Étiquette : 2020


  • Angèle Paoli | L’Aviatrice, I & II


    L’AVIATRICE



    I

    .

    Terre ciel mer
    osmose aboutie
    de l’androgyne

    cosmos

    même fête même tempête
    mêmes voilures dans les airs

    embarquement vers ~~~




    II

    .

    Et le feu ?

    Il est forme dérobée

    brûlante passion qui pousse
    la voyageuse — Elle ? —
    au-delà des frontières
    des limites du vide
    d’un réel invisible
    expérimentation et
    découvertes

    louve de mer capitaine au long cours

    aviatrice nautonière

    « O Captain! My Captain! our fearful trip is done» *

    à quelles métamorphoses
    ton rêve de fusion convie-t-il ?




    _____________
    * in Walt Whitman, Leaves of grass


    [SUITE => III]






    AVIATRIX



    I

    .

    Earth sky sea
    utter osmosis
    of the androgynous

    universe

    same high days same tempests
    same sails catching the breeze

    setting out for ~~~




    II

    .

    And the flame?

    Its form hidden

    incandescent passion that spurs
    the voyager on her way – She? –
    leaping borders
    the frontiers of the void
    the invisible real
    experimentation and
    revelations

    she sea-wolf skipper for the long haul

    oceanic aviatrix

    O Captain! My Captain! Our fearful trip is done

    to what shape-shiftings
    does your dream of union invite us on?



    Translated by Martyn Crucefix


    [SUITE => III]



    Angèle Paoli, Rêve de Verre | Glass Dream, 2018 in Agenda, Anglo/French issue, vol. 53, Nos 1-3, Winter 2019/2020, Mayfield, East Sussex, pp. 14 & 17.





    Agenda 1





    AGENDA


    Agendas





    ■ Voir aussi ▼


    L’Aviatrice, III
    le site d’Agenda





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  • Christiane Veschambre, dit la femme dit l’enfant

    par Angèle Paoli

    Christiane Veschambre, dit la femme dit l’enfant,
    éditions Isabelle Sauvage, collection singuliers pluriel, 2020.



    Lecture d’Angèle Paoli


    LE ÇA DE CHRISTIANE VESCHAMBRE




    Écrire, n’est-ce pas la voie la plus juste pour rendre la parole à celle qui fut enfant ? N’est-ce pas la voie la plus juste pour s’infiltrer dans la brèche colmatée de la forteresse et ramener à la vie l’enfant qui sans doute s’est longtemps tue ? Écrire pour lui restituer son respir, et au-delà, sa voix perdue ? Ainsi semble le penser et le vivre l’auteure Christiane Veschambre, qui cite en exergue un extrait d’une de ses œuvres, Écrire. Un caractère :

    « Écrire revient par la brèche – une trouée dans l’enceinte fortifiée. Par exemple, tout à coup une enfant se tient dans la pièce où on était assis… Certes on est seul à la voir mais elle est si réelle, d’une réalité augmentée, on n’en parle pas, on est requis de lui parler, de l’écouter, c’est-à-dire d’écrire. »

    Ainsi dit la femme. Ainsi dit la femme qui va se mettre à l’écoute de l’enfant et qui va écrire. Ce dernier recueil, qui s’inscrit dans la filiation des précédents, interroge la fillette que l’auteure fut, dans un dialogue qui tangue entre deux bords, pris dans l’alternance des deux voix : « dit la femme / dit l’enfant. » Ponctuation duelle qui rythme l’échange, qui rythme le recueil et qui fournit son intitulé à l’ouvrage : dit la femme dit l’enfant. Sans capitales.

    Composé de deux volets, le recueil évolue en seconde partie vers une parole qui se densifie et s’accélère. Paroles en écho, au point que l’alternance des deux dits se joue à l’intérieur d’une même phrase et d’un même paragraphe. Jusqu’à ce que se brouille la parole dans la fusion finale des deux interlocutrices. Femme et enfant réconciliées.

    Au fil des échanges, l’enfant a grandi qui a chaussé ses échasses et approche ainsi l’autre monde. La femme, elle, fait parler d’autres adultes qu’elle. Dont Deleuze, le philosophe affectionné, et le mystérieux Bruno de Straub, difficile à identifier. Sur eux, elle prend appui pour s’affirmer, pour dérouler sa pensée et se rapprocher de l’adulte qu’elle est aujourd’hui devenue. De plus en plus assuré, le « dit » de la femme qui écrit, livre ce qui d’ordinaire se tait ou ne s’avoue qu’en secret. Luttes et souffrances intimes. Sang des règles. Refus de mettre au monde et avortement. Modestie des parents. Le père ouvrier. La mère, « sans profession », qui fait des ménages chez les gens. Et qui n’existe pas.

    « Nous sommes seules dans le compartiment, dit la femme, ma mère dit “je ne suis rien, comment rendre visite, on rend visite quand on peut dire ce que l’on est, que quelque chose nous donne existence pour les autres”, elle le dit doucement, sans peine ni amertume, ce qu’elle sait d’elle, “je ne suis rien”, “c’est que tu as passé ta vie à nettoyer la maison des autres”, lui dis-je, dit la femme… ».

    Et dont on apprend plus loin qu’elle a fait des ménages chez Jean Grenier. En vain la femme qui aujourd’hui écrit cherche-t-elle la présence de la mère dans les pages des Carnets du philosophe.

    Et, par-delà l’intime et le familier, il y a les peurs qui taraudent et questionnent. La « cruauté blanche » des guerres du XXe siècle. La nécessité de l’écriture s’impose. Pour « concasser ». « Concasser ce qui veut faire bloc, ce qui veut faire ordre… ». Car « [e]n toi, dit la femme, veille un désir que tu ignores et qui trompe l’institution. »

    Tout le dialogue entre la femme (c’est elle qui ouvre la prise de parole et c’est elle qui la clôt) et l’enfant se déroule sur le seuil. À la lisière entre deux mondes. Le monde du présent et celui du passé ; le monde des vivants et le monde des morts. Séparés par un « couloir d’ombre ». L’espace est celui d’un théâtre d’ombres qui se cherchent à l’aveugle sans parvenir à se trouver. Un théâtre de fantômes :

    « Tu es là ? dit la femme

    Vous êtes là ? dit l’enfant

    Je ne te vois plus, dit la femme. Tu es comme un personnage sorti de scène. Quand tu étais là, quand tu es là, tu n’es pas du tout un personnage. Tu ne joues pas, tu n’es pas inventée, tu es tellement envie que ce serait plutôt moi le personnage. »

    Comment la petite fille est-elle arrivée sur ce seuil ? Elle l’ignore. Elle ne comprend d’ailleurs pas qui elle est, ni pourquoi elle est là. La rencontre s’est faite brusquement. Soudain a surgi celle que l’adulte n’attendait pas. La petite fille dans « sa robe rouge et grise ». Une enfant d’autrefois, habitée par les récits qui tournent autour de ses amies d’écolière, de ses professeurs de l’autre monde, latin et piano. Qui font de l’enfant « une petite adjacente sur le seuil ». L’enfant et la femme se tiennent à distance. Comme intimidées ou peut-être méfiantes. Non encore apprivoisées. L’espace est délimité par un tapis :

    « Les tapis, dit l’enfant, c’est une mer qu’il me faudrait franchir pour avancer dans la pièce. »

    S’avancer au-delà serait prendre un risque. Celui de disparaître, de s’évanouir et de ne plus revenir. Et l’adulte craint de perdre l’enfant :

    « [T]u es entière au bord du tapis, si je te fais avancer, j’en ai peur, tu vas commencer à te fendre, tu auras un pied au bord et un pied dessous, et je vais te perdre. »

    Le dialogue qui s’instaure entre l’une et l’autre est fait pour l’adulte de retours sur le passé, retours sur ce qui a été vécu. Un passé et un vécu qu’il faut creuser, creuser toujours plus avant pour en appréhender tous les ressorts. Toutes les résistances. Car c’est dans ce substrat invisible que s’est construite la femme qui réveille en elle l’enfant qu’elle a été. L’écrivain tricote son texte dans l’alternance des voix, voix mystérieuses des deux interlocutrices qui tissent ensemble, derrière l’invisibilité des lignes qui les séparent, un réseau de souvenirs et de réflexions sur la vie. Sur les relations entre les êtres. D’aveux. Sur la solitude, par exemple :

    « Quand j’ai commencé à vivre seule, dit la femme, sans mes parents, je ne savais pas vivre. » Et vivre, c’est écrire. C’est « donner à sa vie une vérité jusqu’à son terme. »

    L’enfant, elle, se pense dans le présent. Le futur n’existe pas vraiment. Elle se refuse à l’envisager. Seuls ses parents l’imaginent pour elle. À sa place. Et ce qu’ils imaginent ne repose sur rien de réel. Face aux mots et face aux images que ses parents lancent pour parler de son avenir, l’enfant se rebiffe :

    « Je ne sais pas ce que je serai, “je serai” ça ne sort pas de ma bouche, je suis au présent… ».

    Malgré son « bavardage », la petite fille demeure insaisissable. Même si elle se dévoile parfois dans les rêves de la femme. Elle est mystérieuse. Elle-même ne sait pas vraiment qui elle est et ce qu’elle fait, ni quelles formes sont les siennes. Ce qu’elle sait, c’est ce qu’elle désire. Ce qu’elle appelle du fond de sa révolte enfantine, c’est l’amour. L’amour de l’adulte avec qui elle parle.

    « Je ne sais pas qui je suis, dit l’enfant. Il faut m’aimer. Si vous ne m’aimez pas, pourquoi me laisser sur votre seuil ? Vous êtes dans l’autre monde, vous n’avez pas besoin de moi, je n’ai pas demandé à me tenir sur votre seuil, je m’y suis retrouvée sans comprendre. »

    Entre les deux, entre l’adulte et l’enfant, il y a la mère. Cette inconnue. Et pour l’une et l’autre, il y a la grand-mère. C’est par la grand-mère que l’une et l’autre se reconnaissent :

    « Je te reconnais, dit l’enfant, tu es ma grand-mère l’incommunicable, je veux dire que tu viens d’elle, c’est ton pays de naissance, tu es son ombre parlante… ».

    « Je te reconnais, dit la femme… ».

    La mère, la grand-mère. C’est en elles que se noue une part de l’histoire de Christiane Veschambre. Qui confie dans ces lignes :

    « Dans tout ce que j’écris, presque tout, il y a ma grand-mère, et sa fille, c’est pour ça que j’écris. Pour ça : faire parler ça, pour donner de la langue à ça, qui n’a pas de nom, qui est comme le foyer très enfoui de combustion très lente, avec éruptions imprévisibles, qui tient au chaud ce que je dois écrire. »

    Impossible, en lisant ces lignes, de ne pas songer à Nathalie Sarraute, à la toute première phrase d’Enfance : « Alors, tu vas vraiment faire ça ? ». Je risque ce rapprochement même si l’analogie entre les deux auteures ne tient pas au-delà que dans ce ça.

    L’écriture de Christiane Veschambre puise toute sa source dans ses origines familiales. Dans « l’impasse noire » d’un village où une enfant sans père vient au monde. « Une enfant d’impasse », sa propre mère. C’est ce ça qui ne se nomme pas qu’il faut faire advenir, qu’il faut exhumer. Il faut donc creuser. Pour que parvienne à la lumière ce qui jusqu’alors persistait dans l’ombre, telle une faille infranchissable. Car écrire est bien ce travail de taupe qui se fait à l’aveugle, dans l’incertitude de ce qui va surgir.

    « Personne ne m’indique les directions, dit la femme. Depuis longtemps je dois les trouver sans aide, depuis longtemps je souffre de devoir être celle qui trouve les directions. Je ne peux pas me fier. I stepped from Plank to Plank, écrit Emily Dickinson. Moi aussi j’avance de planche en planche, depuis toujours au bord, au-dessus du vide, je l’ai déjà écrit ça, mais c’est seulement maintenant que je le vois, le vide. Ce que j’écris souvent sait ce que plus tard je connaîtrai. »

    Le dit la femme dit l’enfant est le livre admirable d’une auteure de talent. Un livre qui se lit d’une traite, à souffle retenu.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Christiane Veschambre  dit la femme dit l'enfant




    CHRISTIANE  VESCHAMBRE


    Christiane Veschambre 2
    Ph. Olivier Roller
    Source





    ■ Christiane Veschambre
    sur Terres de femmes


    [Nous sommes à l’intérieur du temps] (extrait de dit la femme dit l’enfant)
    Basse langue (lecture d’AP)
    Une Hôtesse minuscule (extrait de Basse langue)
    [Cela s’est passé lundi] (extrait d’Ils dorment)
    Écrire Un caractère (lecture d’AP)
    [Écrire n’a pas d’objet] (extrait d’Écrire Un caractère)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Christiane Veschambre
    → (sur En attendant Nadeau)
    un entretien avec Christiane Veschambre, par Gérard Noiret
    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage)
    la page de l’éditeur sur dit la femme dit l’enfant





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  • Florence Jou | Alvéole 2


    ALVÉOLE 2
    (extrait)





    Éric / Le matin, je me lève, j’écoute les informations, je sens qu’on nous bâillonne dans de fausses idées de justice, égalité, bonheur au travail…

    Amélie / Dans le flux, c’est difficile de se repérer. Difficile de poser des critères dans ce jeu compliqué des dominations, du patriarcat à la famille moderne au travail à domicile. Comment avoir une clarté sur les situations, sur les circuits intégrés où les femmes sont prises aujourd’hui, en produisant plus de 50% d’aliments de première nécessité.

    Éric / Je ne perçois pas toujours les espaces de seuils possibles. Ces espaces où nous pourrions redéfinir un rapport à soi, aux autres et au monde.

    Amélie / Des seuils où nous inventerions des outils de décentrement, des régimes de vision.

    Éric / Des ripostes. Des modes productifs et reproductifs. Des valeurs différentes. Il existe des tentatives, des essais plus ou moins réussis, mais nous n’y arrivons pas toujours.

    Amélie / Pas toujours. Il nous faudrait inventer une citoyenneté de la nouvelle reproduction ou une nouvelle grille pour nous re-coder.

    Éric / Des grilles qu’il serait possible de manipuler si nous envisagions des pratiques de l’espace qui créent des ombres et des rencontres, avec des singularités et des îlots qui se forment. Nous traversons l’espace sans geste direct, sans chemin pré-déterminé. Nous bordons et débordons. Border et déborder. Penser que nous ne sommes pas des fantômes vivant sur des plans.

    Amélie / Tu vois, je me sens comme un endroit qui doit se ré-inventer parce que je bruis des voix d’autres, des luttes.
    Je ne veux plus être pestonnée.

    Eric / « Pestonnée » ?

    Amélie / Oui, ce pesto mondial, cette idée de piler et dépiler l’autre comme du basilic, comme de l’ail, comme des pignons. Pestonnée, dans la puissance de la machine à piler, de te faire pesto ou glace pilée, de la fragmentation du corps collectif en petites unités, du pilage de toutes tes capacités d’organisation et de relation. Tu sens quand tu dis le mot « pestonner ». Que tonne et retonne sur toi, sur nous, des lignes de partage qui nous ont opposés, des élans de libération étouffés, des problèmes pour répliquer, des injonctions sans cesse renouvelées. Tu sens la force des pestonneurs et pestonneuses.

    Éric / Tu te prépares comment pour répliquer au pestonnage massif ?

    Amélie / Je bartiste.

    Éric / Tu bartistes ?

    Amélie / Le bartitsu, tu allies tes pieds, tes mains, tu uses de bâtons, tu es offensif et défensif à distance, ou en mode rapproché, tu es aussi au corps à corps, tu bartistes.



    Florence Jou, « Alvéole 2 », Alvéoles Ouest, éditions LansKine, collection Poéfilm, 2020, pp. 32, 33, 34.






    Florence Jou  Alvéoles Ouest




    FLORENCE JOU


    Florence Jou
    Source




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions LansKine)
    la fiche de l’éditeur sur Alvéoles Ouest





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  • Livane Pinet | [Le soleil se rapprochait]


    [LE SOLEIL SE RAPPROCHAIT]




    Le soleil se rapprochait rapidement de la ligne d’horizon, et il lui sembla qu’il était temps de chercher un endroit pour la nuit. Elle regagna le bois pour y trouver la protection des arbres. Les rayons du soleil se frayaient maintenant un chemin le long des troncs, juste à sa hauteur. Elle marcha assez longtemps. La pénombre grandissait. Les troncs semblaient peu à peu se fondre les uns dans les autres, et comme s’abstraire alors qu’elle flottait parmi eux. Elle arriva à une clairière au milieu de laquelle une cabane en pierre avait sa porte grande ouverte. Elle s’en approcha et appela : « Il y a quelqu’un ? » Personne ne répondit. Sans franchir le seuil, elle se pencha pour voir à l’intérieur. Il y avait là, dans l’obscurité, une petite table et une chaise ; dans un coin, par terre, un matelas et deux couvertures pliées ; dans un autre coin, fixé au mur, un placard. Quelqu’un vivait ici, qui ne devait pas être loin, car elle distinguait dans l’ombre, sur la table, la blancheur d’une pile de feuilles de papier, et la forme d’une lampe à pétrole dont le verre arrivait encore à réfléchir une sourde lueur tombée de la fenêtre.

    Craignant d’être surprise par l’habitant de la cabane, elle retourna rapidement vers la lisière du bois, où un léger creux tapissé d’une belle herbe grasse lui parut pouvoir servir de lit. Elle sortit de son sac son manteau et un pull, enfila le pull et disposa le manteau sur l’herbe. La nuit était là, silencieuse. La masse noire des arbres encerclait le ciel marine où des étoiles, telles des invitées, faisaient leur apparition les unes après les autres. Elle regarda un temps le ciel s’étoiler, puis elle dut s’endormir.

    Réveillée aux premières clartés du jour, elle fut surprise de trouver sur elle une couverture. Elle crut la reconnaître et sourit, pensant que ce ne pouvait être que lui, l’habitant de la cabane. Lui, qui était venu la couvrir dans son sommeil ; lui, dont elle avait senti la présence toute la nuit. Elle retourna cette impression dans son esprit jusqu’à en avoir une idée satisfaisante. Oui, cette attention ne pouvait venir que de lui ; et la silhouette de la veille, c’était donc bien lui. Elle n’avait pas rêvé. Elle resta un moment à caresser la couverture tout en caressant cette douce pensée. Puis elle se leva et se dirigea vers la cabane. Elle frappa à la porte qui était encore grande ouverte.



    Livane Pinet, Les Pierres filantes, chapitre I, L’Atelier contemporain | François-Marie Deyrolle éditeur, 2020, pp. 12-13.





    Livane Pinet  Les Pierres filantes



    LIVANE  PINET



    Livane Pinet
    Source




    ■ Livane Pinet
    sur Terres de femmes


    Traces (extrait de La Part d’ombre)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de L’Atelier contemporain)
    la page de l’éditeur sur Les Pierres filantes
    → (sur lelitteraire.com)
    une lecture des Pierres filantes par Jean-Paul Gavard-Perret






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  • Joël-Claude Meffre, Aux alentours d’un monde

    par Angèle Paoli

    Joël-Claude Meffre, Aux alentours d’un monde, proses,
    éditions tituli, 2020.
    Préface d’Yves Ouallet.
    Avec des photographies d’Heba-Raphaëlle Meffre.



    Lecture d’Angèle Paoli


    LE RÊVE DE CRATYLE





    L’ouvrage qui retient aujourd’hui mon attention est un livre récemment publié par les éditions tituli. Il est signé Joël-Claude Meffre. Spontanément des souvenirs refont surface. Qui me renvoient au temps de La Petite Librairie des champs. Était présent ce jour de septembre 2010, qui déambulait dans les ruelles du Vieux Boulbon, en compagnie des invités de Sylvie Durbec, le poète de Séguret, Joël-Claude Meffre.

    En feuilletant Aux alentours d’un monde, je découvre des photos qui m’évoquent des paysages familiers. Les Dentelles de Montmirail, Notre-Dame d’Aubune, l’église romane de Beaumes-de-Venise. Ainsi que des collines de cyprès, d’oliviers et de chênes. Des évocations aussi de toits de lauzes qui me sont chers, de ruines de hameaux abandonnés. Je croise d’autres toponymes tout aussi évocateurs : Vaison, Ouvèze, Grignan, le Mont Ventoux… Car nous sommes bien dans le Vaucluse, pays de viticulture et région natale du poète.

    Le recueil rassemble des « proses » qui sont comme autant de stèles posées sur les pages. Réunies sous un titre qui conjugue à la fois microcosme et macrocosme, ces proses sont une tentative de retenir un monde en voie de disparition.

    « J’écris comme instinctivement, mon cahier ouvert sur les genoux, dans le mouvement de ce que je vois, essayant de saisir au vol ce qui subsiste d’une certaine intelligence du monde dans ces recoins solitaires. » (« Lambeaux de neige au pied des talus, dans les collines de l’est »)

    Paysages aimés, sentiers et montagnes, murets et ruisseaux, arbres tutélaires sont autant de tesselles de mosaïques dispersées par le temps et ravagées par l’homme. Avec la minutie d’un archéologue, le poète patiemment exhume, vigilant et attentif au bon choix des mots, ramène au jour ce que d’autres ont peu à peu désagrégé. Du monde ancien et de son bel ordonnancement, il ne subsiste que d’infimes traces, dispersées sous les broussailles. Le poète les traque, quelles qu’elles soient. Chemins à ornières ne conduisant plus nulle part ; écorces d’arbres centenaires aux secrets enveloppés ; voies anciennes rongées par le passage des roues de charrettes ; noms oubliés gravés sur des stèles à l’abandon… Qu’il débusque au cours et au détour de ses marches en montagne. Observateur patient, Joël-Claude Meffre redonne vie aux empreintes. Par sa contemplation silencieuse, il cherche à en restituer la nature originelle, afin de permettre à chacune de recouvrer sa juste place. Une démarche qui s’inscrit dans le droit fil de celle du philosophe gréco-romain Plotin, comme le souligne Yves Ouallet, le préfacier de ce livre :

    « Parlons maintenant de la terre, des arbres et des plantes ; disons comment ils contemplent, et comment nous pourrons ramener les choses produites par la terre et issues d’elle à son activité contemplative ; disons comment la nature, qui, affirme-t-on, ne possède ni représentation ni raison, a en elle la contemplation et produit tout ce qu’elle produit par cette contemplation que [dit-on], elle ne possède pas. » (Plotin, Troisième Ennéade, VIII, 1)

    Ainsi, attentif aux chuchotements des signes, aux sillons laissés par les bêtes — qu’il faut savoir distinguer des traces humaines —, attentif aux rainures creusées par un filet d’eau, le poète se penche-t-il sur des détails infimes qu’il est seul à percevoir et qui dessinent toute une mémoire. Toutes empreintes presque invisibles qui sont le témoignage et la signature d’un monde disparu. Pourtant la fragilité de ce qui demeure est une invite à une méditation qui englobe tout à la fois l’infiniment discret et l’infiniment grand. Ainsi de la « ferme à l’éclipse » et de la « figure » qui se cache dans sa façade :

    « Ce croissant de lune dans un cercle suggérant l’éclipse m’apparaissait comme une signature, m’invitant à méditer le mouvement d’un certain ordre cosmique, d’un certain rapport des corps célestes entre eux, de leur hiérarchie, de leur symbolique et de leur influence sur la maison de mon parent… » (« Maison à l’éclipse »)

    Observateur silencieux de tout ce qui l’entoure, le poète marcheur s’interroge. Il s’interroge sur le nom des lieux qu’il habite et qu’il aime parcourir. Pareil au Cratyle de Platon, il aimerait pouvoir renoncer à leur dénomination. Ainsi de ce « pic rocheux » dont « de mémoire d’homme personne [ne] connaît le nom ». Ou de ce mont au pied duquel le marcheur s’endort et qui n’a d’autre nom que Mont.

    Dans le mot « montagne », il entend « terre », « ciel », « espace », « masse », « minéral ». Mais quand il prononce le mot : « le mont&nbsp», paraît alors devant [lui] « une entité incontournable. Mont est le mot d’une image comme une pointe en acier. Il faut apprendre à voir le mont sans qu’on en connaisse nécessairement le nom. Pour le nommer, il suffit de le montrer, disant simplement qu’il est, lui, le mont, oubliant le nom qu’on a pu lui donner. »

    Comment nommer les choses ? Et pourquoi d’ailleurs les nommer ? Ne vaudrait-il pas mieux les laisser à leur existence première sans les inscrire dans des nomenclatures, sans les classifier. En réalité, dès que les choses acquièrent un nom, elles se rangent sous la mainmise de l’homme. En lui appartenant, n’est-ce pas de leur liberté qu’elles se défont ?

    Et le poète de rêver d’un temps lointain des origines où les formes, non encore nommées ni dénommées, « pouvaient se regarder, se mirer, étrangères à elles-mêmes, dans le beau vide humain. »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Jean-Claude Meffre  Aux alentours d'un monde





    JOËL-CLAUDE MEFFRE


    Joël-Claude Meffre





    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Joël-Claude Meffre







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  • Fabienne Swiatly | [Instantanés de vie]

    [INSTANTANÉS DE VIE]




    Service public ! Elle répond aux usagers qui râlent de devoir partager les toilettes avec des migrants. Sur une feuille format A3 elle a traduit le mot de bienvenue en une dizaine de langues. Certains jours, elle réveille son anglais avec de jeunes Afghans qui sans cesse la questionnent. Ensemble, du bout des doigts, sur le papier glacé de l’atlas, ils remontent les routes, traversent les mers, sautent les frontières. Récits plus précieux que n’importe quel livre à emprunter.



    Deux éditeurs, deux écrivains, un président d’association et le journaliste qui distribue le temps de parole. Six petites bouteilles d’eau minérale et leurs verres en plastique attendent sur la table basse. Dans le public une majorité de femmes venues parler de littérature, pas rancunières de se voir si peu représentées sur scène. L’une dit à sa voisine qu’il faudrait, d’un même élan, quitter la salle et laisser ces messieurs entre eux. Chut ! lui répond celle-ci, j’écoute.



    […]



    Sabots blancs qui adhèrent au caoutchouc du sol, elle fait voyager le résident tassé dans une chaise roulante. Elle l’emporte jusqu’à la salle commune où le téléviseur a bien du mal à fixer les regards malgré le rictus blanc émail du présentateur. Elle viendra le chercher à l’heure des visites, en attendant il s’endort et le présentateur s’agite pour rien. De ses mains libres, elle frictionne son bas du dos puis l’arrière de sa nuque. Le pastel des murs est une absence de couleur.



    Fabienne Swiatly, Elles sont au service, éditions Bruno Doucey, Collection « Soleil noir », 2020, pp. 30, 31, 66.







    Fabienne Swiatly  Elles sont au service



    FABIENNE  SWIATLY




    Fabienne Swiatly
    Ph. © Fabienne Swiatly






    ■ Voir | écouter aussi ▼



    le site de Fabienne Swiatly

    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Fabienne Swiatly

    → (sur le site des éditions Bruno Doucey)
    la fiche de l’éditeur sur Elles sont au service

    → (sur le site de rfi)
    Fabienne Swiatly, poétesse de services (Vous m’en direz des nouvelles, 29 février 2020)









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  • Carino Bucciarelli | Couleurs inouïes


    COULEURS INOUÏES
    (extrait)








    COULEURS INOUÏES
    Aquatinte numérique, G.AdC









    Le bus de minuit devait nous ramasser tous
    il ne vint jamais
    nous attendîmes donc un siècle
    puis un autre
    et un siècle encore

    Nous offrait-on l’éternité ?

    Jamais nous ne pourrions atteindre nos foyers
    ni l’heure de notre mort

    La cohabitation s’avérait difficile
    nous n’osions parler
    pour nous entretenir d’une possible rédemption
    car seuls des inconnus se croisent aux arrêts de bus
    et chacun ici avait de l’éducation

    Notre culpabilité – c’était indéniable –
    était à la source de notre attente

    Aucun crime ne pouvait nous être attribué
    nous attendions alors notre délivrance
    le visage tourné au loin vers le bout de la route




    Carino Bucciarelli, « Couleurs inouïes (janvier 2019) », Singularités, éditions L’herbe qui tremble, Collection « D’autre part » dirigée par Thierry Horguelin, 2020, page 116.






    Carino Bucciarelli  Singularités 2






    CARINO BUCCIARELLI


    Carino Bucciarelli
    Source





    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de L’association des écrivains belges de langue française)
    une notice bio-bibliographique sur Carino Bucciarelli
    → (sur le site des éditions L’herbe qui tremble)
    la fiche de l’éditeur sur Singularités





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  • Christiane Veschambre | [Nous sommes à l’intérieur du temps]


    [NOUS SOMMES A L’INTÉRIEUR DU TEMPS]



    Nous sommes à l’intérieur du temps, dit Deleuze, dit la femme. Dans le temps « chronométré », bien sûr, dit-il, nous y sommes. Contenant d’un temps intérieur, subjectif, dit-il, nous le sommes, mais nous sommes aussi à l’intérieur du temps.
    Nous y sommes sublimes, dit-il. Sublimement bêtes si nous sommes bêtes, sublimement laids si nous sommes laids. Et nous y sommes sur des échasses, d’où nous pouvons tomber, et c’est la mort. Dit-il.
    Il me semble que je ne comprends pas et pourtant j’aime beaucoup me redire ce qu’il dit là. Je pense à toi, je me dis que tu es avec moi à l’intérieur du temps, que j’y suis avec toi, un peu à la façon d’un fœtus au grand regard lové dans son œuf transparent qui apparaît sur l’espace de l’écran à la fin de 2001, l’Odyssée de l’espace. Nous sommes à l’intérieur du temps comme à l’intérieur de l’espace, qui n’a pas d’intérieur puisqu’il n’a pas d’extérieur. Nous sommes, toi comme moi, sur les échasses que Marcel Proust voit dans le salon mondain qui clôt sa recherche, les échasses que ne voient pas ceux et celles qui sont perchés dessus avec l’immensité du temps de leur vie.
    Viens, approche-toi, tu ne m’approches pas.



    Christiane Veschambre, dit la femme dit l’enfant, II, 1, éditions Isabelle Sauvage, collection singuliers pluriel, 2020, page 65.






    Christiane Veschambre  dit la femme dit l'enfant



    CHRISTIANE  VESCHAMBRE


    Christiane Veschambre 2
    Ph. Olivier Roller
    Source





    ■ Christiane Veschambre
    sur Terres de femmes


    dit la femme dit l’enfant (lecture d’AP)
    Basse langue (lecture d’AP)
    Une Hôtesse minuscule (extrait de Basse langue)
    [Cela s’est passé lundi] (extrait d’Ils dorment)
    Écrire Un caractère (lecture d’AP)
    [Écrire n’a pas d’objet] (extrait d’Écrire Un caractère)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Christiane Veschambre
    → (sur En attendant Nadeau)
    un entretien avec Christiane Veschambre, par Gérard Noiret
    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage)
    la page de l’éditeur sur dit la femme dit l’enfant






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  • Drago Jančar | [Une panique indescriptible s’empara de la population]


    [UNE PANIQUE INDESCRIPTIBLE S’EMPARA DE LA POPULATION]






    Wolgemut
    Michael Wolgemut (1434–1519),
    Tanz der Gerippe, gravure sur bois, 1493
    in Hartmann Schedel (1440 – 1514),
    Schedel’sche Weltchronik








    Tout avait éclaté cette nuit-là.

    Les bruits étaient contradictoires. Les uns affirmaient qu’il y avait des dizaines et des dizaines de morts, les autres racontaient que l’hécatombe ne faisait que commencer. La maladie s’était déclarée à l’hôpital. Non, c’était un chat qui s’était glissé dans le lit d’une sœur quelques jours auparavant. Quand on avait ouvert la cellule, elle était noire. Non, un maquignon avait passé la nuit à la taverne et il était parti. Ensuite un administrateur d’une ville de province avait expiré dans le même lit. La peste s’était dissimulée dans la fourrure d’un soldat croate. Elle avait été apportée par des marchands. C’était arrivé pendant la nuit. La veille encore, personne ne s’y attendait ; hier encore, le marché était vivant, le tribunal fonctionnait, les magasins et les ateliers étaient ouverts. Cette nuit-là, on avait trouvé un cadavre avec des taches noires. La peste était tapie dans l’eau sale. Elle arrivait par l’air pestilentiel.

    Au matin, les autorités avaient essayé de dissimuler la nouvelle et de rétablir l’ordre. Il n’y avait plus rien à faire. Ce qui fut bientôt clair pour tout le monde. Une panique indescriptible s’empara de la population.


    […]


    La confusion et la folie durèrent deux jours. Au matin du troisième jour, des soldats affluèrent par toutes les portes de la ville, accompagnés de capucins, de commissaires de la peste, de fonctionnaires, de volontaires et de détenus à qui on avait, pour l’occasion, donné une chance. Premier signe qu’on prenait les choses en main, de grandes croix blanches peintes à la chaux se mirent à briller sur les portes et les fenêtres de certaines maisons. Des nuages de fumée roulèrent dans les rues. On enfuma les maisons pestiférées avec du genévrier et on les aéra. On alluma des feux. On éleva des bûchers dans les cours, dans les jardins ou même devant les portes des maisons. Chiffons, meubles, vêtements, on jeta tout. Des huissiers fermèrent d’autres logis et les barricadèrent avec des planches. On vida quelques demeures le long de la rivière pour y installer des hôpitaux militaires. On réquisitionna des apothicaires et on les obligea à moudre des poudres et à préparer des potions. On conduisit les barbiers dans les bains publics pour accueillir les malades et les saigner de leur sang infecté. On isola les contaminés suspects, des détenus leur apportaient de la nourriture dans des paniers accrochés au bout de leur bâton.

    Il semblait que les autorités allaient au moins circonscrire le désordre à défaut d’arrêter la meurtrière.



    Drago Jančar, La Fuite extraordinaire de Johannes Ott, éditions Phébus, 2020, pp. 328-330. Traduit du slovène par Andrée Lücke-Gaye.






    Drago Jancar





    DRAGO JANČAR


    Drago Jancar portrait 2





    ■ Drago Jančar
    sur Terres de femmes


    La Fuite extraordinaire de Johannes Ott (lecture d’AP)
    Aurore boréale (lecture d’AP) (+ une notice bio-bibliographique)
    Cette nuit, je l’ai vue (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Phébus)
    la fiche de l’éditeur sur La Fuite extraordinaire de Johannes Ott







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  • Drago JančarJancar, La Fuite extraordinaire de Johannes Ott

    par Angèle Paoli

    Drago Jančar, La Fuite extraordinaire de Johannes Ott,
    éditions Phébus, 2020.
    Traduit du slovène par Andrée Lück-Gaye.



    Lecture d’Angèle Paoli


    DANS LA SPIRALE VERTIGINEUSE DE DRAGO JANČAR





    Drago Jančar a tout juste trente ans lorsqu’est publié en 1978 Galjot, son premier roman. Une fiction historique magistrale traduite du slovène en de nombreuses langues. Il a fallu attendre 2020 pour que l’ouvrage paraisse en France, dans une traduction d’Andrée Lücke-Gaye, sous le titre La Fuite extraordinaire de Johannes Ott. Faut-il voir dans ce récit, tout nouvellement paru, en pleine pandémie de covid-19, un récit prémonitoire ? Ma lecture me pousse à penser que oui, tant les événements décrits dans ce récit, et les réactions que ces derniers suscitent, me semblent être comme un miroir de la crise sanitaire que nous traversons aujourd’hui.

    Le roman de Drago Jančar est une vaste fresque de l’Europe du XVIIe siècle, dévastée par la peste noire. Au cœur de cette fresque, un homme fuit. De pays en pays, traversant villes et villages, il se cache dans des maisons abandonnées ou dans des terriers, poursuivi par de multiples ennemis, n’échappant que par miracle à ses geôliers. Accusé d’appartenir à une « société secrète », il est envoyé aux galères, d’où il s’échappe à nouveau. Mais, quelles que soient les circonstances, Johannes Ott reste animé d’une fureur de vivre qui toujours le sauve. In extremis. « Je m’en sortirai, pensa-t-il, je m’en sortirai. »

    En vingt-cinq chapitres d’un récit haletant, l’auteur slovène fait revivre l’Autriche de Léopold 1er de Habsbourg, secouée par les guerres contre les Turcs, divisée par les conflits religieux, saccagée par les épidémies, secouée par les procès en sorcellerie et les chasses aux sorcières qui conduisent au bûcher. Au hasard de ses errances, Johannnes Ott, « l’étranger inconnu », est confronté à tous les mouvements, rumeurs, dangers, rébellions, rassemblements de foule, bagarres et débauches, folies et extrémismes qui agitent et soulèvent les régions qu’il parcourt tout au long de ses vagabondages. Carniole, Styrie, Carinthie, Slovénie… Partout la rumeur le poursuit et le traque. Chaque nouvelle rencontre contient en germes un nouveau péril. Qui est-il ? D’où vient-il ? Que fuit-il ? Que cherche -t-il ? Mais Johannes Ott le sait-il lui-même ? La fuite, comme leitmotiv de survie, court de page en page.

    « Pourquoi est-ce que je suis en fuite, et pourquoi est-ce que je rôde de-ci de-là, avec cette peur et cette agitation dans la poitrine ? Quelle énergie et quelle force inconnue me poussent à fuir continument ?

    Il essaya de revenir en pensée sur ses raisons et ses mobiles. Sur sa quiétude et sa maison autrefois, mais dans ce passé lointain, tout lui semblait si nébuleux et sombre, si vague et étrange qu’il ne savait plus s’il l’avait vraiment vécu. »

    Poursuivi par des « signes dangereux », Ott semble être la proie du diable. Aurait-il signé un pacte avec Satan ? C’est ce dont on l’accuse, et dont il finit par se persuader lui-même. Plus tard, envoyé aux galères par suite d’une erreur judiciaire, il aborde aux ports de la Méditerranée. Il devient alors le « galérien ». Perdu au milieu des mers, harcelé par de nouveaux périls, dont la tempête de la peste, et par les monstres qui menacent l’embarcation sur laquelle il trime jour et nuit, Ott se prend à rêver de montagnes et de lacs de verdure. Il rêve de forêts.

    Mais les péripéties dans lesquelles Johannes Ott entraîne le lecteur sont-elles vécues ou rêvées par « l’inconnu » ? À de nombreuses reprises, c’est la question que le lecteur se pose. Où est-on ? Dans quel pays et dans quel univers ? Dans les pensées du fuyard ? Dans ses élucubrations et dans ses interrogations ? Où est la réalité&nsp;?

    D’autant que lorsqu’il aborde les dernières pages du roman, le lecteur retrouve l’atmosphère et les caractéristiques du premier chapitre. Il retrouve la chapelle humide et son « mur imbibé d’un liquide poisseux » ; il retrouve ses deux saints thaumaturges, le saint Sébastien percé de flèches (c’est à la vitesse des flèches que la peste se répand) et le saint Roch qui montre du doigt son genou pustuleux. Il retrouve le « vieux » qui autrefois lui avait dit :

    « Tous les signes sont là. La maladie arrive. Seul saint Roch peut encore nous sauver. »

    Le « vieux » qui avait jadis conduit « l’étranger extravagant » jusqu’à la taverne où il avait pu se restaurer. Johannes Ott semble être en terrain connu, même si les choses ont fini par changer sous la pression incontrôlable des événements. Ainsi du tavernier qui, après s’être montré réticent à poursuivre son dialogue avec Ott, finit par avouer :

    « Quand même, je crois bien que j’ai déjà vu ton visage sombre quelque part.

    — Et moi le tien, dit Johan Ot en se retournant. »

    D’autres événements presque identiques suivis d’autres rencontres de personnes connues, croisées ou fréquentées dans une vie antérieure, avant le temps de la peste et le temps des galères, confirment à Johannes Ott qu’il est revenu à son point de départ. Ainsi le fuyard a-t-il la conviction que toujours tout recommence. Presque à l’identique.

    « Soudainement, encore aviné, il avait décidé d’aller à la rencontre de son destin. Soudainement et simplement, il entrait dans une histoire dont on ne pouvait imaginer la fin.

    Il était arrivé la nuit et il était arrivé seul.

    C’est ainsi que commençait cette pénible affaire. »

    Telles sont les pensées qui animent Johannes Ott à la fin du premier chapitre du récit.

    « Il sentit que le médecin bec le tirait avec le crochet. Sa tête frappa le sol.

    Je m’en sortirai, pensa-t-il, je m’en sortirai.

    Au matin, je serai dessoûlé et ces maudits rêves auront disparu. »

    Telles sont les dernières pensées de Johannes Ott.

    Faite d’anticipations multiples tout autant que de retours en arrière inattendus, construite autour de répétitions qui rythment chaque épisode de façon particulière, l’écriture puissante de Drago Jančar entraîne le lecteur dans les labyrinthes d’une épopée humaine impitoyable, faite de cercles où se mêlent sans cesse l’identique et le nouveau, brouillant ainsi à l’infini les lignes du rêve et celles de la réalité. Une spirale vertigineuse qui font se rejoindre sans relâche commencement et fin. Fin et commencement.

    « Je connais tout ça. Autrefois, je me suis promené ici. Ici se rencontrent tous mes chemins. Tous les fils se relient. Tout s’accomplit. »

    D’une écriture admirable, le roman de Drago Jančar met le lecteur d’aujourd’hui face à ses contradictions et face à ses peurs.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Drago Jancar





    DRAGO JANČAR


    Vignette drago-jancar





    ■ Drago Jančar
    sur Terres de femmes


    [Une panique indescriptible s’empara de la population] (extrait de La Fuite extraordinaire de Johannes Ott)
    Aurore boréale (lecture d’AP) (+ une notice bio-bibliographique)
    Cette nuit, je l’ai vue (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Phébus)
    la fiche de l’éditeur sur La Fuite extraordinaire de Johannes Ott







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