Étiquette : 2020


  • Max Alhau | [Tu n’oses plus nommer]



    [TU N’OSES PLUS NOMMER]



    Tu n’oses plus nommer
    tous ces jours qui titubent
    à l’abri d’une saison
    enfouis dans ta mémoire,
    jours de liesse si éphémères
    que l’orage a dispersés,
    jours dans lesquels
    un clair visage se glissait
    et qui n’est plus qu’une ombre dévoyée.

    Tu cherches ces marques
    presque effacées
    témoignant d’une vie
    que jamais le vertige ne quitta
    et dont tu fus sans doute
    l’hôte provisoire.

    Tu t’éloignes de toi,
    de ton nom, de ton nombre.

    Tu veux rejoindre le feu
    qui jadis incendia
    les vignes et les blés.

    Tu voudrais que l’enfance
    soit un miroir
    réfléchissant le monde.

    Tu t’es trompé de route
    et c’est vers le désert
    pourvoyeur de mirages
    que tout s’accomplit
    quoique l’on dise.




    Max Alhau, « Des paysages et des lieux », Les Mots en blanc, L’Herbe qui tremble, 2020, pp. 69-70. Photographies d’Elena Peinado Nevado.





    Max Alhau  Les Mots en blanc




    MAX ALHAU


    Max alhau
    Source




    ■ Max Alhau
    sur Terres de femmes


    Les Mots en blanc (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Le Temps au crible (lecture de Cécile Oumhani)
    [Tu es le veilleur d’un pays englouti] (poème extrait d’En cours de route)




    ■ Voir aussi ▼


    → (dans la poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Max Alhau






    Retour au répertoire du numéro de février 2020
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre

    par Isabelle Lévesque

    Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre,
    éditions L’herbe qui tremble, 2020.
    Aquarelles de Caroline François-Rubino.



    Lecture d’Isabelle Lévesque



    CHANSON DE TOILE




    Le titre de ce livre, Et je suis sur la terre, anticipe sur son aboutissement en affirmant la présence éveillée au monde. Parfois, pour pénétrer un lieu sacré, il faut traverser l’antichambre. Cette traversée ouvre sur la perception agrandie d’un espace qu’on aurait pu réduire. Ainsi s’offre à nous le livre de Sabine Dewulf. Un poème liminaire nous apprend que nous ne saurons pas toujours, au moment où nous le lirons, qui est en cause. Est-ce la poète narratrice ou le destinataire fragile des paroles qui ont traversé les années pour recoudre le présent au passé ? La quête d’un temps apaisé aboutira au constat du titre au présent agrandi d’une révélation, d’une sérénité et d’un équilibre. Et je suis sur la terre nous en offre la trace ineffaçable.

    Le livre s’organise en deux parties symétriques précédées d’un poème : « Plus d’une nuit ce rêve ». Jules Supervielle, dont Sabine Dewulf est une spécialiste reconnue1, affirmait à quel point le rêve peut être instrument plus que matériau pour le poème :

    « Je n’aime pas le rêve qui s’en va à la dérive (j’allais dire à la dérêve). Je cherche à en faire un rêve consistant, une sorte de figure de proue qui après avoir traversé les espaces et le temps intérieurs affronte les espaces et le temps du dehors – et pour lui le dehors, c’est la page blanche.2 »

    Et les poèmes, ici, constituent bien des « rêves consistants ».

    La poète écrit depuis un présent que le passé marque d’une « blessure initiale ». Lorsqu’elle ne se ferme pas, la « blessure initiale » garde en elle la forme pure de ce qui fut vécu :

    « au corps impossible

    absolument pierre »,

    la construction inversée allie deux noms et un adjectif qualificatif métamorphosé en adverbe. Quelque chose a été scellé, la parole seule peut dénouer ce qui en son temps ne fut pas franchi. Une alliance possible se lit désormais : si les signes gravés dans la pierre peuvent être lus et devenir poème, les mots garderont intacte leur capacité à signifier et à reproduire dans les rythmes lents ou allongés des vers le destin interrompu d’un être et de sa présence perpétuée, du « berceau » à l’« horizon ».

    La première partie, « Sous la langue récit », est dédiée au petit frère, Denis, qui vécut moins de six mois et s’éteignit un 28 décembre, voici plus de quarante ans :

    « c’était encore le temps du solstice

    pour l’enfance de l’œil et la neige fourrure

    attente des fruits d’or

    soudain la maison hurle

    une pleureuse aux bras vides

    arpente l’espace orphelin

    lune seule ».

    L’angoisse, secrète et noire, conquiert le territoire du poème, espace intime et mystère reliés au cosmos. La faille révélée par le « berceau / au corps impossible » devient sur la feuille blanche un poème, « absolument pierre », intact.

    « foudroyée

    ta langue de lin

    et sa couture de silence ».

    Si les vers sont libres, on ne peut les dire standards : ce tercet se compose de deux octosyllabes. La grande musicalité de l’écriture de Sabine Dewulf naît d’une utilisation souple et variée de tous les mètres réguliers mêlés et reconstruits. Les alexandrins, extrêmement fréquents (« Ensemble ramassons des cailloux de clarté », ou encore « en lisière du jour tu appris d’autres souffles »), se complètent parfois d’hexasyllabes qui en étendent le rythme :

    « fluide jamais tu ne nuis

    et vogues sur la nuit sans un drap ni répit

    de ta fraîcheur plus vraie

    que printemps » .

    Deux hexasyllabes rimés peuvent faire un alexandrin :

    « tu glisses dans le clair    les arbres laissent faire

    tes rubans tes rebonds » .

    Les assonances et allitérations, comme dans ce dernier vers, toute une musique et une rythmique créent le climat si particulier d’Et je suis sur la terre. Dans tout le livre, la voix chante.

    La « langue de lin » évoque-t-elle le linceul ou ces chansons de toile venues de la nuit si féconde du Moyen Âge ? Ce récit de la disparition sera limité : entre l’imparfait duratif, rassurant, synonyme de l’autrefois béni du conte et des « fruits d’or », « soudain » éclate au passé simple. Par l’adverbe, la dentale initiale du prénom de l’enfant, Denis, revient encore frapper les vers (« dénudé », « comment dire désert et graines de désordre »), révélant un désastre :

    « à peine as-tu reçu visage

    qu’il s’est enfui    je garde la lumière

    de l’ange qui demeure

    tu es d’air et de larme et je suis sur la terre

    un feu neuf entre nous ».

    Voilà le titre du livre, deuxième hémistiche de l’alexandrin pris entre deux hexasyllabes. La conjonction « et » semble matérialiser ce qui sépare et unit l’enfant mort et sa grande sœur : il est explicité par le palindrome « feu neuf », preuve que le souffle peut s’inverser. La poésie répond-elle à la disparition par une naissance paradoxale ?

    « sur la scène l’oiseau brille inouï

    tu crois à l’agonie du chevalier

    au cor épuisé

    une barque alourdie de fantômes

    cherche la rose qui guérit

    de la mort ».

    Que chercher ? L’oiseau bleu de Maeterlinck ? Les trois cheveux d’or du Diable ? Nul besoin de « messe noire » ou d’alchimie pour comprendre que l’ailleurs est ici pour qui connaît « le revers du mystère ». Le poème est celui d’une quête inachevée, comme l’annonce ce couple d’alexandrins :

    « Il te reste à creuser dans la langue d’alliance

    un sentier plus curieux qu’un ruisseau de syllabes ».

    Dans la seconde partie, qui donne son titre au livre, « Et je suis sur la terre », la poète peut enfin dire « je » et expliquer à l’enfant :

    « Petit frère je te parle

    pour la première fois

    pour toi j’ai lâché le couteau

    ciseleur de formules

    un sentier d’air nous relie

    rebelle à la matière ».

    La rencontre au présent actuel consacre l’écriture, elle est le fil de lin ou d’or revenu dans la trame du temps. La poète naît en écrivant Et je suis sur la terre : il a fallu pour cela rompre un ordre ancien, une fatalité. Cette naissance est double puisque celui qui manque s’est inscrit dans les vers. La porte ou la fenêtre d’air peinte par Caroline François-Rubino figure cette aventure, comme le bleu omniprésent des aquarelles qui accompagnent ce livre, reliant ciel et terre :

    « quels nœuds forge donc vers le ciel

    ce lien qui regagne la terre ».

    On sait bien que la forge, c’est d’abord un feu qui soude, façonne et répare. Mais où se trouve la forge du poème et de sa voix ?

    « La lumière m’envisage

    nous irrigue

    fleuve du ciel en feu ».

    Quand la voix s’adresse au petit frère disparu : « Fraternel tu savais que je te reviendrais / de si loin », c’est la vivante qui se fait revenante. Le lien est alors manifeste entre les deux mondes, mais ici, sur terre.

    Le philosophe Jean-Louis Chrétien concluait ainsi son dernier livre :

    « C’est donc la fragilité seule qui forme la demeure de l’impérissable dans le monde. Seule la barque fragile de la voix humaine peut jeter son ancre dans le ciel. 3 »

    C’est bien cette voix humaine ancrée que nous entendons ici :

    « des voix renaissent sous les roches

    l’ouïe plus vaste que l’oubli ».

    Et je suis sur la terre, enfin éprouvé : résolution possible d’une traversée périlleuse dans laquelle le temps et la poésie deviennent alliés de résilience, « clef d’or » qui ouvre la porte sur un ultime poème, « [c]onscience pas à pas », dont le dernier mot ne peut être que « présence », une présence conquise.



    Isabelle Lévesque
    D.R. Isabelle Lévesque
    pour Terres de femmes





    ____________________________
    1. Sabine Dewulf est la co-fondatrice de l’Association des Amis de Jules Supervielle à qui elle a consacré sa thèse de doctorat, éditée par les Éditions de l’Harmattan en 2001 : Jules Supervielle ou la connaissance poétique (2 tomes).
    2. Jules Supervielle, « En songeant à un art poétique », Naissances (Gallimard, 1951).
    3. Jean-Louis Chrétien, Fragilité (Les Éditions de Minuit, 2017).







    Sabine Dewulf  Et je suis sur la terre





    SABINE DEWULF


    Sabine Dewulf 2
    Source





    ■ Sabine Dewulf
    sur Terres de femmes


    Sabine Dewulf | Florence Saint-Roch | Bondir de l’avant (extrait de Tu dis délivrer la lumière)





    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions L’herbe qui tremble) la fiche de l’éditeur sur Et je suis sur la terre





    ■ Autres notes de lecture (54) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Edith Azam, Décembre m’a ciguë
    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Pierre Dhainaut, Après
    Pierre Dhainaut, Ici
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Estelle Fenzy, Rouge vive
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
    Laure Gauthier, kaspar de pierre
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Mélanie Leblanc, Des falaises
    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Au pied de la cascade
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Jacques Moulin, L’Épine blanche
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Jacques Roman, Proférations
    Pauline Von Aesch, Nu compris




    Retour au répertoire du numéro de février 2020
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Isabelle Raviolo |

    Dans l’œil du Greco

    Chroniques de femmes – EDITO

    Chronique d’Isabelle Raviolo




    DANS L’ŒIL DU GRECO
    Du voyant au visible : la déhiscence
    _____________________





    Greco expo






    À l’occasion de la rétrospective consacrée au Greco (1541-1614), à Paris, au Grand Palais, jusqu’au 10 février 2020, je voudrais ici partager une « méditation » sur son œuvre. Que l’on découvre ou que l’on redécouvre les tableaux du Greco, il y va toujours d’une « première fois », d’un événement crucial. Quelque chose d’unique, d’inimitable a lieu. S’il est difficile de le nommer, c’est peut-être parce qu’il relève davantage d’un vécu d’expérience. Mais quel est-il au juste ? Comment le signifier ?



    Regarder un tableau du Greco, c’est peut-être répondre au fond de soi à un appel : celui d’une rencontre avec cet autre que la toile vient nous faire reconnaître et désirer. Par l’intermédiaire de l’œuvre peint, un passage de lumière se fraie : une présence se fait sentir au plus intime de soi. Mais pour la laisser être, ne faut-il pas soi-même se retirer, et ainsi accepter de renoncer à ses propres lumières ? Car s’il est un lieu où ce tableau habite, c’est peut-être dans celui d’un regard recueilli, attentif à la vibration de l’image, à ce fin tremblement qui se refuse à l’appropriation, et requiert un retrait, un détachement des images. En laissant venir à soi le tableau, en faisant place, nous rendons possible l’événement esthétique, nous risquons sa « visitation ». Alors peut avoir lieu une rencontre, un dialogue sans fin avec l’œuvre peint. Au plus intime de notre attention, nous pouvons entendre son silence respirer dans une symphonie de couleurs, dans une subtile vibration de valeurs où la vie devient promesse immense.





    1. L’épreuve de l’attention


    Regarder un tableau du Greco c’est aller à la rencontre d’un monde où formes et couleurs s’entr’appellent et se répondent dans la correspondance des ombres et des lumières, dans le flamboiement des corps, dans le tremblement de la vie qui semble encore vibrer sous le pinceau. C’est peut-être ce qui fait le caractère unique et éternel de cet œuvre peint. Mais cette éternité ne renvoie ni à un ailleurs, ni à une temporalité hors sol, ou fantasmée ; elle n’a rien non plus d’une immortalité. Elle est au contraire infiniment proche et présente, enracinée dans l’instant précaire. Pour le dire autrement, elle est incarnée. Comment faut-il entendre cette « éternité incarnée » du tableau ? S’il est difficile de la décrire, nous tenterons de l’approcher. Selon nous, elle est un quelque chose sur le point de se dire, d’exister – quelque chose que nous nous proposons d’appeler déhiscence. Par là nous entendons une image qui borderait le regard sans que ce dernier puisse l’épuiser, une image qui délimiterait un seuil infranchissable. Mais que dire de cette image qui maintient la distance, qui tient à son retrait ? Si d’un côté elle suscite notre imagination, d’un autre elle s’y refuse comme si cette imagination l’obstruait. L’exigence de cette image est double : esthétique et éthique, elle semble toujours chercher sa propre « libération », c’est-à-dire à opérer se détacher des catégories qui l’ont historiquement normée. Quelle est alors l’autre fin que redécouvre l’image ? En quoi ce retrait ou ce détachement comme « désappropriation » rend-il possible une autre interprétation de l’image dans les tableaux du Greco ?



    — Une donation par le retrait

    Entre le voyant et le visible un lien se tisse, une relation se noue : elle est de l’ordre d’une force créatrice continuée ; elle passe par un regard, un silence, une attention. C’est toute la qualité de sa présence qui est en jeu ici, c’est-à-dire la densité d’être ici et maintenant, d’habiter réellement cet espace-temps, sans chercher à s’en évader. Autrement dit, il y va de cet état de vigile comme d’un acte de donation de soi : être présent comme on se fait présent, offrande à la toile, à sa voix intérieure, à son silence. Aussi le tableau du Greco nous invite-t-il à entrer en présence comme on entre en échange, en mutuelle écoute. L’appel se déploie dans la réponse et accomplit en elle son existence. Le visible n’est pas masqué, il est retrouvé, comme l’éternité chez Rimbaud et Marguerite Yourcenar : une éternité qui donne au temps son épaisseur, sa chair. Pour le dire autrement, cette éternité se noue dans l’attention à l’instant, dans la qualité d’une présence qui n’en finit pas de réactualiser sa puissance d’être, de chercher sa « verticalité » dans une attention toujours plus aiguisée, et par voie de conséquence toujours plus épurée. Quelque chose doit s’évider comme si nous devions nous délester d’un poids, nous « désencombrer », afin d’être plus authentiquement attentif. Mais en quel sens cette authenticité implique-t-elle un retrait ?

    Regarder un tableau du Greco exige une certaine temporalité, un espace-temps où du voyant au visible une relation se tisse, une déhiscence s’opère. Cette exigence requiert elle-même la qualité d’une attention. Et celle-ci implique tout à la fois l’épreuve d’un dessaisissement de ses représentations et celle d’un consentement à revenir à l’image qui se présente elle-même. Par suite, elle exige de « faire place » au visible pour mieux le regarder. Car, de fait, en cette ouverture rendue possible par un regard évidé se découvre tout l’espace-temps de la rencontre. L’exigence d’un retrait n’est donc pas celui d’une pure absence, mais d’une présence réelle qui expérimente sa propre réalité en se retirant de ses lieux communs, de ses habitudes spéculaires, de ses illusions perceptives : « Dans la perception sensible, si on n’est pas sûr de ce qu’on voit, on se déplace en regardant, et le réel apparaît. Dans la vie intérieure, le temps tient lieu d’espace. Avec le temps on est modifié et si, à travers les modifications, on garde le regard orienté vers la même chose, en fin de compte l’illusion se dissipe et le réel apparaît. La condition est que l’attention soit un regard et non un attachement. » (Simone Weil, La Pesanteur et la Grâce, éditions Plon, 1988, page 138). Ce que Simone Weil nous laisse entendre rejoint l’exigence d’un retrait, c’est-à-dire l’éthique d’un détachement où l’attention n’est plus un saisissement affectif ou la sensibilité d’un œil extérieur et furtif, mais l’approfondissement intranquille d’un regard qui se laisse modifier par son altérité, dans « l’épreuve du transcendant », c’est-à-dire dans la rencontre avec son autre qui le déporte vers l’abîme : au plus loin de lui-même, en cet intime où habite le prochain.



    — La rupture d’immanence et l’épreuve du transcendant

    Le regard s’éprouve ainsi dans se laisser toucher par lui, se tenir en sa compagnie dans la vigile d’un regard qui ne recouvre pas, mais consent à recevoir sans s’imposer. C’est à cette qualité de l’œil qui écoute, vigile d’une conscience déprise de ses propres représentations, désappropriée de ses attentes, que nous renvoyons le concept de déhiscence pour signifier ce rapport si particulier qui unit le visible au voyant. Et c’est là l’épreuve d’une attention de celle même dont Simone Weil parlait quand elle évoquait « l’épreuve du transcendant » (La Pesanteur et la Grâce, id., page 139), un « contact » d’une autre nature, une présence « décréée », c’est-à-dire désemplie du « moi ». Et la philosophe insiste sur le sens de ce « transcendant » : il ne s’agit pas pour elle de postuler un « autre réel » qui nous ferait fuir ce monde, mais au contraire, d’affirmer une perception sensible en discriminant le réel de l’illusoire : « L’illusion se dissipe et le réel apparaît. » Cette apparition s’éprouve dans l’image de ces corps qui vibrent comme des flammes, de cette incarnation qui danse sa joie d’être et de vivre, si bien que l’attention devient elle-même mouvante, pensée, énergie spirituelle, « élévation dans l’échelle des qualités d’énergie. » (La Pesanteur et la Grâce, ibid., page 139). Et cette épreuve du transcendant engage une aventure du regard au plus près du réel, de sa simplicité, de sa précarité : la force d’une présence dénudée. Les contours du corps, parfois esquissés, l’obscurité d’un lieu, d’une atmosphère, les scènes mystiques et profanes s’illuminent alors sous nos yeux, comme dans L’Ouverture du cinquième sceau, ou encore dans cette Annonciation de 1600-1605. Ce n’est pas tant le motif qu’il peint, le sujet qui l’intéresse, que cette force qui l’habite, et qui renvoie l’homme à sa condition mortelle mais aussi à ses racines célestes, à cette force qui l’inhabite et le transcende, et qu’il éprouve comme plus intime à lui que lui-même, comme dans ces magnifiques versions des Madeleine pénitentes. L’existence a un poids, une incarnation : elle est illuminée, transfigurée sous le pinceau qui fait l’éloge de l’homme, corps et âme. La densité de lumière, la vibration des couleurs, jusqu’au moindre détail, éveille les sens spirituels et confèrent aux visages une aura inégalée.

    Que dire alors sinon que ce peintre nous apprend à revenir aux choses mêmes, à « regarder » notre réalité, sur la terre comme au ciel ? Ses touches lumineuses rendent visibles les édifices et les visages, les villes et les paysages ; elles donnent à percevoir autrement, depuis un autre biais : elles approfondissent notre perception, nous fait entrer en attention. Elles nous rendent attentifs à notre réalité comme en ce magnifique tableau du Christ chassant les marchands du Temple (1610-1614), où le rouge et le jaune, l’énergie qui se dégage de cet entrelacs de corps, nous fait revenir à l’esprit même du passage de l’Évangile (Mathieu 21, 12-13), à sa violence. L’attention se porte sur le geste du Christ, le questionne. Elle y perçoit un appel à se détacher des images, à dépasser l’apparence, à aller de la lettre à l’esprit. Le Christ ne tolère pas les compromis : Il renverse les tables des échoppes, invective, oblige à reconnaître que les réalités ne se confondent pas et que l’attitude envers Dieu réserve le corps et l’esprit à l’attention, à ce regard qui se recueille dans ce qui nous élève à notre humaine dignité de « fils adoptifs de Dieu » (Épître aux Romains 8, 18-25) dans un même monde habité.










    2. Notre humaine condition : un être au monde qui a une vocation divine


    En son œuvre, Greco a tenté de faire dialoguer ensemble ces deux versants d’un même monde : le temporel et le spirituel, le divin et l’humain – des réalités en mouvement, en dialogue l’une avec l’autre – des dimensions qui ne cessent de s’entr’appeler et de se répondre à travers ces ciels d’orage tourmentés qui rappellent le tragique de notre condition humaine – sa grandeur et sa misère pour reprendre la terminologie de Pascal. « Car enfin qu’est-ce que l’homme dans l’infini ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout » (Pascal, Pensées). Cet homme incarné, « gloire et rebut de l’univers », cet homme qui dans sa petitesse, a part à l’héritage divin, est au cœur de l’œil du Greco : il en rappelle la beauté complexe dans une harmonie chromatique où le clair-obscur vient exprimer la tension entre notre part d’ombre et notre part de lumière – des jeux de lumière que le Greco rend également avec ses plongées et ses contre-plongées comme dans L’Adoration du nom de Jésus, dit aussi Le songe de Philippe II (vers 1575-1580). Mais ces variations de lumière se retrouvent également dans d’autres tableaux tout aussi admirables : La Fable et Enfant soufflant sur un tison.



    — La déhiscence comme nécessaires transition et dépassement

    Rencontrer un tableau du Greco c’est alors revenir à la couleur, à sa lumière, à cette intensité si caractéristique de la puissance d’être et d’aimer – à cette énergie incandescente de la palette d’un peintre qui, par son œil, ouvre une porte sur notre monde visible, rend le corps à sa présence incarnée : ce qui nous apparaît être notre corps disparaît sous le pinceau du Greco – car nous le découvrons autre : un corps mis à nu par l’intensité du mouvement, de la forme et de la couleur : un corps qui s’érige dans le ciel tel une flamme, un corps qui n’en a pas fini de tendre vers, de désirer, de voyager jusqu’aux confins du réel – dans ces dimensions qui revenant toujours au même nous le fait découvrir autre. Il en va ainsi des variations du Greco à partir du tableau initial : toujours nous percevons par esquisses, comme l’aurait dit Husserl. Notre œil se déplace quand nous regardons un tableau et ce déplacement opère ainsi d’incessantes ouvertures dans l’univers de la toile (comme en ces deux versions, l’une verticale, l’autre horizontale, de L’Agonie du Christ au jardin des Oliviers).



    — De la forme à la force : l’énergie spirituelle

    Si chez les critiques d’art, il est souvent question des « contorsions », des « déformations » et des « allongements » caractéristiques du Greco (Cf. Beaux-Arts, octobre 2019. Greco. Grand Palais, Céline Ventura Teixeira, « Le dernier grand maître de la Renaissance. De l’icône au maniérisme », page 42), je préfère parler, quant à moi, de la singularité d’un œil de peintre qui loin de « déformer », « conforme » les corps à celui du Christ, les rend christophores. Le Greco a un style, une manière à lui, un geste singulier qui dès qu’il parle, ouvre, délivre l’énergie retenue des êtres et les choses : une puissance d’être se dégage non pour se laisser approprier, comprendre ou rationaliser, mais pour nous faire entrer dans ce monde de la peinture qui est tout en énergie spirituelle. Ce n’est donc pas tant des corps qui se contorsionnent ou se déforment que des incarnations qui s’élèvent et s’épanouissent sous l’œil du peintre : des chairs qui s’ouvrent à leur réalité sous l’incarnat de la palette du Greco. Et ces chairs sont l’œil du peintre qui tente de se placer depuis l’œil de Dieu pour les rendre visibles : « Voir avec l’œil même de Dieu » nous enjoignait Eckhart dans ses Sermons allemands – nous signifiant ainsi l’obligation de nous convertir, de nous retourner vers cette dimension de nous-mêmes laissée en friches – et qui pourtant est habitée de la présence divine. Les figures et les corps incarnés se transfigurent alors sous nos yeux en êtres de lumière : elles ouvrent l’espace et le temps à un champ de possibles. Et si nous reprenons cette toile dont nous parlions en introduction : Jésus chassant les marchands du Temple (dont le Greco peint au moins quatre versions), nous découvrons que la version de la scène transcrite par Mathieu est tout autant présente que celle de Jean (Jean 2, 13-21). Si personne ne comprend la parole du Christ : « Détruisez ce sanctuaire, et en trois jours je le relèverai. » Si les marchands présents lui répliquent : « Il a fallu quarante-six ans pour bâtir ce sanctuaire, et toi, en trois jours tu le relèverais ! », c’est que personne ne sait regarder ni même écouter. Leur œil a perdu cette écoute qui n’est autre que son attention au plus simple, au plus nu – à ce qui est présent ici, dans l’éclat de sa beauté – une beauté qui se refuse au « recouvrement », aux enlisements dans les désirs matériels. La cécité des marchands qui sont le reflet de nous-mêmes, en nos désirs d’avoir toujours plus, en notre pleonexia, en notre prison dorée de fausses joies, de faux trésors, nous éclaire ici par la lumière portée au centre du tableau : le visage du Christ en mouvement, le rouge de son vêtement qui dit une présence à la fois humaine et divine. Et le vrai trésor auquel le Christ nous appelle c’est à la beauté de son corps, « pain de vie éternelle », porte vers le ciel sur cette tard. Ce tableau est pour nous une métaphore de la peinture : ne pas s’attarder à l’image-idole, au motif, à ce qui se donne à comprendre de prime abord, mais patienter l’image-icône, lui laisser cet espace où apparaître. Pour que l’image passe de l’idole à l’icône, il nous faut nous retirer d’un premier regard qui couvre, opercule et entrave : il nous faut nous crever ces yeux-là, pour retrouver la vue, son énergie spirituelle.




    *



    Élève du Titien, Le Greco n’en a pas été l’imitateur servile, mais le disciple génial en cela même qu’il a trouvé son style. L’audace du Greco est dans son œil qui sait rendre le visible à sa fragrance éternelle, qui nous délivre ainsi de tout arrière-monde, nous fait revenir à l’exigence d’une présence dans l’instant précaire. Depuis l’œil du Greco, notre œil s’ouvre, se libère : dans le plus petit détail, le plus banal, il découvre le poids d’une existence, la beauté d’un être-là, d’une presque disparition vibratoire du sujet. Du voyant au visible, nous entrons en déhiscence et devenons des passeurs de lumière, de cette étincelle qui habite chaque toile de Domínikos Theotokópoulos.



    Isabelle Raviolo
    pour Terres de femmes
    D.R. Texte Isabelle Raviolo, Paris, janvier 2020



    Retour au répertoire du numéro de janvier 2020
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Michèle Finck, Sur un piano de paille

    par Angèle Paoli

    Michèle Finck, Sur un piano de paille,
    éditions Arfuyen, Collection Les Cahiers d’Arfuyen,
    volume 243, 2020.



    Lecture d’Angèle Paoli



    PIANO
    Image, G.AdC
    « Poésie et musique     là où neige     un peu de paille. »









    V[ARIA]TIONS COMME ESSENCE DU POÉTIQUE




    Les ouvrages de Michèle Finck, qu’il s’agisse d’essais, de recueils de poésie ou de livres d’artistes, ont tous un lien étroit — intimement vécu, dans les profondeurs de la chair — avec la musique. Récemment paru aux éditions Arfuyen, le dernier recueil, Sur un piano de paille, sous-titré Variations Goldberg avec cri, s’inscrit dans la lignée des précédents ouvrages et prolonge cette lignée, représentée par L’Ouïe éblouie, Balbuciendo, La Troisième Main, Connaissance par les larmes…

    Ainsi, dès la lecture du titre et du sous-titre, ce dernier opus de la poète strasbourgeoise met-il d’emblée le lecteur sur la bonne voie et l’oriente, implicitement et exclusivement, vers un compositeur privilégié et de prédilection : Jean-Sébastien Bach. À qui nous devons les Variations Goldberg. Pourquoi Bach ? Sans doute parce que, comme l’écrit Joseph Brodski, cité en exergue :

    « Dans chaque musique

    Bach

    Dans chaque homme

    Dieu ».

    Dès la première de couverture, deux détails, voire trois, de l’illustration mettent en éveil l’attention du lecteur : colorée et dansante mais abstraite, cette illustration fait songer à des volutes et spirales de parfums ou fumées. Mais c’est en réalité une macrophotographie d’un détail du piano de Michèle Finck peint en 1994 par Laury Aime (Laurie Granier). L’expression « piano de paille », qui revient régulièrement par la suite sous la plume de la poète, demeure mystérieuse. Même si le lecteur comprend très vite qu’il s’agit du « piano d’enfant » de Michèle Finck. Piano d’enfant dont les résonances et les harmoniques ne cessent de poursuivre l’adulte :

    « J’entendais, dans tes images, le piano de paille, Peter Pan. » (in Variation 13)

    L’autre détail (qui s’avère ne pas en être un), c’est la mention du « cri » dans l’intitulé du sous-titre : « avec cri ».

    Aux trente variations qui composent le recueil correspondent en effet trente cris. Chaque cri est ainsi en contrepoint d’une variation spécifique. Depuis Variation 1/Cri 1 à Variation 30/Cri 30. Ce qu’entérine la « table » en fin de volume.

    Ces trente variations, poétiques et musicales, sont en phase avec la structure musicale créée par Jean-Sébastien Bach pour les Variations Goldberg. Introduites par une Aria, elles se clôturent par la répétition de cette même Aria. Aria Da Capo. De sorte qu’au texte d’incipit répond en miroir le texte d’excipit. Les indices textuels – « Pierre pour un tombeau » pour le titre ; « À Yves Bonnefoy » pour la dédicace ; (Hôpital Cochin, 26 mai 2016) pour le lieu et la date – laissent à penser que ce recueil a été en grande partie inspiré par la vie du poète Yves Bonnefoy. Comment ne pas signaler par ailleurs, pour parachever cette approche para-textuelle, la traversée verticale du poème par ces trois mots écrits en caractères gras : La / Caresse / Sait ?

    Le motif vertical de la « caresse » revient bien dans chaque « variation », constituant avec les mots qui l’accompagnent et jouant avec la place qu’ils occupent, une véritable broderie, une variation au sein même de la variation. Par-delà ces premières observations, une question se pose. Quels liens la poète tisse-t-elle donc entre Bach et Bonnefoy ? Entre musique et poésie ? Entre vie et mort ? L’enjeu de cet ouvrage passionnant semble être de mettre en œuvre une réflexion très aboutie sur l’écriture contrapuntique, et de conjuguer de manière très élaborée les différentes composantes des thèmes, rythmes et formes. Pour autant, la composition exemplaire du recueil n’apparaît en rien comme une contrainte. L’alternance prose et poésie, l’air de liberté et la liberté de(s) ton(s) qui se dégagent des textes, vont de pair avec inventivité, émotion et beauté.

    En atteste, par exemple, la beauté qui déroule son chant dans les cinq strophes de « La Mer devant Soi » de la Variation 11. Comme dans les autres Variations, le poème est traversé verticalement par deux mots en gras qui encadrent chaque strophe ! Une… Caresse / Et… La / Mer… coule / En… Nous.

    Ou encore, comme dans une sextine, construite sur le retour de certains vers repris en écho à divers endroits d’un sizain, les strophes de ce poème sont construites sur la reprise de quatre vers :

    « La vie est     une histoire de caresses     entre somnambules.

    Racontée     par qui joue à chat perché     avec la mort.

    Et c’est soudain la nuit.

    […]

    La mer     a une rumeur     de piano de paille. »

    L’ordre des vers varie d’une strophe à l’autre. Une façon pour la poète de jouer à la fois sur le semblable et sur le différent. Les mots mort / mot / caresse / rumeur / histoire / mer reviennent tour à tour dans l’espace des cinq strophes. Ces disséminations renforcent l’impression de flux et de reflux créée par la répétition des quatre vers. Le lecteur, provisoirement égaré, se laisse rouler/enrouler dans les spirales du chant des sirènes.

    Retour sur l’Aria. Une lecture attentive de l’incipit de l’Aria met en évidence trois instants. Séparation/réparation/obstination. Celui de la séparation, ici la séparation définitive qu’est la mort, draine à sa suite son lot de souffrances et d’incompréhension :

    « La douleur    devant soi    comme une question. »

    Douleur du mourant ; douleur du vivant. De la douleur du mourant vient la première ébauche de « réparation ». Celle que ses lèvres versent en un murmure caressant :

    « J’accepte »     dit-il     « je consens. »

    Douleur du vivant « réparée » par la musique de Bach. Le compositeur volant au secours de la poète lorsqu’elle chavire envahie par l’angoisse, la détresse ou la douleur, et glissant sa caresse dans l’oreille de la musicienne :

    « Pourquoi est-ce que j’écoute     dans ses yeux d’outre-enfance

    L’Aria des Variations Goldberg par Glenn Gould ? »

    Voici donc établi comme un lien charnel entre musique et poésie :

    « Piano :     où musique     est enceinte     de poésie ? »

    Un lien entre les Variations Goldberg interprétées par Glenn Gould (le Gould de 1981) et le poète Yves Bonnefoy.

    Michèle Finck noue intimement ce lien dans l’acrostiche qu’elle insère dans ce poème :

    « Y ruissellent     comme dans le bleu regard du poète     au

    Visage si doux     des caresses d’eau de source     ou de mer :

    Eau baptismale     qui enlève une à une     les peaux mortes

    Sanglantes de la langue     pour donner naissance     à la parole. »

    Séparation/Réparation. D’un mot à l’autre, seule une syllabe fait la différence. La douceur des mots du mourant, la caresse de son regard suscitent les caresses de la poète au chevet du mourant. L’histoire du trèfle à trois feuilles, que narre Yves Bonnefoy dans L’Écharpe rouge, conduit Michèle Finck à se remémorer cette phrase du poète :

    « J’aurais voulu     vous apporter     un trèfle à trois feuilles

    Avec une quatrième     collée à l’aide de la salive « dis-je ». »

    Musique et poésie s’apparient pour rendre espoir à l’un et à l’autre. Peut alors advenir « l’obstination », « combinaison de la patience, de l’endurance, de l’insistance et de la résistance… »

    « « Tant qu’il te reste encore     une caresse     à donner

    À recevoir     tu n’es pas perdue »    dit la basse obstinée

    Tandis que     je caresse de la main     la main du mourant. »

    Tandis qu’elle caresse la main du poète, « le souvenir étranglé » de la mort du père étreint à nouveau Michèle Finck. Par-delà les dissemblances entre les deux hommes, une même souffrance. Et, de « la main du mourant » à la main du père, une même caresse.

    Le poème d’ouverture de l’Aria semble donc bien prendre appui sur les trois vocables que Michèle Finck met en évidence dans sa contribution au numéro spécial de la revue Europe consacré à Yves Bonnefoy. Séparation/réparation/obstination. Une « triade » dans laquelle s’inscrit l’ensemble du présent recueil. Dans cet incipit magistral du recueil, Michèle Finck aborde en effet en un seul poème les problématiques qui traversent son ouvrage et qui occupent celui-ci tout entier.

    « Poésie     dire ce que c’est :     la condition humaine.

    Musique     est l’autre face     de la mort. »

    L’une et l’autre se rencontrent dans une même phrase :

    « Poésie et musique     là où neige     un peu de paille. »

    À la lecture de ce vers, on peut soupçonner une once de douceur. Pourtant l’angoisse et le doute bousculent ce fragile équilibre et des questions lancinantes s’insinuent dans le chemin de faille. La musique et la poésie permettent-elles de toujours apporter la « réparation » tant espérée par la poète ? « La compassion poétique » peut-elle toujours répondre aux désastres auxquels l’humanité malmenée est confrontée et soumise ?

    Dans les « Variations » comme dans les « Cris », des noms surgissent qui tissent leurs liens avec les Variations Goldberg. Noms de compositeurs (Bach, Scarlatti, Berg, Luigi Nono, Scriabine, Purcell), noms d’interprètes (Glenn Gould versus Gustav Leonhardt, Murray Perahia, Tatiana Nikolaïeva, Wanda Landowska…), mais aussi de peintres et de sculpteurs (Munch, Velasquez, Bacon, Rodin, Marino Marini, Giacometti), d’écrivains et de poètes (Blake, Trakl, Rilke, Dante, Ungaretti), de metteurs en scène (Antonioni, Bergman, Duras, Jean Rouch…), « voix-entraille » « éraillée gutturale entaillée vaginale » de Billie Holiday qui crie sa solitude, cris de femmes violées ou assassinées – Cologne, 31 décembre 2015 ; Paris, Bataclan, 13 novembre 2015 ; « Cris-Femmes » de poètes suicidées –…

    Comment répondre ? Que répondre à la solitude ? Que répondre aux solitudes ? Aux désastres ? Guerres viols chaos ? Dans des textes en italiques au phrasé elliptique et mutilé, la poète dit l’humanité déchirée, déshumanisée. Prise de saisissement à la vue du tableau de Munch (Cri 1), elle ne peut que bégayer son texte, pris dans les répétitions qui le ponctuent : « Sans rien voir » (4 fois) ; « cri sismique » ; … « Cri cosmique » ; « cri-spasme » ; « cri mental »…

    Et de ce cri universel surgit son propre cri couperet : « Non, Dieu n’existe pas ! »

    Qu’est-ce alors que la poésie ? Qu’est-ce que la musique ? Revenant sur sa souffrance et sur ses désarrois, la poète écrit :

    « Peux plus     écouter     les Variations Goldberg

    Sans entendre     entre chaque variation     un cri effrayant.

    C’est ça     pour moi     la vie maintenant :     Choc.

    Choc     du rêve selon Bach     et du cri.

    Ce qu’on appelle     condition humaine     c’est ça :

    Chair     prise au piège :     choc     de musique

    Contre cri     et de cri     contre musique.

    Vie : Variations Goldberg avec cri. »

    Peut-être faut-il remonter aux traumatismes de l’enfance pour suivre l’évolution de la poète ? La comprendre. Partager avec elle ce qui la déchire. Saisir au plus près ce qui constitue failles et restaurations. Les quinze premières « Variations », d’essence autobiographique, ouvrent des pistes d’analyse. Anorexie/insomnie ; antagonisme père/mère… Michèle Finck confie dans ces pages – outre ses petits bonheurs et découvertes, les « quarante couleurs Caran d’Ache » – ses peurs d’enfance et ses premières confrontations avec la mort. De l’histoire de la « Femme-au-Plâtre-de-Mort », l’enfant apprend qu’il lui faudra désormais apprendre à composer. Elle s’invente des talismans, mots de passe et chansons. Pour se consoler du « casser », elle s’arrime à « caresser ». De « Kasser » à « Karesser ». Ka[re]sser. Une seule syllabe suffit — ainsi en est-il aussi de « séparer » / « réparer » — pour apprivoiser ce qui fait mal. Et faire reculer ce mal. C’est la leçon de piano du père alsacien – « alingue » (de langue alsacienne, puis allemande mais jamais vraiment française) – à sa fille sur son « piano de paille » :

    « D’un seul doigt, il joue sur ce piano de paille la mélodie de l’Aria des Variations Goldberg, qui se trouve dans le Klavierbüchlein d’Anna Magdalena, dit-il : « Sol Sol La Sol La Si La Sol Fa dièse Mi Ré. » Puis, posant ma main sur le petit clavier, il murmure à voix très douce chuchotante et en faisant lui-même le geste : « Karesser, karesser. » »

    « Casser caresser », chantonne l’enfant pour guérir ses peurs dans la lallation des deux mots. Sensible au « grand corps organique de la musique », la poète l’est aussi à la musique des mots. À leur musicalité davantage qu’à leurs images. Le « Gold » de « Goldberg » ne concentre-il pas à lui seul toute l’essence de la musique ?

    « La musique empêche de tomber », dit le père. Et la poète d’ajouter :

    « Cette phrase décisive, combien de fois me l’être rappelée, dans les moments de l’existence où tout l’être semble chanceler, chavirer par-dessus bord ! »

    Si, « derrière     toute caresse    il y a     un cri », ne doit-on pas, réciproquement, derrière tout cri, tenter de débusquer une caresse. C’est ainsi que, sous les modulations tragiques de l’air de Purcell Ô Solitude, la présence continue de la basse obstinée agit comme un baume, une présence caressante et consolatrice.

    Obstination, dit-elle. « Comme essence du poétique ». Et de la musique.

    « La caresse le cri.

    Caresse     et musique de Bach    savent.     Sauvent. »

    Tels sont les mots ultimes du dernier « Cri ». 30 : Bergman, Cris et chuchotements. Qui précède l’Aria finale dédiée à Yves Bonnefoy. Où l’on découvre cette leçon bouleversante – confiée au poète mourant :

    « Même     votre  mort     est une leçon     de    vie. »

    Sur un piano de paille, Variations Goldberg avec cri : une poésie « sous haute tension ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Michèle Finck  Sur un piano de paille 2






    MICHÈLE FINCK


    Michèle Finck  portrait
    Image, G.AdC





    ■ Michèle Finck
    sur Terres de femmes


    Variation 9 :: À Glenn Gould 1981 (poème extrait de Sur un piano de paille)
    Connaissance par les larmes (lecture d’AP)
    [Pier Paolo Pasolini, Mamma Roma] (poème extrait de Connaissance par les larmes)
    [Chostakovitch, Tsvetaïeva, Akhmatova] (poème extrait de La Troisième Main)
    La Troisième Main (lecture d’Isabelle Raviolo)
    Pitié (poème extrait de L’Ouïe éblouie)
    [Cette fois nous parvenons à travailler] (poème extrait de Poésie Shéhé Résistance)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    une notice bio-bibliographique sur Michèle Finck
    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    la page de l’éditeur sur Sur un piano de paille de Michèle Finck
    → (sur le site du Nouveau recueil)
    une lecture de Sur un piano de paille de Michèle Finck, par Jean-Michel Maulpoix
    → (sur En attendant Nadeau)
    « Variations de la caresse et du cri », une lecture de Sur un piano de paille par Alain Roussel (13 mai 2020)





    Retour au répertoire du numéro de janvier 2020
    Retour à l’ index des auteurs
    Retour à l’ index des « Lectures d’@angelepaoli »

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Michèle Finck | Variation 9 :: À Glenn Gould 1981



    Gould 1981
    Glenn Gould interprétant la Variation 9 des Variations Goldberg (1981)
    Source








    VARIATION 9

    À GLENN GOULD 1981



    Variation 9. &nbsp  Canon
    Sur la tierce.     Écoute :
    Toute interprétation     est    un songe.
    Voici     deux coquillages     sonores     vivants.
    Pose     ton     oreille     contre chacun d’eux.
    Font entendre     les mêmes notes
    Mais     racontent     à l’ouïe
    Deux     histoires     de musique.
    Deux     songes     de    sons.



    Gustav Leonhardt
    Grand paon     au clavecin.
    Fait     la roue.
    Toutes plumes     superbes     déployées.
    Aristocratie     du     toucher     scintille.
    Orfèvrerie sonore. Offrande d’orpailleur.
    Monde     passé à l’or     le plus fin.
    Horlogerie     musicale     savante     brillante
    Règle l’univers.     Miniaturiste     des sons.
    Chaque ornement     flamboie.     Impeccable.
    Révérence devant     les conventions     d’époque.
    Transmission     d’un savoir     séculaire.
    D’une vision de l’univers     rêvé
    Ordre.     Orgueil.     Élitisme du grand Prêtre
    Perruqué poudré     dans le film de Straub-Huillet.
    Virtuosité.     Perfection.     Dévotion.
    Ce songe     ne désaltère     pas     la soif de l’oreille.
    « La musique     savante
    Manque     à notre désir. »
    Gustav Leonhardt :     interpréter
    C’est     répondre.

    Glenn

    Gould

    Changer     d’interprétation :
    Changer – de vision.
    Glenn Gould : interpréter
    C’est     questionner.
    Songe de Gould     apaise soif de l’oreille.
    Comète Gould :     Commotion.
    Mais pas commotion
    Qui donne
    La mort.
    Commotion
    Qui donne
    La vie.
    1955 :     Glenn Gould     grave     Goldberg
    À 23 ans.     Gaya scienza.
    Mais déjà     quitte la scène     à 32 ans.
    « Tu as bien fait de partir »    Glenn Gould.
    1981 :    Glenn Gould grave     Goldberg.
    « Retour amont. »     Mort à 50 ans.     Gaya scienza.




    Michèle Finck, « Variation 9 : À Glenn Gould 1981 », Sur un piano de paille, Variations Goldberg avec cri, éditions Arfuyen, Collection Les Cahiers d’Arfuyen, volume 243, 2020, pp. 55-57.





    Michèle Finck  Sur un piano de paille 2






    MICHÈLE FINCK


    Michèle Finck  portrait
    Image, G.AdC





    ■ Michèle Finck
    sur Terres de femmes


    Sur un piano de paille (lecture d’AP)
    Connaissance par les larmes (lecture d’AP)
    [Pier Paolo Pasolini, Mamma Roma] (poème extrait de Connaissance par les larmes)
    [Chostakovitch, Tsvetaïeva, Akhmatova] (poème extrait de La Troisième Main)
    La Troisième Main (lecture d’Isabelle Raviolo)
    Pitié (poème extrait de L’Ouïe éblouie)
    [Cette fois nous parvenons à travailler] (poème extrait de Poésie Shéhé Résistance)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    une notice bio-bibliographique sur Michèle Finck
    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    la page de l’éditeur sur Sur un piano de paille de Michèle Finck




    ■ Écouter aussi ▼


    → (sur YouTube)
    Glenn Gould interprétant la Variation 9 des Variations Goldberg (1981)





    Retour au répertoire du numéro de janvier 2020
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes