des ombres (lecture d’AP)
    L’Obstination du perce-neige et Variations-prairie (lectures d’AP)
    Rouge Rothko
    16 juillet 1796 | Françoise Ascal, La Barque de l’aube | Camille Corot
    5-10 août 2017 | Françoise Ascal, L’Obstination du perce-neige




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  • Déborah Heissler, Les Nuits et les Jours

    par Angèle Paoli

    Déborah Heissler, Les Nuits et les Jours,
    éditions Æncrages & Co, Collection Ecri(peind)re, 2020.
    Dessins de Joanna Kaiser.
    Préface de Cole Swensen, traduite par Virginie Poitrasson.



    Lecture d’Angèle Paoli


    BLANCHE OU LA « FIGURE » OUBLIÉE




    Tout avait commencé là,

    ce matin.

    Ainsi s’ouvrent Les Nuits et les Jours, dernier recueil de Déborah Heissler, récemment publié aux éditions Æncrages & Co. Par ces mots en italiques empruntés à La Montagne blanche, roman de Jorge Semprun. Où ? Quand ? Qui et qui ? Autant de questions que le lecteur se pose dès que s’amorce la lecture du récit. Questionnement qui déconcerte s’agissant d’un ouvrage de poésie. Et qui se posent pourtant dès que le lecteur se tient aux abords du poème de Déborah Heissler. Déconcertent aussi le fait que la poète ait choisi pour exergues, non pas des vers empruntés à des poètes, mais des extraits tirés de deux romans : L’Insoutenable légèreté de l’Être de Milan Kundera et La Montagne blanche de Jorge Semprun. D’autres échos existent, implicites. Entre le prénom Karol et le nom du traducteur de Kundera : François Kerel ; entre le prénom Karol et celui du metteur en scène Karel Kepela dans le roman de Jorge Semprun. Roman où les amours de Karel Kepela s’entrecroisent dans les lacis de la mémoire. Comme c’est aussi le cas pour Karol dans Les Nuits et les Jours. Quant au prénom de Blanche associé à l’oubli (prénom déjà présent dans un précédent recueil, Sorrowful Songs), comment ne pas songer au roman de Louis Aragon, Blanche ou l’oubli ? Alors ? Poésie ou éclats de romans ? L’un et l’autre genre sans doute se côtoient ici pour offrir une forme poétique nouvelle qui n’a pas encore trouvé son nom. Ainsi le souligne d’ailleurs la poète américaine Cole Swensen, à qui l’on doit une préface éclairante et cette remarque :

    « Dans ce dernier recueil, Les Nuits et le Jours, Déborah Heissler a su créer une forme nouvelle du récit poétique… ».

    Ce qui fait la complexité et l’originalité de ce recueil, mais aussi sa force et sa beauté, c’est la manière qu’a la poète d’appliquer à ses poèmes des interrogations qui sont propres à l’espace romanesque tout en les modelant et en les modulant à son gré. L’instabilité du temps (ses accélérations et ses ellipses) et de l’espace ainsi que celle des personnages plongent les menus événements et les mécanismes propres au récit dans une atmosphère floutée, indécise, qui bascule, en trois mots, de l’hiver au printemps, de la lumière à l’ombre, de la nuit au jour, modifiant les contours, les formes, le tremblé des feuilles, le regard. Les échanges.

    Pourtant, au fil des pages, des titres se détachent, certains en capitales. Des dates apparaissent Janvier quarante-sept / Février / Février MCMXLVII. Des noms de lieux identifiables, la Pologne, Cracovie, et des toponymes peu connus du lecteur. Wieliczka / Zakopane/ Podgorze…. On entre dans l’histoire. Au cœur d’un texte écrit un 18 juillet 2019, au Mocak, le Musée d’Art Contemporain de Cracovie. Le recueil est dédié à deux personnes : Ph. D. (doctor philosophiæ ?) et Pascal. Le lecteur ne saura rien des deux dédicataires. Il ne saura rien non plus, ou si peu de choses, de Blanche dont le nom revient pourtant de manière itérative, tantôt en majuscules, tantôt en caractères italiques ; tantôt en titre du poème, tantôt au sein même du poème… Des petits pavés textuels se détachent sur la page. Où alternent caractères en italiques et caractères romains. Des fragments de phrases reviennent, qui ponctuent le récit et ajoutent à son mystère : « Sur la première page » / « à la chute du jour » … S’agit-il d’un voyage ? D’une rencontre amoureuse entre Blanche et Karol ? Quand était-ce ? Quelque chose a eu lieu, il y a sans doute longtemps. Ailleurs. Quelque chose qui cherche sa voie/sa voix dans l’écriture. C’est cela que se dit la lectrice qui tâtonne au fil des phrases, hésite entre prose romanesque et poésie, entre mémoire et oubli, entre réel et rêve. La dernière phrase du recueil n’est-elle pas « TU TE RÉVEILLES » ?

    Le mystère prend corps dès le poème d’ouverture. Celui qui suit la citation en italiques :

    Tout avait commencé là,

    ce matin.

    Des mots reviennent, qui se répètent d’une strophe à l’autre. Deux strophes très brèves. Répétitions surtout des assonances en [ã] propres à étirer le temps. « Moment » / « étonnement » / absolument / « cadence » / « tranquille » / « lenteur » … En même temps que la lenteur se pose la tonalité « à voix basse ». Tout commence avec ce quelque chose d’indéfinissable et d’incertain, en un lieu étrange – un « magasin » et son « sous-sol », des présences absentes anonymes.

    « On avait commencé à parler et demain

    peut-être, on ne se dirait pas même bonjour. »

    Il semble pourtant qu’il y ait une histoire. Entre le narrateur et Karol. Entre Karol et Blanche. Et sans doute aussi avec la poète, Déborah Heissler. Une histoire déjà vécue, une histoire en train de s’écrire. Une autre récente qui prend forme sous nos yeux à travers le récit du narrateur. Les deux s’entrelacent subtilement de sorte que le lecteur s’égare, dans le temps, dans l’espace, en compagnie des personnages, pourtant si peu nombreux. Mise en abyme d’histoires. Vécues rêvées écrites en train de s’écrire…

    L’histoire qui est convoquée ici, dans ce sous-sol, sous la plume de Karol, sous la forme de textes-souvenirs, s’écrit en italiques. De Karol on apprend par le biais du narrateur qu’il est « étudiant en médecine » ; que le narrateur du récit et lui travaillent dans le « sous-sol » du magasin. Que Karol interrompt son travail d’écriture, lequel semble mêler notations personnelles prises sur le vif

    — « Rien que des choses silencieuses ce matin » – et prise de notes sur le livre qu’il était en train de lire. Blanche ou l’oubli ?

    « L’hiver arrivait lorsque Karol posa sa plume […]

    Un peu plus tard, dans ce livre que je lisais et que je quitte, l’une des figures de second plan m’apparut. Très nettement, celle de Blanche. De Blanche cet après-midi-là dans les jardins de « Stanislas ». L’importance de cette figure m’apparut d’autant plus nettement que cette figure, dans le récit, atteint sa plus grande force quand elle utilise les formes du juste et du raisonnable… ».

    S’agit-il de la même Blanche ? La Blanche romanesque et illusion, insaisissable d’Aragon ? La Blanche de la rencontre amoureuse de Karol, faite jadis en Pologne ?

    Déborah Heissler brouille à dessein les pistes, les choix du récit, multiplie les énigmes autour de Blanche et déjoue les attentes des lecteurs. Conformément à ce que la poète écrit dans le poème – BLANCHE, qui donne une définition en creux du recueil :

    « Ni tableau, ni théâtre, où les choses auraient

    été engagées, pour figurer une vie autre que la

    leur. »

    Ou bien, comme dans le poème – Puis vues :

    « Lieu de conversation, point

    de rencontre, où se trouvent les contraires. »

    Ou encore, dans le même poème, cette strophe qui semble être un condensé du recueil de Déborah Heissler :

    « C’est ici la terre qui s’inverse – la lumière ad-

    venant  comme un miracle  au sein de  la durée

    de l’hiver,  irréelle,  qui  par  l’atonalité  de  ses

    formes, de leurs contours tremblés, favorise un

    autre  ordonnancement  des  lieux,  la  redécou-

    verte de l’horizon

    l’accord ancien du solide

    et de l’ajouré ».

    La poète démultiplie les ramifications de son rêve comme le fait aussi Joanna Kaiser dans les deux dessins qui accompagnent les poèmes oniriques du recueil de Déborah Heissler. La mémoire s’est effacée au fil du temps, emportant avec elle, dans ses replis de silence, la « figure » de Blanche oubliée. Karol et Blanche. Une histoire d’amour où les amants

    « OBS –

    CURENT »,

    gagnés par l’ombre.

    Et un très beau recueil. Tout en demi-teintes. Envoûtant. Fugue et fugacité.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Deborah Heissler  les-nuits-et-les-jours




    DÉBORAH HEISSLER


    Deborah Heissler Guidu
    Image, G.AdC





    ■ Déborah Heissler
    sur Terres de femmes


    Je ne peux oublier (poème extrait des Nuits et des Jours)
    Près d’eux, la nuit sous la neige (lecture d’AP)
    La protection des pierres (poème extrait de Près d’eux, la nuit sous la neige)
    Sorrowful Songs (lecture d’AP)
    « Des pas dans la neige » (poème extrait de Sorrowful Songs)
    sur l’herbe sèche ce jour (poème extrait de Chiaroscuro)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    loin (poème extrait de Comme un morceau de Nuit, découpé dans son étoffe)
    → (dans la galerie Visages de femmes) « 
    Errance » (poème extrait de Près d’eux, la nuit sous la neige)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Æncrages & Co)
    la fiche de l’éditeur sur Les Nuits et les Jours
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une notice bio-bibliographique sur Déborah Heissler





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  • Hélène Révay | [J’ai ce matin dans la tête…]


    [J’AI CE MATIN DANS LA TÊTE…]




    J’ai ce matin dans la tête
    des festins inavoués,
    des heures tranquilles passées
    sous le soleil du midi
    à flâner et à rêver tout bas
    à la clarté des choses qui naissent
    avec le plus de certitude dans l’imagination.

    J’ai ce matin dans la tête des fêtes
    qui ne trouvent jamais l’aube,
    des offrandes à donner et à recevoir.

    Ce n’est pas que le temps me manque.

    J’ai l’intuition ferme
    que nous guidons notre temps,
    que nous le tordons à notre avantage,
    que nous ne nous calculons que
    par rapport à notre tâche.

    J’ai ce matin dans la tête
    un flux incessant à l’oreille
    et le son des cloches matinales
    pour guider mon éveil.




    Hélène Révay, J’emprunte la route qui rend fou l’horizon [Recours au poème éditeurs, 2015], éditions Unicité, Collection Le Vrai Lieu dirigée par Laurence Bouvet, 91530 Saint-Chéron, 2020, pp. 24-25.





    Helene Révay  J'emprunte la route qui rend fou l'horizon 3




    HÉLÈNE RÉVAY


    Helene Revay2
    Ph. Tous droits réservés




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Recours au Poème)
    une notice biographique sur Hélène Révay
    → (sur le site des éditions Unicité)
    la fiche de l’éditeur sur J’emprunte la route qui rend fou l’horizon





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  • Déborah Heissler | Je ne peux oublier



    Les Nuits et les Jours 2






    JE NE PEUX OUBLIER

    que je suis ici dans une ville étrangère

    dont nous ne nous souviendrons plus

    (que
    dans nos rêves)

    qu’il me faudra

    la quitter



    Sous un ciel humide, la pluie hésite

    parapluie (BLANC) et pluie insistante

    longue

    interminable

    Je

    ne me souviens

    que d’une manière confuse

    des circonstances

    dans lesquelles me sont venues

    ces images (CETTE PENSÉE)

    cette impression (LE SENTIMENT)

    la vision immédiate qu’on nommera poésie

    (SI L’ON VEUT) le temps d’un battement de

    paupières



    Déborah Heissler, Les Nuits et les Jours, éditions Æncrages & Co, Collection Ecri(peind)re, 2020, pp. 37-38. Dessins de Joanna Kaiser. Préface de Cole Swensen, traduite par Virginie Poitrasson.





    Deborah Heissler  les-nuits-et-les-jours




    DÉBORAH HEISSLER


    Deborah Heissler Guidu
    Image, G.AdC





    ■ Déborah Heissler
    sur Terres de femmes


    Les Nuits et les Jours (lecture d’AP)
    Près d’eux, la nuit sous la neige (lecture d’AP)
    La protection des pierres (poème extrait de Près d’eux, la nuit sous la neige)
    Sorrowful Songs (lecture d’AP)
    « Des pas dans la neige » (poème extrait de Sorrowful Songs)
    sur l’herbe sèche ce jour (poème extrait de Chiaroscuro)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    loin (poème extrait de Comme un morceau de Nuit, découpé dans son étoffe)
    → (dans la galerie Visages de femmes) « 
    Errance » (poème extrait de Près d’eux, la nuit sous la neige)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Æncrages & Co)
    la fiche de l’éditeur sur Les Nuits et les Jours
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une notice bio-bibliographique sur Déborah Heissler





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  • Ariane Dreyfus, Sophie ou la vie élastique

    par Angèle Paoli

    Ariane Dreyfus, Sophie ou la vie élastique,
    Le Castor Astral, 2020.



    Lecture d’Angèle Paoli


    « C’EST DE VIVRE QUE JE PARLE »




    « Une histoire passera ici ». Tel est le titre d’un précédent recueil d’Ariane Dreyfus, édité en 1999 dans la collection Poésie/Flammarion. Ce titre pourrait aussi bien être celui de son dernier opus : Sophie ou la vie élastique. Ici, une histoire passe en effet : celle de Sophie de Réan, héroïne malheureuse de la comtesse de Ségur. Et c’est peut-être aussi un peu l’histoire d’Ariane Dreyfus qui se dit/se lit ici en filigrane.

    La poète au long cours aime à revisiter les histoires d’enfance, les histoires de l’enfance. Les westerns de John Ford (Une histoire passera ici), Les Malheurs de Sophie de la comtesse de Ségur pour Sophie ou la vie élastique. Conter est pour elle de la plus haute importance. Il arrive ainsi qu’un personnage vienne « se heurter à nous, qui sommes déjà en morceaux », confie Ariane Dreyfus sur la quatrième de couverture de son dernier recueil, Sophie ou la vie élastique, que viennent de publier les éditions du Castor Astral. La vie, semble-t-il, n’épargne pas. N’épargne personne. Elle atteint toujours son but, la mort. Entre les deux extrêmes, elle s’étire, joue avec les uns les autres, écrivains et personnages, animaux aussi et « presque vivants », comme la poupée aimée et meurtrie de Sophie, malmenée par sa jeune maîtresse. La vie joue à l’élastique et Sophie joue avec elle. Le fil tantôt s’étire et lâche du lest, tantôt se rétracte et c’est alors la mort qui se profile. Les quarante-six poèmes du recueil ravivent la mémoire effacée de l’histoire de Sophie.

    Sous la plume ailée d’Ariane, des épisodes oubliés refont surface, comme autant de ramures tendues auxquelles s’arrimer ; refont aussi surface les personnages qui animent le monde de Sophie. Ses cousines, Camille et Madeleine ; son cousin Paul. « Ce sont des enfants qui font attention à la vie », écrit la poète dans « [n]on pas le dernier, mais le seul jour» ; Madame de Réan, fragile et aimante, désespérée ; et son autoritaire époux (pas vraiment sympathique !). Madame de Fleurville… et quelques protagonistes occasionnels. Le plus étonnant est de retrouver sous la version poétisée du roman de la comtesse de Ségur, l’enchantement que celui-ci avait déclenché quand nous lisions avec nos yeux d’enfant. Quand Sophie nous faisait passer du rire aux larmes. Et que pleuvaient les punitions.

    Est-ce à dire qu’Ariane Dreyfus, par la magie de ses mots, restitue cette part d’enfance qui gît encore en nous ? Rébellions, bêtises et impertinences. Pour ce qui me concerne, je pense bien que oui. Tel est aussi le talent de la poète. Raviver ce plaisir. Autant saisir au passage les branches qu’elle nous tend dans ce nouveau recueil. Car c’est de vivre qu’elle parle. Et que, comme l’écrit Eugène Guillevic cité en exergue :

    « On ne sait jamais

    Ce que fera la branche

    la prochaine fois. »

    C’est bien de vivre que la poète parle. Même si la mort est partout présente dans la vie de Sophie. C’est parfois la petite fille qui l’occasionne, par maladresse, par naïveté ou par inconscience. Par enfantine cruauté aussi. Il y a les morts ordinaires, la mort de la « poule déplumée » — qui ouvre le cortège animalier —, celle de l’écureuil, celle des poissons (un épisode savoureux !) ; celle, impressionnante, du cheval et celle des bébés hérissons. Il faut bien, pour que le récit progresse, que les uns vivent et que d’autres meurent en cours de chemin. Comme dans la vraie vie. Dans Sophie ou la vie élastique, un seul animal échappe à la mise à mort. Une araignée, suspendue à son fil, qui se balance par trois fois et laisse sa trace dans le tremblé de la page. Il y a les morts qui marquent plus profondément Sophie, celle de la poupée de cire martyrisée dépecée fondue noyée soumise à enterrements et à résurrections ; et celle, autrement tragique, de Madame de Réan – « La mère s’est perdue dans la mer » – qui frappe l’enfant de plein fouet dans ce qu’elle a de plus cher au monde :

    « Plus de berceuse pour se poser sur elle

    Maman est un mot qui a trop voyagé »

    (« L’autre voiture »).

    Et voilà Sophie orpheline confiée à une étrangère qu’elle devra désormais nommer du nom de « Maman ». La mort est pour l’enfant une expérience continue et multiple. Mystérieuse aussi et incompréhensible la disparition : « – Où l’emmenez-vous ? Demain, il sera vivant ? », interroge Sophie qui s’inquiète du devenir de « l’animal mort ».

    Mais Sophie connaît d’instinct l’art de rebondir dans la vie. Elle rebondit toujours sur les interrogations qui se posent sur son chemin, et c’est toujours à partir d’images simples et réconfortantes. En atteste cette nouvelle façon, un brin détournée, de moduler le carpe diem d’Horace :

    « Que nous reste-t-il aujourd’hui que nous n’aurons pas demain ? »

    La réponse, apaisante, est suggérée dans les deux vers suivants :

    « La vieille chatte dort sur elle-même

    La tête déjà posée sur l’herbe »

    (« Le cadeau »).

    Inventive, toujours prompte à se tirer d’affaires par une pirouette, sautant à cloche-pied par-dessus les obstacles et tirant la langue, Sophie brave les interdits. Elle collectionne bêtises et punitions. Soumise à la fessée, recluse au pain sec et à l’eau, elle s’enfuit de sa chambre et bat la campagne alentour. Sa vengeance ? Une frayeur terrible qui met Madame de Réan aux cents coups et lui arrache un « cri de bête ». Lequel sera suivi d’une profusion de baisers fous lorsque Sophie sera retrouvée saine et sauve. Frayeur extrême qui fait prendre conscience à la jeune maman qu’« il y a pire que partir ».

    Sophie a ses formules à elle qui sont paroles de poète.

    « La peur marche plus lentement que le plaisir ».

    Ou bien :

    « Possible suffira toujours ».

    Ou encore celle-ci, très caractéristique de l’écriture de la poète :

    « Une culbute éteint une flamme, le jeu est de faire le noir

    Une par une ».

    Ariane Dreyfus prête à Sophie de Réan sa philosophie de vie : « un pied dans le sol, un pied dans le vide ». Leçon que la poète tient de Jean Cocteau, à qui elle dédie son recueil. « À Jean Cocteau, qui m’a appris à marcher un pied dans le sol, un pied dans le vide ».

    Ainsi la vie de Sophie et celle de la poète s’accordent-elles dans une même claudication. On doit à l’héritage de la lointaine lutte biblique de Jacob avec l’Ange, une longue généalogie de boiteries. Des boiteries que l’on retrouve dans la conception toute personnelle qu’Ariane Dreyfus met en pratique dans sa poésie. Boiteries briseuses de rythmes et de rimes. Briseuses de formes convenues. D’où sans doute l’hésitation (consentie) entre prose et poésie. Entre récit (avec dialogues) et poème. Entre « le réel et l’imaginé » qui, dans l’interstice, ménagent « la place du mot ».

    Alternances discordantes aussi entre malheurs et plaisirs, sans cesse en déphasage dans la vie. Ce qui compte, c’est de faire que le plaisir l’emporte :

    « Les malheurs, les casser en petits morceaux

    En trois, en quatre, tout de suite en dix

    *

    Le plaisir de courir sur le chemin crissant ! ».

    Hésitations jusque dans la formulation. Ainsi du poème d’ouverture « Sans crier » où l’on peut lire :

    « J’hésite, je te regarde, chemin qui ouvre le parc

    Tu es si pâle,

    *

    En deux, qui écarte le parc

    J’hésite, je regarde »

    (« Sans crier »).

    C’est qu’Ariane Dreyfus s’y entend dans l’art de pratiquer la disjonction, comme dans ces vers exemplaires :

    « Le revoici encore solitaire

    Le temps de tendre vers la lune ses yeux gonflés

    Et de, hissé sur ses pattes ou ses mains, se laisser tomber

    Pour une brasse parfaite dans la mare du soir »

    (« Un dernier acte »).

    Ou dans l’art de pratiquer le déhanchement du vers en bousculant l’ordre usuel des mots. Cet écart qui, à la lecture, surprend et met cette dernière en suspens, qui suscite parfois la polysémie et l’interrogation :

    « une presque personne »

    […]

    « la toute fontaine joliment jaillissante »

    (« Le cadeau »).

    Ou encore :

    « Relevées, des presque mains griffues se touchent

    Inertes »

    (« Demain non plus »).

    Au détour d’une strophe, il arrive qu’on se laisse surprendre par un zeugma inattendu et savoureux :

    « Sophie, bouche ouverte, se penche en arrière

    Pour la suivre des yeux et le plaisir

    De se balancer sur sa chaise

    Fort et parfois moins fort »

    (« Les malles ouvertes »).

    Ou encore par cet autre :

    « Pendant qu’elle a mal

    Paul la dépasse au galop et en chemise blanche

    On le perd lui aussi »

    (« J’avais  faim»).

    La disjonction principale de Sophie ou la vie élastique me semble résider dans la présence inattendue d’un poème bien particulier, intitulé « En travers du lit ». Un poème qui se démarque de l’ensemble. Sans allusion aucune à Sophie. Une sorte d’écart d’écriture que ce poème identifiable par ses strophes. Des strophes inégales (3, 4 ou 5 vers), dans lesquelles reviennent à l’identique certains vers : « tel un jeune peuple d’une nature nouvelle » ; « la seule note de leur rouge ». Dès la seconde strophe, Ariane Dreyfus y multiplie les pas de côtés, bousculant inlassablement l’ordre des mots et des vers. Jouant avec les variations, les unes infimes, passant presque inaperçues, les autres plus franches. Un poème qui pourrait s’apparenter au pantoun malais. Un pantoun baroque, fondé sur des irrégularités. La poète y entrelace deux thèmes majeurs, celui d’un personnage masculin dont l’identité n’est pas donnée : « il y a devant lui de très nombreuses fleurs » et celui de « la nature nouvelle » assimilée à « un jeune peuple ». Le retour, d’un vers à l’autre, d’expressions quasi similaires, crée la surprise en même temps que cette sensation mystérieuse d’enroulement caractéristique de la vague qui roule sur elle-même, à la fois autre et pareille. Ce poème est introduit par une phrase en italiques : « Quand il arrive » et se clôt par cette autre : « C’est arrivé en dormant ». Est-ce rêve du lion de pierre entouré des « fleurs aux tiges serrées » ? Ces fleurs qui « jaillissent contre sa main de tout leur rouge », rendant vivant le morne animal. Peut-être. Mais c’est sans doute aussi un poème écrit en hommage au peintre Marc Feld à qui l’on doit le très beau dessin de couverture, Une pensée rouge, dédié au poète Thierry Metz.

    De même qu’Ariane Dreyfus a dans sa malle aux trésors nombre de poètes et d’artistes qu’elle tient à portée de plume — l’ami de Pasolini, Sandro Penna, qu’elle cite à de nombreuses reprises —, Colette, Cocteau, Guillevic, Dickens, Yora Buson, Denise Levertov, Thierry Metz, Marc Feld… et Christophe Honoré pour son film Les Malheurs de Sophie (2006) sans lequel, dit-elle, « ce livre n’existerait pas », Sophie tient à sa disposition, comme dans les contes, nombre d’objets fétiches dont elle se sert pour se livrer à ses multiples expériences. La poupée, bien sûr, qu’elle soumet à de bien rudes épreuves et ce « charmant couteau ». « Son cher et vrai couteau ». C’est grâce à cet attribut indispensable que Sophie peut mener jusqu’à son terme l’expérimentation de son pouvoir de magicienne. Et de son pouvoir sur les autres enfants :

    « Sorti de l’étagère, du blanc de Meudon

    Sophie frotte avec son couteau

    De quoi faire que l’eau soit crémeuse

    Et pose le couvercle sur le pot de crème

    Les morceaux de craie sont carrés

    Donc c’est déjà du sucre dans le sucrier

    […]

    « Vous n’avez plus qu’à boire c’est très bon »

    (« Les mots et les choses »).

    Les refus des cousins devant les exigences de Sophie engendrent sa colère. Et l’expérience s’achève en pugilat. Et engendre aussi un désarroi partagé face à ce qui résiste à être nommé.

    « Deux corps tombent

    Engloutis dans le tumulte de ce qu’ils ne peuvent

    Nommer »

    (« Les mots et les choses »).

    Le cher petit couteau, « cet objet qui fait tout », intervient par deux fois dans l’épisode des cerises. Près du cerisier, un lion de pierre. Le lion a bon dos. Mais il semble inerte. Comment le ramener à la vie ? Grâce aux cerises, si rondes si rouges si dodues. Sophie s’applique à en couper une en deux : « ça peut faire des yeux ! ». Aussitôt dit aussitôt fait :

    « Le lion soudain réveillé

    Ouvre des yeux vraiment humides »

    (« Un objet qui fait tout »).

    Un peu plus loin, variation sur le même thème, dans « Souvenir inversé » : en cinq vers, le lion devenu féroce, gueule ouverte, se voit affublé d’une cerise entière par œil ! Une manière de le dompter et de le soumettre en l’obligeant à « fermer ses yeux ».

    Sophie adoptée par Madame de Fleurville abandonnera finalement poupée et lion de pierre à leur vie immobile. « Tu sais je vais partir loin de toi », confie-t-elle au « lion gris et usé » (« Le dernier jour avant le premier »). Et à la poupée :

    « Je ne vais pas te prendre avec moi,

    Tu vas rester là pour

    toujours, pour toujours

    Je suis très légère, je ne suis pas morte comme toi, moi ! »

    (« Naguère »).

    L’optimisme réjouissant de Sophie l’emporte sur la mort.

    « Je sais ce que j’ai vécu

    et que je vivrai encore ».

    Tels sont les derniers mots de l’enfant, en écho à ceux du très beau poème de Denise Levertov qu’ouvrent ces deux premiers vers :

    « Me comprenez-vous bien ?

    C’est de vivre que je parle… ».

    L’air de rien, sous les dehors d’un simple récit de l’enfance, Ariane Dreyfus ouvre toutes grandes les portes de son monde intérieur. Un univers riche et complexe dont elle restitue par touches le substrat profond. Culturel, sensible, humain.

    Dans Sophie ou la vie élastique, Ariane Dreyfus déploie, avec cette belle simplicité qui fonde sa personne, l’éventail de son talent poétique. Un talent enjoué, coloré et dansant. Vivante, Ariane Dreyfus, tellement ! Et qui entraîne dans son sillage tous ceux et toutes celles qui, comme elle, ont une soif brûlante de vivre.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli




    Ariane Dreyfus  Sophie ou la vie élastique




    ARIANE DREYFUS


    Ariane-dreyfus
    © D. Pruvot/Flammarion
    Source






    ■ Ariane Dreyfus
    sur Terres de femmes


    Le beau tapis (poème extrait de Sophie ou la vie élastique)
    En sens inverse (poème extrait des Compagnies silencieuses)
    Anatomie (poème extrait de Moi aussi)
    Le Dernier Livre des enfants (lecture d’AP)
    [J’écris parce que je vais disparaître] (poème extrait du Dernier Livre des enfants)
    Comment habiter l’Inhabitable (note de lecture d’AP sur L’Inhabitable)
    Épilogue (poème extrait du recueil L’Inhabitable)
    La nuit commence (poème extrait du recueil L’Inhabitable)
    La Lampe allumée si souvent dans l’ombre (note de lecture de Matthieu Gosztola)(+ L’Amour 1 dans sa graphie originelle)
    Nous nous attendons (lecture de Tristan Hordé)
    « C’est tout mouillé » (poème extrait du recueil Nous nous attendons)
    « Je suis en train d’oublier son visage » (poème extrait du recueil Nous nous attendons)
    Un recoin dans un coin (poème extrait de La Terre voudrait recommencer)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    SAMI (autre poème extrait de La Terre voudrait recommencer)
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait d’Ariane Dreyfus (+ un autre poème extrait de La Terre voudrait recommencer)




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur Terre à ciel)
    Repaires, repères – une lecture de Sophie ou la vie élastique par Françoise Delorme (juillet 2020)
    → (sur le site de La Croix)
    Le château de Fleurville, par Ariane Dreyfus
    → (sur Atelier du passage)
    une lecture de Sophie ou la vie élastique par Frédérique Germanaud
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Ariane Dreyfus
    → (sur YouTube)
    Ariane Dreyfus dans l’émission Du jour au lendemain d’Alain Veinstein (France Culture, 29 décembre 2001)
    → (sur le site de France Culture)
    Ariane Dreyfus dans l’émission Ça rime à quoi ? de Sophie Nauleau (30 octobre 2010)
    → (sur le site de France Culture)
    Ariane Dreyfus dans l’émission Du jour au lendemain d’Alain Veinstein (19 mars 2013)
    → (sur En attendant Nadeau)
    un entretien avec Ariane Dreyfus (par Gérard Noiret, 14 mars 2017)





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  • Philippe Leuckx, Poèmes du chagrin

    par Angèle Paoli

    Philippe Leuckx, Poèmes du chagrin,
    éditions Le Coudrier, 2020.
    Avant-lire de Jean-Michel Aubevert.



    Lecture d’Angèle Paoli


    « QUELQUE CHOSE DE NOIR S’INVITE »




    Poèmes du chagrin sont poèmes écrits au lendemain de la mort de la femme aimée. Quarante-deux années de vie commune, de partages, de voyages et de complicité ont soudainement pris fin après quelques mois de maladie et de souffrance. Poète endeuillé par la disparition de sa compagne, Philippe Leuckx cherche des étais où arrimer sa peine. Malgré les efforts auxquels il se soumet pour tenter de vivre sa désormais insoutenable solitude, tout semble leurre. L’appel de la mémoire, les souvenirs d’enfance, la lumière et le vent, les images heureuses de voyages, la maison et son jardin, tout semble échapper à l’emprise, tout semble vain, tout semble comme délavé.

    Les poèmes du recueil sont poèmes de deuil où se décline sotto voce le chagrin sous ses multiples facettes. Dernière tentative pour cerner d’ombre ce qui obsède. Poèmes élégiaques que ce « chagrin d’herbes » qui embroussaille l’esprit du poète, confond sa pensée et ses sensations, et se joue de sa mélancolie. « Chagrin noir » parfois, qui entraîne jusqu’au fond de la « nasse », âme et cœur en « déroute ». Comment, dès lors, lutter contre le vide qui règne en maître sur l’espace et le temps ? Quel rempart édifier pour se protéger contre ce qui s’obstine à briser l’être ? Sur quels moyens compter pour maîtriser la désarticulation qui mine et le corps et le cœur ?

    Ranimer ce peu qui demeure de lumière et de vent. Repousser au plus loin de soi les « murs de mer sale » qui hérissent la vie. Poursuivre sa route malgré tout, en dépit du désarroi qui s’acharne. Tenter de colmater le vide créé par l’absence en se fixant de pauvres objectifs ; tenter d’apprivoiser cette tristesse sans fin qui laisse à la dérive le cœur offert aux bleus de la mélancolie. Dessaisi de lui-même, le poète se fond dans un anonymat de gestes et de pensées, se recroqueville et « s’amenuise », enserré dans un rétrécissement de sa personne :

    « Le chagrin plisse les yeux.

    Le cœur s’amenuise.

    On marche à reculons vers le temps qui

    n’est plus et qui était présence.

    On se sent inerte.

    On va de là à là sans raison ni ressort. »

    Une infinie tristesse tient en apesanteur l’homme solitaire délesté de ce qui le constituait et qui illuminait sa vie. Ce qui s’est absenté derrière un vide que rien ni personne ne peut parvenir à combler, a laissé dans la mémoire des brisures de regards qui affleurent comme autant de preuves que cela fut. Traces fragiles qui se dissolvent comme le sable qui fond entre les doigts et qui reconduisent vers le silence. Le chemin emprunté se révèle sans issue :

    « Il n’est de chemin tracé

    dans cette mémoire

    encore chaude

    des pas des gestes des regards

    […]

    il n’est de sentier gravé

    au sel de la mélancolie ».

    Le poète passe par toutes les étapes de la souffrance et sa déroute est parsemée de tentations diverses. Il a pourtant conscience que tout effort est vain, toute tentative illusoire. Revenir en arrière ne se peut, faire revivre le passé est une épreuve impossible à affronter, à dépasser, à franchir.

    « On se rempare comme on peut : le lot

    des souvenirs.

    Parfois, l’éclaircie d’un cœur.

    Même les cœurs s’éteignent, nos lampes

    de l’éphémère.

    La mémoire poursuit de grapiller sur un

    sol de plus en plus dur. »

    S’« il faut peu de mots/pour nommer la lumière », il en faut beaucoup pour tenter de cerner ce qui constitue le chagrin et opérer un « appariement possible du cœur et des pauvres/objets. » Car les mots et les choses ont perdu de leur consistance. Tout ce qui emplit d’ordinaire le jour s’est vidé de sa substance. Il ne reste de ce qui fut le bonheur que l’image d’un leurre qui sonne creux dans la vie solitaire,

    « et les mots glissent d’une surface

    à l’autre sans s’encombrer de densité

    ainsi va le jour avec ses surprises

    ses prises d’obstacles ses pauvres

    mots de résistance ».

    Ainsi la solitude extrême du poète épris de la tendresse passée laisse-t-elle l’homme démuni. Désemparé. Livré à une fragilité extrême. Vaine est sa quête d’étais auxquels arrimer son chagrin. Vain ce questionnement infini qui reste sans réponse. Des images liées à l’enfance, il ne reste que le souvenir « des hautes herbes » réduites en poussière par l’été. L’enfance à jamais lointaine ne peut être d’aucun secours, pas plus que tout ce qui fut vécu et partagé. Comme si rien de tout cela n’avait existé :

    « On a couru ensemble les mêmes îles, les

    mêmes collines, l’été. »

    Et le poète d’ajouter ce douloureux constat :

    « Je reste sur le bord esseulé comme une

    pierre. »

    Malgré les présences affectueuses qui lui témoignent leur soutien, le poète persiste, « porté par l’encre/noire » qui guide sa main. « Quelque chose de noir s’invite », comme le « quelque chose noir » de Jacques Roubaud. Une encre qui endeuille jusqu’aux dernières images solaires de l’ultime voyage dans les Pouilles. Avec ces vers qui, tout en disant l’indicible douleur de celui qui sait qu’en ces lieux aimés elle ne reviendra plus, disent aussi l’échange de regards silencieux qui se saisissent de ce qui ne se peut dire mais qui pourtant se perçoit :

    « le regard perdu

    vers ce qu’elle savait

    quitter

    pour toujours

    un instant resté

    derrière le tulle

    des brise-bise

    j’étais glacé. »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Philippe Leuckx  Poèmes du chagrin




    PHILIPPE LEUCKX


    Philippe Leuckx
    Ph. Christelle Dossche




    ■ Philippe Leuckx
    sur Terres de femmes


    [Tu marches dans ta ville] (poème extrait de Poèmes du chagrin)
    [Le soir](poème extrait de Ce long sillage du cœur)
    Ce long sillage du cœur (lecture d’AP)
    D’obscures rumeurs (lecture d’AP)
    [Il reste au-dessus du jour quelque vœu d’enfance](poème extrait de D’obscures rumeurs)
    [Laisse la nuit s’éclairer sous tes yeux](poème extrait de Doigts tachés d’ombre)
    [On ose à peine la lumière](poème extrait de L’Effeuillement des choses vers les confins)
    [On a vécu sous le verre] (poème extrait de L’imparfait nous mène)
    [J’assume mes greniers d’enfance](poème extrait de Maisons habitées)
    Le Mendiant sans tain (extraits)
    Nuit close (extraits)
    Piéton de Rome, 13 (poème extrait de Rome rumeurs nomades)
    [Parfois il est bon de s’égarer](poème extrait des Ruelles montent vers la nuit)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Le Coudrier)
    la page de l’éditeur sur Poèmes du chagrin





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  • Estelle Fenzy | [Je n’ai jamais dit adieu]



    Colette Reydet 3
    Colette Reydet,
    in Estelle Fenzy, Le Chant de la femme source,
    éditions L’Ail des ours, 2020, page 19.
    Tous droits réservés









    [JE N’AI JAMAIS DIT ADIEU]




    Je n’ai jamais dit adieu

    Je garde intacte ma foi
    réconcilie mes forces
    me pare d’ailes robustes
    lis dans la glace
    d’éblouissants présages

    Des bois perdus d’un cerf
    je me suis parée
    prête à la délivrance

    mais je piétine me débats
    dans l’envers d’un songe

    où tu bascules et disparais




    Estelle Fenzy, Le Chant de la femme source, éditions L’Ail des ours, Collection Grand ours n°4, 2020, page 51. Œuvres de l’artiste Colette Reydet.





    Estelle Fenzy  Le Chant de la femme source




    ESTELLE FENZY


    Estelle Fenzy portrait
    Ph. Tous droits réservés




    ■ Estelle Fenzy
    sur Terres de femmes


    [Faire fi(n) | de l’exiguïté du temps] (extrait de Coda (Ostinato))
    Man’za (extrait de Gueule noire)
    La Minute bleue de l’aube (lecture de Murielle Compère-Demarcy)
    [Un seul pays natal](extrait de La Minute bleue de l’aube)
    [Rêve silex] [extrait de Chut (le monstre dort)]
    [Mon tablier déborde de prières](extrait de Mère)
    [Père, | tu le sais](extrait de Par là)
    Poèmes Western (lecture d’AP)
    [Retrouver la neige](extrait de Poèmes Western)
    Rouge vive (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Rouge vive (lecture d’AP)
    Sans (lecture d’AP)
    [Toi les yeux moi la voix] (extrait de L’Entaille et la Couture)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Estelle Fenzy
    le site des éditions L’Ail des ours
    le site de Colette Reydet





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  • Silvia Baron Supervielle | [que j’aille par le nord]


    [QUE J’AILLE PAR LE NORD]




    que j’aille par le nord
    où s’avancent mes pas
    ou que je reste au sud
    saisie par mes pensées
    que je voyage ailleurs
    sans mémoire imaginant
    un souvenir dépouillé
    de distance et de rivage
    que j’habite les règnes
    du rêve ou les empires
    de la passion tout sera
    équidistant du même
    centre imprenable



    Silvia Baron Supervielle, « Peu à peu », L’Eau étrangère [éditions Corti, 1993] in En Marge, poèmes choisis, éditions Points, Collection Points Poésie, 2020, page 350. Préface de René de Ceccatty.





    Silvia Baron Supervielle montage




    SILVIA BARON SUPERVIELLE


    Silvia Baron Supervielle portrait
    Source




    ■ Silvia Baron Supervielle
    sur Terres de femmes


    Alphabet des lieux remarquables (poème extrait du Pays de l’écriture)
    Le marcheur séparé (autre poème extrait du Pays de l’écriture)
    [le soleil remue les miroirs] (poème extrait de Sur le fleuve)
    10 avril 1934 | Naissance de Silvia Baron Supervielle (+ un autre extrait du Pays de l’écriture)
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    un Portrait de Silvia Baron Supervielle (+ un extrait de La Distance de sable)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Points)
    la fiche de l’éditeur sur En marge





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