Étiquette : 2021


  • Albertine Benedetto | [Si calme le piano]



    PIANO
    Ph., G.AdC





    [SI CALME LE PIANO]




    Si calme le piano
    s’ouvre à la vie nocturne
    de bois rêvés où se perd
    un rossignol

    une plainte lancine au cœur
    des arpèges qui s’affolent
    une dissonance plombée
    d’un accord lourd

    mais la nuit mélodieuse
    suit son chant étoilé
    le pas lent des amants
    s’y glisse en rêvant

    Le rossignol éperdu, Reynaldo Hahn

    L’espoir d’Orphée
    se fit rossignol
    pour lui ouvrir la nuit compacte de la mort

    ce soir encore
    le chant
    cartographie l’espace
    desserre l’ombre
    ouvre des chemins

    les oiseaux
    apprivoisent le silence
    qui se met à briller

    autour
    la nuit reflue prairie d’avril
    où ruisselle le chant

    des hommes migrateurs
    ont cherché ailleurs
    des routes marines

    leurs ailes trouées
    d’un espoir trop lourd
    leur bouche désertée
    muette sous la mer




    Albertine Benedetto, Sous le signe des oiseaux, éditions L’Ail des ours/n°8, Collection Grand ours, 2021, pp. 34-36. Œuvres de l’artiste Renaud Allirand.





    Benedetto couv3




    ALBERTINE BENEDETTO


    Albertine Benedetto.
    Source




    ■ Albertine Benedetto
    sur Terres de femmes


    [Ordinaire] (extrait du Présent des bêtes)
    Glottes (extrait de Glossolalies)
    Vider les lieux (lecture d’AP)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Baltique




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Recours au Poème)
    une notice bio-bibliographique sur Albertine Benedetto





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  • Françoise Ascal | [je vous devine]


    [JE VOUS DEVINE]




    je vous devine enveloppé dans l’un de ces grands manteaux
    que vous avez peints tant de fois dont vous avez observé les
    drapés les retombées les plissements

    dans leurs circonvolutions vous dissimulez des formes végétales organiques charnelles vous êtes le peintre du caché du secret du crypté vous déployez un filet d’analogies lamelles de champignons chevelures ruisselantes d’eau vive pouces et index en forme de verges coquillages fendus comme sexes féminins mains feuilles écorces visages veines animaux pierres failles variations d’une même entité

    tous les linéaments du monde se rejoignent
    Paracelse le médecin philosophe théologien l’avait déjà
    exprimé
    pas de rupture entre corps et paysages
    les lignes se poursuivent s’interpénètrent
    le monde est un vaste réseau d’une seule étoffe
    régi par un ordre secret que votre œil ne cesse de traquer

    pas de rupture non plus
    avec la trame sonore
    que libèrent
    panneau après panneau
    vos couleurs

    entendez-vous

    cris sanglots gémissements litanies murmures
    violes de gambe violes de bras polyphonies

    du concert des anges
    aux chants funèbres
    de la mélopée des paroles accordées
    au tintamarre des démons
    vibre dans l’air
    une partition secrète

    au pied de la croix
    sous la terre muette
    germent de futures leçons de ténèbres…




    Françoise Ascal, « III – L’homme ordinaire », Grünewald, le temps déchiré, éditions L’herbe qui tremble, 2021, pp. 42,44. Dessins de Gérard Titus-Carmel.





    Ascal-grunewald




    FRANÇOISE ASCAL


    Francoise Ascal par Michel Durigneux
    Ph. © Michel Durigneux




    ■ Françoise Ascal
    sur Terres de femmes


    Des voix dans l’obscur (lecture d’AP)
    [tu aurais voulu l’oublier] (extrait de Des voix dans l’obscur)
    [longtemps j’ai mâché | vos grains de grès](extrait d’Entre chair et terre)
    [Carnet, 2004] (extrait d’Un bleu d’octobre)
    [Carnet, 2011] (autre extrait d’Un bleu d’octobre)
    Levée des ombres (lecture d’AP)
    Lignées (lecture d’AP)
    [Je ferme les yeux et laisse le mot venir] (extrait de Lignées)
    Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Mille étangs
    L’Obstination du perce-neige et Variations-prairie (lectures d’AP)
    Rouge Rothko
    16 juillet 1796 | Françoise Ascal, La Barque de l’aube | Camille Corot
    5-10 août 2017 | Françoise Ascal, L’Obstination du perce-neige




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions L’herbe qui tremble)
    la page consacrée à Grünewald, le temps déchiré






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  • Françoise Clédat, Mi(ni)stère des suffocations

    par Angèle Paoli


    Françoise Clédat, Mi(ni)stère des suffocations,
    éditions Tarabuste, 2021.



    Lecture d’Angèle Paoli


    « LE TEXTE QUAND IL SE TAÎT »




    Mystérieusement intitulé Mi(ni)stère des suffocations, la dramaturgie que met en scène Françoise Clédat dans ce nouveau recueil poétique est une dramaturgie de la vieillesse. « On dirait que ce serait un théâtre de vieillesse », écrit-elle dans l’incipit de l’ouvrage. Par cette phrase introductive, la poète se glisse dans la peau d’une enfant qui s’apprête à mimer une réalité dans laquelle elle s’improvisera à la fois metteuse en scène, actrice et « fatiste ».

    Par ce terme de « fatiste » la poète se définit comme autrice de « mystère » — au sens médiéval du terme — et inscrit son projet dans la lignée de la littérature du Moyen Âge. Dans le préambule qui vise à expliciter la démarche qu’elle a mise en place pour donner sens à sa recherche et à l’écriture qui en découle, Françoise Clédat retrace avec concision mais avec clarté l’histoire du genre littéraire des « mistères » médiévaux, pièces d’inspiration religieuse destinées à être montrées sur le parvis des églises. C’est à partir d’un canevas de multiples fois exploité que les auteurs de « mistères » composaient leur pièce. Il ne s’agissait pas tant d’inventer « un sujet nouveau » que de renouveler le thème exploité « à partir d’un texte préexistant ». Prenant appui sur des données médiévales mais les bousculant en introduisant une voix de femme dans un genre littéraire exclusivement pratiqué par la gent masculine, la « fatiste » se propose de donner à voir et à écouter la pièce de sa propre vie, laquelle la conduit au « théâtre de vieillesse ». Ne pouvant réinventer sa vie, elle en « entreprend la réécriture. »

    Mi(ni)stère des suffocations semble donc écrit « pour être joué/représenté. » Ce que confirme la présence récurrente des didascalies. Ainsi par exemple de MAISON 1/1 :


    « […] Faisceaux de lumière sporadiques : tandis que la pénombre reste dominante où sont les spectateurs, on voit que des silhouettes bougent derrière la translucidité provoquée de l’écran
    Incluses furtives dans le paysage, elles sont trois, parfois deux
    Petites ou grandes tour à tour, selon qu’elles s’approchent ou s’éloignent


    […]


    Trois voix off superposées s’emparent du texte à leur gré sans souci de cohérence de rythmes et d’élocution, débuts et fins aléatoirement décalés… »


    Ou encore, plus loin dans le recueil, ces « Notes sur les didascalies, 1 »,


    « L’écran se rallume


    Le texte sur l’écran

    ne se distingue pas des didascalies


    Les voix reprennent, brouillées

    A la nette visibilité des colonnes du texte

    correspond le brouillage des voix… ».


    Avec sous les yeux le théâtre de son propre amenuisement physique, lisible dans le regard des autres, la poète met en scène, selon une répartition en trois actes — MAISON 1, 2, 3 —, les expériences, interrogations et perspectives que cette vita nova qu’est le grand âge explore. Le « théâtre de vieillesse » de Françoise Clédat examine les « variations » et « avatar.e.s » auxquelles « les actrices… seront présentes en même temps dans chaque maison, et l’autrice (fatiste) avec elles, sans avoir à se déplacer. » Ce, conformément aux « mistères » médiévaux qui se déroulaient « selon le principe de décor multiple simultané » qui s’appuyait sur une « scène … divisée en plusieurs petites constructions juxtaposées appelées mansions
    Ou maisons. »

    Et comme pour s’exhorter à s’aventurer dans le monde impitoyable qui s’avance, Françoise Clédat prend appui sur une réplique d’Eurydice dans Ombre d’Elfriede Jelinek (citée en exergue de Maison 1 : « (…) il faut enfin que j’y entre, que je pénètre le vrai, l’obscurité sans recours ».

    Ces trois maisons donnent à voir — en trois tableaux et trois décors très différents — mais plus encore à entendre, sur le mode polyphonique, les liens étroits qui unissent la poète à d’autres femmes. Ses deux aïeules et l’enfant qu’elle fut (Maison 1) ; Christine de Pisan et Margaret Cavendish (Maison 2) ; Blanche Moreau, « jeune fille de 90 ans », consignée dans son EHPAD (Maison 3).

    Dans la première Maison, sise dans un décor rural de chemins creux et de forêts « dérobant au regard les marcheuses encloses », la « fatiste » revient sur son passé et sur ce moment fondateur de l’enfance où se joue l’écriture. Ce moment « augural » accroché à un souvenir qui lie l’enfant de jadis à ces « deux paysannes ses aïeules » constitue le premier acte. Une composition en cinq scènes où la lectrice met au jour l’instant de la suffocation autour duquel va se nouer l’écriture ; instant douloureux de « l’engloutissement » ; de la fermeture et de la séparation. De l’écriture de cette séparation inéluctable et définitive, il faut accoucher parce qu’elle est « écriture fondatrice (anamnèse du mistère). En cela texte (unique). Écriture qui draine avec elle « l’intolérable » et ramène au premier plan la nécessité d’une narration filiale qui ne peut cependant s’exprimer sans suffocation :

    « Se calmer. Reprendre souffle. Étaler la narration. Dire.
    Simplement le dire : elles étaient mères et filles les aïeules. Une permanence qu’elles lui découvraient, si vieilles, jamais domptée, que sa propre existence n’accroissait ni ne déterminait. Ni une mère seule, ni une fille seule, mais mère et fille dans la violence indomptée de se séparer, cela entre qui s’engendre, et elle, l’enfant caduque
    soudain
    sa propre substance d’entre fille et mère d’elle expulsée,
    volée, hors d’elle exhibée, n’étant plus alors d’aucune
    mère la fille, ne l’ayant à cet instant jamais été
    mais cela que les très vieilles lui découvraient… ».


    La seconde Maison met en vis-à-vis — et presque en superposition tant elles se ressemblent au-delà de ce qui les oppose — deux femmes dont la vie a été vouée à l’écriture. Vouée à défendre cette « utopie » d’une écriture possible sous la plume d’une femme. La poète Christine de Pisan/Pizan (1364-1431), « première femme à vivre de son métier d’écrivain » ; Margaret Cavendish (1623-1873) « première femme à revendiquer, en Angleterre, le statut d’écrivain… ».

    Françoise Clédat prête sa voix à chacune de ces deux femmes en qui elle se reconnaît — « Christine, Margaret, mes autrement nommées » — dont elle prolonge les aspirations. Tout en élargissant son propos et en donnant à entendre d’autres voix de femmes qu’elle convoque, comme en apartés, en contrepoint des scènes. Voix identifiables par les italiques. Siri Hudsvedt (alias Harriet Burden) dans Un monde flamboyant ; Andrea Tarnowski pour Christine de Pisan, Le Chemin de longue étude ; Line Cottegnies pour sa traduction du Monde glorieux, œuvre de Margaret Cavendish. Elfriede Jelinek. La Sybille de Cumes et Eurydice. Des voix masculines font aussi irruption dans ce chœur féminin : Michel Foucault, Didier Lechat, médiéviste, Thierry Thieu Niang, danseur et chorégraphe, Clément Rosset, René Descartes, Patrick Chamoiseau, Virgile, Ovide, Jean de Montreuil, Jules Supervielle.

    Cependant, le lien de la « fatiste » avec ses personnages ou avec ses aïeules apparaît à plusieurs reprises dans les différentes scènes et tableaux qu’abrite la Maison 2. Ainsi peut-on lire les difficultés que celle-ci rencontre dans sa relation aux corps des deux femmes :

    « C’est sur moi que je trébuche et tombe – dit la fatiste dans l’obscurité tombant sur les découpes de Christine et de Margaret et s’y prenant les pieds ».

    Ou encore dans cet aveu touchant aux difficultés théâtrales — tableau 3 de la scène 2 (Sociologie du théâtre de vieillesse) — la lectrice que je suis retrouve réunies les six personnages féminins que sont la fatiste, l’enfant qu’elle fut, les deux aïeules, les deux poètes féministes :


    « Le texte résiste à la représentation

    […]


    Comment continuer le jeu d’être et faire* si l’apparence

    devient ombre

    de l’ombre de soi s’accrochant à l’ombre de

    Christine et Margaret comme

    enfant à la main de ses aïeules »** .


    Les astérisques de cet extrait renvoient chacun à une citation tirée du roman de Siri Hudsvedt, Un monde flamboyant. Citations qui permettent à la fatiste de parler d’elle-même, de sa propre sensibilité, de ce qui travaille en elle. De manière indirecte ou détournée ; de se cacher, en définitive, derrière les mots de la romancière Siri Hudsvedt, et, ce faisant, de se dévoiler tout en se cachant :

    ** « Je veux me cacher et pleurer et m’accrocher à ma mère. Mais nous en sommes tous là. »

    L’évidente particularité de cette seconde « Maison » est qu’elle met en scène « la polyphonie de l’écriture poétique », telle que la définit Laurence Dahan-Gaida :

    « La polyphonie de l’écriture poétique (…) rassemble, en un montage hétéroclite, une multitude de savoirs et de langages incompatibles, de traces mémorielles et de fragments textuels relevant de logiques et de temporalités différentes. »

    Une polyphonie (déjà présente en Maison 1 avec les didascalies, les annexes, les « Notes » — « sur les didascalies » / « sur la disparition du paysage » / « sur le théâtre de vieillesse » —) qui rend compte non seulement des voix en présence mais aussi de la pratique textuelle de la fatiste. Laquelle procède par « montage ». Ainsi, au corps du texte théâtral, viennent s’ajouter d’autres types de textes, « de tonalité explicative et référentielle » qui satellisent le texte premier. Non pour l’enclore à l’intérieur de lui-même mais au contraire pour élargir les « possibilités d’échos et de rebonds. » (in Jean-Christophe Bailly, Saisir, Avant-Propos). C’est le cas des annexes (au nombre de 3 dans Maison 2) qui « participent, à l’instar des didascalies, du brouhaha accumulatif inhérent au théâtre de vieillesse, de son feuilletage mimétique. » À quoi il faut ajouter d’autres textes comme les « coda », les deux monologues et un texte unique intitulé « Parole de fatiste ».

    Le théâtre de vieillesse se construit comme un emboîtement de textes complémentaires, didascalies (en italiques), citations (en italiques), notes (numérotées).

    Maison 3 poursuit ce travail d’écriture du « théâtre de vieillesse » en s’inspirant d’une vidéo diffusée sur la chaîne Arte le 16 juin 2017. Réalisé par Valeria Bruni Tedeschi et Yann Coridian, le film — Une jeune fille de 90 ans — se déroule dans un EHPAD. La fatiste assiste, médusée, à un atelier de danse conduit par le danseur et chorégraphe Thierry Thien Niang, avec pour partenaire Blanche Moreau, 90 ans.


    « choc de cette vidéo, par où vieillesse hors soi projetée

    atteste l’intime en soi portée

    dont la portée étonne »

    écrit la fatiste dans le prologue.

    Les scènes s’enchaînent au rythme de « chansons à danser », révélant


    « l’être de Blanche et plus que

    l’être de Blanche

    une intégrité de l’être en chaque être


    […]


    — par delà l’apparence détruite

    — par-delà la réalité de la destruction ».


    Ainsi, derrière ce montage poétique complexe, qui fait appel à une grande diversité de moyens et ancre ses racines dans différentes époques de son propre cheminement culturel, Françoise Clédat donne à vivre, à voir et à entendre une pluralité de voix. Lesquelles nourrissent de manière riche et ouverte la réflexion sur l’écriture et le corps, le corps et le temps.


    « Chaque texte est un corps

    chaque corps une maison »

    écrit la poète dans le préambule de son théâtre.


    Elle clôt son recueil sur ces mots admirables qui jettent un défi à la mort :


    « On dirait

    Le texte quand il se tait est un visage qui ne vieillit pas ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Françoise Clédat  Ministere des suffocations 2



    FRANÇOISE CLÉDAT


    Françoise Clédat





    ■ Françoise Clédat
    sur Terres de femmes


    [Se calmer. Reprendre souffle] (extrait de Mi(ni)stère des suffocations)
    L’Adresse de Françoise Clédat / Portrait d’Iseut en survivante [lecture de Marie Fabre]
    Quoi de toi mort quand mort ? (extrait de L’Adresse)
    La nuit de l’ange (lecture d’AP sur L’Ange Hypnovel)
    L’Ange Hypnovel (extrait)
    A ore, Oradour (lecture d’Isabelle Lévesque)
    EtnaXios, autour de l’oiseau-fauve-vautour [lecture d’AP sur EtnaXios]
    (où le chant sans l’organe) (extrait d’EtnaXios + notice bio-bibliographique)
    Gemelle [extrait d’Ils s’avancèrent vers les villes]
    Ils s’avancèrent vers les villes (lecture d’AP)
    [Disparition] (extrait de Petits déportements du moi)
    Rivière et Alaskas (lecture d’AP)
    Une baie au loin (Turnermonpère) [lecture d’AP sur Une baie au loin (Turnermonpère)]
    (maintenant je git)[extrait d’Une baie au loin (Turnermonpère)
    Du jour à personne
    → (dans l’anthologie Terres de femmes)
    Je vis une histoire d’amour
    → (dans la galerie Visages de femmes de Terres de femmes)
    le Portrait de Françoise Clédat (+ un extrait d’EtnaXios)





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  • Marie-Hélène Prouteau | Voir Pont-Aven



    VOIR PONT-AVEN
    (extrait)





    Gauguin s’arrête de peindre. On fait la pause. Elle est autorisée à regarder. C’est pour elle, tout ça ? semble dire la bouche entrouverte de Madeleine. Ce visage, ce corps sur la toile, tout ce qui vient de surgir là, quelle émotion ! Incrédulité, doute, éblouissement ? Ce visage fin et grave peint par cela a bien l’air d’être le sien. Mais avec la chevelure qu’il lui a fait relever, ces yeux fendus en amande, paupière mi-close, cette peau si blanche, elle se trouve l’air d’une dame de haute lignée. Elle a la sensation d’une caresse. Sûrement, l’arrondi des formes, celles du visage et du vêtement et quelques lignes droites seulement, la chaise, la plinthe, le cadre.

    […]

    Elle ne sait pas qu’elle a touché en lui une fibre ancienne. Cet œil, souligné de khôl, l’autre étant à peine suggéré, le peintre est allé le chercher au plus profond de lui-même. N’est-ce pas, celui, énigmatique, de la mère de Gauguin qui, à Lima, portait la traditionnelle mantille noire couvrant tout le visage et ne laissant voir qu’un seul œil ? Cet œil caressant, impérieux à la fois ne l’emporte-t-il pas quelque part dans l’étrangeté exotique de son enfance péruvienne ? Au paradis délicieux d’un Paul Gauguin de six ans.

    Après la pause, Gauguin lui fait reprendre la même position, la tête posée sur la main qui lui donne une attitude songeuse. Celle qui lui est naturelle et familière.




    Marie-Hélène Prouteau, « Voir Pont-Aven » (chapitre X, extrait), Madeleine Bernard, La Songeuse de l’invisible, éditions Hermann, 2021, pp. 73-74.






    Prouteau Madeleine Bernard 2




    MARIE-HÉLÈNE  PROUTEAU




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Hermann)
    la fiche de l’éditeur sur Madeleine Bernard, La Songeuse de l’invisible
    → (sur le site Les Découvreurs)
    une lecture de Madeleine Bernard, La Songeuse de l’invisible par Georges Guillain
    → (sur Exigence : littérature)
    une lecture de Madeleine Bernard, La Songeuse de l’invisible par Pierre-Vincent Guitard
    → (sur Unidivers.fr)
    une lecture de Madeleine Bernard, La Songeuse de l’invisible par Jean-Louis Coatrieux
    → (sur le site de la revue Traversées)
    une lecture de Madeleine Bernard, La Songeuse de l’invisible par Corinne Welger-Barboza




    ■ Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes


    Le cœur est une place forte (lecture d’AP)
    L’Enfant des vagues (lecture d’AP)
    La Petite Plage (lecture d’AP)
    [Monde des limbes pris dans les houles] (extrait de La Vibration du monde)
    La Ville aux maisons qui penchent (lecture d’AP)
    Nostalgie blanche. Livre d’artiste avec Michel Remaud





    ■ Chroniques et lectures (26) de Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes


    Chambre d’enfant gris tristesse
    La croisière immobile
    Anne Bihan, Ton ventre est l’océan
    Jean-Claude Caër, Alaska
    Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba
    Marie-Josée Christien, Affolement du sang
    Yves Elléouët, Dans un pays de lointaine mémoire
    Guénane, Atacama
    Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime
    Cécile Guivarch, mots et mémoire en double
    Denis Heudré, sèmes semés
    Jacques Josse, Liscorno
    Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres
    Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…
    Jean-François Mathé, Prendre et perdre
    Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie
    Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
    Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
    Daniel Morvan, L’Orgue du Sonnenberg
    Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
    Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie
    Dominique Sampiero, Chante-perce
    Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
    Ronny Someck, Le Piano ardent
    Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
    Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même






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  • Guillaume Decourt | L’endroit


    L’ENDROIT




    C’est encore un train qui s’en va vers l’Est
    où les poissons se figent sous la glace
    où la grande femme à la chapka
    retrouve un homme qui ne la touche pas

    Déjà petit j’aimais les étrangères
    langues d’hier plus claires qu’aujourd’hui
    je les aimais sans le savoir
    sans savoir qu’elles étaient étrangères

    Je voudrais parler un peu de la France
    mais toujours quelqu’un me rappelle ailleurs
    Batsheva qui m’amusait Myriam qui me berçait
    En chantant l’appel à la prière

    Ailleurs cela me semble encore ici
    alors même que je suis immobile
    je leur demande chaque fois
    si c’est l’endroit d’où nous sommes partis




    Guillaume Decourt, À 80 km de Monterey 17, poèmes, éditions Æthalidès, 2021, page 27.




    Guillaume Decourt  Monterey 2




    GUILLAUME DECOURT


    Decourt 3
    Source




    ■ Guillaume Decourt
    sur Terres de femmes


    Le Cargo de Rébétika (lecture d’AP)
    Les Heures grecques (lecture de Sanda Voïca)
    Île (poème extrait des Heures grecques)



    ■ Voir aussi ▼


    → (sur lelitteraire.com)
    un entretien avec Guillaume Decourt
    → (sur Recours au Poème)
    une page sur Guillaume Decourt
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une notice bio-bibliographique sur Guillaume Decourt


    <



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  • Denise Le Dantec | [J’ai pris la perspective du rossignol]


    [J’AI PRIS LA PERSPECTIVE DU ROSSIGNOL]




    J’ai pris la perspective du rossignol

    Le saule s’est couvert de plumes d’argent

    Le jardin est entouré d’une haie. Sept, huit, fleurs plantées au sol
    — De multiples objets cristallins

    Un silence tracé dans les aigus (Je vois avec l’oreille)


    *

    C’est là que j’ai rencontré Michel L.
    Nous avons parlé de chèvrefeuille et de pluie — juste avant l’écriture
    « Votre robe, Madame, est un jardin »

    Des champs de sauges amères, d’absinthes et de centaurées

    (Une odeur de lilas prête à sourdre)


    *

    (Le ciel était vert
    A la surface de la rivière flottaient de minuscules bateaux
    avec des voiles de papier jaune paille

    Tout un vocabulaire d’oiseaux criards : océanie fulmar
    puffin macareux guillemot pingouin fou de bassan
    mouette sterne goéland cormoran


    *

    Le monde tournait.

    — Des bourgeons fendus. Des écorces

    — Des plumes. Des duvets


    *

    Nous avons parlé de l’expérience du sexe. De la « génération-LANGUAGE ». De la loi du rêve
    DE la POÉSIE CONCRÈTE
    J’ai répondu que j’écrirai sur l’automne ou sur rien

    Une petite prose… Un recueil ancien




    Denise Le Dantec, La Strophe d’après, Poésie, Les éditions SANS ESCALE, 2021, pp. 51-52.





    Dantec strophe 2
    DENISE LE DANTEC


    DENISE LE DANTEC
    Image, G.AdC




    ■ Denise Le Dantec
    sur Terres de femmes


    [Beau temps sur la planète] (extrait d’ENHEDUANNA)
    29 avril | Denise Le Dantec, L’Estran
    [« ceci est l’espace de la transparence »](poème extrait d’et je t’embrasse)
    Mémoire des dunes
    Mémoire des dunes (extrait de 7 Soleils & autres poèmes)
    [La Seine est verte] (extrait de La Seconde augmentée)
    La Seconde augmentée (lecture d’AP)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Où quand
    Guillevic | À Denise Le Dantec
    → (dans la Galerie Visages de femmes)
    le Portrait de Denise Le Dantec (+ un extrait de l’Encyclopédie poétique et raisonnée des herbes)





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  • Isabelle Alentour, Makapansgat

    par Philippe Leuckx


    Isabelle Alentour, Makapansgat,
    éditions La tête à l’envers, 2021.
    Peinture de couverture de Cécile A. Holdban.



    Lecture de Philippe Leuckx


    Que la perception d’une pierre-visage donne lieu à une phénoménologie poétique du quotidien, c’est la trouvaille heureuse de ce livre, dont le point de départ est ce galet australopithèque qui représente un visage.

    Quand l’âge vient et que la solitude pèse, on aimerait tant « conserver » des visages pour anéantir l’absence qui gagne.

    Dans ce recueil tendu comme une corde de tendresse à l’adresse du monde, la poète consigne un quotidien revisité par la grâce d’une attente, d’une forme. Qui sait ? D’un inconnu qui viendrait dans sa vie.


    Certains jours je n’ai pas le courage de penser

    J’observe le monde

    J’aimerais savoir nommer chaque chose



    Ma main tout près de lui

    sans le toucher

    mon regard au contraire


    La poète qui se tient « à l’aplomb de la blessure » sait atteindre le visage de l’autre, le marquer au sceau de l’inédite confiance ; elle fait halte dans la nuit pour que tout puisse revenir ; elle en garde « de petits cristaux de sel » et ce goût de l’enfance, du « partage de [s]on rire dans les embruns ».



    Quatre parties dans le recueil comme une progressive appropriation de l’autre, avec les questions, les réponses, les tressaillements ; l’écriture alterne les « je », « tu », les impératifs doux, l’intimité des formes et de l’écoute du plus âpre en nous :


    Entre les lèvres du regard

    la vitre embuée de nos solitudes


    Dans un sens de l’altérité retrouvée, le poème signe son périple : du galet initial à la conque que le poème offre quand il panse la solitude éprouvée.



    Un très beau livre, dont on sort revivifié.




    Philippe Leuckx
    D.R. Texte Philippe Leuckx
    pour Terres de femmes







    Alentour 3




    ISABELLE ALENTOUR
    [PELLEGRINI]



    Alentour portrait 2





    ■ Isabelle Alentour
    sur Terres de femmes


    [Je me sens vieillir] (extrait de Makapansgat)
    Louise (lecture d’AP)
    [Heures douces d’un après-midi d’été] (extrait de Louise)
    [Jamais d’abord, ni contre] (extrait d’Ainsi ne tombe pas la nuit)
    [Lac étal comme un épuisement] (extrait de Je t’écris fenêtres ouvertes)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    [Pour ne pas perdre la pluie]




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions La tête à l’envers) la page de l’éditeur sur Makapansgat d’Isabelle Alentour
    → (sur Terre à ciel) une page sur Isabelle Alentour [dont un mini-entretien avec Roselyne Sibille]





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  • Angèle Paoli, Lauzes

    par Marie Lagrange


    Angèle Paoli, Lauzes (récits et nouvelles),
    éditions Al Manar, 2021.
    Préface de Marie-Hélène Prouteau.



    Lecture de Marie Lagrange


    LAUZES  LAGRANGE [2814]
    Image, G.AdC





    Un certain vendredi d’avril, j’ai rompu avec la morosité du confinement et mis un terme à mes tribulations quotidiennes pour lire Lauzes d’Angèle Paoli. Quel voyage !

    Des retrouvailles en premier lieu : du goût de l’antésite avec, à l’ombre du mystérieux entrepôt proche de la maison familiale, l’image de la petite, minuscule entre le Père et l’Homme de la TAM, détenteur du breuvage à la réglisse, à la Collection Rouge et Or, ou aux pages du Petit Larousse illustré

    Des rencontres surprenantes… comme celle d’Aïta, figure féminine d’un autre temps…

    Des dépaysements avec, au détour d’une phrase, le surgissement de mots singuliers… Du « glaiseux » à la « petite voix qui frivole dans les arbres » ou aux « cristes marines », nous avons l’embarras du choix… Un vrai festival !
    Des attentes et des questions en suspens…

    Et puis la Vie, en particulier sous ses formes les plus menues, les plus secrètes, et aussi… l’omniprésence de la Mort… L’insolite, la nostalgie, la mort… Et tout un monde de contrastes : de la rusticité au raffinement — subtil jeu d’ombres et de lumière, veinules et irisations, palette des gris et des grenats, des roses et des mauves offerts par la nature —, du minuscule au gargantuesque, gastéropode géant, univers effrayant et fascinant des insectes. Tout un bestiaire ! Bref, on ressort de cette lecture tout ébaubi, à la fois mélancolique et heureux.

    Mélancolique sans doute parce qu’on sent plus que jamais en soi le cheminement de l’irréversible, l’emprise mortelle du temps, heureux parce que tout au long de ces pages faisant vivre sous nos yeux « des lézards filant au fil des lauzes », « de vieux murs enlacés par des lianes », « des arbres défeuillés », mélancolie, musique et beauté se mêlent intimement, heureux également parce qu’ici l’humour a lui aussi son mot à dire ; qu’il s’agisse de « gendarmes [les insectes !] occupés à copuler sans réserve », du portrait d’un bousier, « minuscule Sisyphe poussant sa bouse », de formules lapidaires : — « Elle déclenche Éole » —, témoin du regard amusé que la narratrice porte sur elle-même et ici, en l’occurrence, sur le mille-pattes qu’elle observe et qui « trottine », « hissant du col », insoucieux de la bourrasque à venir. Que le lecteur se rassure : aucune cruauté dans ces agissements.

    « Le vent se retire aussi soudainement qu’il est apparu et le minuscule myriapode reprend sa route comme si de rien n’était. »

    Le sourire est là, qui fait la nique au désespoir.


    Marie Lagrange
    D.R. Texte Marie Lagrange






    Lauzes couv 2







    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Al Manar)
    la fiche de l’éditeur sur Lauzes
    → (sur Terres de femmes)
    Angèle Paoli, Lauzes (lecture de Sylvie Fabre G.)





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  • Jean-Charles Vegliante | [Un petit garçon passe]



    [UN PETIT GARCON PASSE]




    Un petit garçon passe, je l’entends dire à sa mère : Quand Jésus est mort il n’a plus d’âge. Elle ne sait trop s’il faut sourire ou s’il a senti qu’elle déjà s’en va.



    Je ne sais trop ce que je fais ici, parmi ces pages qui menacent de s’entasser à côté de ma table, sans grand espoir d’envol. Le vent éditorial ne souffle pas dans leur sens, si tant est qu’il ait – ou qu’elles aient – un sens. Ni fragment désormais (c’était bon vers les années soixante-dix du siècle dernier), ni trésor autre qu’enfantin (ah, je me souviens de la merveille Stevenson, bien sûr, comme presque tout le monde : même pas marginal en cela, au moins). Ni assez à l’ouest, assez marginal. Dans la cour, l’habituel jacassement de divers geais et jeunes gens, le voisin passe parfois sa tête à la fenêtre, l’air courroucé, il n’a rien de mieux à faire. L’immeuble est une vaste ménagerie un peu déréglée on dirait mais ce n’est pas désagréable. Nous tendons tous vers le même estuaire n’est-il pas ? Avec un bref trésor de souvenirs. Passe un nuage, de plus en plus spectaculaire, si vous avez remarqué, avec la pollution de l’air.

    Comment fait-on pour écrire des proses de pure fiction, où sont, n’en quel pays les personnages auxquels nous nous attachons davantage parfois qu’à des êtres réels et qui pourtant nous disent « chers » ? Voici le tricentenaire de L’île aux trésors, cela semble incroyable, on l’aurait dit de cent ans plus jeune, au bas mot. Dans quel monde vis-tu, mon ami ? Veux-tu décrire ton écritoire, raconter tes descentes d’escalier ? Ou bien faire goûter ce que tu as aimé sous d’autres cieux, et que tu serais bien incapable de cuisiner, à qui n’a jamais rien mangé de tel ? Est-ce que toutes les faims (petites ou grandes) sont comparables ? Pour une nouvelle élégie, la mandarine vraie à peau claire, presque jaune, assez molle, à nombreux pépins en forme de larmes de stuc d’anciennes vierges villageoises, à la chair tendre, fragile, sensible aux moindres sauts de température, le fruit un peu affaissé, délicat, un peu fade comparé aux roboratives clémentines d’altitude qui ont envahi les marchés, ce modeste plaisir accompagnant les papillotes de fin d’année, cette tache de lumière dans la paille des crèches, a toujours l’odeur triste faussement mystérieuse de ton enfance. Légère déception, comme une excuse à essayer de nouveau et encore, l’écorce se détachant si facilement qu’il n’y a vraiment aucun effort à faire pour l’entamer, laissez fondre, jusqu’à ce que la gêne des autres convives nous fasse enfin abandonner le fruit démodé au profit de quelque vive orange, succulente mangue, enivrant litchi d’un lointain Orient dont la moire tapisse le revers des écorces craquantes, pour ne rien dire des laiteuses anones aux graines de nuit, de l’étrange grenadille ou fruit de la passion – tous tellement plus excitants, plus autres, lointains, chus d’arbres inconnus que nous ne pouvions qu’imaginer avant la facilité des voyages de loisir dits « démocratiques ». L’exotisme avait un côté naïf, comme d’un voisin rendu un peu inaccessible un temps par quelque chute de neige ou la crue qui avait emporté l’unique pont vers la rive d’en face. On parlait de poule des Pharaons (une pintade ocellée), de pomme du Portugal (l’orange banale), de fruit de Perse (la pêche blanche à chair se détachant facilement) et ainsi de suite, comme on dit toujours encre de Chine ou cèdre du Liban. Le monde semblait à portée, offert, accueillant, plein de mots. La mer Méditerranée était encore une sorte de grand lac salé, pacifique, parcourable et fertile. Les poissons de vif-argent, les cigales de mer, les longues bonites fuselées, les dentis solitaires ne se nourrissaient pas habituellement de chair humaine. Il avait vu une fois, cependant, d’élégantes crevettes écharner en quelques heures un cadavre immergé, une pierre au cou, par quelque ancienne mafia locale. À l’image d’Ulysse Odysseus, les rares naufragés du passé arrivaient toujours, semblait-il, à retrouver leur Ithaque, quand personne ne pensait plus à eux. S’il y avait des victimes, c’était comme ingrédients inévitables de toute aventure. Humains et autres vivants. On attendait toujours la suite, le bel avenir ; sans naïveté cependant, ni cynisme. Les mandarines, elles, attendaient sagement l’hiver pour revenir, mûres et lasses de leur saveur trop connue, sur les tables des fêtes, comme elles de saison. On finissait, parmi d’autres gâteries à peine moins prévisibles, par ne plus les remarquer.



    Jean-Charles Vegliante, Fragments de la chasse au trésor, Tarabuste éditeur, 2021, pp. 22-27.





    Vegliante couv 2





    JEAN-CHARLES  VEGLIANTE


    Jean-Charles Vegliante
    Source




    ■ Jean-Charles Vegliante
    sur Terres de femmes


    Celle qui dort… (extrait des Oublies)
    [Au fond de moi est un animal sauvage] (extrait d’Où nul ne veut se tenir)
    [La lente] [L’étourdie] [L’Africaine]
    Fenêtre (extrait de Trois cahiers avec une chanson)
    Où nul ne veut se tenir (lecture de Joëlle Gardes)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Recours au Poème)
    une notice bio-bibliographique sur Jean-Charles Vegliante (+ 6 poèmes choisis)





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  • Angèle Paoli, Lauzes

    par Sylvie Fabre G.


    Angèle Paoli, Lauzes (récits et nouvelles),
    éditions Al Manar, 2021.
    Préface de Marie-Hélène Prouteau.



    Lecture de Sylvie Fabre G.


    LAUZES




    Lauzes 3
    Ph., G.AdC




    Il y a des livres qui sont comme des univers multiples à explorer. Le recueil d’Angèle Paoli, Lauzes, qui vient de paraître aux éditions Al Manar, en ce printemps particulier qui est le nôtre, appartient à cette catégorie. On s’y promène à l’aventure d’un vécu-rêvé qui entremêle temps et lieux, et fond imaginaire, songe et réalité, nous faisant prendre la mesure de l’espace extérieur mais aussi intérieur de la poète. Son regard singulier, posé sur un monde qui la happe, la ravit ou l’agresse, a pour « seul mérite » d’éployer les sens et le sens dans l’écriture, de sertir des états et de partager des rencontres. Il suscite par là-même une parole empreinte de savoir, de passion et de nostalgie dont le pas des lecteurs buissonniers suit le chemin avec bonheur. Guidés par ces « lauzes » poétiques et picturales qui scandent le recueil du début à la fin, nous avançons à la découverte des 17 proses et des nombreux poèmes qui le constituent. Elles nous révèlent « les très riches heures » d’une vie qui contient en son sein « la promesse d’un ailleurs », et, sa porte une fois passée, leur libre déploiement dans la langue.

    Angèle Paoli, dont on connaît le goût pour la marche, aime, à la manière de Stendhal qu’elle cite en exergue, emprunter ces « petits passages avec des espèces de degrés formés par des morceaux de lauze, qui sont absolument droits » et que l’on trouve en Corse et dans certaines régions de montagne en Italie ou en France. Ils lui servent dans l’écriture à la fois de repères et de haltes où s’entend « la basse langue », écoute d’un pré-langage qui chante toujours en nous. Mais ici ces dalles verbales ont surtout pour fonction de nous mener au seuil des narrations et d’établir l’ancrage et le lien. Chaque pierre-poème est en effet ce « degré » à franchir pour accéder au « plaisir du texte ». Les peintures résonantes de Guy Paul Chauder les accompagnent par la force de leur matière et le délié de leurs écritures. Lauzes de vers, ces joyaux verbaux alliés à ses camaïeux de couleurs donnent un rythme musical à l’ensemble du recueil. Ils font vibrer un réel métamorphique, fruit des visions de la narratrice et du peintre. Voyelles glissantes, jeux des sonorités, levées d’images, mot-valise, lexique précieux, chacun d’eux évoque une saison, des pierres et des plantes, ou des animaux et des hommes, gens que croise la marcheuse. Par la main de l’artiste et la voix de la poète, surgit une mosaïque de matières, de lumières et de mouvements qui varient selon les lieux, les saisons et les espèces évoqués :

    lézards filant au fil des lauzes

    figuiers pansus enchevêtrés

    grillons crissant sous la feuillée […]


    *


    Cailloux grenus poncés luxés

    percés polis persépolis

    assourdie […]


    effritée par le temps


    Sous la plume d’Angèle Paoli, le monde est d’une beauté chatoyante, propre aux épiphanies et aux correspondances, mais aussi au mystère et au basculement. Si son approche en est précise, et même savante par sa culture, elle est souvent inattendue car elle pressent toutes ses réalités insoupçonnées. Elle nous confie observer « la vie qui s’ébroue et qui passe » dehors et en elle. « Elle en traque les images furtives », et nous offre ses trésors changeants, le secret de ses métamorphoses ou sa symbolique complexe. Ainsi, dans « Lucilia Caesar », où elle établit des passerelles improbables entre les règnes humain et animal :

    « Un petit air de brise marine soulève la feuille où je suis installée. Je me balance poussée par le souffle tiède qui berce le figuier me sens l’humeur d’une puce d’algues enivrée de sel et de bulles d’eau. […] J’ouvre un œil ».


    Cet extrait qui met en scène le soliloque muet d’un insecte montre la variété des points de vue adoptés par la narratrice. Elle peut épouser l’œil d’un myriapode ou s’extasier sur le vol gracieux d’une libellule. La vie des insectes et des plantes émerveille Angèle Paoli, mais leur monstruosité parfois la fascine à la manière de J. L. Giovannoni ou de F. Kafka. Dans tout le recueil elle joue du passage et déborde les identités, elle efface aussi les barrières du temps comme dans « La Vénus aux euphorbes » où la déesse lui apparaît dans le maquis corse sous les traits d’une belle endormie. Ses personnages, humains ou Dieux, appartiennent autant à l’éternel qu’à l’éphémère. Dans « Aïta » par exemple, les époques se télescopent dans le mirage sur une même plage en été d’une femme de la préhistoire et de « femmes en bikinis». Prétexte pour nous parler d’une féminité que l’auteur ne cesse de privilégier et d’interroger dans son œuvre.

    Présence de la femme donc, mais aussi choix des lieux sont déterminants pour l’auteure. La Corse et l’Italie, terres familières et aimées, tout en renvoyant à la structure en deux parties du recueil, plante le décor méditerranéen des récits et des proses. Leur unité, par-delà l’apparente hétérogénéité des genres et des thèmes traités, vient paradoxalement de cet ancrage originel et de la liberté de ton et d’écriture qui les lient.

    Dans la deuxième partie, « Ponte Mammolo : Roma gratis, » un de mes textes préférés, est morceau d’anthologie. Il fait alterner le français et l’italien, en racontant le déplacement ubuesque de la narratrice dans la Rome périphérique pour accéder à Tivoli où elle désire visiter la Villa d’Este. Avec humour, force et mélancolie, l’auteure nous plonge dans cette « Rome de la crise », où vivent les « travailleurs pressés », « les immigrés », les ragazzi di vita, chers à Pasolini. Dans cette banlieue, semblable à celle des années 1950 où il habita, nous dit la narratrice, elle fait l’expérience de « la débrouillardise » et d’une entraide dont elle ne finit pas de s’étonner. Le récit met en lumière tous nos maux contemporains dans le côtoiement des époques et des conditions, des langues et des cultures. Elle juxtapose ainsi la « Ville éternelle » des palais et des fresques, aux borgate populaires très pauvres. Et dans le texte suivant, c’est l’usine de son enfance, mise en regard avec une annexe des « Musées Capitolins », qui fait s’entrechoquer jeunesse et vieillissement, sculptures antiques et « chaudières et turbines ». Dans les deux cas, ce qui un instant les unit, nous dit la poète pensive, est peut-être « l’énergie éternelle du temps » et « l’éternel regard intérieur qui anime les âmes, par-delà le temps ». Rome en porte les marques.

    Ainsi, texte après texte, se dessine en filigrane une sorte de portrait de l’auteure, de ses territoires naturels, pensifs et affectifs, de ses élans et de ses désespoirs. Dans « Le jardin des Hespérides », on la devine au village, en Corse, « sur la terrasse au tilleul », en train d’écrire l’histoire de Jeanne, amie solaire, aimée par Nicolas de Staël. Récits à la troisième personne ou autobiographie assumée, la narratrice, tout au long de la lecture, se découvre méditerranéenne, amoureuse de son île et de toutes les formes du vivant, mais aussi femme de culture et d’art. Qu’elle se laisse aller à la rêverie face à la beauté d’un paysage ou d’un corps, qu’elle contemple une fresque de Piero dans la cathédrale d’Arezzo ou encore qu’elle se remémore son enfance et médite, mélancolique, sur la fragilité des êtres, sur la vieillesse, ou sur la mort comme dans « L’ange tombé du ciel », sa langue sait utiliser toute la palette des registres et des genres. Dans les récits autant que dans les poèmes, dans la narration et dans la description, dans les dialogues ou les monologues, Angèle Paoli n’hésite pas à mêler lyrisme et tragique, épique, fantastique et humour. La beauté de ce recueil vient de cette « bigarrure » du monde des vies et des langues dont parle aussi Marie-Hélène Prouteau dans sa fine préface, ainsi que de cette quête de l’être pour trouver son habitation. Celle qui nous parle dans Lauzes ouvre la place à l’inconnu, au visage de l’autre. Si elle rencontre l’obscur et regarde la poussière, elle n’oublie pas la joie des cœurs et la chaleur des corps vivants. En poète, elle cherche la lumière dans le paysage, la rencontre avec le visible et l’invisible et ses révélations. L’écriture fait de son livre la patrie de trois langues, le français, le corse et l’italien, reliées au jadis, glorieuses de l’instant et du à jamais, un souffle chargé de mots. Le lecteur, dans l’ombre ou la lumière, y marche sous le vent de ses voix.


    Sylvie Fabre G.
    D.R. Texte Sylvie Fabre G.






    Lauzes couv 2







    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Al Manar)
    la fiche de l’éditeur sur Lauzes
    → (sur Terres de femmes)
    Angèle Paoli, Lauzes (lecture de Marie Lagrange)




    ■ Autres lectures de Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes


    Caroline Boidé, Les Impurs
    Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer
    Jean-Pierre Chambon, Tout venant
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre
    Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman
    Pierre Dhainaut, Après
    Ludovic Degroote, Un petit viol, Un autre petit viol
    Alain Freixe, Vers les riveraines
    Luce Guilbaud, Demain l’instant du large
    Emmanuel Merle, Ici en exil
    Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d’un autre jour, Conversation
    Pierre Péju, L’Œil de la nuit
    Didier Pobel, Un beau soir l’avenir
    Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer
    Fabio Scotto, La Peau de l’eau
    Roselyne Sibille, Entre les braises
    Une terre commune, deux voyages (Tourbe d’Emmanuel Merle et La Pierre à 3 visages de François Rannou)





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