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Étiquette : 2020
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Ariane Dreyfus | Le beau tapis
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Frédérique de Carvalho, barque pierre
par Angèle PaoliFrédérique de Carvalho, barque pierre,
éditions Isabelle Sauvage, Collection pas de côté,
29410 Plounéour-Ménez, 2020.
Lecture d’Angèle Paoli« LALANGUE– DE–CELA–QUI–NOUS
ÉBLOUIT. » UNE ÉPIPHANIE
Elle dit. Le lieu l’espace le temps elle. La mère l’enfance. Écrire. La « plaie » la barque la pierre. Elle, c’est la poète. Frédérique de Carvalho. Je la découvre ici dans ce recueil publié aux éditions Isabelle Sauvage. barque pierre.
barque pierre. Je n’avais jamais rien lu de Frédérique de Carvalho. La collection pas de côté est une invite. Se laisser saisir. Se laisser guider. Suivre la poète en son territoire. Et me voici lectrice sous fascination sous émotion sous une forme inconnue qui-touche-au-plus-profond, je-ne-sais-où, et qui bouleverse. Et qui porte/déporte. Loin ailleurs. Et qui déborde. Là-bas. Dans la lande la langue les fougères. Barque pierre. La barque, enserrée ou jointoyée, entre « bercail » et « berceau ». Un lieu où vivre, protecteur, originel. Entre pierre et bruyère.
barque pierre. Un très beau titre, énigmatique, elliptique qui condense en deux mots des univers en apparence antagoniques. Et les accouple dans le fusionnement de leurs syllabes. L’eau la pierre le bois la pierre le fluide le solide. La mer le roc.
« cette fois la barque étaitde pierre ».
Ou encore :
« toute barque pierre pierre et terre ».
Elle dit, elle écrit. Elle raconte. Le « dit » de « barque pierre ». Le récit se fait par tableaux. Des « scènes/des mémoires fragmentées souvent/défigurées… ».
Les tableaux s’organisent à partir d’accroches anaphoriques décalées par rapport au poème lui-même. Didascalies. Ces didascalies permettent au regard de lier poème visuel et oralité. Et à la poète de se lancer sur « l’océan du langage ». Elle évoque les temps anciens, elle évoque les ères disparues et les espaces vierges. Elle rêve « les bêtes intactes » qui faisaient vibrer les parois de pierre du jadis, elle dit les bêtes sacrifiées d’aujourd’hui et la difficile mise en mots, mise en rimes. Avec « crime » ou « abattoir ». Le poème sur la page, un condensé de temps et de douleur :
« elle dit j’ai mal chaque fois »
ou encore :
« elle dit je me noie chaque fois ».
Des mots reviennent, qui donnent à la strophe sa musicalité : « pierre » « talus » « il pleut ». Des mots simples, des mots de tous les instants. Écrire est ce bégaiement de la langue. Un mot par vers dans la brièveté de strophes dépourvues de toute ponctuation. Et pourtant un rythme affleure, de page en page, un rythme tout en régularité, à la musicalité secrète, sous-jacente. Quelque chose de doux. Quelque chose de mélancolique. Quelque chose de voilé qui se dit dans une tonalité particulière. Toute en demi-teinte, qui touche et qui étreint. Qui porte et qui emporte. Dont je trouve une ébauche d’élucidation dans l’éblouissement de ces vers inattendus :
« il y a un mouvement sur la page comme un élan de fébrilité de veille de Noël l’orange dans le sabot la paille fraîche et chaude la neige des grands arbres l’empreinte des surfaces le ciel couchant dehors une joie immédiate que seules les bêtes que seules les bêtes
que seules les bêtes
elle dit que seules les bêtes ».
Elle dit les bêtes, le pays et le paysage, la lande les marais les talus. « C’est un pays/d’attache ». Sans limites et sans frontières.
Parfois au cœur du paysage surgit un vers ancien, un peu transformé. Le phrasé d’une comptine oubliée : « chère âme ne vois-tu rien venir ».
Elle mélange, inventive, les mots de la mémoire :
« elle dit ma sœur ma douleur songe à la douceurelle dit la tour d’Aquitaine à jamaisabolie ».
Une lallation. Parfois elle se moque un peu, d’elle de la musique de la langue, sa « berceuse océanique » :
« toute berceuse est une berceuseocéaniquetout chant la sirène et cætera ».
Il arrive aussi qu’elle s’insurge contre les cruautés récurrentes du temps, leur résurgence inacceptable :
« qu’est-ce qu’on peut faire avec l’irréparable qu’est-ce qu’on peut faire pourempêcher l’œil de la tombe à te clouer la nuqueau mât d’une vieille histoire qu’est-ce qu’on peutrattraper qui n’est pas rattrapable au propre aufiguré qu’est-ce… ».
Elle dit la lande la langue, puits sans fond où descendre sans fin pour trouver les mots,
« le geste viergela main
et les oiseaux »
ce peu qu’il reste lorsque tout a été exhumé recousu rapiécé ; lorsque le temps a été décliné, que le futur antérieur a annihilé le passé, que s’est enfin effacé ce qui n’en finit pas de passer. Elle dit ce qui s’écrit, pierres alignées pierres dressées. Chênes et charmes. Un même « chuintement » des arbres. Le mot « lande » emporte au-delà de la lande, de ce qu’elle colporte de légende. Un excès de langue peut parfois remplacer la chose absente. La contenir. Soudain, au détour d’un vers, l’ailleurs dérape. Les mots dévient vers d’autres réalités. Des réalités qui font mal, qui écorchent l’à-vif. Ainsi la langue déporte-t-elle.
« maintenant on déporte à ladérobée ».
Ce vers terrible revient sous différentes formes. Il surgit toujours à l’improviste, comme porté par un souffle qui meut les mots, les assemble sur la page en ménageant des blancs, peut-être pour reprendre haleine :
« elle dit elle dit que déporter c’est unverbed’état
elle dit la langue déportele sujet
elle se déprend ».
Elle dit un désir antérieur à toutes les tragédies. La voix de la poète détourne les on-dit, pose sur les choses une autre vision. Elle joue/déjoue les ambiguïtés de la langue. Dit à peine, suggère plutôt. Voix voilée.
« la voix déporteencore ».
La langue de Frédérique de Carvalho est mystérieuse et belle. Sans recherche apparente, elle s’impose comme une évidence. Poésie première. Il arrive aussi que la poète bouscule la langue, que les phrases s’interrompent sur le vide d’une négation incomplète. La poète laisse en suspens ce qui ne peut être traduit en langage ordinaire… ou qui lui semble superflu. Elle laisse planer le sens. L’« épiphanie » des mots, leur éclat, irradie la page :
« comme si la mort lemiroir
toutes les saisons danstoutes les saisons ».
Conjuguant sa vie à tous les temps, la poète traverse le miroir avant / après/ au-delà / hier / maintenant / dedans / dehors. Il arrive que fusionnent temps et espace, qu’au détour d’une figure absente les enfances endeuillées remontent à la surface. Se retourner est pourtant synonyme de douleur. Il ne faudrait pas. Parce que déplier le passé, rechercher une Eurydice déjà morte, ne peut apporter que souffrance. Parce que la mère, présence-absence, amour-haine, est là. C’est autour d’elle et avec elle que se creuse le sillon des origines ; c’est du sillon originel que se répand la plaie :
« ma mère ma douleur que jamais ôjamais ».
La poète interroge la langue de l’indicible :
« de quelle langue dire peutparler on l’a dit déjà Eurydice déjà morte
la peur qui dévisage ».
Il faudrait ne pas se retourner sur Eurydice. Il faudrait retenir Orphée. L’empêcher de faire remonter la mère. Et pourtant, elle/il le fait. Parce que dire la mère, c’est dire « d’où le désir » :
« la mère est le sujet tous désirs confondus dans le motpossession
le sujet n’est pas simple ».
La mère est le cœur de ce que la poète est elle-même, de ce qu’elle vit. Elle est la matière même de son écriture. Elle en est le sujet unique, obsessionnel. Celui qui absorbe tout autre sujet. Et la poète, jouant sur les mots, d’écrire encore :
« elle dit la mère démontée toute sa vie àdémonter lamèreet rien d’autrepouvoirfaire ».
Démonter découdre démembrer disperser pour « remonter la mère pièce à pièce ».
Ainsi la poète n’a de cesse de dire « l’enfance rapiécée/de la langue ». Seul moyen de pouvoir « se désaffoler » et de reprendre vie sur le fil instable de l’horizon.
Avec le retour constant de la mère se tisse l’écriture. L’écriture « béquille » du « dit » et de la mère. Écriture sans péril autre que la douleur intimement liée à la poète. Puisque la « mère ne verra rien ». L’écriture interroge, elle cherche sans cesse sa définition, son « respir ». La poète dit ce qu’elle en attend, ce qu’elle en exige :
« je demande à l’écriture qu’elle répare ce qu’elle a mis au jour
je demande à l’écriture qu’elle répare sur-le-champ
je demande à l’écriturec’est pourquoi… ».
Geste désir danse, l’écriture de Frédérique de Carvalho est écriture de l’implicite, de l’indéchiffrable, de l’équivoque. Elle est la vivante qui ré-explore avec talent le territoire infini de « lalangue – de – cela – qui – nous
éblouit ». Une épiphanie.
FRÉDÉRIQUE DE CARVALHO
[à part elle] (extrait de barque pierre)
■ Frédérique de Carvalho
sur Terres de femmes▼
→
■ Voir aussi ▼
→ (sur le site des éditions Isabelle Sauvage) la page de l’éditeur sur barque pierre
→ (sur Terre à ciel) un entretien de Frédérique de Carvalho avec Roselyne Sibille
→ le site de l’association terres d’encre
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» Retour Incipit de Terres de femmes -
Martine Konorski | Un point ouvert (1)
MARTINE KONORSKI
Ph. D.R. Pascal Therme
Source
■ Martine Konorski
sur Terres de femmes ▼
→ Instant de Terres (lecture de Marie-Hélène Prouteau)
→ un autre poème extrait d’« Un point ouvert » (Instant de Terres)
→ Bethani (lecture d’AP)
→ [Les mots cognent] (extrait de Bethani)
→ [Au versant de la pierre-écritoire] (extrait de Je te vois pâle… au loin)
→ Verticale (extrait d’Une lumière s’accorde)
→ (dans l’anthologie poétique Terres de femmes) [Vissée à la plante des pieds]
■ Voir aussi ▼
→ (dans la poéthèque du site du Printemps des poètes) une notice bio-bibliographique sur Martine Konorski
→ le site de Martine Konorski
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» Retour Incipit de Terres de femmes -
Lucien Suel, La Justification de l’abbé Lemire
par Angèle PaoliLucien Suel, La Justification de l’abbé Lemire,
éditions Faï fioc, 2020.
Lecture d’Angèle Paoli
LUCIEN SUEL
Source
■ Lucien Suel
sur Terres de femmes ▼
→ 29 juin 1878 | Lucien Suel, La Justification de l’abbé Lemire, IV
→ Sombre Ducasse
→ [Le terril]
■ Voir | écouter aussi ▼
→ (sur vimeo) Le Jardin et le Poète
→ (sur remue.net) Ivar Ch’Vavar & camarades | Le Jardin ouvrier
→ Silo-ACADEMIE 23, le blog de Lucien Suel
→ (sur la revue x) une notice bio-bibliographique sur Lucien Suel
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» Retour Incipit de Terres de femmes -
Yves Elléouët | N’importe où
YVES ELLÉOUËT
Source
■ Yves Elléouët
sur Terres de femmes ▼
→ Dans un pays de lointaine mémoire (lecture de Marie-Hélène Prouteau)
■ Voir aussi ▼
→ (sur le site des éditions Diabase) la fiche de l’éditeur sur Dans un pays de lointaine mémoire
→ (sur le site des éditions Diabase) une notice bio-bibliographique sur Yves Elléouët
→ le site Yves Elléouët
→ (sur En attendant Nadeau) la poésie surréaliste en ses somptueux écarts, par Alain Joubert (19 mai 2020)
→ le site Yves Elléouët
→ (sur Recours au Poème) une lecture de Dans un pays de lointaine mémoire par Pierre Tanguy
■ Voir encore ▼
→ (sur Terres de femmes) André Breton, Lettres à Aube (lecture d’AP)
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» Retour Incipit de Terres de femmes -
Karen Alkalay-Gut, Survivre à son histoire
par Angèle PaoliKaren Alkalay-Gut, Survivre à son histoire,
poèmes d’Holocauste, édition bilingue,
Revue Nunc | Éditions de Corlevour, 2020.
Traduction de l’anglais par Sabine Huynh.
Lecture d’Angèle Paoli« JE CHERCHE… CETTE PARTIE D’EUX QUI ME COMPLÉTERAIT »
Karen Alkalay-Gut est l’auteure d’un nombre considérable d’ouvrages. Recueils de poèmes, textes critiques et biographiques. Écrits en hébreu ou en anglais, certains de ces textes ont été traduits en yiddish, roumain, italien, polonais, russe… Grâce au remarquable travail de traductrice entrepris par Sabine Huynh, un premier ouvrage de Karen Alkalay-Gut est aujourd’hui disponible en langue française : Survivre à son histoire. Un recueil de vingt-six poèmes qui vient tout juste de paraître aux éditions de Corlevour.
En première de couverture, une photo en noir et blanc, légendée Mother ans sisters. Ils sont sept, enfants et adolescents (ou jeunes adultes). Un jeune homme et six filles. La même photo est reproduite au cœur du livre, en regard du poème « Old Photo ». Chacun des protagonistes y est présenté par la poète. Resitué en quelques vers dans son contexte ou dans ses actes. Ainsi de la mère, identifiée par la main que sa sœur Frida pose sur son épaule, la poète écrit-elle :
« ma mère, qui réchappera de tousles obstacles de la vie quels qu’ils soient. »
Une fois achevée la présentation de sa famille maternelle, la poète conclut par deux vers où sont inclus les vivants qui la lisent/regardent :
« Les voici maintenant, chacun d’eux vous scrutantdepuis leur monde entier respectif. »
Au sein du même poème, la poète précise :
« À peinedeux décennies après ce cliché plus aucundes frères et sœurs n’était encore en vie. »
Immédiatement identifiable, le contexte historique est celui de la Shoah, ce que le sous-titre, Poèmes d’Holocauste, indiquait déjà.
C’est sur le poème intitulé « Dédicace » que s’ouvre le recueil. Dans ce poème à la manière de Czeslaw Milosz, la poète s’adresse aux siens, à ces proches qu’elle n’a pas connus, emportés par les violences et furies de l’Histoire. Parmi tous les visages disparus émerge celui de la grand-mère, laquelle revient à plusieurs reprises sous la plume de sa petite-fille. Notamment dans le poème intitulé « Photo ». La photo correspondante, sur la double page qui précède le poème, a été prise à Lida en 1916 par un soldat allemand. La poète, qui s’appesantit sur le regard de sa grand-mère, prend le lecteur/spectateur à témoin :
« Ses yeuxvoyez comme ils jaugent froidementle soldat qui pouvait déciderde pointer sur elle son arme plutôt queson objectif […] ».
Dans l’émouvant poème qui ouvre le recueil (« Dédicace »), où Karen Alkalay-Gut rend un hommage plein d’affection aux oncles et tantes « emportés » avant sa naissance, la poète s’interroge sur l’héritage qui est le sien et sur l’importance qu’il a pour elle ; sur la place qu’il occupe dans sa vie et sur celle qu’il occupera à l’avenir. Et quelle part d’imaginaire, de cauchemars, de souvenirs accorder à l’écriture ?
Ce que fut la réalité des siens, et qui nourrit sa souffrance, la poète l’évoque sans pathos, avec un détachement froid, dans le poème « Stutthof » :
« Ma grand-mère a été changée en savon.Il était clair qu’elle était trop faible pour travaillerc’est pourquoi les docteurs l’ont emmenée à l’infirmerielui ont fait une injection mortellepuis l’ont convertie en quelque chose d’utile. »
Un espoir toutefois, un mince espoir, réside dans la pensée affectueuse de la poète. L’espoir que peut-être, grâce à la flamme d’une chandelle, la grand-mère « profite de chaque instant de lumière. » De sorte que poursuivre par la démarche poétique ce qui a pour toujours disparu perpétue cet espoir :
« À ma mort mes poèmes sur vous seront des grainessemées sur des tombes perdues à jamais. »
Raconter alors. Raconter pour survivre par-delà ce que d’autres ont vécu. Raconter pour retrouver les chemins de l’Histoire. Et des histoires. Car qui dit histoire dit aussi récit. Mettre des mots sur ce qui ne peut être dit. Dénoncer les violences d’hier et celles insidieuses d’aujourd’hui. Dénoncer par exemple la violence de l’indécence du « tourisme holocaustique », mis au goût du jour. Raconter pour exhumer les visages du passé, ré-animer le peu qu’il reste de ce qui a été emporté dans la tragédie. Rendre la parole aux survivants et se risquer à retracer. Tenter de retracer pour comprendre. Par où commencer ? Quand cela a-t-il commencé et comment ? La poète cherche. Sa recherche est multiple, sa recherche est constante. Elle se poursuivra par-delà le dernier poème qui clôt le recueil. Jamais elle ne prendra fin, sinon à la disparition de la poète.
« Je suis toujours à la recherche de mon cousin —celui qui se trouvait à l’écoleet a réchappé au massacre. »
Et le dernier poème se clôt sur cet aveu :
« Je ne sais par où commencer. »
Car c’est avec le nombre que cela commence. « Mathématique ».
« Un plus un plus un plus un —.Compte les êtres humains exterminés ».
Échapper au nombre. À la dictature du nombre. Et retrouver les visages et les êtres disparus. La poète fouille. Passé et mémoires. Vieilles photos délavées. Elle met des noms sur les visages. Mira Basha Motel Malcah… Outre la grand-mère, il y a la mère et ses sœurs, le père et le grand-père, il y a le frère, les cousins et les voisins. Il y a Willy Neisner, « seul survivant de sa famille » et que l’on a retrouvé pendu. Tous sont à la recherche d’un des leurs. Ou de plusieurs d’entre eux. Il y a aussi le traitre — Berke Karpaiski — et Mengele le tortionnaire qui poursuit la voisine de palier, devenue folle, dans ses cauchemars. Tous ces gens ont habité des lieux précis. Lida, Minsk, Ochmiany, en Biélorussie… Dantzig — Gdánsk en polonais — et le Stutthof. Lieux de ghettos, lieux de tortures et de « mort certaine ». Lida. Sorte de monstre avide, « cimetière à ciel ouvert » ; piège prêt à se refermer sur ceux qui tentent d’y revenir. Et pourtant le dilemme est cruel, qui met la poète face à ses contradictions insolubles :
« il m’est aussi impossible d’y retournerque de ne pas le faire. »
En lisant ces deux derniers vers me revient en mémoire le très beau récit de Cécile Wajsbrot, Mémorial (éditions Le Bruit du temps, 2019), qui met la narratrice devant les mêmes choix impossibles.
Il existe parfois plusieurs versions de la même histoire, qui varient en fonction de leur narrateur. Les témoignages divergent sur si peu de choses. Ce qui les relie les uns aux autres, c’est l’abomination qui les caractérise. Car les histoires sont toutes plus horrifiantes les unes que les autres. Des histoires monstrueuses. Ainsi de ces deux bébés, sauvagement assassinés. Abraham et Macha. Leur sang versé coule dans le sang de la poète.
« Si je peux écrire sur ces bébés,je peux supporter le reste », confie-t-elle.
Comment même imaginer semblables cruautés ? Comment supporter l’insupportable ? Comment en rendre compte quand on ne sait pas raconter ? Chacun tente à sa manière de survivre à cette histoire commune. Chacun cherche à échapper à sa solitude, à ses souvenirs, à son passé, à sa folie. Raconter, alors, ravauder les pans de récits les uns aux autres, comme le fait ici la poète. Chaque poème est un élément du puzzle. Dans chaque poème se dessinent des ébauches de portraits, suffisamment poignants et réalistes pour qu’ils deviennent familiers à celui qui les croise. La poète est hantée. Elle laisse les ombres la traverser, traverser ses rêves.
En réalité, quoi qu’elle dise, la poète raconte. Et elle raconte éperdument. Elle se fait passeuse. Sa mémoire rejoint et prolonge celle des siens. Même si elle est née en Angleterre en 1945, elle porte en elle le poids d’un récent passé qui n’est pas tout à fait le sien mais qui lui a été transmis par les siens. La guerre est encore trop à vif dans ses veines et dans ses larmes pour qu’elle fasse abstraction d’un passé « confiné » dans les « rêves » de ceux qui « n’osaient même pas raconter ».
« Enfant de réfugiés, je cherche leurs secrets, leurs doux souvenirs,le chagrin qu’ils taisaient, exprès et involontairement,
KAREN ALKALAY-GUT
Source
■ Karen Alkalay-Gut
sur Terres de femmes ▼
→ Exil (un poème extrait de Survivre à son histoire)
■ Voir aussi ▼
→ (sur le site des éditions Corlevour) la fiche de l’éditeur sur Survivre à son histoire
→ (sur Terre à ciel) Karen Alkalay-Gut, traduite par Sabine Huynh
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Paolo Febbraro | À Hiroshima« Poésie d’un jour
choisie et traduite par Irène Dubœuf
PAOLO FEBBRARO
Ph. Dino Ignani
Source
■ Paolo Febbraro
sur Terres de femmes ▼
→ [Di notte] (poème extrait d’Il bene materiale)
■ Voir aussi ▼
→ (sur Italian Poetry) une notice bio-bibliographique sur Paolo Febbraro
→ (sur Poesia, di Luigia Sorrentino) Paolo Febbraro (autoritratto)
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Yves Elléouët, Dans un pays de lointaine mémoire
par Marie-Hélène ProuteauYves Elléouët, Dans un pays de lointaine mémoire,
poèmes et lettres,
éditions Diabase | Littérature, 2020.
Préface, avant-propos et notes de présentation de Ronan Nédélec.
Postface de Cypris Kophidès.
Lecture de Marie-Hélène ProuteauYves Elléouët fut un créateur solitaire et peu soucieux de sa renommée. Peintre et poète, le gendre d’André Breton disparut trop tôt, en 1975, à l’âge de quarante-trois ans. Son œuvre poétique éditée était épuisée. Ses poèmes, moins connus que ses récits, Falc’hun, préfacé par Michel Leiris, et Le Livre des rois de Bretagne sont aujourd’hui publiés par les éditions Diabase, en même temps que certaines de ses lettres avec André Breton, Michel Leiris, Pêr-Jakez Heliaz (Pierre-Jakez Hélias), Xavier Grall, Georges Perros, et des lettres d’Aube, son épouse.
Le titre joue de l’ambiguïté : avec l’indéfini « un pays », le lecteur se sent déjà chez lui, au pays de toutes les enfances. Et pourtant, c’est un paysage mental qui émerge, nettement dessiné. Un pays de collines, de bruyères, de vent. La mer toujours en mouvement, le vent du chemin, les « marées mariées au ponant », les fermes couvertes d’ardoises, l’ossuaire de granit où dansent les morts, des cafés tenus par de vieilles femmes, les promontoires « bercés de vide ». C’est la Bretagne. Un pays de pluie et de nuit, au chromatisme noir, blanc, rouge, vert. Les noms de lieux-dits, tels Pencran, Guimiliau, ceux des légendes, tels Tintagel, la Dame blanche, le laissent assez deviner. Et Yves Elléouët le déclare : « Je suis d’Armorique cette péninsule barbare ». Nous sommes en Bretagne, haute terre celtique reliée à l’Irlande et à James Joyce autant qu’au poète gallois Dylan Thomas à qui il consacre un poème.
Et, dans le même temps, nous sommes dépossédés de nos habituelles représentations de ce pays breton. Car Yves Elléouët récuse l’entre-soi régionaliste. Il faut accepter de se laisser gagner par un imaginaire plus vaste, celui de Joan Miró et d’Yves Tanguy. Celui de l’inspiration surréaliste qui est la sienne et qui joue d’étranges collages :
« Dans le jardin aux fleurs vénéneusesil y a une statuetout près du bassin de mercureUne guirlande de mains y pavoisela nuit — de l’étrave à l’étambotd’un navire où sèchent des cheveux ».
Plus loin, une danse des morts habite tout un poème dans un élan ample, halluciné, intemporel. Visions surréelles de champs de bataille de la Grande Guerre ou rappel de François Villon ? Mais la mélancolie et l’humour se mêlent aussi comme dans un rêve échappé d’entre les moments opaques du sommeil. Dans la lignée du surréalisme, les images prennent parfois un aspect fulgurant :
« la baïonnette s’est briséeprès de l’oreillerdans l’oreille de la fuméequi passe et repasse ».
La parole du vieux barde Taliensin qu’il évoque dans Le Livre des rois de Bretagne prend ici tout son sens : « J’ai été sous une multitude de formes ». Les choses, les êtres, la femme aimée tracent des lignes de fuite, sont en métamorphose, dans la perception continue de la mort. Le poète est celui qui, tel un magicien, commande aux éléments :
« L’air des falaises habitait ton visageEt ton corps avait des avancées de prouesLes seins fermes des soleils d’étéTes yeux où tournoyaient des arbres ».
La poésie d’Yves Elléouët dessine un univers onirique fait de sensualité et de souffle où tout se pluralise dans le jeu de l’analogie :
« J’y fus oiseau jadisMa langue s’en souvient ».
Il faut lire cette poésie âpre et rude, témoin d’un tumulte du dedans qui prend son rythme pour y nourrir ses ivresses.
La seconde partie du livre est consacrée à un choix de lettres d’Yves Elléouët et de son épouse. Une trentaine. Aube Breton Elléouët en a confié la reproduction aux éditions Diabase avec le soutien du fonds Jacques Doucet. Certaines d’entre elles ont été publiées chez Gallimard en l’an 2009 dans les Lettres à Aube.
Ces lettres donnent une autre image de l’artiste, témoignent en particulier du lien affectif et intellectuel qui le liait à André Breton. Il est touchant de le voir lui adresser une première lettre pleine d’admiration. Ou bien écrire à Michel Leiris en parlant de La Règle du jeu et de l’ancien appartement d’André Breton avant-guerre, rue de la Fontaine, qu’il habite à l’époque avec Aube. On s’amuse de voir l’auteur de Nadja, dans une des lettres personnelles à Yves Elléouët, mentionner la venue de Léo et Madeleine Ferré dans sa maison d’été de Saint-Cirq-Lapopie.
La lettre de Michel Leiris adressée à Aube Elléouët après la mort d’Yves, à la suite d’un premier refus des éditions Gallimard du manuscrit de Falc’hun, est aussi éclairante : l’auteur de Biffures y mentionne l’entremise de Claude Roy, lui-même lecteur chez Gallimard. Ce livre sera finalement publié de façon posthume dans la collection Blanche de cette maison. On trouve aussi une belle lettre de Xavier Grall à Aube, après la mort de l’artiste, qui parle de « ce grand destin foudroyé ». Et une émouvante lettre de Julien Gracq à Aube qui dit sa tristesse et voit dans ce livre « un testament poétique de grand poids ».
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Philippe Leuckx | [Tu marches dans ta ville]
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