Étiquette : 2021


  • Yves Namur, Dis-moi quelque chose, « Le Printemps »



    Collage pour Yves Namur
    Photocollage, G.AdC









    DIS-MOI QUELQUE CHOSE, « LE PRINTEMPS »
    (extraits)




    Dis-moi quelque chose
    Qui se tiendrait à côté de nos hésitations

    Inonderait ponts et chaussées
    Percerait de part en part le vide
    La voie lactée

    Et ta bouche déchirée


    Avec Israël Eliraz






    Dis-moi quelque chose
    Que je l’assoie maintenant sur le seuil

    Là-même
    Où le temps s’est posé
    Entre la vie les grains de blé

    Et les soupirs d’une inconnue





    […]






    Dis-moi quelque chose
    Qui réveille la ruche obscure

    Entrouvre portes et fenêtres
    Et lance soudain une flèche
    Vers le ciel

    Et ses amours bourdonnantes





    Dis-moi quelque chose
    Qui ne soit pas simplement

    Une bouche de fumée
    De terre oubliée et amère
    Qui soit un peu de lumière

    Malgré tout


    Avec Paul Celan




    Yves Namur, « Le Printemps », 65, 66, 69, 70, Dis-moi quelque chose, éditions Arfuyen, collection Les Cahiers d’Arfuyen, volume 248, 2021, pp. 81, 82, 85, 86.






    Yves Namur  Dis-moi quelque chose 2




    YVES NAMUR


    YVES NAMUR (1)
    Source




    ■ Yves Namur
    sur Terres de femmes


    [Aujourd’hui j’ouvre des livres] (extrait de Ce que j’ai peut-être fait)
    Les Lèvres et la Soif (lecture de Marie-Hélène Prouteau)
    [un oiseau s’est posé aujourd’hui sur tes lèvres] (extrait des Lèvres et la Soif)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    la page de l’éditeur sur Dis-moi quelque chose d’Yves Namur
    → (sur le site de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique) une notice bio-bibliographique sur Yves Namur





    Retour au répertoire du numéro de mars 2021
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Marie-Hélène Prouteau | [Monde des limbes pris dans les houles]


    [MONDE DES LIMBES PRIS DANS LES HOULES]





    Prouteau image 20
    Isthme, Nuits en mer, #22, 2019
    Acrylique sur toile, 146 x 114 cm
    Collection particulière
    In La Vibration du monde, page 20.
    ©Isthme







    Monde des limbes pris dans les houles.
    Juste s’abandonner à la douceur sensuelle de la nage.
    Toute la vie pélagique !

    Innombrables trémulations, filaments, flagelles,

    arabesques constellées d’étincelles, poudroiement de plancton.

    Le bleu frôle, telle une caresse,
    mystérieuse beauté ondulante de ce qui environne.
    La matière vibratile parle d’un monde non pareil.

    Le voilà le grand éblouissement, magique luminescence

    de particules glissant au ralenti vers les grands fonds

    à la rencontre d’antiques cœlacanthes.

    Un vieux sage à voix basse raconte
    ici dans le pays sous la mer
    demeurent mille et mille ondes de douleur
    des vies esclaves outragées.

    So blues, Africa.



    La Vibration du monde, peintures d’Isthme (Isabelle Thomas-Loumeau), poèmes de Marie-Hélène Prouteau, éditions du Quatre, 2021, page 21.





    Vibration du monde





    MARIE-HÉLÈNE PROUTEAU


    Marie-helene-prouteau
    Source




    ■ Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes




    Chambre d’enfant gris tristesse
    La croisière immobile
    Le cœur est une place forte (lecture d’AP)
    L’Enfant des vagues (lecture d’AP)
    Nostalgie blanche. Livre d’artiste avec Michel Remaud
    Voir Pont-Aven (extrait de Madeleine Bernard, La Songeuse de l’invisible)
    La Ville aux maisons qui penchent (lecture d’AP)





    ■ Voir aussi ▼


    le site d’Isthme





    ■ Lectures de Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes


    Anne Bihan, Ton ventre est l’océan
    Jean-Claude Caër, Alaska
    Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba
    Marie-Josée Christien, Affolement du sang
    Yves Elléouët, Dans un pays de lointaine mémoire
    Guénane, Atacama
    Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime
    Denis Heudré, sèmes semés
    Jacques Josse, Liscorno
    Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres
    Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…
    Jean-François Mathé, Prendre et perdre
    Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie
    Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
    Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
    Daniel Morvan, L’Orgue du Sonnenberg
    Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
    Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie
    Dominique Sampiero, Chante-perce
    Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
    Ronny Someck, Le Piano ardent
    Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
    Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même




    ■ Voir encore ▼


    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Marie-Hélène Prouteau





    Retour au répertoire du numéro de mars 2021
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Anne-Emmanuelle Fournier | [Quand s’épuise la lumière]



    Dans les replis de l’heure fantôme. jpg
    Des silhouettes bruissent      dans les replis de l’heure fantôme
    Ph., G.AdC






    [QUAND S’ÉPUISE LA LUMIÈRE]



    Quand s’épuise la lumière
    de lents oiseaux nous traversent
    portés par une marée invisible
    presque silence            presque

    froissement


    L’air du soir est une odeur
    qui s’incline sur les cheveux
    des nuées d’insectes montent      comme en rêve
    à la lisière mouvante
    où l’herbe devient brume


    Des silhouettes bruissent      dans les replis de l’heure fantôme
    multitudes.

    Qui voudrait alors
    d’un autre monde ?




    Anne-Emmanuelle Fournier, « Vers l’estive », La Part d’errance, éditions Unicité, Collection Le Vrai Lieu dirigée par Laurence Bouvet, 2021, page 29. Préface de Jean-Yves Masson. Gravures de Régis Rizzo.






    Anne-Emmanuelle Fournier  La Part d'errance 3





    ANNE-EMMANUELLE FOURNIER


    Anne-Emmanuelle-Fournier_3917
    Source




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Unicité)
    la page de l’éditeur sur La Part d’errance d’Anne-Emmanuelle Fournier
    → (sur Recours au Poème)
    une notice bio-bibliographique sur Anne-Emmanuelle Fournier





    Retour au répertoire du numéro de mars 2021
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Béatrice Libert | Chansonnier : arbre lyrique


    Chansonnier de Béranger
    Le chansonnier demeure un arbre maître chanteur et enchanteur
    Source






    CHANSONNIER : ARBRE LYRIQUE







    Dès la fin du Moyen Âge, c’est le bois du chansonnier qui a fourni la pâte à papier dont on fit les premières pièces lyriques.

    Le chansonnier est donc un arbre doux, mélodieux, sans fausse note ni chagrin, à anches, claviers et pédales, dissimulant, dans ses branchages, des instruments aussi insolites qu’un julophone, un souchophone, un brellophone, un grécophone. En cherchant bien, on peut même trouver un cymbalier, parasite fort bien supporté par la plante mère, qui forme, çà et là dans la ramure, de jolis bouquets sonores très convoités.

    Les branches du chansonnier ont l’air de portées musicales. Ses fleurs blanches et ses baies noires figurent les notes d’une partition invisible, chantée par les oiseaux choristes, avec alouettes en solo.

    Le chansonnier possède une mémoire d’éléphant. Son répertoire est des plus vastes, allant de Tombe la neige ou La Bohème à C’est extra en passant par Boum ! Il peut, moyennant une piécette glissée dans la fente de son tronc, interpréter n’importe quel succès d’hier ou d’aujourd’hui.

    On le dit passé de mode. Ineptie ! Les fruits du chansonnier n’ont pas d’âge ou, plus exactement, ils ont celui de leurs interprètes et de leur public. Certains les adaptent au goût du jour ; d’autres les conservent tels quels : pur fruit, pur sucre.

    C’est sous le couvert d’un chansonnier qu’eurent lieu les premiers concerts publics qui ont donné naissances aux kiosques à musique, puis aux festivals…

    Le chansonnier demeure donc, de génération en génération, un arbre maître chanteur et enchanteur !



    Béatrice Libert, Arbracadabrants, éditions Le Taillis Pré, Collection Les Inclassables, 2021, pp. 28-29. Avant-dire d’Éric Brogniet.






    Béatrice Libert  Arbracadabrants 4




    BÉATRICE LIBERT


    Beatrice Libert
    Source




    ■ Béatrice Libert
    sur Terres de femmes


    [Il y a dans le vent qui passe] (extrait de L’Aura du blanc)
    [Les pierres et les mots] (extrait de Battre l’immense)
    Très souvent (extrait d’Être au monde)
    Nous traversons l’abîme (+ une notice bio-bibliographique)
    [Peut-être est-ce dans l’arbre ?] (extrait d’Un arbre nous habite)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Attente
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    un Portrait de Béatrice Libert (+ un extrait d’Être au monde)





    Retour au répertoire du numéro de mars 2021
    Retour à l’ index des auteurs


    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Émilien Chesnot | [la dernière pluie aura vu grossir l’aube]



    Monotype de Gilles du Bouchet
    Monotype de Gilles du Bouchet






    [LA DERNIÈRE PLUIE AURA VU GROSSIR L’AUBE]



    la dernière pluie aura vu grossir l’aube.


    La matière est en odeurs
    prêtes à s’effeuiller
    plus puissamment vertes.


    Sur le chemin
    des trous de coma
    soudains de l’eau
    et de l’eau noire


    […] gaufrage du papier qui installe toutes les encres à la même profondeur […]


    forêts je marche
    verte intermittence bleue
    forêts dont les bords
    sont d’un sommeil si pur


    […] le déplacement noir
    par lequel
    les mots sont nos yeux,


    ce déplacement matière nos yeux […]



    je suis respiré
    calmes forêts


    je suis franchi
    interminablement
    d’une impression verte


    ligne en décalage avec sa lumière directe


    et tellement franchi que s’aère
    mon passage bleuté d’aube et de vent




    Émilien Chesnot, in / carne, éditions Æncrages & Co, Collection Ecri(peind)re, 2021, pp. 40-43. Monotypes de Gilles du Bouchet.





    Emilien Chesnot 2





    ÉMILIEN CHESNOT


    Emilien Chesnot portrait denim





    ■ Émilien Chesnot
    sur Terres de femmes


    [le monde nous parle] (poème extrait du recueil Il est un air)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Æncrages & Co)
    la page de l’éditeur sur in / carne d’Émilien Chesnot





    Retour au répertoire du numéro de mars 2021
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Cécile Wajsbrot, Nevermore

    par Angèle Paoli

    Cécile Wajsbrot, Nevermore,
    éditions Le Bruit du temps, 2021.



    Lecture d’Angèle Paoli


    UN ROMAN WOOLFIEN DE HAUTE LICE




    Nevermore. « Jamais plus ». Inscrit de longue date dans nos mémoires, l’adverbe anglais fait partie d’un topos spatio-temporel riche d’explorations littéraires. Lesquelles pourraient conduire le lecteur curieux jusqu’aux poètes troubadours. Voire, au-delà, du côté des poètes élégiaques latins.

    En amont du célèbre poème éponyme de Verlaine qui commence sur l’apostrophe, — « Souvenir, souvenir, que me veux-tu » —, vient le poème noir du « Corbeau», traduit par Baudelaire à partir du texte d’Edgar Allan Poe. The Raven. Plus proche de nous encore, le poème de Louise de Vilmorin. « Plus jamais » (L’Alphabet des aveux, 1954) :

    « Quelle est cette nuit dans le jour ?

    Quel est dans le bruit ce silence ? »

    Avec Nevermore, roman tout récemment édité par Antoine Jaccottet aux éditions Le Bruit du temps, Cécile Wajsbrot s’inscrit d’emblée dans la lignée des grands textes aux accents saturniens. Le temps passe et nous passons ; ce qui a été n’est plus ; jamais ne reviendra ; les traces témoignent, qui laissent le passant aux abords de ce qui fut. Sur le seuil qui veille à l’équilibre entre un avant et un après. Restent la mémoire et ses incertitudes ; les questions sans réponse ; la solitude et le vide ; la poussière et les ombres ; la mélancolie et le rêve. Parfois même le désespoir.

    Traductrice de son état, la narratrice de Nevermore explore cette thématique jusqu’à l’obsession. Par son travail et par ses questionnements. Par une quête inlassable qui la conduit à dialoguer, comme elle le fait aussi dans Mémorial, avec ses propres ombres. Cette vaste entreprise trouve ses assises dans la traduction de « Time passes » / « Le temps passe », second volet du roman de Virginia Woolf, To the lighthouse — La Promenade au phare — plus récemment traduit sous le titre Vers le phare. Pour s’adonner à ce travail de patience exigeant, la narratrice a choisi l’extrême solitude dans une ville où elle ne connait personne, où personne ne l’attend et où ne l’attache aucun souvenir personnel. Le lieu idéal pour traquer « tout ce qui manifeste les signes de l’absence. » À commencer par les manifestations insolites des objets à l’épreuve du temps dans la maison vide de Mrs. Ramsay, non loin du phare ancré sur l’île de Skye, dans l’archipel des Hébrides.

    La ville dans laquelle déambule la traductrice n’est pas n’importe quelle ville. Elle porte les stigmates de la destruction. Elle « s’attache à conserver la mémoire d’une nuit de bombardement aérien […] en même temps qu’elle s’emploie à l’effacer en reconstruisant à l’identique les édifices qui firent sa gloire. » Dresde. Allemagne de l’Est. République démocratique allemande. Repliée dans une modeste chambre qu’elle a prise en location, la narratrice partage son temps entre errances, le plus souvent nocturnes, vagabondages de l’esprit et travail.

    Le texte de Virginia Woolf l’occupe tout entière et de bout en bout, depuis le titre jusqu’aux derniers mots. Mot après mot, rythme et ponctuation, souffle. Chaque phrase, prise dans son ensemble, décortiquée, passée au crible de ses interrogations, puis replacée dans son contexte, est soumise à des ébauches successives. Lesquelles rendent compte des doutes et des tâtonnements de la traductrice. Parfois même de son désarroi :

    « Beauté, poésie. Toute tentative de transcription vouée à l’échec. Essayons — avec un soupir mais sans découragement. »

    Sous sa plume surgissent de multiples réflexions, le plus souvent métaphoriques, comme celle-ci :

    « La traduction est une science inexacte, une tentative, toujours, non vouée à l’échec mais à l’imperfection. D’une langue à l’autre, la barque du passeur se heurte à des obstacles, qu’elle affronte ou contourne, des vagues ou une simple houle, des courants contraires ou porteurs. C’est une traversée avec un point de départ et un point d’arrivée mais de l’un à l’autre, une seule personne connaît le voyage et ses écueils, celle qui en a parcouru toutes les étapes. »

    Ou cette autre par laquelle elle analyse, de façon imagée, son rapport à l’écriture :

    « Aller où personne n’est encore allé, explorer, découvrir. J’aurais aimé pouvoir écrire et aller au hasard des chemins non balisés, puis travailler, retravailler pour les transformer en paysage. Mais je n’ai jamais su, je n’ai jamais essayé, je me suis dirigée vers autre chose, le passage, la transcription, la tentative de restituer un texte écrit dans une autre langue, au plus près. Et c’est ce que j’essaie de faire, ici, à Dresde. »

    Au cours de ses errances, la traductrice woolfienne surprend une forme qui la suit, puis une voix qui lui parle. Sans doute l’a-t-elle provoquée. Convoquée de manière semi-consciente. Est-ce une amie perdue de jadis, qui se manifeste au hasard des déambulations dans les rues désertes de Dresde, devenue « ville des hantises » ? Une inconnue qui lui ressemble ? Une coïncidence ? Peut-être n’existe-t-elle pas ?

    Je me souviens d’avoir croisé cette ombre dans Mémorial, et de m’être posé à son sujet les mêmes questions. Des questions sans réponses. J’ai gardé en mémoire l’image d’une forme diffuse. Une présence-absence, qui rassemblerait en elle tous les corps (faut-il oser l’emploi du mot âme ?) disparus au cours du siècle précédent. Une obsession, qui se manifeste au cœur de la nuit, du vide, et de l’extrême solitude.

    « Ne pouvais-je l’apercevoir et lui parler que dans des lieux intermédiaires, entre deux rives, deux mondes, entre présent et passé ? » s’interroge la narratrice de Nevermore.

    Il m’arrive aussi, en cours de lecture, d’imaginer que cette amie n’est autre que Virginia Woolf elle-même, dont Cécile Wajsbrot a traduit plusieurs ouvrages – Des phrases ailées, Les Vagues. Réflexion aussitôt démentie par la phrase suivante. De cette amie, à qui elle se livre, lui confiant ses propres attentes et ses propres limites, la narratrice écrit :

    « J’enviais cette amie, ou plutôt j’admirais sa capacité d’invention, la façon dont une image, une scène, passait de ce qu’elle avait pu me raconter un jour à ce qu’elle écrivait, et qui était à la fois semblable et différent. Je revenais de nos rencontres, confortée dans mon désir de passer ma vie avec les livres mais parfois un peu triste, aussi, de ne pas pouvoir ou savoir donner forme à certaines de mes obsessions que je ne trouvais pas dans les livres des autres. Pourquoi ne pas essayer, m’avait-elle dit un jour, pourquoi ne pas écrire ? ».

    Dans la quête que poursuit la narratrice de Cécile Wajsbrot, l’esprit souvent bifurque, qui s’attache soudain à d’autres images. À la fois autres et semblables. Ainsi de ce moment où, assise dans un café à Dresde, absorbée par l’animation des abords du Marché de Noël, la traductrice s’évade vers les lacs. Elle vagabonde du côté de l’Arverne — le lac des Enfers — puis rejoint celui de Ravensbrück dont elle avait un jour découvert le camp et de là, à la faveur d’un bâtiment abandonné, elle établit une comparaison entre ces constructions et celles des « immeubles hauts de Pripiat » (Tchernobyl)… « témoignant d’une vie et d’un commerce qui n’auraient jamais lieu comme la grande roue de Pripiat témoignait de fêtes qui n’auraient jamais lieu — jamais plus. »

    C’est la première fois que l’expression « jamais plus » apparaît dans le roman. La seconde occurrence survient à propos du glissement de « vision » sur la mémoire et le temps, qui passe de Mrs. Ramsay à Mrs. MacNab puis, de là, à la narratrice woolfienne :

    « Jamais plus, me disais-je, nevermore, ces rencontres régulières dans un lieu qui ne changerait jamais de nom mais souvent de propriétaire… »

    Ainsi la pensée glisse-t-elle, qui prend appui sur la traduction en cours et se poursuit en d’autres lieux, changeant la perspective du regard, amenant de manière fluide et presque à l’insu de la lectrice, d’autres comparaisons. Lesquelles occupent une longue digression qui emporte momentanément vers un ailleurs lointain, vers d’autres temps, d’autres disparitions, sans jamais cependant perdre de vue Time passes et le phare de Virginia Woolf auquel l’on revient toujours comme porté par une vague qui ramène sans cesse le flot sur la grève :

    « So with the house empty and the doors locked and the mastresses rolled round. » Et avec la maison vide, les portes verrouillées et les matelas roulés… signes de l’abandon des personnes, des personnages, de la vie humaine…

    Là-bas, sur des terres lointaines, au large d’une ville nommée Pripiat et d’une centrale nommée Tchernobyl, là-bas dans un territoire d’une trentaine de kilomètres carrés, se trouve une zone d’exclusion qu’on appelle zone interdite, dont 135 000 personnes furent évacuées et qui vit en dehors de toute présence humaine depuis plus de trente ans. Comme la maison du phare vécut sans habitants pendant dix ans. Sur les cartes figurent des taches, on appelle cela la contamination en peau de léopard… ».

    Ainsi, comme le confie par ailleurs la narratrice, à partir de « la disparition des habitants d’une maison » s’ouvre une disparition plus vaste, laquelle en contient tant d’autres. Espaces des confins glacés de Thulé, livrés à la solitude, villes englouties par les eaux. Et ce village de Dunwich, sur la côte du Suffolk, dont le peintre Turner a laissé une « étonnante aquarelle autour des années 1830 représentant la falaise attaquée par les vagues et l’écume de la mer, et là-haut, dans un blanc fantomatique, une église se dressant au bord… ». La traductrice traque dans le récit de Virginia Woolf les motifs avant-coureurs des disparitions futures — qu’elles soient œuvre du temps ou œuvre des hommes — bientôt emportées sous les déflagrations de la Première Guerre mondiale.

    Construit comme une partition musicale — Prélude/Interlude/Coda —, le roman de Cécile Wajsbrot rend compte de sa passion pour la musique. Mais dans ce domaine comme dans celui de l’écriture ou de la peinture, sa recherche se porte vers toute composition ayant trait à la disparition. Sur le fait que nous sommes des êtres de passage. Ainsi de la composition d’Arvo Pärt — Cantus in memoriam Benjamin Britten — dont la narratrice suit les mouvements et rythmes jusqu’à l’apaisement et la consolation. Plus loin, elle évoque la Cathédrale engloutie de Claude Debussy ; La Grotte de Fingal de Félix Mendelssohn ; Les Cloches de Rachmaninov, poème symphonique pour chœur, voix et orchestre, d’après le poème éponyme d’Edgar Allan Poe.

    Aux sept interludes (consacrés à la High Line de New York et à ses multiples transformations) correspondent les sept chapitres consacrés à Dresde et au travail de traduction de Time passes. Et les multiples réflexions que les mystères et la poésie d’un tel texte soulèvent en elle. Mais la coda sur laquelle se boucle la traduction de Time passes n’ouvre-t-elle pas sur un nouvel horizon ? Parce que « chaque fin de livre était peut-être l’annonce du livre suivant ou d’un prochain livre ? » Et l’écriture de To the Lighthouse n’annonce-t-elle pas celle des Vagues ? Et cette manière qu’a Cécile Wajsbrot d’entrer dans la pensée de Virginia Woolf, de dialoguer avec ses mots, d’infiltrer le rythme de ses phrases et de l’adopter, n’annonce-t-elle pas un ouvrage ultérieur, comme sans doute Mémorial portait déjà en germe, par l’atmosphère qui enveloppe la voyageuse et par les dialogues qu’elle poursuit à travers paysages et ombres, les prémices de Nevermore ?

    Le lien étroit et constant que la narratrice entretient avec le récit de Virginia Woolf crée une complicité, une quasi osmose avec la romancière anglaise. Jusque dans le phrasé et dans la rhétorique des images. Si fluides et si beaux. Et sans doute la traductrice française est-elle le double discret de Cécile Wajsbrot, la passeuse de mots qui lui sert de guide à travers l’écriture de Virginia Woolf en même temps qu’elle lui ouvre la voie de sa propre création. Nevermore. Et s’il n’y a pas de personnages dans Time passes, il n’y en a pas non plus dans le roman si particulier de Cécile Wajsbrot. Et si, contrairement au récit de Virginia Woolf, il y a une narratrice dans Nevermore, cette narratrice n’a pas de nom et tout ce que nous comprenons d’elle vient de son dialogue ininterrompu avec la romancière anglaise. L’une et l’autre, en revanche, sont accaparées par les ombres qui passent, les reflets qui fuient, surgissent, s’estompent. « Par la dévastation du temps », sur les êtres et sur les choses. Ainsi les deux romancières se rejoignent-elles dans le projet que l’une et l’autre poursuivent dans l’écriture. Chercher « à saisir l’instant ». « Mais aussi la trace de la présence humaine dans l’éternité. » Et Cécile Wajsbrot y réussit magnifiquement. Qui offre avec Nevermore un roman woolfien de haute lice. Absolument passionnant.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Nevermore couv




    CÉCILE WAJSBROT


    Cecile Wajsbrot Denim
    Cécile Wajsbrot en 2008.
    ULF ANDERSEN / AURIMAGES
    Source





    ■ Cécile Wajsbrot
    sur Terres de femmes


    Destruction (lecture d’AP)
    Mémorial (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Cécile Wajsbrot
    → sur le site des éditions Le Bruit du temps)
    la fiche de l’éditeur sur Nevermore





    Retour au répertoire du numéro de mars 2021
    Retour à l’ index des auteurs
    Retour à l’ index des « Lectures d’@angelepaoli »


    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Erri De Luca | Statua di Caino


    STATUA DI CAINO



    Ho acquistato un Caino di bronzo. E’ già senz’arma,
    sta mezzo girato, si stacca dall’agguato
    a suo fratello e alla generazione.
    E’ più basso di me, la mano larga, stesa,
    la urto di sfuggita o gliel’afferro apposta
    per arresto. Non so se sia mancino,
    se stringo la colpevole o quell’altra. So che è tardi.
    C’ era pure un Abele, sdraiato sul fianco,
    il braccio sul volto a proteggere niente. Non l’ ho preso.
    il suo corpo chiedeva uno spazio che da me non c’è.
    Caino è di passaggio, svelto a togliersi, Abele no, sta a terra
    e vede la sua vita seguire come un cane l’ assassino.
    Abele non sa stare rinchiuso in una stanza,
    Caino sì, nell’ umido dell’ ombra, accanto ai libri
    chiede il riparo che non è perdono.





    Erri De Luca  L'ospite incallito  3






    STATUE DE CAÏN



    J’ai acheté un Caïn en bronze. Il est déjà sans arme,
    tourné à demi, il se détache du piège
    tendu à son frère et à sa génération.
    Il est plus petit que moi, la main large, ouverte,
    je la heurte en passant ou je l’attrape exprès
    pour l’arrêter. J’ignore s’il est gaucher,
    si je serre aussi un Abel, allongé sur le côté,
    un bras sur le visage qui ne protégeait rien. Je ne l’ai pas
    pris,
    son corps réclamait un espace que je n’ai pas chez moi.
    Caïn est de passage, prompt à décamper, Abel, non, il est
    par terre
    pour voir la vie suivre l’assassin comme un chien.
    Abel ne peut pas rester enfermé dans une pièce,
    Caïn oui, dans l’humidité de l’ombre, près des livres
    il demande un abri qui n’est pas un pardon.



    Erri De Luca, L’Hôte impénitent [L’Ospite incallito, Einaudi, 2008] in Aller simple suivi de L’Hôte impénitent, édition bilingue, éditions Gallimard, Collection Poésie/Gallimard, 2021, pp. 168-169. Traduit de l’italien par Danièle Valin.





    Erri De Luca  Aller simple  Collection Poésie Gallimard



    ERRI DE LUCA


    Erri De Luca  portrait





    ■ Erri De Luca
    sur Terres de femmes


    Piero della Francesca (autre poème issu du recueil L’Ospite incallito)
    Due voci (poème issu du recueil Aller simple)
    Le plus et le moins (lecture de Martine Konorski)
    Considero valore (poème issu du recueil Œuvre sur l’eau)
    Qui a étendu ses bras au large (autre poème issu du recueil Œuvre sur l’eau)
    Volti (autre poème issu du recueil Œuvre sur l’eau)
    Première heure (lecture d’AP)
    Le Tort du soldat (extrait)




    ■ Voir aussi ▼


    le site de la fondation Erri De Luca (en italien)





    Retour au répertoire du numéro de mars 2021
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Maurice Kamto | Phénix


    PHÉNIX





    C’est une terre des confins où se contredisent les rêves.
    À chaque réveil je me retrouve dans le champ des énigmes.

    Je sonderai ton âme tels les lamantins du lac Ossi
    Pour me nourrir des temps primordiaux.
    Je reviens d’une aube qui gémit
    Où se languit la princesse des mangroves,
    Œuvres du Mont des dieux et de l’Océan.
    Sa couronne est sertie des braises qui consumèrent l’aurore
    Écoute ses plaintes inépuisées

    Ses larmes emperlent nos infortunes
    La mort a dédaigné ses faveurs et l’a punie d’une vie frivole

    En elle une violente gésine
    Terre mienne née au croisement des routes
    Forêt de poudre et de dédain
    Voici que tu renais dans nos mémoires
    Sylphide entraînant ses grâces à d’antiques souverains
    Tu aimantes baroudeurs et soupirants frénétiques
    Qui rêvent des nuits d’accomplissement
    Je t’emporte avec moi partout où je vais
    Dans l’intime de mes luttes et déroutes
    Terre séchée à mes semelles de pèlerin

    Je te dessine à la crête de mes rêves d’homme
    Plus haut que le sommet de l’esprit plus délirant que les fastes de Danakil
    Le doute s’est enfui du jour et de sa parole claire
    Et voici que s’inaugure la marche des soleils

    Je veux être présent au couronnement de l’audace
    Quand du sein de l’azur elle repoussera les persiflages
    Les aspergeant d’une joie sertie d’or et de notre volonté d’être
    Elle arbore un blason damasquiné aux armoiries des héros

    Elle a lâché la main de la défaite
    Escaladé les nuées dans un ciel sans limites
    Et nourri les songes

    C’est ainsi que je te rêve
    Buissonnant du monde à venir.





    Maurice Kamto, « Mémoire », Sous la cendre les étoiles, éditions Obsidiane, Collection Le Manteau & la Lyre dirigée par Nimrod, 2021, pp. 78-79.






    Maurice Kamto  Sous la cendre les étoiles 7




    MAURICE KAMTO


    Maurice Kamto denim
    Photo ©D.R.




    Avec Sous la cendre les étoiles, Maurice Kamto nous dévoile « l’aube primordiale » d’un très grand chant où se mélangent l’enfance du poète et celle d’une nation. D’un côté, l’insouciance et le geignement de l’enfant bousculé par l’absence brève mais profonde des figures de l’amour. De l’autre, la difficile parturition d’un nouveau pays. Alors se déploie un panorama où l’attention du poète se manifeste aussi bien à l’égard des enfants des rues, des femmes, des arbres que pour la geste continentale. Lais, laisses et versets du prisonnier recueillis à la lucarne de sa geôle, à l’aurore, lorsque s’aiguisent les déchirures, Maurice Kamto sublime une douleur pudique et une espérance certaine. Son attitude pourrait être la définition même de l’acte poétique. Sous la cendre les étoiles est son troisième recueil de poèmes.
    Avec Maurice Kamto, Léopold Sédar Senghor trouve une digne émule de la poésie épique, mais réinventée, transfigurée (note de l’éditeur).




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de Cameroon Radio Television)
    une fiche biographique sur Maurice Kamto





    Retour au répertoire du numéro de mars 2021
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Denise Le Dantec | [Beau temps sur la planète]


    [BEAU TEMPS SUR LA PLANÈTE]





    Beau temps sur la planète
    Une poudre d’étoiles dans le noir de l’univers
    un chemin vert //

    Un homme marche au soleil      (la pluie est un rêve)

    c’est ta bouche… l’eau de ta voix…

    (j’habite un songe)


    … J’ouvre la fenêtre… la parole s’envole     le mot etcetera

    des nuages d’ozone flottent sur la jachère céleste

    une mousse d’émeraudes / des écailles de hareng

    _tout est argent

    les œufs au thé… la liqueur barbabaro [

    3 peupliers… un cheval [[


    EN-HEDU-ANNA

    1 ligne fragmentée

    2 lignes manquantes

    4 lignes fragmentées

    (ici s’interrompt la forêt ombreuse)




    Denise Le Dantec, ENHEDUANNA, La femme qui mange les mots, L’Atelier de l’agneau, Collection cordelle, 2021, page 5. Dessins de Liliane Giraudon.






    Denise Le Dantec  Enheduanna





    DENISE LE DANTEC


    Denise Le Dantec
    Image, G.AdC




    ■ Denise Le Dantec
    sur Terres de femmes


    29 avril | Denise Le Dantec, L’Estran
    [« ceci est l’espace de la transparence »](poème extrait d’et je t’embrasse)
    Mémoire des dunes
    Mémoire des dunes (extrait de 7 Soleils & autres poèmes)
    La Seconde augmentée (lecture d’AP)
    [La Seine est verte] (extrait de La Seconde augmentée)
    [J’ai pris la perspective du rossignol](extrait de La Strophe d’après)
    Guillevic | À Denise Le Dantec
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Où quand
    → (dans la Galerie Visages de femmes)
    le Portrait de Denise Le Dantec (+ un extrait de l’Encyclopédie poétique et raisonnée des herbes)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur lelitteraire.com)
    une lecture d’Enheduanna de Denise Le Dantec, par Jean-Paul Gavard-Perret
    → (sur le site de L’Atelier de l’agneau)
    la fiche de l’éditeur sur Enheduanna





    Retour au répertoire du numéro de février 2021
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Michaël Glück | [le ciel emporte le reflet des îles]


    [LE CIEL EMPORTE LE REFLET DES ÎLES]



    1.


    le ciel emporte
    le reflet des îles

    violence des vents
    écume embruns
    nuages d’encre



    2.


    au large un bloc
    de terre brûlée
    Makronissos

    jour et nuit
    les yeux cherchent
    une étoile



    3.


    la mer s’en va
    du bleu schiste
    au bleu noir

    est-ce la mer
    est-ce le ciel

    les îles
    lèvent l’ancre



    4.


    croassent les nuées

    au-dessus d’elles
    la navette des vents
    tisse les pluies lointaines

    les voiles noires s’en vont
    reviennent
    se vrillent



    5.


    on entend
    l’envolée de midi

    une cloche
    occulte les dieux

    paganisme pourtant
    dans le moindre nuage

    qui répond
    à la danse fertile




    Joseph Bey (œuvres collage) | Michaël Glück, Errances célestes, Les Lieux Dits éditions, Collection 2Rives dirigée par Claudine Bohi et Germain Rœsz, 2021.






    Errances célestes 2




    MICHAËL GLÜCK


    Gluck Portrait
    Source




    ■ Michaël Glück
    sur Terres de femmes


    Choral des Septantes, 6 (extrait de Ciel déchiré, après la pluie)
    « cette chose-là, ma mère… »
    …Commence une phrase (lecture d’AP)
    [commence une phrase] (extrait de …Commence une phrase)
    L’Enceinte (lecture d’AP)
    Matières du temps (extrait de D’après nature)
    [nous sommes venus d’un ciel à l’envers] (extrait d’Un livre des morts)
    [où de vivants piliers] (extrait de Poser la voix dans les mains)
    Passion Canavesio | Passion-Judas (lecture d’AP)
    [Certains matins les mots] (extrait de Tenir debout dans le grand silence)
    Tournant le dos à (lecture d’AP)
    [toujours avoir à se justifier devant la norme] (extrait de Tournant le dos à)
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre (extraits)





    Retour au répertoire du numéro de février 2021
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes