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  • Florence Trocmé, P’tit Bonhomme de chemin

    par Angèle Paoli


    Florence Trocmé, P’tit Bonhomme de chemin [abrégé poétique],
    éditions LansKine, 2021.



    Lecture d’Angèle Paoli


    AH ! LE MALICIEUX PETIT PAN DE CUIR JAUNE !




    Inspiré de P’tit Bonhomme, roman méconnu de Jules Verne — P’tit Bonhomme de chemin se déroule dans l’Irlande du XIXe siècle. Rebaptisé ainsi de façon ouverte et polysémique par Florence Trocmé, le recueil porte le sous-titre d’« abrégé poétique ». En cinquante pages, en effet, Florence Trocmé reprend à son compte — dans une composition très originale — le roman initial de Jules Verne. Elle en condense l’action à la manière du conte en y apportant cependant de multiples touches très personnelles. Vive et déliée, sa voix court sous le texte. Mêlant oralité et forme écrite, elle présente son récit en vers justifiés*, procédé que le poète picard Lucien Suel a mis au point, et que l’on retrouve notamment dans le recueil intitulé La Justification de l’abbé Lemire. **

    Ainsi composé, ferré à gauche avec alignement des capitales et ferré à droite, le texte principal de Florence Trocmé constitue un ensemble visuel aisément identifiable. Il alterne avec d’autres textes — de type informatif, définitionnel, explicatif… — présentés en retrait par rapport aux ensembles justifiés. Il ne faudrait cependant pas imaginer que l’adjectif « poétique » ne doive être considéré que selon les seules règles esthétiques propres à la poésie. Il s’agit davantage de l’envisager selon le sens que lui donne Paul Valéry dans Variété V. Et entendre ce mot « selon son étymologie, c’est-à-dire comme nom de tout ce qui a trait à la création ou à la composition d’ouvrages dont le langage est à la fois la substance et le moyen. »

    À feuilleter ainsi cet « abrégé poétique », avant même que de s’immerger dans ses profondeurs, il appert que d’autres formes de textes, d’origines diverses, viennent s’insérer entre les grands paragraphes de vers justifiés. L’art poétique mis en pratique dans P’tit Bonhomme de chemin, qui relève de la collecte, ouvre sur l’élargissement et la « saisie ». Dans une re-création très réussie.

    Une frise de noms propres court entre les pages, séparant les différents épisodes de l’histoire de P’tit Bonhomme.

    Donegal — Glendowan — Derryveagh — Rindok — Milford — Carrikhart… Plus tard dans le récit, il y aura aussi Cork, qui constitue une étape importante dans le récit — « un grand tournant » — et Dublin. Puis Belfast.

    Ces noms ainsi égrenés évoquent la géographie de l’Irlande et tracent la carte des déplacements du personnage principal, de province en province, de comté en comté et de ville en ville. Du Nord au Sud, du Sud au Nord et sur la côte Ouest. Cet égrènement toponymique dresse les contours de l’île dans laquelle va s’inscrire cette histoire, non seulement celle du personnage et des différents protagonistes, mais aussi, plus largement, celle de l’Irlande. La Verte Erin, la Belle Émeraude, cependant meurtrie par la misère et les famines. Ainsi suivons-nous, de cairn en cairn, les errances et les péripéties auxquelles est soumis P’tit Bonhomme au cours de son existence. Depuis sa toute petite enfance jusqu’à l’espoir d’une idylle. Un roman de formation et d’apprentissages, en quelque sorte, pour un personnage qui n’aura jamais d’autre nom que P’tit Bonhomme.

    Enfant livré à lui-même que ce « fils de rien et de rienne » … « jeté à marâtre, rien de rienne, pire/Que dure, buveuse, teigneuse, buteuse… ». Ainsi est-il défini dès l’incipit du poème, accablé par un sort contraire. Lequel est heureusement compensé par une donnée positive : « ton obsti-/Nation sera ton viatique ». Un viatique qui s’enrichira en cours de route de toutes sortes de qualités. Honnêteté, agilité, bravoure, courage, ténacité, inventivité. Sans parler des multiples talents développés avec l’âge et l’expérience. Dons de l’observation, art de tenir les comptes. Et grande générosité !

    Le récit tel que le reprend Florence Trocmé tient du conte. Par sa brièveté d’abord, par la vivacité du ton qui tient en haleine, par sa structure qui alterne situations négatives, faites d’obstacles et d’épreuves, et situations positives régies par la résolution des obstacles. Ainsi, aux séparations douloureuses succèdent les retrouvailles. Aux accidents de la vie, les réparations bienfaisantes qui ouvrent sur des espaces de bonheur. À une situation initiale désastreuse, un « happy end » final. Il en est de même des personnages qui satellisent la vie de P’tit Bonhomme. Les uns mauvais, les autres bons. Parmi les bons, ceux qui comptent parmi ses amis et ses soutiens, ceux qui veillent sur l’enfant, qui l’aident, qui l’encouragent et qui le réconfortent, figure la bonne fée. Celle qui l’accompagne avec tendresse d’un bout à l’autre de son histoire et le suit sans le quitter des yeux. De manière implicite, elle lui avoue tout son amour. Car en amour comme en affaires, il faut savoir démêler le vrai du faux. Ce que P’tit Bonhomme apprendra à faire tout au long de l’aventure qu’il lui est donné de vivre. Avec la complicité de celle qui tire pour lui les bonnes ficelles, non sans humour ou sans clins d’œil sur sa propre histoire. Clins d’œil qui me font sourire :

    « Tu es son / Jouet, elle te pousse sur scène, ta mère de / Comédie, mais toi, tu ne sais pas faire comme / Si ! Humiliée la maman Canada dry s’éva- / Nouit dans la nature, sans toi, décevant / Joujou. Adieu luxe, calme et veloutés de lé / Gumes. Pour tout gîte, une dalle froide au / Vieux cimetière de Limerick. »

    Celle que je nomme la bonne fée, vigilante et bonne conseillère, attentive et attentionnée, n’est autre que la narratrice. Qui se confie à lui avec émotion pour parvenir à se comprendre elle-même :

    « P’tit Bonhomme, cette envie de t’écrire ! Souvent / je te parle, t’interroge. Qui es-tu ? Pourquoi me / parles-tu ? Que m’as-tu révélé, qu’as-tu touché / en moi ? Qui t’a aimé, qui t’aime aujourd’hui, si/l’on te connaît encore un peu ?… »

    Il faut cependant attendre la page 34 pour que se révèle clairement l’identité de la narratrice à partir de l’accord d’un seul et unique participe passé.

    « Conte, conte, serais-tu conte, ton histoire est-elle un conte, P’tit Bonhomme ? M’as-tu choisie autant que je t’ai choisi ? »

    Mais les interrogations qui suivent et dont l’une vibre comme un aveu, sont sans doute plus importantes encore. La première pose la question du projet d’écriture ; la seconde place le projet dans une perspective plus personnelle :

    « T’adresses-tu si intimement à moi qu’il me faille reprendre tes aventures et les relancer dans un nouveau siècle, loin de ton Irlande ? Représentes-tu une histoire qui élargit pour moi les murs de la vie, qui va m’aider à passer un cap, qui va me dire, au cœur d’une épreuve, qu’au-delà de l’épreuve, autre chose va survenir et que même l’épreuve que je traverse fait sens à travers ce qui sera peut-être un chemin de vie ? »

    Voici que s’inverse la situation et que la fée narratrice laisse percer son propre désarroi face aux épreuves de la vie qui font obstacle.

    Outre les noms de villes et de comtés, d’autres italiques apparaissent dans le récit. Quelle que soit l’importance des citations ou extraits ainsi présentés, ces italiques renvoient au texte original de Jules Verne. Ainsi trouve-t-on insérées des expressions du romancier, des énumérations descriptives à partir desquelles rebondir ou élargir le propos. Comme c’est le cas pour la description de l’Irlande, qui occupe tout un paragraphe : « Un beau pays pour les touristes, cette Irlande, mais un triste pays pour ses habitants… »

    Il arrive que la narration des aventures de P’tit Bonhomme soit interrompue par l’insertion, dans le texte poétique, d’autres types de textes. Citations d’auteurs chers à Florence Trocmé (Walter Benjamin, Jean-Christophe Bailly…), « traduction inédite d’Auxeméry », « bribes » personnelles tirées du Flotoir (une création originale de l’auteure), extraits de correspondance privée avec le poète picard Christian Edziré Déquesnes au sujet de la langue celtique — peut-être parlée ou chantée en chemin par P’tit Bonhomme —, définitions, récits dans le récit, énumérations diverses, chansons. Relevés d’occurrences. Ainsi du mot « pauvre » (91 occurrences) « au cours du récit de P’tit Bonhomme de Jules Verne » ; ou de « toutes les faims » (20 occurrences). Insertion d’exemples tirés de Wikipedia, comme pour l’article qui concerne « toutes les famines » du monde. L’ensemble obtenu sur la page participe de la collecte, du collage, de la constellation, de la mise en échos de textes qui en appellent d’autres, ouvrant sur des réflexions qui interfèrent, des souvenirs de lecture, des interrogations. Multiples. Ainsi procédait déjà Jules Verne qui puisait « une grande partie de sa matière géographique dans les bulletins de la Société de Géographie de Paris dont il sera membre pendant plus de trente ans ». Sur Jules Verne et ses Voyages extraordinaires ; sur le travail de l’illustrateur, Léon Benett ; sur la relation entre l’illustrateur, l’auteur et l’éditeur, Louis-Jules Hetzel, fils de Jules Hetzel, à qui est confié le roman ; sur l’histoire de la gravure et de la littérature jeunesse ; sur les étapes complexes qui président à l’élaboration du livre. Et l’on perçoit, à l’issue de l’explication donnée, une réelle admiration :

    « Si l’on pense aux milliers d’illustrations réalisées pour l’édition Hetzel des Voyages extraordinaires, soixante-deux romans et dix nouvelles, c’est vertigineux. Les Hetzel, père et fils, auraient fait travailler plusieurs dessinateurs et au moins cinquante graveurs. »

    Les exemples sont nombreux de ces élargissements, qui vont de la création au XIXe siècle des établissements créés en Angleterre pour les enfants abandonnés — « école des déguenillés », Ragged-school — à l’histoire du colportage et des chapbooks,  « supports imprimés sous la forme de feuilles ou de cahiers non reliés contenant une littérature populaire ou folklorique » en passant par l’histoire de la navigation :

    « Les premiers navires de mer équipés de machines à vapeur furent des voiliers à peine modifiés […] C’est à partir de 1837 que des navires purent effectuer la traversée de l’Atlantique tout entière à vapeur. »

    Chacune de ces collectes est habilement reliée au texte principal, en continuité avec lui. Parfois de manière inattendue, au gré des associations de pensées.

    Ainsi de ce moment de vie qui se referme sur l’enfant et ouvre sur l’histoire de l’Irlande :

    « Le bonheur referme ses/Bras sur toi, tu n’es pas même dix ans, c’est / L’année de la naissance de James Joyce, tu / Es seul, plus que jamais seul au monde.

    À la naissance de James Joyce, 2 février 1882, seulement / trente ans après la Grande Famine, l’Irlande est / Encore sous le joug d’une Empire Britannique / Qui l’a exploitée sans vergogne, allant jusqu’à lui / voler son propre langage. »***

    Ou encore, de cet épisode singulier du récit principal — P’tit Bonhomme sauvé du froid par le chien Birk — à l’allusion anachronique sur la mort du poète suisse Robert Walser :

    « En un instant il est là, tout près de toi / Te lèche, te réchauffe avec sa langue, il t’a / Sauvé, il te sauve, tu n’es plus seul. Blottis, / Vous êtes blottis tous les deux dans la / Grande nuit noire. Deux amis.

    Robert Walser le jour de Noël 1956 n’eut / pas Birk pour l’empêcher de mourir d’épui- / Sement et de froid, dans la neige. »

    Il reste encore tant de choses à relever ! Tant de choses à savourer ! Ah, le malicieux « petit pan de cuir jaune » ! si délicieusement proustien !

    Comme l’écrit la narratrice en interrogeant son personnage et en le prenant, comme souvent, à parti :

    « Qui lit quoi dans ton histoire, P’tit/ bonhomme ? Comme pour tout vrai conte, on/ n’en épuise pas le sens et on te lit avec ses / yeux et ses oreilles, parfois ses œillères à soi ! Oh multiples résonances du récit, chaque / aventure levant dans le pré mille insectes/chatoyant comme autant de réminiscences, / d’évocations, parfois à l’état de vagues / sensations, de petite loque mémorielle… »

    Je sais bien quant à moi avec quels yeux et quelles oreilles je lis ce texte éblouissant. Et par bien des aspects, bouleversant. J’ai quelque part dans ma mémoire cette « p’tite bonne femme de chemin » qui revenait comme un leitmotiv au cours de nos conversations d’antan. Je comprends aujourd’hui en lisant cet « abrégé poétique », bien au-delà des évidences d’alors, d’où venait à Florence Trocmé cette expression qu’elle avait faite sienne, qui flottait dans sa mémoire d’enfant depuis qu’elle avait lu le récit de Jules Verne. Depuis qu’elle s’était identifiée, d’une certaine manière, à ce P’tit Bonhomme qui la faisait et pleurer et grandir. Je sais sur quel travail et quelle érudition son P’tit Bonhomme de chemin s’est construit. Je sais quel cheminement patient et quelle obsti / Nation ont présidé à sa venue au monde. Car c’est bien d’une mise au monde qu’il s’agit ici. Pour notre plus grand plaisir.




    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli




    _________________________
    * Un vers justifié est un vers dont le nombre de signes, caractères et espaces, est défini à l’avance.
    ** Lucien Suel, La Justification de l’abbé Lemire, éditions Faï fioc, 2020.
    *** D’après Claude Tuduri s.j., « Une lecture de James Joyce, l’écriture, l’exil et l’alliance » in revue Études 2008/11, tome 409.






    P-tit-bonhomme-de-chemin.net FLORENCE TROCMÉ


    Florence Trocmé
    Ph. Tous droits réservés




    ■ Florence Trocmé
    sur Terres de femmes


    [Une nuit, j’ai rêvé de toi] (extrait de P’tit Bonhomme de chemin)




    ■ Voir aussi ▼


    Poezibao, le site de Florence Trocmé






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  • Isabelle Alentour | [Je me sens vieillir]


    VIEILLIR ... (1)
    Montage photographique, G.AdC





    [JE ME SENS VIEILLIR]




    Je me sens vieillir – j’ai l’impression que la vie échappe
    Je n’ai pas l’éternité
    Sans savoir pourquoi je coupe toujours
    mes biscuits en deux avant de les manger
    J’achète mes vêtements en double
    J’ai toujours une chambre prête à la maison

    Je marche ensemble — je ris ensemble — je chantonne
    ensemble, et puis
    je hausse les épaules
    tout cela n’a pas de sens

    Il est clair que rien de cela n’a de sens

    cependant

    j’attends
    Je ne sais rien de la lettre
    qui compose le mot
    qui compose la phrase
    qui compose l’histoire

    Je ne sais rien de l’idée
    de l’intelligence
    ou de la pensée
    je ne suis qu’un galet

    Mais je suis prêt à tout dire
    à tout écrire
    je suis prêt à tout lire et à tout écouter

    Je peux même me risquer à évoquer la mort
    la baptiser attente
    ou ignorance
    la nommer éternité
    taire mon propre nom




    Isabelle Alentour, III, « Est-ce toi » ?, Makapansgat, éditions La tête à l’envers, 2021, pp. 48-49. Peinture de couverture : Cécile A. Holdban.





    Alentour 3




    ISABELLE ALENTOUR
    [PELLEGRINI]



    Alentour portrait 2





    ■ Isabelle Alentour
    sur Terres de femmes


    Makapansgat (lecture de Philippe Leuckx)
    Louise (lecture d’AP)
    [Heures douces d’un après-midi d’été] (extrait de Louise)
    [Jamais d’abord, ni contre] (extrait d’Ainsi ne tombe pas la nuit)
    [Lac étal comme un épuisement] (extrait de Je t’écris fenêtres ouvertes)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    [Pour ne pas perdre la pluie]




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Terre à ciel) une page sur Isabelle Alentour [dont un mini-entretien avec Roselyne Sibille]





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  • Pierre Dhainaut, Ici

    par Isabelle Lévesque

    Pierre Dhainaut, Ici, éditions Arfuyen,
    Collection Les Cahiers d’Arfuyen n° 247, 2021.



    Lecture d’Isabelle Lévesque



    L’ÂGE D’OR




    Pour leur titre, deux livres récents de Pierre Dhainaut se limitent à des adverbes courts, comme deux clefs d’un trousseau secret que le poète nous tend : Après et Ici, deux syllabes pour chacun, le temps puis le lieu. Si le premier dérogeait au « hic et nunc » habituel, le second s’affirme au présent. Adverbe déictique nous situant précisément à l’endroit d’où parle le poète, ce mot-palindrome se referme sur lui-même avec le double « i » que nous retrouverons dans les titres des trois premières parties du poème. Sans doute a-t-il également valeur temporelle : voici où nous en sommes, semble-t-il indiquer.

    Dès le poème liminaire, le « i » qui colore (de rouge, dirait Rimbaud ?) tout le livre, se mêle à l’« or », qui peut s’inverser, comme dans le premier mot :

    « Parole », « parole », au fond des corridors

    le mot se tarira et avec lui

    nous ignorons quoi […]. »

    Cet appel répété pose un leitmotiv du livre. Les éclairages différents posés sur un même mot, une même sonorité, les détachent d’une chaîne verbale anodine. Ils portent le souffle dont on sait qu’il est la condition de vie du poème et du poète pour Pierre Dhainaut. Si nous voulons suivre sa voix, nous devrons nous montrer fidèles à ces signes. Les noms qui se répètent ne sont pas les mêmes, en entrant dans le poème ils ouvrent à la métamorphose incessante ou à la perception nouvelle et entière de ce qui a été perdu « au fond des corridors ».

    La première section, « Sorties de nuits », nous confronte à des poèmes assez longs. Elle se fonde sur une exhortation : nulle échappée, « ici » constitue la seule réponse et le « tu » peut s’entendre comme la voix extérieure, impérieuse, d’un lieu, l’hôpital, autant que celle de l’adresse à soi-même. Le narrateur est d’abord enfermé, soumis même à des portes, que seuls d’autres peuvent ouvrir, sur une forme de vide ou de soin, « ces portes / sont innombrables1 ». On pense au labyrinthe, au lieu mythique et sans issue, dont chaque nouvelle piste provoque une erreur de parcours. De ce lieu, on pourrait ne pas sortir et les négations, qui enserrent les premiers vers du poème initial à l’entrée du livre, confirment que le sujet, dans son absence de maîtrise du chemin suivi, pourrait en rester prisonnier – comme de lui-même. Les noms accumulés (portes, ascenseurs, salles, inscriptions), par leur pluriel, vouent celui qui passe ici au destin naufrageur de libre arbitre. Or l’acceptation est nécessaire pour que se modifie la perspective :

    « T’aurait-on expliqué où l’on te mène,

    c’est le moment de te dire :

    ta place est ici. »

    L’adverbe « ici » sera répété trois fois en tête du poème suivant, tout comme Hamlet répond « Words, words, words. » à Polonius lui demandant ce qu’il lit, ou comme Paul Valéry qui s’exhorte dans « Palme » : « Patience, patience, / Patience dans l’azur ! / Chaque atome de silence / Est la chance d’un fruit mûr ! Viendra l’heureuse surprise2 ». C’est comme une réponse à un cheminement douloureux, comme la promesse d’un poème aussi.

    Cet « ici » s’oppose à « l’autre monde », celui d’au-delà la dernière porte, comme à celui du passé qui voudrait ressurgir.

    On sait que dans cet espace jamais circonscrit l’écho suit une route féconde :

    « Tiens-toi face à l’instant qui vient, qui se

    dérobe à chaque instant, et ce monde enfin,

    tu le nommeras d’ici. »

    Il se peut donc qu’un titre, sésame infini, coure dans le texte pour permettre l’écoute et délivrer celui qui le prononce des entraves de l’instant. La limite du mot, « ici », autant que celle de la forme du poème reproduisent autrement les contraintes de l’hôpital. Elles fondent une poétique fragile de l’instant. S’évanouit alors la force carcérale du lieu : « ici » recèle des secrets, que nous ne découvrirons pas, une promesse, accomplie par le poème. Cette foi, récemment malmenée (Après en témoigne), jamais ne s’ébranle. Elle naît plus forte d’avoir été bousculée par les épreuves et le long passage par l’hôpital. Elle ne cède pas, le poète garde comme un viatique la parole nue du premier jour – du premier poème. La négation transcende alors l’esquisse sombre du labyrinthe, elle est soulevée par les vers périphériques qui descellent, force du vent, la pierre d’une stèle : « le ciel ne fut jamais aussi gris » ; ce constat, entre l’adverbe initial et final du second poème, donne au verbe le futur de l’accomplissement – « tu le nommeras d’ici ».

    Cette re-naissance prend corps par « [d]es mains d’enfant » : imaginées, elles toucheraient la poitrine, avant l’éveil de la bouche. C’est encore par le corps meurtri que passent les sensations, elles se cristallisent dans la rencontre, le « nous » possible des visages que l’on aime ou ceux inconnus, croisés dans les couloirs, avant que ne se lèvent ces corps pour retrouver l’humanité vivante dont le poème porte trace. Un « mot » attendu, qui ne vient pas, et d’autres, lorsqu’il est trop tôt, le silence prépare leur venue.

    La première section d’Ici livre cette quête et signe une prise de conscience : lorsque le corps est entravé et menacé, le souffle attend son heure. L’alchimie du poème dépasse l’existence limitée, contrainte, de celui qui écrit.

    L’anaphore « On en arrive à ne plus », par cinq fois, ouvrant les poèmes de « Sorties de nuits », complétée par des infinitifs, fonctionne comme une prise d’impulsion. L’essor peut se fonder sur la répétition qui rejette un constat, la parole le conjure. « [L]e dehors est ici », les morts ne s’éloignent pas, leurs fantômes nous hantent « si on leur parle en amis ».

    Les quatrains de la seconde section, « Prises d’air », redistribuent les mots avec lesquels la première partie a renoué, ceux de la nuit aujourd’hui, ici, rassemblés à la manière légère de haïkus.

    « Donner encore

    quand on a tout donné,

    confiance au temps,

    confiance. »

    Ce quatrain commence et finit « Prises d’air », qui semble donc se refermer sur elle-même comme le fait le mot « ici », épousant le mouvement d’un temps cyclique, celui de l’Éternel Retour et du « fil des saisons » : d’où peut-être le terme « confiance » si attendu dans les parties précédentes. S’agit-il du retour à la mémoire d’un temps de rires et de « pure ivresse » ou juste d’un « rêve à l’intérieur de tous nos rêves » ?

    « […] Notre âge d’or,

    tout s’appelait alors par des noms d’arbres

    ou des prénoms d’enfants. »

    Les mots s’incarnent, l’équivalence établie (arbres / enfants) rend compte d’une alliance mémorielle entre deux instances réunies par les noms qui traversent le poème. « [P]artis » ou « abattus », les enfants comme les arbres, trouvent en le pronom « nous » la réactualisation nécessaire à l’existence de la parole pour « les aimer sans faille ». Le « oui » restauré en l’ « ici » n’est pas vain, la mémoire l’affirme. D’ailleurs, le nom précis des arbres, entre guillemets, entrent dans le texte « aiguisant l’ouïe comme au sein des légendes ». Entre le poème et le mythe, les frontières sont poreuses, trois noms suffisent (« aulnes », « peupliers », « platanes ») et une ronde pour restaurer l’équilibre de la quête que le poème engendre. Le monde est redécouvert, la parole simple et pure se contente d’abord d’énoncer le verbe, simple copule dont l’attribut essentiel compose l’arc-en-ciel de notre vie :

    « Elle est verte,

    elle est rousse, la mine

    du crayon,

    couleur des fougères. »

    Les temps de conjugaison se succèdent, se complètent : du présent au passé composé, en passant par le futur simple dont on attend la réalisation sereine. Ce qui est découvert relève du miracle :

    « On n’en a pas fini

    avec « murmure »,

    il a bien plus

    que deux syllabes. »

    Ce qui est écrit déborde ce qui est dit : le poème détient ce pouvoir dont il n’abuse pas. La leçon n’est pas attendue, elle touche la surprise du regard qui s’attarde autrement sur un nom. Or ces murs de confrontation du début du livre sont changés en lettres vivantes dans un autre mot dont on reconnaît les deux syllabes qui se répètent et le transforment (murmures). « Ici », « éphémères » peuvent se joindre et tisser l’instant de la renaissance : elle est consacrée par ces poèmes.

    « S’ils tiennent

    debout, ces murs,

    c’est grâce

    aux herbes folles. »

    Dans les vers courts, la confirmation modeste d’un constat, en une phrase dont le point atteste la vérité comme l’on ferait proverbes de ces énoncés libres. Certains, sans verbe, affirment l’absence de clôture :

    « Un seuil

    en chaque strophe

    accomplie, incomplète,

    retentissante. »

    Le vent, la flûte, l’or, où « [r]ien ne s’achève » : on pense à un autre titre de livre du poète, Pour voix et flûte3. Ici paradoxalement restaure un temps ouvert, « tout est là ».

    Pour constituer le « Polyptique de novembre », trois longs poèmes : « le ciel parmi les branches » intègre les « figures, silhouettes / d’arbres, de falaises, de châteaux ». On reconnaît un paysage que les souffles font naître puisqu’ils accompagnent le poème, « tout est lumière », en novembre ; nul paradoxe en cette affirmation que l’arc-en-ciel voisine. Voici le fil tenu, la transmission à un « tu » qui n’est plus le même. L’adresse claire en ces pages établit une relation que fonde le poème : elle permet de s’affranchir du temps et du mot « fin » car elle dessine un « nous », promis depuis le début du livre. Des sons s’appellent et se trouvent (morsures, serrures) comme deux êtres qui permettent la rencontre en résolvant le défi de la nuit ou du temps « en hommage à novembre ».

    Comme pour beaucoup de livres de Pierre Dhainaut, des notes en prose forment la dernière partie du volume. Elles sont ici modestement intitulées « À portée de poèmes ». Il s’agit d’une suite de réflexions, d’aphorismes et de poèmes en prose. La première note indique un retour à la source : « Si tu as la clé, tu n’ouvriras rien. » C’est dire l’importance pour le poème du secret qui ne peut être dévoilé. S’agit-il de « notre secret commun » caché dans les phrases interrogatives des poèmes ?

    Philippe Jaccottet affirmait clairement : « Je crois ceci : en fin de compte, la meilleure réponse qui ait été donnée à toutes les espèces de questions que nous ne cessons de nous poser, est l’absence de réponse du poème […], quelque poème long ou bref, ce poème ne serait-il à son tour qu’une question, la question même, peut-être, que je me posais. Pourquoi ? Parce que dans le poème la question est devenue chant et s’est enveloppée dans un ordre sans cesser d’être posée.4 »

    Pierre Dhainaut, à son tour, nous prévient : « N’attendons de réponse / qu’après avoir oublié la question. » L’imprévu, l’inattendu, motif fondateur, est associé au poème. Pour le vivre, pour écrire, nul ailleurs. Le poète espère « un mot seulement, le mot unique / inspirant les poèmes, qui semble / à leur portée, qui n’est jamais venu ».

    Vers le titre simple et décisif, restant « à portée des poèmes », nous revenons, il sera aussi notre dernier mot :

    Ici.




    Isabelle Lévesque
    D.R. Isabelle Lévesque
    pour Terres de femmes




    ___________________________
    1. Elles nous rappellent celles d’un livre tout récent : Une porte après l’autre, après l’autre (éditions Faï fioc, 2020).
    2. Paul Valéry, « Palme », Charmes (éditions Gallimard, 1926).
    3.Pierre Dhainaut, Pour voix et flûte (éditions Æncrages & Co, 2020).
    4. Philippe Jaccottet, « Poursuite », Éléments d’un songe (éditions Gallimard, 1961).







    Pierre Dhainaut  Ici




    PIERRE  DHAINAUT

    Pierre dhainaut profil 3





    ■ Pierre Dhainaut
    sur Terres de femmes


    [Que respirent avant tout les mots] (poème extrait d’Ici)
    Après (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Après (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Voir de face (poème extrait d’Après)
    [Ne nous en prenons pas à l’invisible] (poème extrait d’État présent du peut-être)
    [Sortir sous l’averse] (poème extrait d’Et même le versant nord)
    Pour voix et flûte (lecture de Sabine Dewulf)
    D’abord et toujours, 4 (poème extrait de Pour voix et flûte)
    [Ce qu’est devenue la couleur] (poème extrait de Progrès d’une éclaircie)
    [Dès le seuil remercie] (poème extrait de Voix entre voix)
    Horizons, fontanelles… (poème extrait de Vocation de l’esquisse)
    [Nous étions seuls, de trop, dans nos miroirs] (poème extrait de De jour comme de nuit)
    [Orage, tempête, séisme] (poème extrait de La Nuit, la nuit entière)
    Passerelles
    Printemps dédié (poème extrait de L’Autre Nom du vent)
    Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Soudain la tête se redresse] (autre poème extrait de La Nuit, la nuit entière)
    [Où que tu ailles] (poème extrait de Rudiments de lumière)
    Rituel d’adoration (poème extrait de Transferts de souffles)
    Vocation de l’esquisse (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Voix entre voix (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Pierre Dhainaut | Caroline François-Rubino, Paysage de genèse, 10
    Pierre Dhainaut | Caroline François-Rubino | [Laissons les mots sourdre d’eux-mêmes] (autre extrait de Paysage de genèse)
    Pierre Dhainaut | Isabelle Lévesque | L’origine de l’écriture | [Si léger… tu cours] (extraits de La Grande Année)
    Pierre Dhainaut | Isabelle Lévesque, La Grande Année (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    une page consacrée à Pierre Dhainaut




    ■ Autres notes de lecture (54) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Edith Azam, Décembre m’a ciguë
    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre
    Pierre Dhainaut, Après
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Estelle Fenzy, Rouge vive
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
    Laure Gauthier, kaspar de pierre
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Mélanie Leblanc, Des falaises
    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Au pied de la cascade
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Jacques Moulin, L’Épine blanche
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Jacques Roman, Proférations
    Pauline Von Aesch, Nu compris





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  • Sabine Dewulf | Florence Saint-Roch | Bondir de l’avant


    BONDIR DE L’AVANT
    (extraits)





    Tu dis la couleur est lumière
    Au creux des équivalences
    Les plus subtiles conversions

    Ainsi les feuillages nous éclairent
    Aurores intimes rayons verts

    On se laisse traverser

    Nos fibres boivent d’un trait
    Et quand enfin s’apaisent les soifs
    Notre nom se reforme
    Des phrases inconnues s’écrivent
    Les mots plus denses au départ des sèves

    On pourrait délivrer jusqu’au ciel





    Source première au creux des feuilles
    libérée par l’écoute

    comment s’en abreuver
    tremper nos veines lentes
    dans ce chuchotement

    nos mains touchent le tronc
    des pensées se replient
    nous pesons le réel

    en reposant sous l’arbre
    dont le calme s’écoule




    Sabine Dewulf | Florence Saint-Roch, « Bondir de l’avant », Tu dis délivrer la lumière [poèmes à deux voix], éditions Pourquoi viens-tu si tard ?, Collection Poésie n° 31, 2021, page 67.






    Sabine Dewulf  Florence Saint-Roch 2




    SABINE DEWULF


    Source
    SABINE BIS





    ■ Sabine Dewulf
    sur Terres de femmes


    Et je suis sur la terre (lecture d’Isabelle Lévesque)








    FLORENCE SAINT-ROCH


    FLORENCE BIS






    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Terre à ciel) Sabine Dewulf, Florence Saint-Roch, Tu dis délivrer la lumière, extraits




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  • Nimrod, Le Temps liquide

    par Angèle Paoli


    Nimrod, Le Temps liquide, récits,
    éditions Gallimard,
    Collection Continents Noirs dirigée par Jean-Noël Schifano, 2021.



    Lecture d’Angèle Paoli


    LES GENÈSES DU LAC TCHAD




    Le Temps liquide. Dans la filiation de Gaston Bachelard est le titre que le poète Nimrod a choisi pour insérer sous cette enseigne ses dix-sept récits. Un titre à double hélice pour nommer ce qui dans nos vies passe, sans que nous n’y puissions rien. Le temps coule s’écoule tout comme l’eau, dont il possède tant le flux que la fluidité. Le temps est la pièce maîtresse des récits autobiographiques rassemblés dans ce récent recueil. Le temps, pris dans son mouvement irréversible, incontrôlable, inépuisable. Celui qui mène tout un chacun entre ses rives intangibles, d’un commencement à une fin. La fluidité du temps pourrait n’être qu’une métaphore. Chez Nimrod, elle fait partie intégrante de sa personne, de son esprit, de son écriture. Elle se jumelle avec les fluidités — fluviales et pluviales — qui traversent les terres sahéliennes, les irriguent par brusques accès. Fluidité primordiale liée au Tchad originel, à son lac immense, à ses fleuves. Au Chari et à ses affluents. Au Logone, aux bords duquel l’enfant Nimrod a grandi. Le fleuve qui a rythmé son adolescence continue de nourrir, par-delà ses rives, la mélancolie sans fond que le poète draine avec lui, dans son exil existentiel. Et dans son « irrémédiable » solitude. « Je suis un artésien », écrit-il dans « Festivals ». « Je vis au bord des larmes. »

    D’autres eaux que le Tchad nourricier, inoubliable et fondateur, surgissent sous la plume de Nimrod, grand conteur devant l’Éternel. Elles ouvrent d’autres sentiers. Qui sinuent vers d’autres histoires. Et bifurquent au hasard des rencontres. L’espace se démultiplie, repoussant les frontières bien au-delà des cartes qui les contiennent. Les récits ont aussi le pouvoir de « compresser les distances ». Qu’elles soient spatiales ou temporelles. Ce que Nimrod exprime de manière claire dans cet extrait du « Voyage de Clermont-Ferrand » :

    « En courant, je suis tout ensemble en gare de Bercy (qui s’arrache à mes talons tout en étirant et raccourcissant mes pas), en Auvergne et au Tchad. Ce chevauchement de lieux et de temps me caractérisait depuis bientôt six mois. Car le voyage de Clermont-Ferrand préludait à celui de N’Djamena que j’effectuerais dix jours plus tard. J’en avais une telle conscience que c’était pour ainsi dire chose faite. »

    D’autres voies/voix mêlent leurs échos, tantôt proches tantôt lointaines. Le temps s’étire entre présent et passé ; souvenirs d’enfance – visages et jeux — et vécu d’adulte. Ainsi le poète possède-t-il « le don inné » d’être, dans le même recueil, en de nombreux points de la terre. Dans les embouteillages d’un cortège présidentiel en Afrique ou sur la « guirlande magnifique et inutile de la muraille de Chine » ; dans l’église Notre-Dame de-Lorette à Paris ou perdu dans un voyage onirique entre le Darfour et la Sibérie. Ou encore, pris dans les mailles fallacieuses d’un « festival des lettres tchadiennes ». Événement qui, simultanément, le ramène quelques années en arrière dans les chorales de son enfance, lieu de formation inoubliable, et le cloue au pilori de la violence et de la cruauté du présent :

    « En ce qui me concerne, j’eus la sensation qu’on me dépeçait vivant et, surtout, qu’on sectionnait chacun de mes nerfs sous l’effet d’un faible anesthésiant, lequel ne m’empêchait ni de ressentir la douleur ni de voir les larmes couler à l’intérieur de moi. J’avais assisté, à mon corps défendant, à une mauvaise guillotine. »

    Il arrive que le narrateur se trouve dans un entre-deux. Soit en provenance de France pour rejoindre N’Djamena. Soit l’inverse. Est-ce cet entre-deux qui lui arrache ce singulier aveu, aux interprétations multiples : « Je souffre d’avoir échoué dans les marges. » ? Il arrive aussi que le récit convie le lecteur d’un pays d’Afrique à l’autre. Comme cette traversée mouvementée du Tchad au Cameroun qui narre la fuite du commandant Abdallah :

    « La Voie lactée a basculé vers l’ouest où lui répond l’étendue argentée du Logone. Un diamant liquide trace l’itinéraire que suivra le fugitif pour gagner le Cameroun. Mais où trouver des convoyeurs dignes de foi pour le mener à bon port ? »

    Le « diamant liquide » du fleuve n’est pas sans rappeler une autre évocation. Celle du récit onirique qui tourne autour du pur-sang Allahdj et du roi Absakine. Et l’on se trouve soudain emporté dans la magie purificatrice d’un conte des Mille et Une Nuits :

    « C’est alors que je vis La Mecque dans toute sa gloire ! Elle brillait telle un diamant, les pèlerins tournant autour de la pierre noire comme des phalènes immaculées. Je ne rêvais absolument pas. Après avoir contemplé la cité sainte comme si je rinçais mon corps avec ses eaux lustrales, je vis le roi Absakine en personne, qui me rendait Allahdj, mon pur-sang arabe, en se prosternant très bas. »

    Loin des eaux africaines, les eaux européennes sur lesquelles sont bâties nos villes sont parfois des miroirs trompeurs soumis à l’érosion et à la perte. Mais elles réservent aussi d’étonnantes surprises. Ainsi des eaux qui baignent le tout début du récit d’ouverture, lequel donne son titre à l’ouvrage. Le Temps liquide. C’est d’abord Venise. Dont la beauté même condamne le visiteur : « Il survole le temps ; il en est ébloui, effaré ou éconduit. Il glisse sur l’eau – il glisse sur tout. » Outre Venise, il y a au passage Bordeaux. Puis Béthune !

    Béthune ! Quelle surprise ! Sans s’en douter, le poète tchadien ramène sa lectrice quelques années en arrière, du côté de l’Ange-Gabriel, la péniche où les Escales des Lettres accueillaient cette année-là — était-ce en 2011 ? — Lambert Schlechter, dont elle fit alors la connaissance, Éric Pessan, Luis Mizon, Eva Almassy, Zoé Valdés… Et d’autres poètes encore pour lesquels elle s’était déplacée. Mais la lectrice dérive, tout comme dérive aussi le narrateur de ce récit. De manière inattendue. En effet, dans ses pérégrinations crépusculaires dans la ville des Hauts de France, l’Afrique fantôme ressurgit, qui dessine ses contours sur les eaux du fleuve (la Lawe, « affluent de la Lys, sous-affluent de l’Escaut » ?) ou sur les eaux du canal. Nimrod parle du « port de plaisance » où mouille la péniche. Avec un nom biblique si éloquent, la péniche qui l’héberge ne pouvait que servir son flâneur africain. Sous forme de « visitation ». Le récit, dès lors, prend un autre chemin et acquiert toute sa dimension. Poétique et spirituelle. Le jeune garçon qui « visite » le poète a la blondeur des anges de Botticelli. Ils se sont rencontrés « dans la coulée verte, à la jonction de la passerelle qui enjambe la rivière. » De leur dialogue naît la surprise. Une surprise réciproque qui transforme Hugo en bébé ange, et le narrateur en « archange Gabriel ». Une autre rencontre, plus bouleversante encore, est celle que le narrateur fait d’un « ange maléfique » rencontré sur le quai du train Amiens-Paris. Reconnaissant Nimrod, le jeune compatriote tchadien entreprend d’interroger celui dont il admire l’œuvre. Quant au poète, pressentant « une catastrophe imminente », il se tient sur la réserve et se montre réticent. Victime de ses « préjugés », le voilà embarqué au long cours dans la confusion des sentiments. Partagé entre attrait et répulsion, entre « révolte et remords », entre « désarroi » et « assaut d’amour », il finit par se lancer dans le récit complexe de la politique tchadienne, sans doute pour amener son jeune compagnon à mesurer ses élans idéologiques. Jusqu’au moment où se produit la catastrophe attendue. Nimrod prend alors conscience de ce qui le taraude depuis un moment. L’histoire du jeune tchadien, la violence de son vécu viennent se superposer à la vie de son propre fils, à qui est dédié « Le Voyage de Clermont-Ferrand ». À Claude, i.m. Au cours de ce récit fait de rebondissements, d’entrelacements d’époques et de lieux, l’idée que le poète se faisait du jeune tchadien a évolué. Perçu au début de leur rencontre comme un « ange maléfique », il est devenu « un Christ ». Un « ange de la miséricorde » qui, par-delà les distances et la mort, s’ingénie à lui envoyer des signes.

    Alliages de réalisme et de poésie, les récits de ce recueil offrent à voir « un théâtre du monde » qui n’exclut nullement le regard critique du poète. Un regard non dénué d’humour – même si « l’humour n’a rien d’universel » — ni de tendresse bienveillante. La plume de Nimrod cependant n’épargne ni le nationalisme exacerbé de certaines personnalités ni l’hypocrisie haineuse dont elles font preuve à son égard ; ni la violence des procédés ni les bassesses qui permettent de la mettre en scène. Ni sa propre souffrance. La lucidité du poète envers ceux de son peuple et envers lui-même confèrent à l’ensemble de ces mosaïques de visages et de formes une authenticité et une force qui vont de pair avec l’attachement que Nimrod nourrit pour son pays d’origine. Et même si l’aveu est douloureux qui lui dicte cette phrase d’« Une dispute imaginaire » : « Je portais le pays dans les veines, à l’image d’une galerie de souvenirs destinée à m’humilier », il existe dans l’univers de l’écrivain des moments de bonheur qui affleurent, des souvenirs d’insouciance et de joies enfantines inoubliables. Il y a aussi des visions qui donnent au récit sa dimension mythique. Ainsi de cette évocation du lac Tchad, inattendue et admirable :

    « L’autre nuit, en errant autour de la maison de ma mère, j’ai eu cette lueur : nous étions au commencement des batraciens qui barbotaient, heureux, dans le lac Tchad. Naguère, il s’étendait des rivages des Syrtes à ceux du Soudan du Sud jusqu’à la mer Rouge à l’est. Au fil d’un long ajustement, nous sommes devenus des êtres humains, jouant au football dans les clairières et les prés, à mesure que le lac rétrécissait. C’est bien plus tard que l’invention des dieux puis celle de l’Église ont accaparé notre appétence à chanter la gloire, la beauté, l’amour. Les étapes de toutes ces métamorphoses ne se peuvent conter. »

    Si elles ne se peuvent conter, « ces métamorphoses » évoquées en quelques lignes, donnent à réfléchir. Tout en compressant l’histoire du pays et des hommes, le poète-conteur n’ouvre-t-il pas pour nous mille chemins — de rêve et/ou d’interrogations —, depuis les genèses du lac Tchad, ses rives insituables mais heureuses, jusqu’à sa réalité d’hier prise entre football et Église ? Au lecteur paléontologue, ethnologue ou astronome d’aujourd’hui d’investir à son gré les pistes du silence qui jalonnent le « long ajustement » auquel le poète fait allusion. Il ne m’avait pas échappé non plus, en observant récemment les cartes satellitaires comparatives, que le lac avait singulièrement rétréci en quelques années à peine. De quoi inquiéter, soulever bien des questions et ouvrir la voie à la nostalgie de ce qui a été et s’avère définitivement perdu. Loin d’« une enfance buissonnant d’échos », laquelle sans cesse nourrit la « quête de sérénité ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Nimrod  Le Temps liquide





    NIMROD


    Nimrod 2





    ■ Nimrod
    sur Terres de femmes


    En remontant le Lac Tchad (extrait du Temps liquide)
    [J’ai aimé ma mère] (poème extrait de Sur les berges du Chari, district nord de la beauté)
    Nimrod | Des « paroles plus précieuses que l’or » (chronique d’AP)
    L’enfant n’est pas mort (lecture d’AP)
    Gens de brume (lecture d’AP)
    [je suis la dernière figure de l’homme] (poème extrait de Babel, Babylone)
    L’herbe (poème extrait d’En Saison)
    Sous les étoiles
    Sur les berges du Chari (lecture d’AP)
    [Tu poseras ton faix] (poème extrait de J’aurais un royaume en bois flottés)
    Le roman s’achève (poème extrait de Petit Éloge de la lumière Nature)
    La Traversée de Montparnasse (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Gallimard)
    la fiche de l’éditeur sur Le Temps liquide de Nimrod
    → (sur le site de la Mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une notice bio-bibliographique sur Nimrod
    → (sur le site du Point)
    un entretien de Nimrod avec Valérie Marin La Meslée
    → (sur le site de la revue Project-îles)
    une rencontre avec Nimrod (24 novembre 2020)





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  • Barbara Le Moëne | Murs barbelés miradors



    Barbara Le Moëne monotype
    Barbara Le Moëne, Monotype
    in Femmes barbelées







    [MURS BARBELÉS MIRADORS]




    Murs

    barbelés

    miradors


    eau qui dort
    eau calme et claire
    sous la blondeur
    fausse du foin
    un caillou jeté à son cou
    fait des ronds dans l’eau




    Odeur de fer mouillé, rouillé,

    proche de celle du sang

    l’odeur de la prison


    L’œil à tire d’aile
    visage enfantin
    elle est maîtresse d’école
    ou petite pensionnaire

    l’œil à tire d’aile
    échappe au préau

    son iris est d’eau
    oiseau des marais
    bruant des roseaux




    Verrou du haut,

    verrou du bas,

    bruit métallique des verrous que l’on tire


    Qu’un nouvel été monte
    une dernière ivresse
    un dernier possible
    on voudrait le croire

    par les chemins mellifères
    près la mare où rouir le lin
    on voudrait aller

    un feu vertical à travers toi
    a consumé tout le visage



    Barbara Le Moëne, Femmes barbelées, éditions Voix d’encre, 2021, s.f. Monotypes de l’auteure.






    Femmes barbelées




    BARBARA LE MOËNE


    Barbara-le-moene portrait denim
    Source




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Voix d’encre)
    la page de l’éditeur sur Femmes barbelées de Barbara Le Moëne
    le site de Barbara Le Moëne





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  • Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres

    par Marie-Hélène Prouteau

    Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres,
    L’Atelier du Grand Tétras, Collection Glyphes,
    25210 Mont-de-Laval, 2021.
    Avec six illustrations de Colin Cyvoct.



    Lecture de Marie-Hélène Prouteau.



    Le temps habite la poète Martine-Gabrielle Konorski. Pas celui qui nous enserre dans la linéarité de Chronos ni celui qui nous emprisonne dans son épaisseur durative. La poète inscrit ici un certain usage du temps, celui de l’Instant, matrice qui est à l’œuvre à chaque page du recueil et dans le titre. En dotant celui-ci de la majuscule et en l’associant au pluriel de « terres », Martine-Gabrielle Kornorski met l’accent sur ce qui est pour elle le moment éminemment poétique. Chaque « Instant-poème » se déroule musicalement sur le mode de petites suites, dissonantes, emportées dans le mouvement du recueil. La poète, n’oublions pas, est aussi musicienne. Ainsi le vers « Mouvement infini/de ronde au crépuscule » donne-t-il, à lui seul, la tonalité générale qui, constamment, oscille entre la mort et la vie, entre la jubilation d’enfance et la secrète mélancolie :

    « Effleurement

    des heures

    par ta main

    sur la vitre

    Commencement

    d’un aujourd’hui ».

    Sept longs moments composent le recueil où Martine-Gabrielle Konorski se fait accompagner de poètes qu’elle aime lire et qu’elle cite dans l’exergue général et au début de certains poèmes (1). Dans ce roulement non linéaire se tient l’expérience d’une subjectivité marquée par le lien aux morts. Aussi bien l’être cher que la poète nomme « l’Inconsolé » que les « hommes effacés », les « oubliés » de l’Histoire. Des instants, disjoints, semblent se succéder sans repères, sans lien perceptible, entre Je ou Tu ou Nous, comme tissés d’ombres. Le vers s’élance, sans ponctuation, en une scansion heurtée à la mesure de la douleur :

    « Blanche côté face

    Tu

    rouge sang    sur l’envers

    Un signe de la main

    à l’oblique des jours ».

    Cette écriture à vif exprime aussi bien une déchirure d’ordre intime, la perte brutale de l’être cher, que les commotions de l’Histoire. Tantôt la grâce d’un moment heureux, doigts enlacés, un Nous dont nous ne saurons rien :

    « Dans l’angle resserré

    de la chambre

    aux draps bleus ».

    Tantôt la persistance d’une mémoire douloureuse liée au passage violent de l’Histoire et à la Shoah suggérée dans l’adresse à Paul Celan et dans le fil des poèmes mais toujours en sourdine, dans les « ombres », les « cendres d’un paysage », l’« étoile » sur la poitrine :

    « Mais la rétine

    persiste

    sur le spectre

    des ombres ».

    Le poème conjugue aussi bien les chagrins que le dialogue avec les êtres chers par-delà la mort. Des images essentielles saisissent le lecteur, laissant leur trace au plus profond. Ainsi celle, superbe, de la nostalgie de l’enfance qui fait signe en chacun de nous :

    « Contre l’oreille

    de mon enfance

    j’inventerai des trouées de ciel

    sur un manteau de bronze ».

    C’est dans une expérience sensuelle minimaliste, la pluie, la peau, le sable, l’écorce que la pensée prend corps. L’écriture allie économie de mots et densité :

    « Chaque grain de pluie

    chaque reflet sur la vitre

    toute stridence

    pique la mémoire ».

    Il est bien ici question de « vibration ontologique », selon la belle formule de Bachelard dont la pensée poétique du temps est familière à la poète. Vibration entraînante, porteuse d’une unité brisée au cœur même de l’être. La disparition et la présence, le chagrin et le rire, la tristesse et la tendresse se conjoignent dans une étrange alliance. Le silence passe, un cri souvent traverse l’air d’un instant l’autre. Ce cri, tel un horizon noir, troue l’espace du poème et fait résonner la basse continue d’une forme d’âpre dénuement. Et les six illustrations de Colin Cyvoct traversées de tensions colorées viennent parfaitement à l’appui de ce cri. Plus loin, dans le poème, surgit le « chant ». Il revient à plusieurs reprises. C’est tantôt celui des psaumes, tantôt le chant dénudé de l’être disparu :

    « Refaire le temps

    Mesure

    de ton chant ».

    Au cheminement vacillant des instants répond le tremblement de l’espace. Les terres dont il est question dans ce titre et dans ces vers, loin de renvoyer à des ancrages géographiques, sont pure matière intérieure. Il y a là une « route » sans nom, un cimetière, il y a là des « vignes rouges », un champ de lin. Rien de plus. Dans sa belle préface, Nathalie Riera cite Martine-Gabrielle Konorski à propos de ces terres : « celle des origines, celle de l’enfance, celle des souvenirs, de la joie, de l’amour, des drames, de la solitude, des paysages, de la création et de tous les imaginaires ».

    C’est à un travail de rhapsode que s’adonne la poète, cousant, suturant ces fragments disparates de temps. « Je recouds/tous les mots/dans l’anneau du silence », écrit-elle attentive à trouver les « mesures », les « sons », les « battements » qui disent la perte douloureuse et le souvenir ébloui.

    Tout se répond dans ces éclats de mémoire, dans ces rêveries discontinues. Il faut entendre l’intensité vibrante de cette rhapsodie en mineur.



    Marie-Hélène Prouteau
    D.R. Texte Marie-Hélène Prouteau
    pour Terres de femmes.



    __________________________
    (1). Clarice Lispector, Angèle Paoli, Nathalie Riera, Agota Kristof, Emmanuel Moses, Pascal Boulanger, Michel Ménaché, Ossip Mandelstam, Paul Celan, Esther Tellermann.






    Instant de terres 2





    MARTINE – GABRIELLE KONORSKI


    Martine Konorski Portrait
    Ph. D.R. Pascal Therme
    Source





    ■ Martine – Gabrielle Konorski
    sur Terres de femmes


    « Un point ouvert » (extrait d’Instant de Terres)
    un autre poème extrait d’« Un point ouvert » (Instant de Terres)
    Bethani (lecture d’AP)
    [Les mots cognent] (extrait de Bethani)
    [Au versant de la pierre-écritoire] (extrait de Je te vois pâle… au loin)
    Verticale (extrait d’Une lumière s’accorde)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    [Vissée à la plante des pieds]




    ■ Voir aussi ▼


    → (dans la poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une notice bio-bibliographique sur Martine Konorski
    le site de Martine Konorski
    → (sur le site de l’Atelier du Grand Tétras)
    la page de l’éditeur sur Instant de terres de Martine Konorski




    ■ Autres chroniques et lectures (25) de Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes


    Chambre d’enfant gris tristesse
    La croisière immobile
    Anne Bihan, Ton ventre est l’océan
    Jean-Claude Caër, Alaska
    Marie-Josée Christien, Affolement du sang
    Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba
    Yves Elléouët, Dans un pays de lointaine mémoire
    Guénane, Atacama
    Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime
    Cécile Guivarch, mots et mémoire en double
    Denis Heudré, sèmes semés
    Jacques Josse, Liscorno
    Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…
    Jean-François Mathé, Prendre et perdre
    Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie
    Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
    Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
    Daniel Morvan, L’Orgue du Sonnenberg
    Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
    Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie
    Dominique Sampiero, Chante-perce
    Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
    Ronny Someck, Le Piano ardent
    Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
    Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même





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  • Stéphane Bouquet | Preuves du monde


    PREUVES DU MONDE
    (extrait)





    La pluie a lieu. La mer a lieu. Le vent.

    La lande a lieu : sol spongieux
    mousses et bruyères roussies
    & à l’improviste troupeaux
    de moutons-béliers
    à millions de crottes rondes. Le phare
    au bout lointain de la lande a lieu

    parmi les herbes ou parmi les algues
    près des menhirs
    penchés dans la direction du couchant
    : dans la famille
    des dieux gaulois du ciel je demande
    l’organisateur des orgies.

    Cernunnos il semble s’appeler

    : sors de l’eau

    ta senteur de savon

    kiwi-mangue tahitise-moi

    avec n’importe quelle

    preuve que tu es une porosité

    de plus pour me servir

    de monoï aloé vera

    huile de macadamia

    algue spécialement séchée

    sel régénérateur

    ou autre facilitateur de vie.

    La douche a lieu. Mais ensuite
    il nous fallut sortir couverts
    vu que la météo marine
    annonçait avis de grand frais

    Les lapins ont lieu. Les faisans. Le tôlier
    zingueur a lieu. Le vent plus fort. Le soleil
    éblouissant.

    Ce qui manque, c’est
    une immensité de plage en nous
    où accueillir ce qui débarque

    non d’ailleurs :

    la plage existe

    le port

    mais pas le monde-marée

    à giga coefficient d’automne

    tiré par la lune d’équinoxe

    pour monter jusqu’au bout de nous

    et nous avaler dans sa baleine bonté.



    Stéphane Bouquet, « Une trilogie », Le Fait de vivre, éditions Champ Vallon, 2021, pp. 37-38.






    Lefaitdevivre




    STÉPHANE BOUQUET


    Stéphane Bouquet 2
    Source





    Stéphane Bouquet
    sur Terres de femmes


    East Side Story (poème extrait des Amours suivants)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Champ Vallon)
    une page sur Stéphane Bouquet





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  • Louise Glück | Vespers


    VESPERS




    I don’t wonder where you are anymore.
    You’re in the garden; you’re where John is,
    in the dirt, abstracted, holding his green trowel.
    This is how he gardens: fifteen minutes of intense effort,
    fifteen minutes of ecstatic contemplation. Sometimes
    I work beside him, doing the share chores,
    weeding, thinning the lettuces; sometimes I watch
    from the porch near the upper garden until twilight makes
    lamps of the first lilies: all this time,
    peace never leaves him. But it rushes through me,
    not as sustenance the flower holds
    but like bright light through the bare tree.






    VÊPRES




    Je ne me demande plus où tu te trouves.
    Tu es dans le jardin ; tu es où se trouve John,
    dans la poussière, abstraite, tenant sa truelle verte.
    Voici comment il jardine : quinze minutes d’effort intense,
    quinze minutes de contemplation extatique. Parfois
    je travaille à ses côtés, à gratter dans l’ombre,
    à désherber, à éclaircir les laitues ; parfois j’observe
    depuis le porche vers le haut du jardin, jusqu’à ce que

    le coucher du soleil
    transforme les premiers lys en candélabres : et pendant tout

    ce temps,
    la paix ne le quitte jamais. Mais ça s’élance en moi,
    pas comme le feu nourri que la fleur brandit
    mais comme une lumière ardente à travers l’arbre nu.




    Louise Glück, L’Iris sauvage, édition bilingue, poèmes, éditions Gallimard, Collection Du monde entier, 2021, pp. 106-107. Traduit de l’anglais (États-Unis) et préfacé par Marie Olivier.






    Louise Glück  L'Iris sauvage




    LOUISE GLÜCK


    Louise Glück
    Ph. © Katherine Wolkoff





    Louise Glück
    sur Terres de femmes


    Snowdrops (autre poème extrait de L’Iris sauvage)




    Voir aussi ▼


    → (sur Poetry Foundation)
    une notice bio-bibliographique sur Louise Glück
    → (sur ActuaLitté)
    La poétesse américaine Louise Glück, Prix Nobel de Littérature 2020
    → (sur cairn.info)
    d’autres poèmes issus de L’Iris sauvage, traduits et présentés par Marie Olivier (in Po&sie 2014/3-4 [n° 149-150], pp. 46 à 53)





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  • Romain Fustier | [un petit air de printemps]


    [UN PETIT AIR DE PRINTEMPS]




    un petit air de printemps aujourd’hui le long du canal saint-martin elle nous annonce ça au moment de quitter paris — et qu’elle rentre les bras chargés les jambes moulues – les yeux enchantés elle conclut – de sorte que sans même y être j’aborde ces rives — qui sont présentes dans ma tête m’apparaissent en s’évanouissant — en un mot en ce moment— leurs ponts mobiles leurs ponts mobiles — mobiles mobiles — des passerelles métalliques moi — les usines en briques en fumée— qui s’en vont avec elle leur lenteur fugitive



    sa chambre orientée au sud y va ma petite n’en démord pas – que sa chambre va dans le sud elle répète — et cette vision cette idée me plaît— suscite une émotion ma fille s’y baigne avec moi — la pointe nord de l’étang tournée vers le nord mon enfant se tourne vers elle — cette station balnéaire elle aussi nous aime – rêve de nous revoir elle devient nous qui devenons elle – quand avril et le vent sont là son littoral nous accueille – nous reçoit nous retient – comme je l’accueille le nommant ma petite fille dans sa grammaire le retient



    un orchestre dans les jardins du casino la tempête sur la côte – je me raccroche à une peinture quelques photographies – ce qu’elle écrit il y a des chutes de neige et du spleen au même instant chez nous — avons trouvé des jonquilles deux jours de grand soleil – les camélias mimosas en fleurs – et j’y entends la lumière j’y vois le vent – hors de mon corps embarqué il m’embarque lui-même – parmi ces paysages qu’en piéton j’arpente arpentant ses phrases – ces lieux où je vais en où je sors de moi





    Romain Fustier, Jusqu’à très loin, éditions Publie.net, Collection L’esquif dirigée par Jean-Yves Fick et Virginie Gautier, 2021, pp. 106-108.





    Fustier




    ROMAIN FUSTIER


    Romain Fustier
    Source




    ■ Romain Fustier
    sur Terres de femmes


    [chambre d’hôte]
    [la sensation de flotter sur la lagune] (extrait de Bois de peu de poids été-automne partie 1)
    [elle est elle] (extrait de Bois de peu de poids hiver-printemps partie 2)



    ■ Voir aussi ▼


    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une notice bio-bibliographique sur Romain Fustier
    → (sur Terre à ciel)
    une page sur Romain Fustier





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