Étiquette : 2020


  • Michel Orcel | L’Infini


    L’INFINI





    Toujours j’aimai ce petit col sauvage
    Et cette haie qui, presque tout autour,
    Prive les yeux du lointain horizon.
    Mais, assis là, contemplant, des espaces
    Sans nulle fin, sans terme, de surhumains
    Silences, une quiétude si profonde,
    Je m’invente en l’esprit, où peu s’en faut
    Que le cœur ne prenne peur. Et comme j’ois
    Le vent bruire parmi les feuilles, cet
    Infini silence-là et cette voix,
    Je les compare, et me vient l’éternel
    Et les mortes saisons, et la présente,
    Vivante, et sa rumeur. Ainsi, dans cette
    Immensité s’égare ma pensée,
    Et naufrager m’est doux sur cette mer.




    Michel Orcel, « Deux Idylles de Leopardi », L’Anti-Faust suivi d’un Sonnet et de deux Idylles de Leopardi, éditions Obsidiane, 2020, page 27 [en librairie le 16 avril 2021].






    Orcel 2




    MICHEL ORCEL


    Michel Orcel
    Source




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    → (sur Terres de femmes) Torquato Tasso | Di nettare amoroso (traduction de Michel Orcel)





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  • Fabio Scotto, La Peau de l’eau

    par Sylvie Fabre G.

    Fabio Scotto, La Peau de l’eau,
    poèmes français (1989-2019),
    éditions La Passe du vent, 2020.



    Lecture de Sylvie Fabre G.




    DANS LE TREMBLÉ DE LA VIE ET DE L’AMOUR




    La poésie n’est-elle pas la voix d’une parole qui fait scintiller des mots-étoiles dans la nuit et le vent, sur l’eau profonde et au-dessus du vide, en éclairant une vie qui donne à voir les signaux inséparables de l’amour et de la séparation, et qui, par là-même, fait entendre l’inachevé de notre condition ? Dans l’ouvrage La Peau de l’eau, publié cet automne aux éditions La Passe du vent, Fabio Scotto, poète italien, fait résonner sa voix en un recueil anthologique qui réunit des poèmes écrits en français entre 1989 et 2019. Dans quatre des parties, ceux-ci sont présentés dans une version bilingue et, fait rare, traduits par ses soins du français en italien. Cette originalité témoigne de sa relation profonde aux deux langues qu’il pratique de façon constante et qui sont mises ici en écho, devenant ainsi des passerelles mélodiques et des passerelles de sens dans la traversée poétique. La fréquentation du français, et la connaissance qu’en a Fabio Scotto de par son travail de linguiste, d’essayiste et de traducteur émérite lui permettent d’établir une véritable résonance entre les deux langues. Le recueil, qui balaie plus d’une trentaine d’années de création, met aussi en lumière l’unité de son œuvre dans la durée. Cet éclairage dans le temps souligne l’élan d’une quête existentielle et poétique où se conjuguent, sous différentes formes, apparition et disparition, autour de l’axe principal du lien à soi, à l’autre et au monde.

    L’anthologie, construite chronologiquement, débute par des poèmes aux vers courts, aux strophes brèves, qui sonnent déjà comme un avertissement. Sur ce chemin dès l’abord ouvert musicalement, le poète (nous) murmure qu’on ne traverse pas impunément le temps, même avec « un cœur » d’« enfant » ou d’amant. Dans le passage d’une époque à l’autre, d’un poème à l’autre, d’une langue à l’autre, il nous rappelle ce que nous ne pouvons ignorer : la vie est partition d’inouïe lumière autant qu’« ombre infinie ». Le désir humain et l’intensité de la langue ne sont pas suffisants pour faire que la ligne droite ne devienne aussi ligne brisée. Fabio Scotto réduit la faille par une écriture comme lui vouée à des amours finies, à des pages tournées, à un chant inachevable.

    Dans la première partie du recueil, l’image fugitive des jeunes filles surgissant « collées à la nuit » au détour d’une rue de Florence, puis, quelques vers plus loin, l’évocation du poète qui « parcourt le jour » « vêtu d’un brin de sable », en sont les premières illustrations symboliques et orientent le lecteur. Ces métaphores, comme le titre de la première partie, L’Avis de la mort, l’alertent en effet sur la tonalité générale, élégiaque, de l’ensemble du livre, que renforcent les derniers vers du Cirque au bord du lac, mélange de dérision et de nostalgie.


    « Le cirque s’en va demain
    (Ungaretti, Volodine, Moravagine)
    Vers le nord ou vers la mer
    Triste défilé

    Sa trace en nous
    Qui dansons sur le vide
    Un rire aux larmes
    Intarissable, subit
    La glace fondue dégouline, tu sais
    C’aurait pu être la vie… ».


    Cahier préalpin, écrit presque dix ans après L’Avis de la mort, introduit d’autres apparitions en égrenant toute une série de lieux qui offrent leur intitulé aux poèmes de cette sixième partie. Leur nomination précise — Gavirate, Castiglione Olona, Varèse, Luino… —, crée un voyage sonore et intérieur qui fond le paysage des Lacs italiens et de ses protagonistes dans une terre habitée et dans l’histoire singulière et collective qu’elle contient. Cette appartenance renvoie le lecteur aux proses de Sur cette rive, paru en 2011 aux éditions L’Amourier (A riva, NEM, 2009), où le poète, comme dans La Peau de l’eau, navigue entre les deux âges initiatiques — enfance-adolescence —, et l’âge adulte où se vivent la confrontation avec la réalité et la perte des illusions. On verra d’ailleurs que cette anthologie personnelle, qui couvre une temporalité large, Fabio Scotto la termine dans la dernière partie inédite, « L’À-Venir », en abordant aux rivages où désormais il se tient : ceux d’un présent vieilli où le poète se retourne sur sa vie et semble dresser un bilan, plutôt amer, de ce qui a été et surtout de ce qui est :

    « Vie, qui t’en vas

    à chaque instant perdu

    […]

    vie qui es illusion,

    sale promesse

    tristesse bleue

    comme tes yeux qui l’avalent » .

    Dans tout le recueil, le traitement du temps entremêle donc écriture du maintenant et écriture de la mémoire. Les verbes y sont le plus souvent au présent, comme si le passé, inclus, continuait à s’y vivre, comme si le futur était rendu inaccessible :

    « Demain ne viendra pas

    demain il sera trop tard »,

    confie l’un des derniers poèmes tiré « D’une Terre » (V). C’est d’ailleurs avec l’anticipation de sa propre mort que le poète clôt le recueil in « L’À-Venir » :

    « Le jour de ma mort il fera beau

    Des amis suivront le cortège funèbre » (X).

    Dans les vers suivants, télescopage imagé de son espace intérieur, lui-même se vit agonisant, puis cadavre énucléé :

    « À l’heure où moi, je meurs seul

    à l’orée du bois

    Puis les corbeaux en criant

    m’arrachent les yeux ».

    Le registre dramatique, amplifié par cette âpre vision que soulignent les allitérations en [R], éclaire le fond obscur d’une douleur qui broie l’être entier. Mais ne traversons-nous pas tous en aveugles la vie et plusieurs morts avant l’ultime ? Ne nous sentons-nous pas nous aussi parfois des morts-vivants ou des survivants ? Les ténèbres extérieures et intérieures sont des thèmes récurrents dans l’œuvre de Fabio Scotto où l’homme poursuit une chasse au bonheur qui toujours se dérobe et le laisse face au néant.

    Pris dans la spirale du temps, le poète résiste en portant son attention sur les formes, les mouvements, les sons et les couleurs d’une réalité qu’il veut saisir et explorer dans l’ici. Sa captation (nous) invite au partage d’une expérience à la fois sensorielle, mentale et émotionnelle des lieux, des choses et des êtres. On y respire une douceur du monde qui n’est pas sans violence :

    « Silence

    Paix

    Mais ce printemps venteux

    arrache les fleurs aux balcons

    gèle le sang » (« Castiglione Olona », Cahier Préalpin)

    et une beauté qui n’est pas sans laideur :

    « Le soir on va au marais

    se salir dans la cannaie

    sur des ponts tremblants

    au-dessus des décharges industrielles » (« Angera », Cahier Préalpin).

    Pas d’utopie, quelle qu’elle soit, chez Fabio Scotto, qui sait reconnaître les maux néfastes de notre société. Dans les dernières parties du recueil, l’évocation de l’eau lève encore d’autres images, plus terribles, sur la vérité du monde. Car la parole de l’écrivain n’oublie ni l’insensé atemporel ni les maux contemporains : sa lucidité regarde une immanence où règne le mal absolu qu’il dénonce dans la « Lettre à Oradour » (Les Dieux étouffés, 1946) dédiée à Jean Tardieu. Barbarie, destruction, famine, « Exode » sont autant de mots qui font de « notre peau, une plaie » et de notre voix « un cri ». Ce cri résonne dans tout le recueil, il remonte des abysses de la Méditerranée, s’élève « du fond des ruines d’un pont de Gênes » ou plane sur le théâtre des guerres. Il est celui des migrants, « frères morts / noyés parmi les vagues » et de tous les corps-cœurs meurtris par l’indifférence, le désamour ou la haine sur cette terre. Dans la voix du poète, il devient le chant humain d’une souffrance déjà inscrite sur les visages peints par Munch ou par Bacon.

    Fabio Scotto cependant n’oublie jamais les grâces accordées par la vie, ni leurs objets. Et d’abord la « grâce du vu », sa magie. Les poèmes célèbrent aussi bien le « désert aquatique / où les nuages joignent / la traînée jaune de l’horizon » que « la joie de la pierre sculptée par le vent » ou l’arbre dont « les branches deviennent ses bras ». Reflet de l’état d’âme, beauté sensuelle du vivant, tissé de présences vibrantes et d’osmose accomplie, le monde est là, avec ses bords de lacs, ses campagnes océanes ou méditerranéennes, ses « aubes simples » et ses couchants au « Miroir du soir ». Le dehors, paysage naturel ou urbain, est très prégnant dans Voix de la vue (1952) et dans toutes les autres parties du recueil à travers des descriptions fondues à l’expression des sensations et des sentiments mais aussi à une méditation. On reconnaît là le traducteur de Bernard Noël dans l’importance donnée au regard par Fabio Scotto pour qui « voir est un acte ». Tous les sens sont évidemment sollicités dans sa poésie « écrite avec son corps » et qui joue sur les sonorités, la rythmique et la ponctuation autant que sur les images. La dimension picturale de certains poèmes relie souvent la poésie à l’art. Ainsi il n’est pas étonnant que deux parties du recueil correspondent à des livres d’artistes réalisés par Fabio Scotto avec Colette Deblé et Martine Chittofrati et que bien d’autres poèmes, au fil du recueil, évoquent la musique ou des tableaux. Dans Esquisses italiennes, par exemple, ouvrage paru en 2014, une suite rêveuse mais précise accompagne toute une série d’œuvres autour des hauts-lieux de Venise et de Rome. Elle témoigne de la sensibilité de l’auteur à « un visible » dont il faut soulever le voile pour accéder à l’invisible et à ses métamorphoses.

    « Qu’est-ce que le corps pour la lumière ?

    La vie jaillit d’or des eaux troubles

    Corde tendue sur l’abîme

    Elle se penche pieds nus

    l’air caresse ses jambes

    Et toi qui l’aperçois de loin

    de la fenêtre d’en face

    tu es de quel temps,

    de quelle galaxie,

    de quel vent ? » (« Église des Scalzi » in Esquisses italiennes).

    Ces quelques vers nous ramènent au thème principal du recueil et de l’ensemble de l’œuvre de l’auteur. C’est en effet la question de l’identité et de l’amour, compris aussi comme désamour, incommunicabilité et éloignement dont il est question et qui fait question.

    Chez Fabio Scotto, la quête inquiète, mais passionnée, de soi et de l’autre est à la source même de la vie et de l’écriture. Elle se heurte toujours à l’impossible qui se confond avec la perte, mais son possible se prolonge dans « un chant de disparition » comme dans la très belle septième partie, au titre évocateur, L’Ivre mort, publié en 2007. Ce chant emporte la barque de l’écriture, de rivière heureuse en fleuve des amers, avec son passager étreint par la même soif inapaisée et inapaisable de l’Un. Comment s’amarrer aux rives toujours fuyantes de l’amour et garder vifs le transport du corps et la plénitude de l’âme un jour vécus, si ce n’est en les posant dans « l’ivre livre » qui transcende la vie en une autre vie et donne à l’amour sa vraie lumière ? Pour le poète, la poésie est peut-être une tentative de réponse à l’énigme, une voie d’accès à cette « éternité » rêvée, « mer allée/avec le soleil » qu’évoquent Rimbaud et Le Livre de Mallarmé (Variations sur un sujet, 1895) mis en dialogue. Ainsi, au cours du recueil, nous assistons à une descente amoureuse et poétique qui est aussi une remontée, à des naissances qui sont aussi morts annonciatrices de renaissances. La séparation et la solitude, thèmes essentiels, y sont montrées natives car venant de la présence elle-même et retournant toujours à la présence. Cette présence rayonnante, souveraine, que la femme aimée, en ses multiples visages, dispense puis retire, renvoie l’homme à sa dépendance et au désespoir, avant que « le seuleil » et le « cercoeil », mots-valises du désastre, ne redeviennent simples vocables, seuil d’un nouveau soleil, à coup sûr celui de la langue.

    De la rencontre amoureuse, Fabio Scotto écrit avec lyrisme l’enchantement, l’ivresse des corps et la joie d’une fusion vécue à l’origine et réinventée, comme le fait la femme des lavis de Colette Deblé à qui Fabio Scotto donne voix dans les Haïkaï (Fragments du corps rouge) de 2007. La dimension érotique occupe une grande place dans ce recueil aux vers-blasons qui célèbrent la féminité et l’emportement du désir. « Les beaux yeux », « le paradis de chair » suscitent l’extase mais révèlent aussi une face sombre. À l’instar de Baudelaire et de certains surréalistes, le poète montre la femme capable de fausseté et d’adultère, pire encore, sujet de trahison et de cruauté. De l’adolescente « blonde aux yeux noirs », entrevue « un dimanche devant la gare », à la femme mûre « qui porte un secret dans ses viscères » et dont la danse est « sous les yeux des dieux », toutes, si elles font de l’amour charnel un zénith, si elles touchent « de leurs ailes » le cœur de l’homme et « émeuvent » son âme, se révèlent en même temps les figures du manque, de l’abandon et de « la chute ». Les amants, tour à tour « ange mortel » et « ange noir », finissent en « anges déchus ». Certes ils connaissent l’acmé mais, très vite aussi, le déchirement et l’absence. Le riche lexique autour du sang montre le poète martyrisé et agonisant, une fois l’aimée en allée et devenue inaccessible. Dans la dernière partie (L’À-venir), celle qui se cache derrière le « A. » de la dédicace « s’en va/sans tourner le dos » mais le laisse exsangue, « le froid aux os » et désespéré.

    L’« à-venir » serait-il désormais une béance, un vide à épouser pour celui, proie d’amours éphémères, qui ne tient dans ses mains que « le rien » ? L’amour, écrit Fabio Scotto, se réduit à « une chanson pour personne / et le reste est la cendre / que tu éteins sur la cendre » (« La douce blessure, La dolce feria » in Le Corps du sable, L’Amourier, 2006). La parole ne serait-elle alors que « le moyen de se multiplier dans le néant », comme l’écrit Paul Valéry (« Petite lettre sur les mythes », Variété II) cité par Fabio Scotto dans Le Corps écrivant. S’il n’y a pas de salut, et nulle consolation, l’homme perdu devient « le perdant », un naufragé sans identité et sans goût de vivre. Le « je » n’existe que dans le lien au « tu », au « on » ou au « nous » vécus dans le face-à-face intime et, nous l’avons vu aussi, dans le partage d’un destin collectif qui nous lie. Si, dans la relation, l’un est exclu ou nié, l’autre est renvoyé à une sorte de non-être. Le déroulé de regards, de sentiments et de pensées qu’offre le recueil dresse en filigrane un portrait du poète. Ainsi l’apparition de la silhouette de Guido Morselli, écrivain méconnu de Varèse, « traversant la place du Marché / déjà déserte / à six heures du soir », au début du recueil (« Varèse », Cahier préalpin), est suivie de l’identification ironique au cygne de Caldé qui meurt « du plomb dans l’aile ». Ces signes d’un état intérieur mettent à nu une déréliction exprimée aussi par la finale verlainienne de « Luino » (Cahier préalpin) :

    « La vie est manque

    j’aime son absence

    J’attends la pluie ».

    Et cette dernière, à la mélancolie assumée, arrive même à « effacer » jusqu’aux mots du poète emportés par « le vent ».

    La vie, ce réel auquel chacun se confronte, nous déborde toujours, telle est la leçon du recueil. La voix qui y chante nous apprend son mystère indépassable et notre exil : dans l’amour, le plus proche est toujours déjà le plus lointain, mais sa rencontre nous constitue. Après la joie, la disparition laisse au sillage des jours l’a-joie, sa plaie jamais cicatrisée. Le temps s’acharne, c’est vrai, à nous dépouiller, multipliant les défaites et les deuils. En emportant les aimés, il laisse dans un silence où chacun se tient seul comme devant la mort. La félicité « que je croyais atteindre » reste insaisissable, écrit Chateaubriand dans ses Mémoires d’outre-tombe, et Fabio Scotto ne le démentirait pas. La séparation, comme l’adieu, est le lot de chacun, qui doit trouver en soi les ressources pour continuer. Le poète de La Peau de l’eau, ami de Tardieu, de Bonnefoy, de Noël et de tant d’autres, pose dans ce recueil les pourquoi et les comment qui nous taraudent. Au bord de l’abîme, lui-même rongé de révoltes, de chagrins et de doutes, assiégé par la désespérance, il ne livre pas de réponse. Mais il garde encore, par-delà ses morts et la mort, le geste d’écrire qui donne son tremblé à la vie. Au terme de cette traversée, le dernier poème du recueil apaise sans la nier la blessure inguérissable avec le mot de « pitié » dont a tant besoin l’humain. Et l’arbre contre lequel s’adosse celui qui prononce ce mot, debout entre terre et ciel, transfuse en sa voix la sève : le poème est bien « l’amour réalisé du désir demeuré désir » (René Char, Fureur et mystère, 1948).



    Sylvie Fabre G.
    D.R. Texte Sylvie Fabre G.
    pour Terres de femmes







    Fabio Scotto  La peau de l'eau





    FABIO SCOTTO


    Fabio Scotto





    ■ Fabio Scotto
    sur Terres de femmes


    Venezia — San Giorgio-Angelo (extrait de La Peau de l’eau)
    A riva | Sur cette rive (lecture d’AP)
    Regard sombre (extrait de A riva | Sur cette rive)
    Le Corps du sable (lecture d’AP)
    Je t’embrasse les yeux fermés (poème issu du recueil Le Corps du sable)
    Ces paroles échangées (poème issu du recueil L’intoccabile)
    China sull’acqua… (traductions croisées)
    Tra le vene del mondo (extrait de La Grecia è morta e altre poesie)
    “Musée Thyssen Bornemisza Madrid”, Jacob Isaacksz Van Ruisdael
    Musée Thyssen-Bornemisza, Madrid (onze « poèmes peints » traduits par AP)




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur le site des éditions La passe du vent)
    la fiche de l’éditeur sur La Peau de l’eau
    → (sur Lyrikline)
    Fabio Scotto disant dix de ses poèmes




    ■ Autres lectures de Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes


    Caroline Boidé, Les Impurs
    Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer
    Jean-Pierre Chambon, Tout venant
    Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman
    Ludovic Degroote, Un petit viol, Un autre petit viol
    Pierre Dhainaut, Après
    Alain Freixe, Vers les riveraines
    Luce Guilbaud, Demain l’instant du large
    Emmanuel Merle, Ici en exil
    Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d’un autre jour, Conversation
    Angèle Paoli, Lauzes
    Pierre Péju, Enfance obscure
    Didier Pobel, Un beau soir l’avenir
    Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer
    Roselyne Sibille, Entre les braises
    Une terre commune, deux voyages (Tourbe d’Emmanuel Merle et La Pierre à 3 visages de François Rannou)






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  • Stéphane Juranics, Silence du temps


    SILENCE DU TEMPS  guidu
    Ph., G.AdC







    SILENCE DU TEMPS
    (extrait)






    et si l’on se demande parfois
    à quoi cela sert de parler
    lorsqu’innommable
    la violence de l’Histoire
    s’impacte dans les corps
    et dans les âmes
    c’est là justement
    qu’il faut noter
    ce qu’on n’ose prononcer

    la guerre des ombres
    l’exode des visages

    1915 Mouch
    jour après jour
    ces longues files effarées
    un peuple entier
    cherchant dans les montagnes
    une frêle dernière chance
    interminable chemin
    dans le désert
    où se grave son épitaphe

    1944 Céreste
    Roger Bernard gisant
    dans l’ombre d’un mûrier
    tournesol du maquis
    fauché avant l’heure
    coquelicot du Luberon
    enlevé à sa terre
    ses pétales jonchant la route
    gouttes de sang d’un partisan
    tombé pour nous

    1956 Budapest
    les chars faisant taire
    une révolution sans mots d’ordre
    sauf celui pour chacun
    de fourbir sa voix
    milliers d’antithèses
    ardentes à s’écrire
    versant l’acide
    de leur encre rebelle
    sur l’empierrante injonction
    des dogmes

    1991 Bagdad
    une nation interrompue
    par l’inintelligence des bombes
    au nom du prix du pétrole
    civilisation hébétée
    d’un tel contresens
    dunes d’adjectifs
    inhumés vifs
    sous l’impuissance verbale
    de la puissance du feu

    2002 Ramallah
    ce poids de ruines
    sur les paupières
    l’ombre arrachée
    aux forêts d’oliviers
    journalier l’héroïsme des lèvres
    sourdes au fracas des tanks
    qui rend sourd
    entre les barbelés
    perçant les tympans du ciel

    2013 Lampedusa
    l’eau qui se noie
    dans l’œil des réfugiés
    aux rêves échoués
    sur la grève
    aux noms écorchés
    sur les rochers
    leur âme restée au large
    et leurs visages
    flottant à jamais
    en surface de la mémoire

    2015 frontière hongroise
    d’heure en heure l’exil
    à travers champs
    la roue du sort voilée
    par les cahots des prés
    labourés de cohues
    innombrables sillons
    sans autres graines
    que les gouttes de sueur
    ensemençant la plaine

    et partout
    signes perceptibles des guerres
    la brisure des voix
    phrases écrasées
    sous les chenilles de l’Histoire
    les gestes nommant
    sans le dire
    la chair tuméfiée
    la tragédie du sang
    la terre enfouie
    obsidienne fichée
    dans le blanc des yeux

    ça et là
    sur la terre des chemins
    les pierres scintillant
    de rosée au soleil
    comme autant de larmes
    durcies dans l’herbe

    non
    rien de cela
    ne doit être
    passé sous silence

    […]



    Stéphane Juranics, Silence du temps, Poésie, éditions La passe du vent, 2020, pp. 23-28. Préface de Roger Dextre.






    Silence du temps




    STÉPHANE JURANICS


    S. Juranics © O. Alloyan
    Ph. © Olivia Alloyan
    Source





    ■ Voir aussi ▼


    le blog personnel de Stéphane Juranics
    → (sur le site des éditions La passe du vent)
    la fiche bio-bibliographique de l’éditeur sur Stéphane Juranics
    → (sur le site des éditions La passe du vent)
    la fiche de l’éditeur sur Silence du temps de Stéphane Juranics





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  • Ada Mondès | Orígenes | Origines


    Dans l’attente des choses inconnues Guidu
    Ph., G.AdC







    ORÍGENES





    Vengo de
    este país de sonrisas tácitas
    entre mujeres maestras de la noche
    piernas en el fuego
    que alumbraban con ojos de bruja
    en el nombre de la música de la luna llena de un
    ícono inventado
    o de los hombres fieles e infieles
    cujos hijos jugaban en lo oscuro de un techo abierto
    todas las luces allí el ruido el humo
    ladraban unos perros
    se rompía una botella de vez en cuando
    se calentaban los panes sobre las piedras de la fogata
    así pasaba la velada
    con el pelo ahumado
    las rodillas pacientes
    en la espera de las cosas desconocidas
    y todas sabían del tango
    del dolor y de la tierra
    esas heridas abiertas en el llanto
    sin quebrar el orgullo de la danza







    ORIGINES



    Je viens de
    ce pays de sourires tacites
    entre femmes maîtresses de la nuit
    les jambes dans le brasier
    qu’elles allumaient avec des yeux de sorcière
    au nom de la musique de la lune pleine d’une icône
    inventée
    ou des hommes fidèles et infidèles
    dont les enfants jouaient dans l’obscurité d’un toit
    ouvert
    toutes les lumières là-bas la fumée les bruits
    quelques chiens aboyaient
    une bouteille était brisée de temps à autre
    les pains se réchauffaient aux pierres du foyer
    la soirée passait ainsi
    l’odeur de feu dans les cheveux
    les genoux patients
    dans l’attente des choses inconnues
    et elles savaient tout du tango
    de la douleur et de la terre
    ces blessures qui s’ouvrent dans la plainte
    sans briser l’orgueil de la danse




    Ada Mondès, Le Droit à la Parole | El Derecho a la Palabra, poésie bilingue (textes translatés dans l’autre langue par l’autrice), MaelstrÖm ReEvolution, Collection Rootleg dirigée par Dante Bertoni, Bruxelles, 2020, pp. 24-25.






    Ada Mondès  Le Droit à la parole




    ADA MONDÈS


    Ada Mondès NB
    Ph. Source



    ■ Ada Mondès
    sur Terres de femmes


    J’écris pour vaincre les silences
    [Viajar con una hamaca] (extrait de Paysages cubains avec pluie)
    Puyo | El Valle (+ une notice bio-bibliographique sur Ada Mondès)




    ■ Voir aussi ▼


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  • Aurélie Foglia, Comment dépeindre

    par Angèle Paoli

    Aurélie Foglia, Comment dépeindre,
    éditions Corti, Domaine français, 2020.



    Lecture d’Angèle Paoli


    Vol Plané
    Aurélie Foglia, Vol Plané
    in « Grands sujets »
    70 x 90 cm
    Source








    UNE VIE IRRATTRAPABLE




    Comment dépeindre. Est-ce une interrogation ou bien une recommandation quant à la bonne voie à suivre ? Quelle acception la poète Aurélie Foglia a-t-elle voulu donner à cet infinitif ? Faut-il entendre celui-ci dans son sens originel, celui attesté dès le XIIIe siècle — « enduire de couleur » — ou dans l’acception à spectre élargi de « représenter, brosser, décrire » ? Ou alors faut-il tenir ce [dé] pour un préfixe privatif d’origine latine [dis], lequel désigne une privation, un éloignement ou une séparation ? Comment dépeindre ? S’agit-il de représenter ou de faire disparaître ? Peut-être l’un et l’autre simultanément. Ou bien l’un puis l’autre alternativement. Comme le suggère la suite de verbes :

    « décrire peindre écrire dépeindre désécrire. »

    Le titre choisi par Aurélie Foglia, Comment dépeindre, ne laisse en rien pressentir la réponse. La table des matières ouvre la voie sans être pour autant totalement explicite. Le recueil est en effet organisé en quatre temps, quatre Saisons. La subordination entre poésie et peinture y est affichée : « À la manière de la main » (Saison I), « Peindre avec la langue » (Saison III). Les trois premières Saisons évoquent les sens : le toucher, la vue (« Avoir à voir », Saison II), le goût. L’intitulé de la Saison IV est plus énigmatique : « Vous désarticulées ». Qui est ce « vous » ? Pour quels démembrements ? Explicite est la violence qui ressort de cet intitulé. Qui aiguille l’attention du côté de la disjonction et de la séparation. Il faut cependant attendre la lecture de la Saison IV pour que soit véritablement mise au jour la tragédie qui a fait basculer la poète du bonheur d’être, grâce à la peinture, à la douleur insurmontable engendrée par « l’œuvre de la violence ».

    Aussi faut-il voir dans ce recueil poétique, par-delà un cheminement ascensionnel vers la création et la naissance, une véritable catabase. Une chute brutale irréversible. Une descente aux enfers.

    Le poème en incipit de Saison 1 ouvre d’emblée sur l’univers de la peinture et pose en quatre vers initiaux l’essence du lien que la poète noue avec la toile :

    « devenir l’espace

    d’une toile personne

    qui creuse la peinture

    à mains nues ».

    Un désir/un projet, une symbiose, un acte, un outil.

    La poète développe par la suite, dans la manière graphiquement distendue des poèmes qui lui est propre, ce qu’il faut entendre par là. Manière d’être, manières de vivre et de peindre étant intimement accordées. La poète dit aussi ce qu’elle n’est pas, ce qu’elle se refuse à être et à faire. Ce qu’elle ose, sans retenue, sans réserve, avec détermination. Et ce désir, omniprésent, de faire corps avec sa peinture, de peindre avec son corps. Son travail — sa manière donc — est celui d’une exploratrice qui cherche à déceler ce qui se passe au tréfonds d’elle-même, au plus secret d’elle-même. Ce qui, pour elle, compte avant tout, c’est le geste, celui que lui dicte son corps. Ce geste qui lui permet d’aller de découverte en découverte. Et ce qu’elle découvre, c’est la prédominance en elle de l’intime et fusionnelle présence de l’arbre. L’arbre au centre, son désir le plus vital. Sa vérité.

    De poème en poème se précise l’art de peindre d’Aurélie Foglia. La poète s’affirme comme peintre en action dans son corps-à-corps avec la toile. Elle se fond à elle, respire par elle, en elle et avec elle, colle à la matière qui prend forme. La poète dépeint — au sens de « décrit » — étape par étape, le parcours franchi en symbiose avec l’acte de peindre : le choix de la toile, les essais, le rôle des doigts. Car, dans cette mise en œuvre, hors les doigts, il n’est nul pinceau, nul outil intermédiaire qui puisse prolonger la gestuelle du bras. Et les arbres de surgir avec la couleur. Et les verts de gagner en fluidité. De même les vers glissent-ils de l’un à l’autre sans outil grammatical de corrélation. De sorte que sont possibles plusieurs lectures, envisageables plusieurs interprétations selon la manière dont s’opère la lecture, le passage d’un syntagme à un autre. De sorte aussi que la lecture que l’on imaginait de prime abord discontinue, syncopée en raison des grands interlignages d’un vers à l’autre, se révèle être d’une grande fluidité. Rythmée par un flux intérieur qui rejoint l’intime. Ainsi de ces vers, parmi tant d’autres :

    « aimant tant sa masse de verts

    propulsée par les ciels et les cieux

    il n’y a personne

    comme un arbre pour être

    ce liquide fluide se prend

    pour un fleuve à l’arrêt

    débite son son sans fin ».

    La première Saison de cette action painting est une saison heureuse. La joie de créer s’accompagne d’une exaltation sensuelle. À faire surgir, à mettre au monde, à être soi-même mise au monde :

    « joie urgente

    pénétrée de silence

    sensuel piège

    la gestuelle d’elle ».

    Quelque chose survient qui part du regard, qui tournoie dans le regard. Une circularité qui a à voir avec la vie. Dans cette perception suraiguë, l’arbre joue pleinement son rôle. Il aiguillonne le désir, sert d’étais, tend ses appuis d’équilibre, accompagne le geste dans toute sa force et toute sa profondeur. Lors de cette élévation lente et progressive, Aurélie Foglia assure sa propre surrection :

    « j’ai un travail

    je caresse des arbres

    je fais pousser des arbres

    sous mes doigts

    le geste est

    celui du surgissement

    ils vont vite

    je les pousse » .

    De cette double et complice surrection (celle de l’arbre/celle de la peintre) naît la peinture. Et avec elle, l’affirmation que « dépeindre » est ici brosser « le portrait du paysage ».

    La seconde Saison, « Avoir à voir », place le regard au premier plan. Une saison qui s’affirme aussi dans ce qu’elle a de vif et de violent :

    « la joie jusqu’à

    la jouissance ».

    La saison, qui s’ouvre sur le « travail de marqueterie » de l’artiste, met aussi l’accent sur une « angoisse de joie », oxymore qui accompagne la descente de la poète en elle-même, en un lieu qui la tient à distance, dans un silence qui ne connaît pas les mots. Un avant et un après se dessinent, qui marquent un cheminement progressif tant sur le plan de l’art que de la méthode. La peintre prend des risques, elle ose, invente, se conforte dans les exigences de la liberté prise. Les couleurs éclatent, qui laissent entrevoir « un moi mal mélangé » (je souris au passage à la lecture de ce vers qui me fait songer à James Sacré). Avec le mimosa, arbre de prédilection, le jaune prend toute sa force, laquelle se dit dans ce vers quasi pesquésien (comment ne pas penser en effet aux jaunes du Juliau de Nicolas Pesquès ?) :

    « le jaune est la couleur de jouir ».

    Dans le même temps, ce regard ouvre l’espace sur le lien qui s’établit entre le mot et la chose qu’il est censé représenter, entre le mot et la couleur. L’écart ne cesse de s’agrandir. Peut-être la couleur réussira-t-elle là où le mot révèle son inaptitude ? Et pourtant non. L’expérience s’avère semblable. La peinture s’affirme comme reproduction, comme tentative de représentation, avec tous les écueils constitutifs de cet acte même :

    « si je reproduis un arbre

    ne se montre pas

    un arbre

    n’est pas un arbre ».

    […]

    « j’imite mais

    manque la réalité ».

    Peinture et poésie ? Un point commun lie poésie et peinture, peintre et poète. Dans l’un et l’autre actes de création, l’artiste s’expose, prend des risques. Dérange/déroge/« déloge ».

    Dans les toiles exécutées par la poète, l’arbre est bien au centre, tutélaire. Fondement du paysage existentiel d’Aurélie Foglia. Il est cet abri qui l’accueille tout entière, à la fois son double et sa nature profonde. D’où l’importance d’un geste dénudé, libéré de toute attache et par là-même fragilisé :

    « je veux peindre un tableau

    à l’aveugle

    réfugiée dans mon geste

    tâterai les membres de l’arbre

    long ensemble de traces

    se détacheront sur la feuille de moi ».

    Le geste est un geste refuge, livré à lui-même, uniquement consenti à lui-même pour faire advenir la femme dans sa pleine arborescence.

    Dans la troisième Saison, « Peindre avec la langue », la poète expose ce qu’elle n’est pas, ce qui est inné en elle :

    « je ne suis pas

    peintre à l’origine…

    viens de la bouche ».

    Sans doute la poète extériorise-t-elle, sous l’implicite du mot « bouche  », ce qui est en lien avec ce muscle étrange et ambigu qu’est la langue. Parole/parler/langue/écriture. Guetteuse de signes, habitée par un rituel inconnu, la poète dit sa jubilation. Elle « réinvente » ce corps et, au-delà, un « art scribal » qu’elle découvre dans le bonheur. Et ce bonheur passe par les yeux, dans la façon inouïe qu’ils ont de trouver dans les formes peintes une extravagance tout à la fois physique et mentale. Au cœur de cette jouissance onirique explosive-délirante, la peinture semble pouvoir supplanter un temps l’écriture. La poète se retire au profit de l’acte de peindre. Pourtant, peinture et écriture vont l’amble, un écho s’affirmant « entre peindre et poème ». L’écriture intervient, qui rend à la langue son pouvoir, met en branle une musique baudelairienne, fait surgir les accords, joue avec les silences et les points d’orgue :

    « l’émulation me prend

    comme une musique

    à la mer ».

    Peut-être, dans ce contexte musical, la couleur fait-elle aussi office de piment :

    « la couleur pique

    la langue ».

    Sons couleurs images se disséminent sur la page, ce qui n’empêche nullement le désarroi d’affleurer, l’abattement d’émerger :

    « je peine je peins

    je n’ai pas l’art ».

    Même si Aurélie Foglia définit son travail d’écriture comme « une sorte de journal d’ate/lier » ou encore une « chanson de gestes », sans cesse revient sous sa plume la question de la préséance. La peinture ? L’écriture ? L’écriture est première ; la peinture est venue après : « écrire m’a appris à peindre ». Mais davantage que l’écriture, la peinture a à voir avec le corps. Et l’on revient là à l’essentiel. Peindre avec le corps, c’est donner à la couleur sa fréquence cardiaque, son souffle vital, le souffle de la nature restaurée. C’est faire du corps lui-même une œuvre. La peinture prend le pas sur l’écriture, affirme sa toute-puissance :

    « peindre représente

    la possibilité

    de ne pas peindre

    avec des mots ».

    Là où la langue montre ses insuffisances, son inadaptation à dire, les doigts, eux, agissent, agiles à prendre la mesure du geste. La peinture, cet « art tellement tactile », met tous les sens en alerte. Il arrive parfois que s’accomplisse une complicité langue/doigts, et que se fasse l’osmose :

    « ma main peint

    avec ma langue peint

    à la main ».

    Jusque très avant dans le recueil, seule la relation intime de la poète avec l’arbre et la peinture est donnée. Une histoire qui s’inscrit dans le prolongement des hommes de la préhistoire :

    « ma pratique remonte

    à l’époque où l’homme avait plus

    de mains ».

    La poète chante dans ces trois saisons une genèse heureuse :

    « il a fait beau beaucoup

    au pays de peindre ».

    Avec la Saison IV se déploie la descente aux enfers. Quelque chose est advenu, qui n’avait pas donné de signes et qui plonge soudain la poète-peintre dans un profond désespoir. Les arbres sont désormais des « fantômes ». Impuissants, ils n’ont pu se défendre, ils ont été démembrés, « désart/iculés ». Détruits. Ils n’existent plus, se sont effacés. Réduits à l’état de cadavres. Désormais absents. Quelque chose s’est produit, qui tient de la tragédie. Privé d’images, privé des arbres et de leurs toiles, l’ouvrage devient un livre de deuil et les poèmes de la saison, un long thrène douloureux. Le titre du recueil fait irruption, porteur de son interrogation sans réponse :

    « comment dépeindre

    ce qui n’a plus d’existence ».

    Étape par étape se dit l’histoire de l’après-bonheur. Le récit d’un carnage survenu par une nuit d’hiver, en l’absence de la poète dans sa chambre-atelier. Éventration/défenestration/destruction. Un « articide » qui scelle le dénouement dramatique d’une relation d’un couple en proie à la violence conjugale. La vengeance d’un époux jaloux a eu raison de l’œuvre peinte

    « devenue

    son œuvre

    seule

    l’œuvre de la violence ».

    Comment survivre à cette douleur, comment dès lors exister tout en étant dépossédé de soi ?

    « je n’ai plus rien je suis

    en train d’être avalée

    par l’œuvre devenir

    impersonnelle ».

    Pour autant la vie se poursuit pour les autres. Dans l’indifférence ou l’incompréhension. Pour Aurélie Foglia, réduite à l’errance et à l’exil hors de chez elle et hors d’elle-même, la vie est devenue « irrattrapable ».

    Comment dépeindre, un recueil poétique fort. Bouleversant et beau.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Aurélie Foglia  Comment dépeindre




    AURÉLIE FOGLIA


    Foglia
    Source




    ■ Aurélie Foglia
    sur Terres de femmes


    [décrire peindre écrire dépeindre désécrire] (extrait de Comment dépeindre)
    Entrées en matière (lecture de Tristan Hordé)
    Entrées en éléments (extrait d’Entrées en matière)
    Gens de peine (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Gens ne s’appellent pas] (extrait de Gens de peine)
    [tic-tac de la pluie] (extrait de Grand-Monde)




    ■ Voir aussi ▼


    le site d’Aurélie Foglia
    → (sur le site des éditions Corti)
    la fiche de l’éditeur sur Comment dépeindre d’Aurélie Foglia





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  • Kimberly Blaeser | Manoominike-giizis


    Résister en dansant







    MANOOMINIKE-GIIZIS





    Ricing moon
    when poling arms groan
    like autumn winds through white pine.
    Old rhythms find the hands
    bend and pound the rice,
    rice kernels falling
    falling onto wooden ribs
    canoe bottoms filling with memories —
    new mocassins dance the rice
    huffs of spirit wind lift and carry the chaff
    blown like tired histories
    from birchbark winnowing baskets.
    Now numbered
    by pounds, seasons, or generations
    lean slivers of parched grain
    settle brown and rich
    tasting of northern lakes
    of centuries.







    MANOOMINIKE-GIIZIS



    Lune du riz*
    quand les bras poussant sur les perches gémissent
    pareils aux vents d’automne dans les pins blancs.
    Des rythmes anciens trouvent les mains,
    courbent et battent le riz,
    les grains tombent
    tombent sur des côtes en bois
    au fond des canoés qui se remplissent de souvenirs —
    des mocassins neufs dansent le riz
    les soupirs de l’esprit vent lèvent et portent la balle
    soufflée comme des histoires fatiguées
    depuis des paniers d’écorce de bouleau.
    Maintenant numérotés
    en grammes, saisons, ou générations
    de maigres éclats de grains séchés
    s’installent bruns et riches
    ayant le goût des lacs du nord
    le goût des siècles.




    Kimberly Blaeser, « Manoominike-giizis » [« II. Hunger for Balance », Copper Yearning, Holy Cow Press, Duluth, Minnesota, 2019, p. 45], in Résister en dansant | Ikwe-Niimi : Dancing Resistance, édition bilingue, éditions des Lisières, Nyons, 2020, pp. 36-37. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Béatrice Machet.



    _____________
    * Les Indiens ne divisaient pas l’année en mois mais en lunes. Le nom de chaque lune était donné en fonction d’un événement marquant se déroulant pendant cet intervalle de 28 jours.






    Résister en dansant 3




    KIMBERLY BLAESER


    Kim-blaeser-homepage
    Source




    ■ Voir aussi ▼


    le site de Kimberly Blaeser
    → (sur Terre à ciel)
    une lecture de Résister en dansant par Jean Palomba





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  • Jeanne Bastide, Un déjeuner de soleil



    Bastide Guidu
    Ph., G.AdC







    UN DÉJEUNER DE SOLEIL
    (extrait)




    Je suis la femme qui regarde son passé, se tourne vers le futur, puis se retrouve à l’envers. Oui, à l’envers. À l’extérieur d’elle-même. Comme un gant. Mon cœur à vif, les poumons prennent l’air goulûment, mon sang ne fait pas qu’un tour. Il s’en donne à cœur joie, le sang, à circuler ailleurs que dans des chemins tout tracés.
    Et les pensées en plein air — aérées. Des idées royales — un lion, une lionne devenue. L’espace s’agrandit à la mesure de mon regard. Ne sais pas où je vais. Mais je sais que l’envers peut se mettre à l’endroit.


    […]


    Aujourd’hui.
    C’est le jour où quelque chose s’accomplit.
    Il y a un chemin qui dit son cheminement, un oiseau son vol et toute la contrée est fleurie de paroles.
    Les mots sont matière aérienne, quand ils se plantent deviennent parfois banderilles.
    Non, il ne suffit pas que les saisons se renouvellent.
    Encore faut-il savoir que la fin n’est jamais la fin. Tout se renouvelle.
    Savoir que le vent en nous, appelle.
    Que le silence est fait de petits bruits.
    Et qu’il faut s’absenter de soi pour être dans la création.
    Il faut que les morts nous accompagnent.
    Nous poussent, nous tirent, nous bousculent avec l’injonction d’aller jusqu’au bout de nous-mêmes… À la limite du vivant.
    Il faut que le soleil soit dehors et dedans.
    Que la terre tourne malgré notre désir de rester immobile. Accepter de trébucher contre trop de lumière. Inviter le rire et sa houle. Récoler les graines de la main tendue.
    Et en faire un pain à partager.



    Jeanne Bastide, Un déjeuner de soleil, L’Amourier éditions, Collection Thoth, 2020, pp. 52, 58.





    Jeanne Bastide  Un déjeuner de soleil




    JEANNE BASTIDE




    Jeanne Bastide
    Source





    ■ Jeanne Bastide
    sur Terres de femmes


    Un déjeuner de soleil (lecture d’AP)
    [comme si le temps] (poème extrait du Jour se déplie)
    Intimité de la lumière (extrait)
    La Fenêtre du vent (lecture d’AP, parue dans la revue Europe)
    La nuit déborde (lecture de Michel Diaz)
    La nuit déborde (lecture d’Alain Freixe)
    Lucarnes (lecture d’AP)
    Rouge enfance (lecture d’AP)
    [La petite fille du passé] (extrait de Rouge enfance)
    Un silence ordinaire (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions L’Amourier)
    une page consacrée à Un déjeuner de soleil de Jeanne Bastide






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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Michel Diaz | [de tourbe]



    Olivia Rolde 2
    Olivia Rolde, Road movie underground
    in Michel Diaz, Offrandes Olivia Rolde,
    Thi lùu éditions, 2020, page 24.
    Source








    [DE TOURBE]




    de tourbe
    de cailloux de sable
    de racines d’écorce de sève
    de ronces d’arc-en-ciel de nuages

    de rameaux convulsifs
    de feuilles pourrissantes sous des lunes amères
    et de miroitement d’étangs éblouis de clarté
    de flexion d’âme d’agonie glaciaire

    de lichen de vase d’eaux sales
    de noces indécises et d’oiseaux de glaise
    de soleil blanc d’étoiles mortes
    de plaintes telluriques
    et de pierres vives

    de chemins traversés
    de vent et de vols de ramiers
    d’éclairs calligraphiques et de songes furtifs
    de moellons muets et de remparts aveugles

    d’échos de mer
    d’algues visqueuses
    de stridences de sauterelles
    de chants barbares et de cris d’exil

    d’appels de fond d’entrailles
    d’yeux coulés dans la chaux
    de nerfs de sang et d’os

    — être devant
    et être tout ce qui est


    comme un pauvre parmi les pauvres
    dans l’offrande du jour immense

    comme une branche est dans le feu



    Michel Diaz, « écrire, peindre », Offrandes Olivia Rolde, Thi lùu éditions, 37540 Saint-Cyr-sur-Loire, 2020, page 25. Préface de Daniel Leuwers.





    Michel Diaz Offrandes




    MICHEL DIAZ


    Michel Diaz
    Source




    ■ Michel Diaz
    sur Terres de femmes


    Comme un chemin qui s’ouvre (lecture d’AP)
    Ce qui gouverne le silence (extrait de Comme un chemin qui s’ouvre)
    clair-obscur (extrait de Lignes de crête)
    Le Verger abandonné (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    le site de Michel Diaz
    le site d’Olivia Rolde




    ■ Notes de lecture de Michel Diaz
    sur Terres de femmes


    Jeanne Bastide, La nuit déborde
    Alain Freixe, Contre le désert
    Françoise Oriot, À un jour de la source





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Claudine Bohi | [à force de mots sur la peau]


    à force de mots
    Ph. Fabrice Feuilloley







    [À FORCE DE MOTS SUR LA PEAU]



    à force de mots sur la peau
    nous finirons
    par l’habiter

    nous la porterons
    plus loin

    nous lui donnerons
    son nom



    tu cherches
    dans ce grand paysage
    de la peau

    ce qui la dessine
    et qui la recommence

    ce qui ouvre le secret



    sous la peau
    ce frémissement
    cette montée de sève
    cette trace d’une immensité
    acquise
    revenue là
    retrouvée
    comme en la bouche
    cette parole
    imprononçable
    et qui sait




    Claudine Bohi, Parler c’est caresser un corps, éditions du Petit Flou, Collection « Dans la cour des filles », 27, 2020, s.f.





    Claudine Bohi  Parler c'est caresser un corps
    Ph. Fabrice Feuilloley




    CLAUDINE BOHI


    Claudine Bohi 2
    Source




    ■ Claudine Bohi
    sur Terres de femmes


    [brouillard n’est pas absence] (poème extrait d’Éloge du brouillard)
    Secret de la neige (poème extrait de L’Enfant de neige)
    Et cette fièvre qui demeure
    [Duels de lumière] (poème extrait de La plus mendiante)
    Le funambule sans son fil (poème extrait de Même pas)
    Mère la seule (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [je laisse tomber le mot maman] (poème extrait de Mère la seule)
    L’invisible (poème extrait de Mettre au monde)
    Naître c’est longtemps (lecture d’AP)
    Naître c’est longtemps (lecture de Philippe Leuckx)
    Corps levé (poème extrait de Naître c’est longtemps)
    [L’eau son puits étrange] (poème extrait d’On serre les mots)
    [La raison sort toujours de l’irrationnel] (poème extrait de Rêver réel)
    Une lumière de terre (poème extrait d’Une saison de neige avec thé)
    Claudine Bohi | Philippe Bouret, Cet enfant sans mot qui te commence (lecture d’AP)
    Claudine Bohi | Olivier Gouéry [Voici donc le matin]
    → (dans l’anthologie Terres de femmes)
    si ce n’est pas trembler




    ■ Voir aussi ▼


    → (dans la poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Claudine Bohi
    → (sur le site Le Graal Maison des écritures)
    la page sur les éditions du Petit Flou
    → (sur Terre à ciel)
    Le Petit Flou (entretien avec Fabrice Feuilloley par Cécile Guivarch)





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    » Retour Incipit de Terres de femmes

  • Mireille Fargier-Caruso | [Tu avances]


    Sylvie Touzery originale 2
    Ce lointain inachevé, édition de tête
    incluant une œuvre originale sur papier de Sylvie Touzery
    en deuxième de couverture.








    [TU AVANCES]



    tu avances dans un hiver irréversible
    ta marche rythmée
    aux battements de ton cœur

    tu avances
    comme si tu pouvais aller tranquille
    vers la couleur du soir

    t’enraciner une fois pour toutes
    dans un présent au poids de neige

    graver tes empreintes
    avec tes pas dans la neige puis
    t’accueillir là
    dans le silence

    un accord blanc dans le paysage

    tu marches
    sans pouvoir faire demi-tour

    tu as la fatigue des oiseaux sur le givre




    Mireille Fargier-Caruso, Ce lointain inachevé, éditions du Douayeul, Les Carnets du Douayeul, 59500 Douai, 2020, page 7. Accompagnement plastique de Sylvie Touzery.





    Mireille Fargier-Caruso   Ce lointain inachevé




    MIREILLE FARGIER-CARUSO


    Mireille Fargier-Caruso  portrait NB
    Source




    ■ Mireille Fargier-Caruso
    sur Terres de femmes


    L’arôme du silence
    Ces gestes en écho (lecture d’AP)
    silence d’avant le souvenir (poème extrait de Ces gestes en écho)
    Comme une promesse abandonnée (lecture de Michel Ménaché)
    [D’un coup de dent soudain] [L’hiver avance] (extraits de Comme une promesse abandonnée)
    Entendre
    Gorgée d’eau pour les lèvres sèches
    [S’arracher] (poème extrait d’Un lent dépaysage)
    [sur la plage] (poème extrait de Couleur coquelicot)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    On a vingt ans




    ■ Voir aussi ▼


    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Mireille Fargier-Caruso
    le site de Sylvie Touzery





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