Étiquette : 2020


  • Ariane Dreyfus | Le beau tapis



    Bougies 3








    LE BEAU TAPIS




    La joue écrasée, un œil à demi,
    Paul décide de ne plus bouger, sauf le bras
    Il touche
    Un arbre, un oiseau sur une branche
    Couchés près de lui

    Une fleur presque sur l’écorce ? Brins de laine
    Le bec près de la cerise ? Brins de laine

    Sophie l’a griffé, il touche la patte de l’oiseau
    Il est si facile d’oublier
    Quand on a les yeux ouverts

    Il roule sur lui-même jusqu’à la fenêtre
    Les jambes prises dans le tapi enroulé
    Comme une sirène qui voudrait
    Avoir froid

    Le bras tendu
    Vers les vagues dorées qui dansent encore sur le mur
    Car le soleil a touché la mer

    De grandes bougies enflammées attendent au bout du couloir
    Les balles que les enfants vont lancer sur elles

    Une culbute éteint une flamme, le jeu est de faire le noir
    Une par une




    Ariane Dreyfus, Sophie ou la vie élastique, Le Castor Astral, 2020, pp. 45-46.





    Ariane Dreyfus  Sophie ou la vie élastique




    ARIANE DREYFUS


    Ariane-dreyfus
    © D. Pruvot/Flammarion
    Source






    ■ Ariane Dreyfus
    sur Terres de femmes


    Sophie ou la vie élastique (lecture d’AP)
    Anatomie (poème extrait de Moi aussi)
    Le Dernier Livre des enfants (lecture d’AP)
    [J’écris parce que je vais disparaître] (poème extrait du Dernier Livre des enfants)
    Comment habiter l’Inhabitable (note de lecture d’AP sur L’Inhabitable)
    Épilogue (poème extrait du recueil L’Inhabitable)
    La nuit commence (poème extrait du recueil L’Inhabitable)
    La Lampe allumée si souvent dans l’ombre (note de lecture de Matthieu Gosztola)(+ L’Amour 1 dans sa graphie originelle)
    Nous nous attendons (lecture de Tristan Hordé)
    « C’est tout mouillé » (poème extrait du recueil Nous nous attendons)
    « Je suis en train d’oublier son visage » (poème extrait du recueil Nous nous attendons)
    Un recoin dans un coin (poème extrait de La Terre voudrait recommencer)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    SAMI (autre poème extrait de La Terre voudrait recommencer)
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait d’Ariane Dreyfus (+ un autre poème extrait de La Terre voudrait recommencer)




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur Terre à ciel)
    Repaires, repères – une lecture de Sophie ou la vie élastique par Françoise Delorme (juillet 2020)
    → (sur le site de La Croix)
    Le château de Fleurville, par Ariane Dreyfus
    → (sur Atelier du passage)
    une lecture de Sophie ou la vie élastique par Frédérique Germanaud
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Ariane Dreyfus
    → (sur YouTube)
    Ariane Dreyfus dans l’émission Du jour au lendemain d’Alain Veinstein (France Culture, 29 décembre 2001)
    → (sur le site de France Culture)
    Ariane Dreyfus dans l’émission Ça rime à quoi ? de Sophie Nauleau (30 octobre 2010)
    → (sur le site de France Culture)
    Ariane Dreyfus dans l’émission Du jour au lendemain d’Alain Veinstein (19 mars 2013)
    → (sur En attendant Nadeau)
    un entretien avec Ariane Dreyfus (par Gérard Noiret, 14 mars 2017)





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  • Frédérique de Carvalho, barque pierre

    par Angèle Paoli

    Frédérique de Carvalho, barque pierre,
    éditions Isabelle Sauvage, Collection pas de côté,
    29410 Plounéour-Ménez, 2020.



    Lecture d’Angèle Paoli


    « LALANGUE– DE–CELA–QUI–NOUS
    ÉBLOUIT. » UNE ÉPIPHANIE





    Elle dit. Le lieu l’espace le temps elle. La mère l’enfance. Écrire. La « plaie » la barque la pierre. Elle, c’est la poète. Frédérique de Carvalho. Je la découvre ici dans ce recueil publié aux éditions Isabelle Sauvage. barque pierre.

    barque pierre. Je n’avais jamais rien lu de Frédérique de Carvalho. La collection pas de côté est une invite. Se laisser saisir. Se laisser guider. Suivre la poète en son territoire. Et me voici lectrice sous fascination sous émotion sous une forme inconnue qui-touche-au-plus-profond, je-ne-sais-où, et qui bouleverse. Et qui porte/déporte. Loin ailleurs. Et qui déborde. Là-bas. Dans la lande la langue les fougères. Barque pierre. La barque, enserrée ou jointoyée, entre « bercail » et « berceau ». Un lieu où vivre, protecteur, originel. Entre pierre et bruyère.

    barque pierre. Un très beau titre, énigmatique, elliptique qui condense en deux mots des univers en apparence antagoniques. Et les accouple dans le fusionnement de leurs syllabes. L’eau la pierre le bois la pierre le fluide le solide. La mer le roc.

    « cette fois la barque était

    de pierre ».

    Ou encore :

    « toute barque pierre pierre et terre ».

    Elle dit, elle écrit. Elle raconte. Le « dit » de « barque pierre ». Le récit se fait par tableaux. Des « scènes/des mémoires fragmentées souvent/défigurées… ».

    Les tableaux s’organisent à partir d’accroches anaphoriques décalées par rapport au poème lui-même. Didascalies. Ces didascalies permettent au regard de lier poème visuel et oralité. Et à la poète de se lancer sur « l’océan du langage ». Elle évoque les temps anciens, elle évoque les ères disparues et les espaces vierges. Elle rêve « les bêtes intactes » qui faisaient vibrer les parois de pierre du jadis, elle dit les bêtes sacrifiées d’aujourd’hui et la difficile mise en mots, mise en rimes. Avec « crime » ou « abattoir ». Le poème sur la page, un condensé de temps et de douleur :

    « elle dit    j’ai mal chaque fois »

    ou encore :

    « elle dit    je me noie chaque fois ».

    Des mots reviennent, qui donnent à la strophe sa musicalité : « pierre » « talus » « il pleut ». Des mots simples, des mots de tous les instants. Écrire est ce bégaiement de la langue. Un mot par vers dans la brièveté de strophes dépourvues de toute ponctuation. Et pourtant un rythme affleure, de page en page, un rythme tout en régularité, à la musicalité secrète, sous-jacente. Quelque chose de doux. Quelque chose de mélancolique. Quelque chose de voilé qui se dit dans une tonalité particulière. Toute en demi-teinte, qui touche et qui étreint. Qui porte et qui emporte. Dont je trouve une ébauche d’élucidation dans l’éblouissement de ces vers inattendus :

    « il y a un mouvement sur la page comme un élan de fébrilité de veille de Noël l’orange dans le sabot la paille fraîche et chaude la neige des grands arbres l’empreinte des surfaces le ciel couchant dehors une joie immédiate que seules les bêtes que seules les bêtes
    que seules les bêtes

    elle dit que seules les bêtes ».

    Elle dit les bêtes, le pays et le paysage, la lande les marais les talus. « C’est un pays/d’attache ». Sans limites et sans frontières.

    Parfois au cœur du paysage surgit un vers ancien, un peu transformé. Le phrasé d’une comptine oubliée : « chère âme ne vois-tu rien venir ».

    Elle mélange, inventive, les mots de la mémoire :

    « elle dit    ma sœur ma douleur songe à la douceur

    elle dit    la tour d’Aquitaine à jamais

    abolie ».

    Une lallation. Parfois elle se moque un peu, d’elle de la musique de la langue, sa « berceuse océanique » :

    « toute berceuse est une berceuse

    océanique

    tout chant la sirène et cætera ».

    Il arrive aussi qu’elle s’insurge contre les cruautés récurrentes du temps, leur résurgence inacceptable :

    « qu’est-ce qu’on peut faire avec l’irréparable qu’est-

    ce qu’on peut faire pour

    empêcher l’œil de la tombe à te clouer la nuque

    au mât d’une vieille histoire qu’est-ce qu’on peut

    rattraper qui n’est pas rattrapable au propre au

    figuré qu’est-ce… ».

    Elle dit la lande la langue, puits sans fond où descendre sans fin pour trouver les mots,

    « le geste vierge

    la main

    et les oiseaux »

    ce peu qu’il reste lorsque tout a été exhumé recousu rapiécé ; lorsque le temps a été décliné, que le futur antérieur a annihilé le passé, que s’est enfin effacé ce qui n’en finit pas de passer. Elle dit ce qui s’écrit, pierres alignées pierres dressées. Chênes et charmes. Un même « chuintement » des arbres. Le mot « lande » emporte au-delà de la lande, de ce qu’elle colporte de légende. Un excès de langue peut parfois remplacer la chose absente. La contenir. Soudain, au détour d’un vers, l’ailleurs dérape. Les mots dévient vers d’autres réalités. Des réalités qui font mal, qui écorchent l’à-vif. Ainsi la langue déporte-t-elle.

    « maintenant    on déporte à la

    dérobée ».

    Ce vers terrible revient sous différentes formes. Il surgit toujours à l’improviste, comme porté par un souffle qui meut les mots, les assemble sur la page en ménageant des blancs, peut-être pour reprendre haleine :

    « elle dit    elle dit que déporter c’est un

    verbe

    d’état

    elle dit la langue déporte

    le sujet

    elle se déprend ».

    Elle dit un désir antérieur à toutes les tragédies. La voix de la poète détourne les on-dit, pose sur les choses une autre vision. Elle joue/déjoue les ambiguïtés de la langue. Dit à peine, suggère plutôt. Voix voilée.

    « la voix déporte

    encore ».

    La langue de Frédérique de Carvalho est mystérieuse et belle. Sans recherche apparente, elle s’impose comme une évidence. Poésie première. Il arrive aussi que la poète bouscule la langue, que les phrases s’interrompent sur le vide d’une négation incomplète. La poète laisse en suspens ce qui ne peut être traduit en langage ordinaire… ou qui lui semble superflu. Elle laisse planer le sens. L’« épiphanie » des mots, leur éclat, irradie la page :

    « comme si la mort le

    miroir

    toutes les saisons dans

    toutes les saisons ».

    Conjuguant sa vie à tous les temps, la poète traverse le miroir avant / après/ au-delà / hier / maintenant / dedans / dehors. Il arrive que fusionnent temps et espace, qu’au détour d’une figure absente les enfances endeuillées remontent à la surface. Se retourner est pourtant synonyme de douleur. Il ne faudrait pas. Parce que déplier le passé, rechercher une Eurydice déjà morte, ne peut apporter que souffrance. Parce que la mère, présence-absence, amour-haine, est là. C’est autour d’elle et avec elle que se creuse le sillon des origines ; c’est du sillon originel que se répand la plaie :

    « ma mère ma douleur que jamais ô

    jamais ».

    La poète interroge la langue de l’indicible :

    « de quelle langue dire peut

    parler on l’a dit déjà Eurydice déjà morte

    la peur qui dévisage ».

    Il faudrait ne pas se retourner sur Eurydice. Il faudrait retenir Orphée. L’empêcher de faire remonter la mère. Et pourtant, elle/il le fait. Parce que dire la mère, c’est dire « d’où le désir » :

    « la mère est le sujet tous désirs confondus dans le mot

    possession

    le sujet n’est pas simple ».

    La mère est le cœur de ce que la poète est elle-même, de ce qu’elle vit. Elle est la matière même de son écriture. Elle en est le sujet unique, obsessionnel. Celui qui absorbe tout autre sujet. Et la poète, jouant sur les mots, d’écrire encore :

    « elle dit la mère démontée toute sa vie à

    démonter la

    mère

    et rien d’autre

    pouvoir

    faire ».

    Démonter découdre démembrer disperser pour « remonter la mère pièce à pièce ».

    Ainsi la poète n’a de cesse de dire « l’enfance rapiécée/de la langue ». Seul moyen de pouvoir « se désaffoler » et de reprendre vie sur le fil instable de l’horizon.

    Avec le retour constant de la mère se tisse l’écriture. L’écriture « béquille » du « dit » et de la mère. Écriture sans péril autre que la douleur intimement liée à la poète. Puisque la « mère ne verra rien ». L’écriture interroge, elle cherche sans cesse sa définition, son « respir ». La poète dit ce qu’elle en attend, ce qu’elle en exige :

    « je demande à l’écriture qu’elle répare ce qu’elle a mis au jour

    je demande à l’écriture qu’elle répare sur-le-champ

    je demande à l’écriture

    c’est pourquoi… ».

    Geste désir danse, l’écriture de Frédérique de Carvalho est écriture de l’implicite, de l’indéchiffrable, de l’équivoque. Elle est la vivante qui ré-explore avec talent le territoire infini de « lalangue – de – cela – qui – nous
    éblouit ». Une épiphanie.

    Et « c’est de la joie cela de

    l’ivresse qui

    vient. »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Frederique de Carvalho  Barque pierre




    FRÉDÉRIQUE DE CARVALHO


    Frederique de Carvalho 2





    ■ Frédérique de Carvalho
    sur Terres de femmes


    [à part elle] (extrait de barque pierre)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage)
    la page de l’éditeur sur barque pierre
    → (sur Terre à ciel)
    un entretien de Frédérique de Carvalho avec Roselyne Sibille
    le site de l’association terres d’encre





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  • Martine Konorski | Un point ouvert (1)


    UN POINT OUVERT
    (extraits)





    Même
    les vitres opaques
    ne peuvent te cacher

    Pas de bruit      pas de vent
    une seule lumière
    seule lueur

    La sirène jette un cri
    bruit de bottes     plus de refuge
    dans l’escalier

    on siffle

    Dégringolent les familles
    pas de brèche      plus de souffles
    restent les hurlements

    Quelques perles éparses
    un mouchoir bleu brodé
    la chaussure d’un bébé

    Une étoile      sur le palier.




    Martine Konorski, « Un point ouvert » (extraits), Instant de Terres, in Les Carnets d’Eucharis, « Au pas du lavoir », « Portraits de poètes » [vol. 3], 2020, page 134. In « Un point ouvert », Instant de terres, L’Atelier du Grand Tétras, Collection Glyphes, 25210 Mont-de-Laval, 2020, page 99.





    Carnets d'Eucharis 3



    MARTINE KONORSKI


    Martine Konorski NB 2
    Ph. D.R. Pascal Therme
    Source





    ■ Martine Konorski
    sur Terres de femmes


    Instant de Terres (lecture de Marie-Hélène Prouteau)
    un autre poème extrait d’« Un point ouvert » (Instant de Terres)
    Bethani (lecture d’AP)
    [Les mots cognent] (extrait de Bethani)
    [Au versant de la pierre-écritoire] (extrait de Je te vois pâle… au loin)
    Verticale (extrait d’Une lumière s’accorde)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    [Vissée à la plante des pieds]




    ■ Voir aussi ▼


    → (dans la poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une notice bio-bibliographique sur Martine Konorski
    le site de Martine Konorski





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Lucien Suel, La Justification de l’abbé Lemire

    par Angèle Paoli

    Lucien Suel, La Justification de l’abbé Lemire,
    éditions Faï fioc, 2020.



    Lecture d’Angèle Paoli


    L’ABBÉ ET LE POÈTE, LECTURE D’UNE JUSTIFICATION




    Le titre La Justification de l’abbé Lemire semble à première vue un titre délibérément énigmatique. Car, combien, parmi les lecteurs d’aujourd’hui, se souviennent de l’abbé Lemire ? Et quelle est ici l’acception du terme « justification » ? Philosophique ? Théologique ? Mathématique ? Apologétique ? Aucun doute que le petit livre du poète Lucien Suel combine tout cela à la fois. Mais si le lecteur curieux prend la peine, avant toute lecture, de feuilleter l’ouvrage, il prend tout aussitôt conscience que la composition typographique est loin non plus d’être ordinaire. En effet chaque page se subdivise visuellement en deux colonnes distinctes alignées verticalement à droite et à gauche, séparées en leur centre par une allée centrale (gouttière) identique. Avec une police de caractères à chasse fixe. Chaque colonne comportant 12 tercets. Chaque page comportant donc 24 tercets, lesquels constituent un chapitre à part entière. L’ensemble du recueil comporte 42 chapitres. Cette contrainte formelle (écriture arithmogrammatique), extrêmement élaborée et rigoureuse, en premier lieu dans le choix d’une police de caractères qui soit à largeur identique, donne son sens à elle toute seule au terme de « justification ». Ce que confirme et valide une notice en fin de recueil :

    « La Justification de l’abbé Lemire, poème en quarante-deux épisodes, est écrit en vers « justifiés » dont le nombre de signes (espaces et caractères) est déterminé à l’avance. »

    Une autre notice précise que La Justification de l’abbé Lemire a déjà fait l’objet de publications antérieures. La réédition proposée par les éditions Faï fioc étant la troisième. Chacune d’entre elles intégralement consacrée à l’histoire d’une vie. La vie de l’abbé Lemire.

    Une première question se pose alors au lecteur. Comment lire les tercets ? Verticalement ? Une colonne après l’autre ? Ou horizontalement ? De trois vers en trois vers de gauche à droite, puis de droite à gauche ? Après quelques hésitations et trébuchements, le lecteur s’aperçoit que la lecture horizontale, à la fin de chaque tercet, est la bonne. Une fois dépassées ces menues interrogations, il suffit de suivre le fil de l’histoire de Jules Auguste Lemire, né en terre des Flandres le 23 avril 1853 et mort dans son village natal de Vieux-Berquin un 8 mars 1923, après une vie exemplaire, particulièrement bien remplie.

    Suivre ensuite le déroulement du poème biographique en quarante-deux épisodes en observant pauses et enjambements. Lesquels impliquent une rythmique particulière de la lecture. Qui dit « justification » dit aussi concision. Ainsi disparaissent déterminants et prépositions lorsqu’ils ne sont pas indispensables à la compréhension du récit. Tout l’art de Lucien Suel consiste à condenser le texte et à le cadencer. Car l’objet poursuivi est de faire entrer en 1008 tercets tous les événements marquants de la vie de l’abbé Lemire. Depuis sa naissance paysanne, sa vocation précoce, sa formation et ses apprentissages, ses orientations politiques, et ce, jusqu’à sa mort. En passant par ses luttes, ses engagements, son idéal, ses inventions, ses déceptions et ses souffrances, ses espoirs et sa foi, son immense dévouement et sa générosité envers le peuple, son amour de l’humanité, sa passion pour son pays du Nord… tout ce sur quoi le bon abbé a construit son existence et qui tient dans les trois infinitifs que contient sa devise : « être utile servir tenir parole ».

    Trois verbes qui seront un axe de vie sûr. L’abbé Lemire jamais ne faillira. Jamais n’abdiquera sa foi même au plus fort des combats qu’il devra mener contre les catholiques intégristes qui rejetteront en lui le prêtre engagé dans les luttes sociales qui lui tiennent à cœur. Ni ne cèdera face à l’inquiétude de l’épiscopat. Jamais il ne renoncera à défendre les faibles et les opprimés contre les nantis, sûrs de leur bon droit et de leur supériorité face à une égalité de pacotille et de façade. « Résolument républicain », il ira jusqu’à la Chambre combattre « la dégradation humaine », s’attaquer aux « taudis », « protéger les biens des familles ouvrières », « assurer la retraite de / vieillesse de tous les travailleurs avec l’or / de l’État… », créer « la ligue du Coin de terre » …

    « Visionnaire », l’abbé Lemire, et résolument moderne dans sa façon d’appréhender la lutte ouvrière, de prôner avec ferveur la Séparation des églises et de l’État. Convaincu que la Séparation / doit rapprocher l’Église du / Peuple le Sillon tracé / dans le Jardin ouvrier.

    Dans ces pages aux vers justifiés, Lucien Suel, poète et ardent défenseur de l’abbé Lemire, reconnaît, visuellement parlant, la forme même du jardin potager :

    « [L]’allée centrale au milieu et les planches de légumes de chaque côté ». Une allée qui, ajoute-t-il, « peut aussi faire penser à l’intérieur de la nef d’une église. »

    Issu d’une famille modeste mais aimante, grandi entre les carrés du potager et l’enseignement de son instituteur, entre les auteurs classiques que très tôt il affectionne et les animaux de la ferme, l’abbé Lemire évolue dans un « bonheur rustique. » Très tôt aussi, il est sensible à la misère qui l’entoure, aux difficultés et aux injustices auxquelles les gens qu’il côtoie sont soumis. Très tôt son esprit fidèle aux Évangiles, s’insurge. Prêtre et laïc à la fois, attaché à ses engagements et à la République, il invente le « Jardin ouvrier » dont il défend, à la Tribune, l’urgence et la nécessité. Il faut assurer à chaque famille ouvrière « un coin de terre un foyer » afin que chacune puisse faire « l’apprentissage de la propriété… ».


    « […]

    aller au jardin chaque

    jour de chômage éviter

    ainsi le cabaret semer

    rouler planter sarcler

    râteler arroser bêcher

    herser repiquer pincer

    biner arracher tailler

    déduire récolter fumer

    damer forcer éclaircir

    […]

    à qui n’a rien justice

    ne dit pas grand chose

    à qui n’a rien respect

    ne dit pas grand chose

    à qui n’a rien société

    ne dit rien […] » (XXI).


    Élu maire de Hazebrouck dès 1893, puis député-maire en 1914, l’abbé Lemire ne compte ni son temps ni ses efforts pour défendre les biens des hommes et son idéal. Et réaliser ainsi son « rêve millénaire » de changer « les terrains vagues / en patchworks polychromes / fixant la pensée de la / poésie pure aux seuils/ des cités… » . Une utopie fondée sur « la charité évangélique » dont l’on peut dire qu’elle est très loin d’être à l’ordre du jour.

    Quant à la poésie de cet opus, elle est sensible dans la force rhétorique sur laquelle elle s’appuie. Lucien Suel élabore sa « justification » sur des rythmes ternaires, sur les répétitions et les adresses, sur les interrogations oratoires et les interjections lyriques, les apostrophes emplies de tendresse. Le texte emporte le lecteur, et draine avec lui, étroitement liés, « le sujet et la parole ». Au point que le poète et son personnage ne forment en définitive plus qu’un. Lequel du poète ou de l’abbé l’emporte sur l’autre ? Peu importe, si la force de conviction du poète gagne son auditoire ou son lectorat. Peu importe que les deux êtres fusionnent pour ne former plus qu’un. L’abbé et le poète, le poète et l’abbé. Grâce au flux que Lucien Suel imprime aux tercets, il est indéniable que l’abbé Lemire reprend vie. Sous sa plume et sous sa voix, le poète contribue à faire revivre toute une époque de luttes loyales où actes et paroles avaient pris chair dans le petit paysan de Vieux-Berquin.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Lucien Suel La Justification de l'abbé Lemire  3




    LUCIEN SUEL


    Lucien Suel
    Source




    ■ Lucien Suel
    sur Terres de femmes


    29 juin 1878 | Lucien Suel, La Justification de l’abbé Lemire, IV
    Sombre Ducasse
    [Le terril]




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur vimeo)
    Le Jardin et le Poète
    → (sur remue.net)
    Ivar Ch’Vavar & camarades | Le Jardin ouvrier
    Silo-ACADEMIE 23, le blog de Lucien Suel
    → (sur la revue x)
    une notice bio-bibliographique sur Lucien Suel





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Yves Elléouët | N’importe où


    N’IMPORTE OÙ




    n’importe où
    n’importe où

    entre la source et l’arbre
    dans les signaux le long des rails
    dans le vol des oies grises
    dans l’écheveau des gerbes
    dans les pièges à renard qui rouillent sous les
    mousses
    dans l’eau morte des fondrières
    sous les pas du cheval
    à la saignée de la veine bleue qui tremble
    n’importe où derrière mon dos
    dans une savane de voix
    dans un taillis de gestes bloqués par le gel




    Yves Elléouët, Dans un pays de lointaine mémoire, poèmes et lettres, éditions Diabase | Littérature, 2020, page 60. Préface, avant-propos et notes de présentation de Ronan Nédélec. Postface de Cypris Kophidès.





    Yves Elléouët  Dans un pays de lointaine mémoire




    YVES ELLÉOUËT


    Yves-elleouet portrait
    Source




    ■ Yves Elléouët
    sur Terres de femmes


    Dans un pays de lointaine mémoire (lecture de Marie-Hélène Prouteau)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Diabase)
    la fiche de l’éditeur sur Dans un pays de lointaine mémoire
    → (sur le site des éditions Diabase)
    une notice bio-bibliographique sur Yves Elléouët
    le site Yves Elléouët
    → (sur En attendant Nadeau)
    la poésie surréaliste en ses somptueux écarts, par Alain Joubert (19 mai 2020)
    le site Yves Elléouët
    → (sur Recours au Poème)
    une lecture de Dans un pays de lointaine mémoire par Pierre Tanguy




    ■ Voir encore ▼


    → (sur Terres de femmes)
    André Breton, Lettres à Aube (lecture d’AP)





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  • Karen Alkalay-Gut, Survivre à son histoire

    par Angèle Paoli

    Karen Alkalay-Gut, Survivre à son histoire,
    poèmes d’Holocauste, édition bilingue,
    Revue Nunc | Éditions de Corlevour, 2020.
    Traduction de l’anglais par Sabine Huynh.



    Lecture d’Angèle Paoli


    « JE CHERCHE… CETTE PARTIE D’EUX QUI ME COMPLÉTERAIT »




    Karen Alkalay-Gut est l’auteure d’un nombre considérable d’ouvrages. Recueils de poèmes, textes critiques et biographiques. Écrits en hébreu ou en anglais, certains de ces textes ont été traduits en yiddish, roumain, italien, polonais, russe… Grâce au remarquable travail de traductrice entrepris par Sabine Huynh, un premier ouvrage de Karen Alkalay-Gut est aujourd’hui disponible en langue française : Survivre à son histoire. Un recueil de vingt-six poèmes qui vient tout juste de paraître aux éditions de Corlevour.

    En première de couverture, une photo en noir et blanc, légendée Mother ans sisters. Ils sont sept, enfants et adolescents (ou jeunes adultes). Un jeune homme et six filles. La même photo est reproduite au cœur du livre, en regard du poème « Old Photo ». Chacun des protagonistes y est présenté par la poète. Resitué en quelques vers dans son contexte ou dans ses actes. Ainsi de la mère, identifiée par la main que sa sœur Frida pose sur son épaule, la poète écrit-elle :

    « ma mère, qui réchappera de tous

    les obstacles de la vie quels qu’ils soient. »

    Une fois achevée la présentation de sa famille maternelle, la poète conclut par deux vers où sont inclus les vivants qui la lisent/regardent :

    « Les voici maintenant, chacun d’eux vous scrutant

    depuis leur monde entier respectif. »

    Au sein du même poème, la poète précise :

    « À peine

    deux décennies après ce cliché plus aucun

    des frères et sœurs n’était encore en vie. »

    Immédiatement identifiable, le contexte historique est celui de la Shoah, ce que le sous-titre, Poèmes d’Holocauste, indiquait déjà.

    C’est sur le poème intitulé « Dédicace » que s’ouvre le recueil. Dans ce poème à la manière de Czeslaw Milosz, la poète s’adresse aux siens, à ces proches qu’elle n’a pas connus, emportés par les violences et furies de l’Histoire. Parmi tous les visages disparus émerge celui de la grand-mère, laquelle revient à plusieurs reprises sous la plume de sa petite-fille. Notamment dans le poème intitulé « Photo ». La photo correspondante, sur la double page qui précède le poème, a été prise à Lida en 1916 par un soldat allemand. La poète, qui s’appesantit sur le regard de sa grand-mère, prend le lecteur/spectateur à témoin :

    « Ses yeux

    voyez comme ils jaugent froidement

    le soldat qui pouvait décider

    de pointer sur elle son arme plutôt que

    son objectif […] ».

    Dans l’émouvant poème qui ouvre le recueil (« Dédicace »), où Karen Alkalay-Gut rend un hommage plein d’affection aux oncles et tantes « emportés » avant sa naissance, la poète s’interroge sur l’héritage qui est le sien et sur l’importance qu’il a pour elle ; sur la place qu’il occupe dans sa vie et sur celle qu’il occupera à l’avenir. Et quelle part d’imaginaire, de cauchemars, de souvenirs accorder à l’écriture ?

    Ce que fut la réalité des siens, et qui nourrit sa souffrance, la poète l’évoque sans pathos, avec un détachement froid, dans le poème « Stutthof » :

    « Ma grand-mère a été changée en savon.

    Il était clair qu’elle était trop faible pour travailler

    c’est pourquoi les docteurs l’ont emmenée à l’infirmerie

    lui ont fait une injection mortelle

    puis l’ont convertie en quelque chose d’utile. »

    Un espoir toutefois, un mince espoir, réside dans la pensée affectueuse de la poète. L’espoir que peut-être, grâce à la flamme d’une chandelle, la grand-mère « profite de chaque instant de lumière. » De sorte que poursuivre par la démarche poétique ce qui a pour toujours disparu perpétue cet espoir :

    « À ma mort mes poèmes sur vous seront des graines

    semées sur des tombes perdues à jamais. »

    Raconter alors. Raconter pour survivre par-delà ce que d’autres ont vécu. Raconter pour retrouver les chemins de l’Histoire. Et des histoires. Car qui dit histoire dit aussi récit. Mettre des mots sur ce qui ne peut être dit. Dénoncer les violences d’hier et celles insidieuses d’aujourd’hui. Dénoncer par exemple la violence de l’indécence du « tourisme holocaustique », mis au goût du jour. Raconter pour exhumer les visages du passé, ré-animer le peu qu’il reste de ce qui a été emporté dans la tragédie. Rendre la parole aux survivants et se risquer à retracer. Tenter de retracer pour comprendre. Par où commencer ? Quand cela a-t-il commencé et comment ? La poète cherche. Sa recherche est multiple, sa recherche est constante. Elle se poursuivra par-delà le dernier poème qui clôt le recueil. Jamais elle ne prendra fin, sinon à la disparition de la poète.

    « Je suis toujours à la recherche de mon cousin —

    celui qui se trouvait à l’école

    et a réchappé au massacre. »

    Et le dernier poème se clôt sur cet aveu :

    « Je ne sais par où commencer. »

    Car c’est avec le nombre que cela commence. « Mathématique ».

    « Un plus un plus un plus un —.

    Compte les êtres humains exterminés ».

    Échapper au nombre. À la dictature du nombre. Et retrouver les visages et les êtres disparus. La poète fouille. Passé et mémoires. Vieilles photos délavées. Elle met des noms sur les visages. Mira Basha Motel Malcah… Outre la grand-mère, il y a la mère et ses sœurs, le père et le grand-père, il y a le frère, les cousins et les voisins. Il y a Willy Neisner, « seul survivant de sa famille » et que l’on a retrouvé pendu. Tous sont à la recherche d’un des leurs. Ou de plusieurs d’entre eux. Il y a aussi le traitre — Berke Karpaiski — et Mengele le tortionnaire qui poursuit la voisine de palier, devenue folle, dans ses cauchemars. Tous ces gens ont habité des lieux précis. Lida, Minsk, Ochmiany, en Biélorussie… Dantzig — Gdánsk en polonais — et le Stutthof. Lieux de ghettos, lieux de tortures et de « mort certaine ». Lida. Sorte de monstre avide, « cimetière à ciel ouvert » ; piège prêt à se refermer sur ceux qui tentent d’y revenir. Et pourtant le dilemme est cruel, qui met la poète face à ses contradictions insolubles :

    « il m’est aussi impossible d’y retourner

    que de ne pas le faire. »

    En lisant ces deux derniers vers me revient en mémoire le très beau récit de Cécile Wajsbrot, Mémorial (éditions Le Bruit du temps, 2019), qui met la narratrice devant les mêmes choix impossibles.

    Il existe parfois plusieurs versions de la même histoire, qui varient en fonction de leur narrateur. Les témoignages divergent sur si peu de choses. Ce qui les relie les uns aux autres, c’est l’abomination qui les caractérise. Car les histoires sont toutes plus horrifiantes les unes que les autres. Des histoires monstrueuses. Ainsi de ces deux bébés, sauvagement assassinés. Abraham et Macha. Leur sang versé coule dans le sang de la poète.

    « Si je peux écrire sur ces bébés,

    je peux supporter le reste », confie-t-elle.

    Comment même imaginer semblables cruautés ? Comment supporter l’insupportable ? Comment en rendre compte quand on ne sait pas raconter ? Chacun tente à sa manière de survivre à cette histoire commune. Chacun cherche à échapper à sa solitude, à ses souvenirs, à son passé, à sa folie. Raconter, alors, ravauder les pans de récits les uns aux autres, comme le fait ici la poète. Chaque poème est un élément du puzzle. Dans chaque poème se dessinent des ébauches de portraits, suffisamment poignants et réalistes pour qu’ils deviennent familiers à celui qui les croise. La poète est hantée. Elle laisse les ombres la traverser, traverser ses rêves.

    En réalité, quoi qu’elle dise, la poète raconte. Et elle raconte éperdument. Elle se fait passeuse. Sa mémoire rejoint et prolonge celle des siens. Même si elle est née en Angleterre en 1945, elle porte en elle le poids d’un récent passé qui n’est pas tout à fait le sien mais qui lui a été transmis par les siens. La guerre est encore trop à vif dans ses veines et dans ses larmes pour qu’elle fasse abstraction d’un passé « confiné » dans les « rêves » de ceux qui « n’osaient même pas raconter ».

    « Enfant de réfugiés, je cherche leurs secrets, leurs doux souvenirs,

    le chagrin qu’ils taisaient, exprès et involontairement,

    cette partie d’eux qui me compléterait. »

    Il m’est difficile de refermer ce livre et de me détacher des visages qui émergent d’un poème à l’autre. Tant est grande l’émotion. Et puissante la présence poétique de Karen Alkalay-Gut qui illumine ce recueil.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli




    Survivre à son histoire




    KAREN ALKALAY-GUT


    Karen_Alkalay-Gut portrait
    Source




    ■ Karen Alkalay-Gut
    sur Terres de femmes


    Exil (un poème extrait de Survivre à son histoire)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Corlevour)
    la fiche de l’éditeur sur Survivre à son histoire
    → (sur Terre à ciel)
    Karen Alkalay-Gut, traduite par Sabine Huynh






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  • Paolo Febbraro | À Hiroshima

    « Poésie d’un jour
    choisie et traduite par Irène Dubœuf


    A HIROSHIMA



    «Magari fossi morto.
    Magari la benda sugli occhi
    e la sigaretta. Magari il terrore.
    A me la morte non mi ha mai ucciso.
    Una forza, piuttosto, ineccepibile
    mi ha scomposto. Il mio tempo
    non è scaduto, è solo precipitato
    all’indietro. Non puoi depormi,
    forse aspirarmi inorganico e negativo.
    Ricollocato in nulla. Gas definitivo.»




    Paolo Febbraro, “I. Disse ancora”, La danza della pioggia, Elliot, Lit Edizioni Srl, Collana Poesia diretta da Giorgio Manacorda, 2020, pagina 29.





    Paolo Febbraro  La danza della pioggia 2








    À HIROSHIMA



    « Si seulement j’étais mort.
    Avec un bandeau sur les yeux
    et une cigarette. Ou bien de terreur.
    Moi, la mort ne m’a jamais tué.
    Une force indéniable, plutôt,
    m’a décomposé. Mon temps
    n’est pas échu, il est juste tombé
    en arrière. Tu ne peux me mettre en terre,
    tout au plus m’aspirer inorganique et négatif.
    Reconverti en rien. Gaz définitif. »




    Traduction en français inédite d’Irène Dubœuf
    pour Terres de femmes




    PAOLO FEBBRARO


    Paolo_febbraro Luigia
    Ph. Dino Ignani
    Source





    ■ Paolo Febbraro
    sur Terres de femmes


    [Di notte] (poème extrait d’Il bene materiale)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Italian Poetry)
    une notice bio-bibliographique sur Paolo Febbraro
    → (sur Poesia, di Luigia Sorrentino)
    Paolo Febbraro (autoritratto)





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  • Yves Elléouët, Dans un pays de lointaine mémoire

    par Marie-Hélène Prouteau

    Yves Elléouët, Dans un pays de lointaine mémoire,
    poèmes et lettres,
    éditions Diabase | Littérature, 2020.
    Préface, avant-propos et notes de présentation de Ronan Nédélec.
    Postface de Cypris Kophidès.



    Lecture de Marie-Hélène Prouteau



    Yves Elléouët fut un créateur solitaire et peu soucieux de sa renommée. Peintre et poète, le gendre d’André Breton disparut trop tôt, en 1975, à l’âge de quarante-trois ans. Son œuvre poétique éditée était épuisée. Ses poèmes, moins connus que ses récits, Falc’hun, préfacé par Michel Leiris, et Le Livre des rois de Bretagne sont aujourd’hui publiés par les éditions Diabase, en même temps que certaines de ses lettres avec André Breton, Michel Leiris, Pêr-Jakez Heliaz (Pierre-Jakez Hélias), Xavier Grall, Georges Perros, et des lettres d’Aube, son épouse.

    Le titre joue de l’ambiguïté : avec l’indéfini « un pays », le lecteur se sent déjà chez lui, au pays de toutes les enfances. Et pourtant, c’est un paysage mental qui émerge, nettement dessiné. Un pays de collines, de bruyères, de vent. La mer toujours en mouvement, le vent du chemin, les « marées mariées au ponant », les fermes couvertes d’ardoises, l’ossuaire de granit où dansent les morts, des cafés tenus par de vieilles femmes, les promontoires « bercés de vide ». C’est la Bretagne. Un pays de pluie et de nuit, au chromatisme noir, blanc, rouge, vert. Les noms de lieux-dits, tels Pencran, Guimiliau, ceux des légendes, tels Tintagel, la Dame blanche, le laissent assez deviner. Et Yves Elléouët le déclare : « Je suis d’Armorique cette péninsule barbare ». Nous sommes en Bretagne, haute terre celtique reliée à l’Irlande et à James Joyce autant qu’au poète gallois Dylan Thomas à qui il consacre un poème.

    Et, dans le même temps, nous sommes dépossédés de nos habituelles représentations de ce pays breton. Car Yves Elléouët récuse l’entre-soi régionaliste. Il faut accepter de se laisser gagner par un imaginaire plus vaste, celui de Joan Miró et d’Yves Tanguy. Celui de l’inspiration surréaliste qui est la sienne et qui joue d’étranges collages :

    « Dans le jardin aux fleurs vénéneuses

    il y a une statue

    tout près du bassin de mercure

    Une guirlande de mains y pavoise

    la nuit — de l’étrave à l’étambot

    d’un navire où sèchent des cheveux ».

    Plus loin, une danse des morts habite tout un poème dans un élan ample, halluciné, intemporel. Visions surréelles de champs de bataille de la Grande Guerre ou rappel de François Villon ? Mais la mélancolie et l’humour se mêlent aussi comme dans un rêve échappé d’entre les moments opaques du sommeil. Dans la lignée du surréalisme, les images prennent parfois un aspect fulgurant :

    « la baïonnette s’est brisée

    près de l’oreiller

    dans l’oreille de la fumée

    qui passe et repasse ».

    La parole du vieux barde Taliensin qu’il évoque dans Le Livre des rois de Bretagne prend ici tout son sens : « J’ai été sous une multitude de formes ». Les choses, les êtres, la femme aimée tracent des lignes de fuite, sont en métamorphose, dans la perception continue de la mort. Le poète est celui qui, tel un magicien, commande aux éléments :

    « L’air des falaises habitait ton visage

    Et ton corps avait des avancées de proues

    Les seins fermes des soleils d’été

    Tes yeux où tournoyaient des arbres ».

    La poésie d’Yves Elléouët dessine un univers onirique fait de sensualité et de souffle où tout se pluralise dans le jeu de l’analogie :

    « J’y fus oiseau jadis

    Ma langue s’en souvient ».

    Il faut lire cette poésie âpre et rude, témoin d’un tumulte du dedans qui prend son rythme pour y nourrir ses ivresses.

    La seconde partie du livre est consacrée à un choix de lettres d’Yves Elléouët et de son épouse. Une trentaine. Aube Breton Elléouët en a confié la reproduction aux éditions Diabase avec le soutien du fonds Jacques Doucet. Certaines d’entre elles ont été publiées chez Gallimard en l’an 2009 dans les Lettres à Aube.

    Ces lettres donnent une autre image de l’artiste, témoignent en particulier du lien affectif et intellectuel qui le liait à André Breton. Il est touchant de le voir lui adresser une première lettre pleine d’admiration. Ou bien écrire à Michel Leiris en parlant de La Règle du jeu et de l’ancien appartement d’André Breton avant-guerre, rue de la Fontaine, qu’il habite à l’époque avec Aube. On s’amuse de voir l’auteur de Nadja, dans une des lettres personnelles à Yves Elléouët, mentionner la venue de Léo et Madeleine Ferré dans sa maison d’été de Saint-Cirq-Lapopie.

    La lettre de Michel Leiris adressée à Aube Elléouët après la mort d’Yves, à la suite d’un premier refus des éditions Gallimard du manuscrit de Falc’hun, est aussi éclairante  : l’auteur de Biffures y mentionne l’entremise de Claude Roy, lui-même lecteur chez Gallimard. Ce livre sera finalement publié de façon posthume dans la collection Blanche de cette maison. On trouve aussi une belle lettre de Xavier Grall à Aube, après la mort de l’artiste, qui parle de « ce grand destin foudroyé ». Et une émouvante lettre de Julien Gracq à Aube qui dit sa tristesse et voit dans ce livre « un testament poétique de grand poids ».

    Il faut saluer ce travail de publication d’Yves Bescond et de Cypris Kophidès qui fait entendre une parole qui résonne au plus profond du temps.



    Marie-Hélène Prouteau
    D.R. Marie-Hélène Prouteau
    pour Terres de femmes






    Yves Elléouët  Dans un pays de lointaine mémoire





    YVES ELLÉOUËT


    Yves-elleouet portrait
    Source




    ■ Yves Elléouët
    sur Terres de femmes


    N’importe où (poème extrait de Dans un pays de lointaine mémoire)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Diabase)
    la fiche de l’éditeur sur Dans un pays de lointaine mémoire
    → (sur le site des éditions Diabase)
    une notice bio-bibliographique sur Yves Elléouët
    le site Yves Elléouët




    ■ Voir encore ▼


    → (sur Terres de femmes)
    André Breton, Lettres à Aube (lecture d’AP)




    ■ Autres chroniques et lectures (25) de Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes


    Chambre d’enfant gris tristesse
    La croisière immobile
    Anne Bihan, Ton ventre est l’océan
    Jean-Claude Caër, Alaska
    Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba
    Marie-Josée Christien, Affolement du sang
    Guénane, Atacama
    Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime
    Cécile Guivarch, mots et mémoire en double
    Denis Heudré, sèmes semés
    Jacques Josse, Liscorno
    Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres
    Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…
    Jean-François Mathé, Prendre et perdre
    Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie
    Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
    Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
    Daniel Morvan, L’Orgue du Sonnenberg
    Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
    Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie
    Dominique Sampiero, Chante-perce
    Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
    Ronny Someck, Le Piano ardent
    Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
    Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même





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  • Frédérique de Carvalho | [à part elle]


    [À PART ELLE]





    à part elle           ce matin le lac est une flaque de

    mercure le ciel ricoche en

    surface

    le regard fixe l’impact et ne

    traverse pas


    elle dit que son travail de vivre est de bouger les immobiles
    elle dit de déplacer la pierre
    elle ne sait pas comment
    dans l’apparence tout semble simple on dirait que le mouvement
    lui appartient presque qu’il est naturel qu’aucun effort à être ne
    paraît que la parole coule comme respire qu’il n’y a rien qui pétrifie
    ni aura pétrifié ce qui n’empêche pas la mémoire



    elle se souvient   la buée sur la vitre le lent voyage à ne pas oser

    effacer la petite couche grise et froide devant

    les yeux qui bloque le paysage à ne pas

    faire le geste et se laisser conduire dans l’effroi de

    n’y rien voir et de n’y

    rien pouvoir

    la voix nouée en fond de gorge de ne pas

    répondre à la question de ne pas oser la parole et

    tout ça qui s’enfonce dans

    un silence rouge où le cœur

    elle se souvient de la paralysie

    et de la double vie au miroir de soi

    et de l’invention d’un geste de parole



    Frédérique de Carvalho, barque pierre, éditions Isabelle Sauvage, Collection pas de côté, 29410 Plounéour-Ménez, 2020, pp. 43-44.





    Frederique de Carvalho  Barque pierre




    FRÉDÉRIQUE DE CARVALHO


    Frederique de Carvalho 2





    ■ Frédérique de Carvalho
    sur Terres de femmes


    barque pierre (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage)
    la page de l’éditeur sur Barque pierre
    → (sur Terre à ciel)
    un entretien de Frédérique de Carvalho avec Roselyne Sibille





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  • Philippe Leuckx | [Tu marches dans ta ville]


    [TU MARCHES DANS TA VILLE]

    Tu marches dans ta ville le soir un peu comme un intrus qui se trompe de porte et d’air.

    Tu rentres les épaules pour ne pas subir la beauté qui t’afflige.

    Parfois, il te semble que vivre est au-dessus de tes forces.

    Mais la grande tendresse balaie et tu ne peux échapper
    Aux secousses du cœur qui s’épanche
    Pour te donner étai.




    On ne sait presque rien de l’été qui s’enfuit ni de l’âge que prennent les choses.

    Qu’est l’oiseau pour la rose qu’il frôle ?

    Qu’avons-nous caché qui ne soit prescrit ou oublié ?

    Dans l’avancée du temps, nous ne laisserons aucune demeure ni même des courses folles un papier.

    L’espace d’une buée ou d’une poussière de tulle, nous aurons pu rêver à l’envers d’un rêve.




    Philippe Leuckx, Poèmes du chagrin, éditions Le Coudrier, 2020, pp. 18-19. Avant-lire de Jean-Michel Aubevert.





    Philippe Leuckx  Poèmes du chagrin




    PHILIPPE LEUCKX


    Philippe Leuckx
    Ph. Christelle Dossche




    ■ Philippe Leuckx
    sur Terres de femmes


    Poèmes du chagrin (lecture d’AP)
    [Le soir](poème extrait de Ce long sillage du cœur)
    Ce long sillage du cœur (lecture d’AP)
    D’obscures rumeurs (lecture d’AP)
    [Il reste au-dessus du jour quelque vœu d’enfance](poème extrait de D’obscures rumeurs)
    [Laisse la nuit s’éclairer sous tes yeux](poème extrait de Doigts tachés d’ombre)
    [On ose à peine la lumière](poème extrait de L’Effeuillement des choses vers les confins)
    [On a vécu sous le verre] (poème extrait de L’imparfait nous mène)
    [J’assume mes greniers d’enfance](poème extrait de Maisons habitées)
    Le Mendiant sans tain (extraits)
    Nuit close (extraits)
    Piéton de Rome, 13 (poème extrait de Rome rumeurs nomades)
    [Parfois il est bon de s’égarer](poème extrait des Ruelles montent vers la nuit)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Le Coudrier)
    la page de l’éditeur sur Poèmes du chagrin





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