Étiquette : 29410 Plounéour-Ménez


  • Erwann Rougé, Proëlla

    par Angèle Paoli

    Erwann Rougé, Proëlla, éditions Isabelle Sauvage,
    Collection présent (im)parfait,
    29410 Plounéour-Ménez, 2020.



    Lecture d’Angèle Paoli


    GALETS
    Ph., G.AdC







    CAR LES « GALETS SONT SANS REMORDS »





    Sur un temps très bref — quelques heures à peine d’un dimanche-à-lundi — s’énonce la parole du poème. Proëlla. Cinq chants et un contre-chant — entre lesquels s’intercalent des moments balisés par l’écoulement d’un temps qui embrume ses contours, stagne dans l’indéfini, s’immobilise aussi parfois — composent le poème qu’Erwann Rougé dédie à la mémoire des disparus. En mer ou sur terre. Tous les disparus torturés par mille maux et cruautés avant d’être néantisés dans l’horreur par les guerres et les conflits, ou les naufrages : pour un énième disparu en mer ou ailleurs. Ainsi rassemblés dans le recueil poétique, les chants d’aujourd’hui renouent avec un vieux rite funéraire breton accordé aux défunts disparus en mer ; rite symbolisé, selon la tradition qu’Erwann Rougé remet en lumière, par une croix en cire déposée sur un linceul&nbs;:

    « l’inconnu est croix de cire sur un linge blanc. »

    « la croix de cire se pose sur le linge blanc. »

    Renouant un lien entre divers lieux du monde, entre vie et mort, entre passé et présent, les poèmes sont autant de stèles de silence dédiées à tous ceux que la mer (ou la terre) a emportés et qui demeurent sans sépulture.

    « Sabratha, dans le nord-ouest de la Lybie », Alep ou Bodrum. Partout « le va-et-vient de l’eau harcèle la poussière cèle dans les nuques dans les dos un reste de bleu. » (à quatre heures de lundi).

    Le recueil dans son entier est un long thrène sur les violences qu’infligent les hommes à leurs pairs, sur le malheur que beaucoup traversent sans retour, condamnés à mourir engloutis. Un texte très fort qui place le lecteur devant un chant qui dérange, car, comme l’écrit le poète breton :

    « on supporte mal d’entendre

    le poème qui enroule

    une parole autre. »

    Le poème d’ouverture — non titré —, donne d’emblée la tonalité sombre de cette partition. Et pose les premiers accords d’une écriture de la sobriété. Les strophes sont brèves, disjointes par des lignes intercalaires et par un point final. Sans qu’aucune majuscule initiale vienne perturber l’homogénéité de l’ensemble des pavés de texte. Laquelle s’harmonise, à mes yeux, avec l’anonymat des « ils », des « lui ». Ou celui des « qui » anaphoriques sans antécédents du chant un et du contre-chant un :

    « qui chante

    les lèvres fermées.

    qui douceur sans fin […]

    qui d’errance

    demande le semblable » (chant un)

    « qui le dos contre terre

    attend »

    « qui vers l’avant se balance » (contre-chant un)

    Ou avec l’absence de pronoms personnels devant les verbes. Dans le poème d’ouverture comme dans d’autres poèmes :

    « derrière les barrières

    se mord les doigts se mord la langue

    se vide le dedans

    égare ce dont il a besoin

    s’accroche au temps

    aussi droit qu’il peut. »

    Les corps sont sans visage et « au large les morts ne sont nulle part. »

    Le décor initial est celui d’une procession silencieuse qui se conforme au rite ouessantin de la « proëlla » :

    « sur un linge blanc

    une croix de cire

    veille sur le va-et-vient des morts et des vivants. »

    Tout se déroule comme à l’ordinaire, comme il se doit, chaque fois qu’un marin est porté disparu. Avec la même économie de mots, les mêmes gestes alentis dans la sidération. Tout se déroule à l’identique, tout se clôt « avec la sterne qui dit la coulée verticale. » Que dire de plus, une fois le corps disparu dans les hauts fonds ? « rien de plus. » Tout le reste serait vain. Inutiles les larmes inutile tout pathos.

    Le temps soudain a fait irruption, un temps d’aujourd’hui rythmé par l’écoulement des heures. Un être surgit, privé d’identité et de corps, réduit à sept mots :

    « sans nom

    sans épaule

    se tient là. »

    Un être archétypal, symbole de milliers d’autres de son espèce, voués comme lui au même sort, au même malheur, au même vide. À la même mort. Un être vidé de lui-même, vidé de sa vie, vidé de ses mots, réduit à rien. Un être en négatif. Nié :

    « ne se demande pas », « ne parle pas ne se parle plus », « n’imagine pas la douleur », « ne se demande pas »…

    En quelques vers se dessinent sa mort, sa descente progressive dans « la tranquillité noire ». Sa plongée irrémédiable

    « dans le trou de mer

    qu’il creuse

    d’avoir trop crié. »

    Il arrive que des voix s’élèvent, des voix off qui commentent succinctement ou ponctuent un poème en forme de constat et de péroraison :

    « au fond, il n’y a plus de pourquoi. »

    « et nous n’avons rien vu, comme d’habitude. »

    « sur la berge ils sont mis dans un sac blanc devenu corps. »

    « la cruauté est une brûlure. Se sert de la cloque pour desquamer l’entour d’une âme. »

    Mais la voix dominante de cet ensemble et qui met au jour l’architecture secrète du poème, c’est la voix sans visage du chant. Celle qui se réitère de façon séquentielle, et qui revient comme la vague à l’instant du ressac. Elle est la voix qui guide dans la traversée du poème, celle qui conduit la marche au-delà de l’heure blanche, à la recherche d’un ailleurs. Dans « la courbure d’une dune » et dans le « cri d’un sirli ». Peut-être appartient-elle à ce gamin de douze ans qui court le long de la grève dans l’attente de la beauté. Laquelle se rencontre dans un « battement d’ailes », dans le frôlement d’une plume, ou dans le vacillement invisible du vent. Pourtant, au cœur même de la vie qui fait battre le sang dans les veines, demeure un noyau impénétrable, car les « galets sont sans remords ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Erwann Rougé  Proëlla





    ERWANN ROUGÉ


    Erwann Rougé
    Ph. Michel Durigneux
    Source





    ■ Erwann Rougé
    sur Terres de femmes


    [même si cela ne sert à rien] (extrait de Proëlla)
    [la brûlure a une odeur de fleuve] (extrait de L’Enclos du vent)
    [on ne fait qu’écrire] (extrait de Voa, Voa)
    Passerelle, Carnet de mer (lecture de Sylvie Fabre G.)
    [quand le ciel est ainsi] (extrait d’Étais de Jean-François Agostini)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage)
    la fiche de l’éditeur sur Proëlla d’Erwann Rougé
    → (dans la poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Erwann Rougé





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  • Erwann Rougé | [même si cela ne sert à rien]


    [MÊME SI CELA NE SERT À RIEN]





    à deux heures de lundi


    elle et lui : deux silences à même la table.



    même si cela ne sert à rien
    quelque chose murmure retient l’oubli
    quelque chose veut combler l’absence
    là où ils ne sont jamais allés
    quelque chose ne peut plus
    ne demande rien
    quelqu’un est plus lourd que le vide.

    il y a dans la pièce
    des bruits qu’on ne comprend pas.
    on entend les coups de pluie contre la porte.

    la beauté d’un nuage mendie le ciel
    le cœur en attente
    quelqu’un brûle l’unique lettre d’amour
    et part en plein milieu d’une phrase.

    là             le cri du sirli
    s’attache à la lueur du désert
    et à ce qui tient de légèreté
    dans le passage ou le revers
    du sable entre les jambes
    pour que la phrase indéchiffrable
    s’efface lentement
    dans la courbure de la dune.

    ils ne reviendront pas.

    et si l’orage vient de refermer la porte
    ce n’est pas sans les mots d’abandon
    d’un corps à l’autre leur ombre mêlée
    deux ailes oubliées sur le linge blanc.


    est-ce donc cela le déliement l’espace sans appui de corps
    le calme qui n’a plus peur d’en rester là.




    Erwann Rougé, Proëlla, éditions Isabelle Sauvage, Collection présent (im)parfait, 29410 Plounéour-Ménez, 2020, pp. 46-47.






    Erwann Rougé  Proëlla




    ERWANN ROUGÉ


    Erwann Rougé
    Ph. Michel Durigneux
    Source





    ■ Erwann Rougé
    sur Terres de femmes


    Proëlla (lecture d’AP)
    [la brûlure a une odeur de fleuve] (extrait de L’Enclos du vent)
    [on ne fait qu’écrire] (extrait de Voa, Voa)
    Passerelle, Carnet de mer (lecture de Sylvie Fabre G.)
    [quand le ciel est ainsi] (extrait d’Étais de Jean-François Agostini)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage)
    la fiche de l’éditeur sur Proëlla d’Erwann Rougé
    → (dans la poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Erwann Rougé





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  • Isabelle Baladine Howald | [Je pense à toi qui n’a plus de corps]


    [JE PENSE À TOI QUI N’A PLUS DE CORPS]




    Je pense à toi qui n’a plus de corps     je te sens pourtant
    encore contre moi
    je sens tellement ton corps qui n’existe plus       je te vois
    dedans les yeux fermés        je ferme les yeux pour te voir
    et te sentir contre moi revient
    ton  odeur ta douceur ton souffle        tout ce que j’aimais
    tant
    la sensation d’opacité, peau, carrure, contours, tessitures

    ce chatoiement de toi en moi

    nous fermons les  yeux  quand  il  n’y  a  plus  rien  à  voir
    se souvenir est « mémoire d’aveugle »

    tu n’as plus les yeux ouverts

    je te vois dedans  et je pense  tout le temps  mon âme qui
    est ton âme




    Isabelle Baladine Howald, Fragments du discontinu, éditions Isabelle Sauvage, collection présent (im)parfait, 29410 Plounéour-Ménez, 2020, page 53.





    Howald Fragments du discontinu



    ISABELLE BALADINE HOWALD


    Isabelle Baladine Howald
    Ph. © Vincent Muller
    Source





    ■ Isabelle Baladine Howald
    sur Terres de femmes


    [Je — court à la mort] (extrait d’Hantômes)
    La Douleur du retour (lecture d’AP)
    Mouvement d’adieu, constamment empêché (lecture d’AP)





    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage)
    la fiche de l’éditeur sur Fragments du discontinu
    → (sur Poezibao)
    une lecture de Fragments du discontinu par Anne Malaprade





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  • Frédérique de Carvalho, barque pierre

    par Angèle Paoli

    Frédérique de Carvalho, barque pierre,
    éditions Isabelle Sauvage, Collection pas de côté,
    29410 Plounéour-Ménez, 2020.



    Lecture d’Angèle Paoli


    « LALANGUE– DE–CELA–QUI–NOUS
    ÉBLOUIT. » UNE ÉPIPHANIE





    Elle dit. Le lieu l’espace le temps elle. La mère l’enfance. Écrire. La « plaie » la barque la pierre. Elle, c’est la poète. Frédérique de Carvalho. Je la découvre ici dans ce recueil publié aux éditions Isabelle Sauvage. barque pierre.

    barque pierre. Je n’avais jamais rien lu de Frédérique de Carvalho. La collection pas de côté est une invite. Se laisser saisir. Se laisser guider. Suivre la poète en son territoire. Et me voici lectrice sous fascination sous émotion sous une forme inconnue qui-touche-au-plus-profond, je-ne-sais-où, et qui bouleverse. Et qui porte/déporte. Loin ailleurs. Et qui déborde. Là-bas. Dans la lande la langue les fougères. Barque pierre. La barque, enserrée ou jointoyée, entre « bercail » et « berceau ». Un lieu où vivre, protecteur, originel. Entre pierre et bruyère.

    barque pierre. Un très beau titre, énigmatique, elliptique qui condense en deux mots des univers en apparence antagoniques. Et les accouple dans le fusionnement de leurs syllabes. L’eau la pierre le bois la pierre le fluide le solide. La mer le roc.

    « cette fois la barque était

    de pierre ».

    Ou encore :

    « toute barque pierre pierre et terre ».

    Elle dit, elle écrit. Elle raconte. Le « dit » de « barque pierre ». Le récit se fait par tableaux. Des « scènes/des mémoires fragmentées souvent/défigurées… ».

    Les tableaux s’organisent à partir d’accroches anaphoriques décalées par rapport au poème lui-même. Didascalies. Ces didascalies permettent au regard de lier poème visuel et oralité. Et à la poète de se lancer sur « l’océan du langage ». Elle évoque les temps anciens, elle évoque les ères disparues et les espaces vierges. Elle rêve « les bêtes intactes » qui faisaient vibrer les parois de pierre du jadis, elle dit les bêtes sacrifiées d’aujourd’hui et la difficile mise en mots, mise en rimes. Avec « crime » ou « abattoir ». Le poème sur la page, un condensé de temps et de douleur :

    « elle dit    j’ai mal chaque fois »

    ou encore :

    « elle dit    je me noie chaque fois ».

    Des mots reviennent, qui donnent à la strophe sa musicalité : « pierre » « talus » « il pleut ». Des mots simples, des mots de tous les instants. Écrire est ce bégaiement de la langue. Un mot par vers dans la brièveté de strophes dépourvues de toute ponctuation. Et pourtant un rythme affleure, de page en page, un rythme tout en régularité, à la musicalité secrète, sous-jacente. Quelque chose de doux. Quelque chose de mélancolique. Quelque chose de voilé qui se dit dans une tonalité particulière. Toute en demi-teinte, qui touche et qui étreint. Qui porte et qui emporte. Dont je trouve une ébauche d’élucidation dans l’éblouissement de ces vers inattendus :

    « il y a un mouvement sur la page comme un élan de fébrilité de veille de Noël l’orange dans le sabot la paille fraîche et chaude la neige des grands arbres l’empreinte des surfaces le ciel couchant dehors une joie immédiate que seules les bêtes que seules les bêtes
    que seules les bêtes

    elle dit que seules les bêtes ».

    Elle dit les bêtes, le pays et le paysage, la lande les marais les talus. « C’est un pays/d’attache ». Sans limites et sans frontières.

    Parfois au cœur du paysage surgit un vers ancien, un peu transformé. Le phrasé d’une comptine oubliée : « chère âme ne vois-tu rien venir ».

    Elle mélange, inventive, les mots de la mémoire :

    « elle dit    ma sœur ma douleur songe à la douceur

    elle dit    la tour d’Aquitaine à jamais

    abolie ».

    Une lallation. Parfois elle se moque un peu, d’elle de la musique de la langue, sa « berceuse océanique » :

    « toute berceuse est une berceuse

    océanique

    tout chant la sirène et cætera ».

    Il arrive aussi qu’elle s’insurge contre les cruautés récurrentes du temps, leur résurgence inacceptable :

    « qu’est-ce qu’on peut faire avec l’irréparable qu’est-

    ce qu’on peut faire pour

    empêcher l’œil de la tombe à te clouer la nuque

    au mât d’une vieille histoire qu’est-ce qu’on peut

    rattraper qui n’est pas rattrapable au propre au

    figuré qu’est-ce… ».

    Elle dit la lande la langue, puits sans fond où descendre sans fin pour trouver les mots,

    « le geste vierge

    la main

    et les oiseaux »

    ce peu qu’il reste lorsque tout a été exhumé recousu rapiécé ; lorsque le temps a été décliné, que le futur antérieur a annihilé le passé, que s’est enfin effacé ce qui n’en finit pas de passer. Elle dit ce qui s’écrit, pierres alignées pierres dressées. Chênes et charmes. Un même « chuintement » des arbres. Le mot « lande » emporte au-delà de la lande, de ce qu’elle colporte de légende. Un excès de langue peut parfois remplacer la chose absente. La contenir. Soudain, au détour d’un vers, l’ailleurs dérape. Les mots dévient vers d’autres réalités. Des réalités qui font mal, qui écorchent l’à-vif. Ainsi la langue déporte-t-elle.

    « maintenant    on déporte à la

    dérobée ».

    Ce vers terrible revient sous différentes formes. Il surgit toujours à l’improviste, comme porté par un souffle qui meut les mots, les assemble sur la page en ménageant des blancs, peut-être pour reprendre haleine :

    « elle dit    elle dit que déporter c’est un

    verbe

    d’état

    elle dit la langue déporte

    le sujet

    elle se déprend ».

    Elle dit un désir antérieur à toutes les tragédies. La voix de la poète détourne les on-dit, pose sur les choses une autre vision. Elle joue/déjoue les ambiguïtés de la langue. Dit à peine, suggère plutôt. Voix voilée.

    « la voix déporte

    encore ».

    La langue de Frédérique de Carvalho est mystérieuse et belle. Sans recherche apparente, elle s’impose comme une évidence. Poésie première. Il arrive aussi que la poète bouscule la langue, que les phrases s’interrompent sur le vide d’une négation incomplète. La poète laisse en suspens ce qui ne peut être traduit en langage ordinaire… ou qui lui semble superflu. Elle laisse planer le sens. L’« épiphanie » des mots, leur éclat, irradie la page :

    « comme si la mort le

    miroir

    toutes les saisons dans

    toutes les saisons ».

    Conjuguant sa vie à tous les temps, la poète traverse le miroir avant / après/ au-delà / hier / maintenant / dedans / dehors. Il arrive que fusionnent temps et espace, qu’au détour d’une figure absente les enfances endeuillées remontent à la surface. Se retourner est pourtant synonyme de douleur. Il ne faudrait pas. Parce que déplier le passé, rechercher une Eurydice déjà morte, ne peut apporter que souffrance. Parce que la mère, présence-absence, amour-haine, est là. C’est autour d’elle et avec elle que se creuse le sillon des origines ; c’est du sillon originel que se répand la plaie :

    « ma mère ma douleur que jamais ô

    jamais ».

    La poète interroge la langue de l’indicible :

    « de quelle langue dire peut

    parler on l’a dit déjà Eurydice déjà morte

    la peur qui dévisage ».

    Il faudrait ne pas se retourner sur Eurydice. Il faudrait retenir Orphée. L’empêcher de faire remonter la mère. Et pourtant, elle/il le fait. Parce que dire la mère, c’est dire « d’où le désir » :

    « la mère est le sujet tous désirs confondus dans le mot

    possession

    le sujet n’est pas simple ».

    La mère est le cœur de ce que la poète est elle-même, de ce qu’elle vit. Elle est la matière même de son écriture. Elle en est le sujet unique, obsessionnel. Celui qui absorbe tout autre sujet. Et la poète, jouant sur les mots, d’écrire encore :

    « elle dit la mère démontée toute sa vie à

    démonter la

    mère

    et rien d’autre

    pouvoir

    faire ».

    Démonter découdre démembrer disperser pour « remonter la mère pièce à pièce ».

    Ainsi la poète n’a de cesse de dire « l’enfance rapiécée/de la langue ». Seul moyen de pouvoir « se désaffoler » et de reprendre vie sur le fil instable de l’horizon.

    Avec le retour constant de la mère se tisse l’écriture. L’écriture « béquille » du « dit » et de la mère. Écriture sans péril autre que la douleur intimement liée à la poète. Puisque la « mère ne verra rien ». L’écriture interroge, elle cherche sans cesse sa définition, son « respir ». La poète dit ce qu’elle en attend, ce qu’elle en exige :

    « je demande à l’écriture qu’elle répare ce qu’elle a mis au jour

    je demande à l’écriture qu’elle répare sur-le-champ

    je demande à l’écriture

    c’est pourquoi… ».

    Geste désir danse, l’écriture de Frédérique de Carvalho est écriture de l’implicite, de l’indéchiffrable, de l’équivoque. Elle est la vivante qui ré-explore avec talent le territoire infini de « lalangue – de – cela – qui – nous
    éblouit ». Une épiphanie.

    Et « c’est de la joie cela de

    l’ivresse qui

    vient. »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Frederique de Carvalho  Barque pierre




    FRÉDÉRIQUE DE CARVALHO


    Frederique de Carvalho 2





    ■ Frédérique de Carvalho
    sur Terres de femmes


    [à part elle] (extrait de barque pierre)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage)
    la page de l’éditeur sur barque pierre
    → (sur Terre à ciel)
    un entretien de Frédérique de Carvalho avec Roselyne Sibille
    le site de l’association terres d’encre





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Frédérique de Carvalho | [à part elle]


    [À PART ELLE]





    à part elle           ce matin le lac est une flaque de

    mercure le ciel ricoche en

    surface

    le regard fixe l’impact et ne

    traverse pas


    elle dit que son travail de vivre est de bouger les immobiles
    elle dit de déplacer la pierre
    elle ne sait pas comment
    dans l’apparence tout semble simple on dirait que le mouvement
    lui appartient presque qu’il est naturel qu’aucun effort à être ne
    paraît que la parole coule comme respire qu’il n’y a rien qui pétrifie
    ni aura pétrifié ce qui n’empêche pas la mémoire



    elle se souvient   la buée sur la vitre le lent voyage à ne pas oser

    effacer la petite couche grise et froide devant

    les yeux qui bloque le paysage à ne pas

    faire le geste et se laisser conduire dans l’effroi de

    n’y rien voir et de n’y

    rien pouvoir

    la voix nouée en fond de gorge de ne pas

    répondre à la question de ne pas oser la parole et

    tout ça qui s’enfonce dans

    un silence rouge où le cœur

    elle se souvient de la paralysie

    et de la double vie au miroir de soi

    et de l’invention d’un geste de parole



    Frédérique de Carvalho, barque pierre, éditions Isabelle Sauvage, Collection pas de côté, 29410 Plounéour-Ménez, 2020, pp. 43-44.





    Frederique de Carvalho  Barque pierre




    FRÉDÉRIQUE DE CARVALHO


    Frederique de Carvalho 2





    ■ Frédérique de Carvalho
    sur Terres de femmes


    barque pierre (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage)
    la page de l’éditeur sur Barque pierre
    → (sur Terre à ciel)
    un entretien de Frédérique de Carvalho avec Roselyne Sibille





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  • Anne Malaprade | Négatif, inspiration | Tirage, expiration




    Négatif, inspiration





    […]





    6. Femme incertaine



    Elle scotomise, petits arrangements avec le réel, bifurcations vers l’impossible, l’art et la diplomatie, maladresses, résistances : elle contraint la langue à ne pas voir, elle cache l’oubli dans le vaste palais, elle ment sur les chiffres (elle confond les chiffres dans les nombres), de même elle ne saura jamais expliquer la différence entre métonymie et synecdoque. Son père l’a giflée au nom d’homère depuis elle ne retrouve plus le visage d’ulysse : il se confond sur terre avec celui du prince de h[o]mbourg.

    Elle en reste à l’évidence. Elle se fâche. C’est à la fois simple et compliqué. Elle croit savoir ce qu’elle veut dire mais elle ne trouve plus les références, elle perd les pages, elle cherche des heures dans les romans jaunes, elle lit les notes et les appendices, elle recopie les préfaces, elle se promène autour du livre, elle le visite rarement, elle multiplie les croisements en mont et en aval, elle ouvre ses yeux dans leurs yeux mais rien n’y accède personne ne cède. Les autres avec pondération organisent leurs pensées en phrases. La forme classique éconduit les doutes : ils ont l’art, l’intelligence, la manière, ils composent, ils exposent, ils paraissent satisfaits, ils dorment ils mangent ils baisent ils enseignent.

    Elle prend la tangente. Voyage géométriquement, emprunte les diagonales, construit des hauteurs, tombe toujours de plus haut, tourne avec circonférence, heurte les rayons. Elle copie elle recopie elle photocopie elle entasse les malles sont pleines elle écoute elle répète c’est une prof perroquet. Elle ne cesse de perdre ses vélos, elle crève sur du verre, elle pressent le choc, un piéton une voiture quelque chose fait qu’on glisse, déjà son corps ne vibre plus. Pavés. Elle a tellement peur de perdre ses jambes et la tête. Elle trouve des clés mais les serrures sont montées à l’envers, les poignées, les poignets, le corps et les choses, mais que faire de tous ces signes serpents sifflés. Lorsqu’elle doit expliquer elle tourne auprès mot clé le mot sur le bout d’une langue, elle ne sait pas si elle peut entrer dans le concept elle essaie un conte. Elle a très peur de barbe-bleue. Elle est l’une de celles qui veulent découvrir le secret derrière la porte. Elle est celle qui est morte, qui pourrit, celle que personne ne pleure, la sœur de, la sœur qui, la sœur à venir, la sœur menacée menaçante. Sœur participe, le passé le présent, dans une langue autre on inventerait le participe futur l’épouvante du siècle.






    […]





    Tirage, expiration





    […]





    6. Femme incertaine



    copines au café rouge clair, écoute transversale
    rideaux en bois velours vocal        ne suis qu’appel
    rues dangereuses : laurel et hardy voisins hypocrites
    auraient trouvé une pantoufle de verre sur l’escalier hlm


    les corps travaillent les mains trient les gestes précis
    envoyer écrire poster dans l’urgence flèches et lettres
    empoisonnées, dit-elle, [ricine], enveloppées
    test positif : l’encre réagit sur la peau — elle est donc coupable
    si secrète


    à l’envers les familles s’éteignent, province, pendant que les enfants
    apprennent à l’endroit ce qui au cœur n’est pas centre — paris ?
    continuité du brouillage, corps plein déjà se vide
    vers ce quartier berlinois, il s’exile, dans son ventre à elle
    ça        saigne


    donnez-vous aux fables qu’accomplit le temps




    Anne Malaprade, Parole, personne, éditions isabelle sauvage, Collection présent (im)parfait, 29410 Plounéour-Ménez, 2018, pp. 27-28-87.






    Malaprade_18 2




    ANNE MALAPRADE


    Anne Malaprade 2
    Source




    ■ Anne Malaprade
    sur Terres de femmes

    Lettres au corps (note de lecture d’AP)
    Au conditionnel, dans la ferveur, quoique lente (extrait de Lettres au corps)
    Une presqu’île. Presqu’elle, presqu’il (extrait de Notre corps qui êtes en mots)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions isabelle sauvage)
    une notice bio-bibliographique sur Anne Malaprade
    → (sur le site des éditions isabelle sauvage)
    la fiche de l’éditeur sur Parole, personne d’Anne Malaprade





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  • Nadia Porcar | Notre monde | Noir et blanc | Les îles




    Notre monde


    Quand on est petit, ce n’est pas qu’on trouve ça tellement beau, c’est surtout que ça se trouve comme ça. Il y avait, parole, UN arbre et UN bac à sable et rien d’autre. C’est là qu’on se réunit, c’est notre monde. Là qu’Alain Chabert dira à Nora ou Aïsha : ta mère, on met une pièce et tac, y’a un enfant qui sort.




    […]




    Noir et blanc


    En maternelle, les méchants la traitaient de « régresse à plateau », les gentils l’appelaient « café au lait », tandis qu’elle se sentait absolument caucasienne. Quand elle réussit à se rappeler cette lointaine petite enfance où il ne faisait pas si bon être métis, quand elle parvint surtout à le for-mu-ler, ça alla vite. La nuit même, elle se vit en rêve, rose et noire. Ce drôle d’animal au miroir, avec des taches brunes sur une peau pâle, c’était elle.

    Au réveil, soulagement, déception. Soulagée, car comment aller dans la vie sociale ainsi bariolée ? Déçue parce que, parce que… une panthère, tout de même ! Rien de moins !




    Les îles


    Une amie des Antilles m’a expliqué un jour que là-bas, quand un bébé naissait avec la peau blanche, on disait qu’il était né « sauvé ».




    Nadia Porcar, Le Capital sympathie des papillons, récit, éditions Isabelle Sauvage, Collection singuliers pluriel, 29410 Plounéour-Ménez, 2017, pp. 9, 33, 34.







    Nadia Porcar  Le-capital-sympathie-des-papillons






    NADIA PORCAR


    Nadia Porcar 2




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage)
    la fiche de l’éditeur sur Le Capital sympathie des papillons





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  • Erwann Rougé | [la brûlure a une odeur de fleuve]



    [LA BRÛLURE A UNE ODEUR DE FLEUVE]





    la brûlure a une odeur de fleuve
    elle bascule sur l’autre rive

    noue et délivre
    le toucher des genoux et des épaules

    guette
    ce qui se met en déséquilibre


    elle croit qu’elle mène la lumière
    sous la langue

    veut le retour de la pluie






    et l’ombre portée rassemble ses morts
    étoupe la faille du temps

    parle
    au-delà         d’une chair
    blancheur de cendre


    elle croit que le sel et le carmin
    d’une herbe suffisent

    pour la soif du bois



    Erwann Rougé, L’Enclos du vent, éditions Isabelle Sauvage, Collection « ligatures », 29410 Plounéour-Ménez, 2017, pp. 32-33. Photographies Magali Ballet.






    Enclos du vent




    ERWANN ROUGÉ


    Erwann Rougé
    Ph. Michel Durigneux
    Source






    ■ Erwann Rougé
    sur Terres de femmes


    Proëlla (lecture d’AP)
    [même si cela ne sert à rien] (extrait de Proëlla)
    [on ne fait qu’écrire] (extrait de Voa, Voa)
    Passerelle, Carnet de mer (lecture de Sylvie Fabre G.)
    [quand le ciel est ainsi] (extrait d’Étais de Jean-François Agostini)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage)
    la fiche de l’éditeur sur L’Enclos du vent d’Erwann Rougé
    → (sur Les Carnets d’Eucharis)
    d’autres extraits de L’Enclos du vent d’Erwann Rougé
    → (dans la poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Erwann Rougé
    le blog de Magali Ballet





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Violaine Guillerm | [La vague devient vague]




    [LA VAGUE DEVIENT VAGUE]




    La vague devient vague. Tous les êtres s’y baignent.

    Les mots seront progressivement blancs, hissés de couleurs comme ça qui se posent. Et au creux, miroiter. Particulièrement. Sur un coin d’heure. Dans un bruit de fracture et d’eau, vibrant, vibrant, nos cris de survivants. La vague tente, contraint, fleurit. Une grandeur, une candeur, quelle cohue, co-errance.

    Mille corps devenus, qui sourient près du neutre, soupiraient. Ta bouche à ma bouche, qui te détoure et aussi me détoure. Point contre point, quelques bonds. Flottaison. Tant de fleurs. Nos réelles approximations. Elle s’étend, la ligne, et tu ne l’étrécis. Entre les points et les points, au presque, propice, l’invention qui jouait, jouait comme une éternité.

    Comme de petits moteurs, le cousu des cascades, toi et moi non diminués de la mer. Revêches, adaptées, nos mains amadouées. Rose cri. Bijou clair. Clair rouge offert. Rouge strette.

    L’heure sonnait. Tout était dense, opaque, en bruine.
    Les orteils gigotent.
    Encore ce souffle, les herbes à travers la pierre, nos bouches mues, des murs à nouveau anciens.



    Violaine Guillerm, Note étrangère, Éditions Isabelle Sauvage, Collection présent (im)parfait, 29410 Plounéour-Ménez, 2016, pp. 17-18.







    Note étrangère





    VIOLAINE GUILLERM


    Violaine Guillerm
    Source



    ■ Violaine Guillerm
    sur Terres de femmes

    [seulement me voilà] (extrait de Scordatura)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage)
    la page de l’éditeur sur le recueil Note étrangère







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  • Laurine Rousselet, Nuit témoin

    par Angèle Paoli

    Laurine Rousselet, Nuit témoin,
    éditions Isabelle Sauvage,
    Collection Présent (im)parfait,
    29410 Plounéour-Ménez, 2016.



    Lecture d’Angèle Paoli


    LAISSER CRISSER « LA DISTANCE SANS TRÉBUCHER »




    Nuit. Nuit témoin. La nuit accueille. Elle vibre en long poème haletant. Traversée de rage de désir de désespoir. La poésie de Laurine Rousselet habite la page. Strophes délimitées par des interlignes de blancs. Une possible respiration pour reprendre haleine, entre le heurt et le choc des énumérations où s’affrontent le rouge du sang qui alimente les massacres, tueries et horreurs qui abreuvent les jours et s’enflent au cours des nuits, et le bleu de l’espoir (peut-être ?) qui tente d’exister au cœur même du chaos.

    Crire crisse pareil au cri qui se lit en sourdine dans la rage violence du désir qui sourd et perle à même la peau, sexes noués confondus jusqu’à l’extase avant que de se séparer et de rendre chacun à sa solitude première. Écrire/crire/crier pour dire l’absence, ce vide insoutenable qui ronge jusqu’à la fuite la folie la fureur. Crire pour parfois laisser place au sommeil des enfants, à leurs rires à leurs jeux. Crire la vie ses bonheurs ses déchirements, et les larmes qui perlent au fil des vers.

    « quelques perles de jais sur ma table

    dans les yeux tout le papier de la nuit couché »

    « tant de sueur perlée devant le pas de la porte

    coller sa bouche à l’esprit qui s’absente

    en vrac tenir parole »

    C’est à ses deux enfants que Laurine Rousselet dédie Nuit témoin. Amalia et Elias. Ils sont là, endormis au creux des nuits, dans le silence de leurs rêves. La vie se lit dans les soupirs de leur respiration, redonnant un peu de courage à celle qui le cherche sous le flux de l’encre. Car seule la ferveur rageuse de l’écriture ramène la mémoire sur la frontière entre un passé incompréhensiblement défunt et un présent incertain soumis à la course effrénée qui se livre. Seul le crire peut rendre à la jeune quarantenaire — « quarante trente et un décembre tourbillonnent / sentir passer quand la voix se durcit » — l’exaltation de jadis, celle qui lui permet encore, malgré la déchirure, de prolonger en apnée sa survie. Son passé d’amoureuse éclate, sexes emboîtés dans le délire de l’alcôve. Sueurs de l’amour liqueurs partagées dans l’intime accolement de la chair, perles du désir accrochées à la peau, autant de signes du partage, fusion de feu qui continue de hanter la chair à vif de la brûlure :

    « l’absence au présent connaît ton visage

    le buvard immaculé d’encre

    tes doigts sur mon cou qui lui parlent

    descendent pour s’enfoncer

    faire disparaître »

    Par-delà l’intime, Nuit témoin recueille. Héritière de la vie, elle reçoit, condensé d’émotions, témoigne de ce qui déchire et qui hante, ces naufrages humains qui jamais n’ont de cesse :

    « le présent déborde d’effroyable

    sans contours flous

    tremper la vue un instant

    sur cette bouillie humaine

    se figer devant l’impensable

    jour après jour

    physiquement »

    Et au cœur de la nuit, se heurter à l’indicible, mots sans voix qui résistent ; musèlement de l’écriture, incapacité à « crire » :

    « s’ensuit la salve de ma langue verrouillée

    les signes condamnés dans la ferraille »

    Sous la force de la dévastation, il arrive que le « je » tente une percée. Mais la mise à distance se heurte à l’échec. Sa propre reconstitution échappe à la poète :

    « à chaque écroulement

    je m’inconnue »

    Insoluble et résistante, ancrée au cœur du poème, la négation s’impose dans sa force persistante, obtuse :

    « les visions ne surmontent rien

    telles des apostrophes pourfendant l’air

    elles vagabondent

    ni plafond

    ni bonne santé

    ni trou

    ni coups d’horloge

    tout est corps et objet entièrement nu »

    Et toujours la nuit assiste :

    « les poignets se balancent dans le noir

    nuit témoin ».

    Parfois, sous la déchirure, perce la voix de l’autre, l’être de désir et de feu, égarement des langues qui se mêle à la fureur blessée. Et partout, dans ces poèmes haletants, sans ponctuation ni trêve, ce qui draine l’errance et conduit la poète, c’est la fuite. Une fuite éperdue dont l’écriture porte les marques, course sans fin ni frein qui se lit à travers l’énumération de verbes d’action à l’infinitif :

    « sauter dans la vie

    les deux pieds trempés d’incertitude »

    « ravir les lettres culbutées

    les assembler

    comme une mémoire projetée »

    « se détourner de l’évasion

    pour emporter le cœur loin de la perte »

    « affronter la suavité

    débaucher l’irrévocable

    cavaler au rythme du crachat

    et de l’acharnement »

    « Cavaler ». Cavaler sans relâche. Cavaler sans cesse pour échapper à ce qui blesse. Et, pour cela, répondre aux injonctions permanentes incrustées dans la pensée. Autant de signes qui se manifestent ; incitant la poète à affronter. À trouver en elle la force d’aller de l’avant, malgré tout, par le travail et par l’écriture :

    « oublier la chambre où la pluie tombe

    sortir trois pages par jour

    pour se lancer à la poursuite du froid »

    et conserver intact ce condensé de trace que garde la « nuit témoin » ; indice de présence de l’autre, afin de prolonger par-delà l’exil, par-delà la stupeur et la souffrance, ce qui demeure encore de la langue aimée, de la langue perdue :

    « reste le feu dans la voix rauque

    un sourire enroulé à nos deux alphabets

    par la porte le ciel qui répète à nos yeux

    la chance dans force et éclats »

    Crire crier écrire laisser crisser « la distance sans trébucher », telle est la quête éperdue de Nuit témoin, poème trait d’union entre l’avant et le maintenant, écriture-passion ancrée/encrée sur « l’indéchiffrable », long abandon livré au temps d’une course effrénée, tourbillon que rien n’arrête, trouées de rouge qui cherchent leur respir dans « l’obscurité bleuissante de la chambre ».

    Nuit témoin est nuit charnière où abriter la « sidération ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Rousselet_nuit







    LAURINE ROUSSELET


    Laurine Rousselet par Hubert Haddad
    Hubert Haddad,
    Portrait de Laurine Rousselet, 2006





    ■ Laurine Rousselet
    sur Terres de femmes


    [le concret s’avance au creux de la main] (extrait de Nuit témoin)
    [la débâcle vient du réel] (extrait de Journal de l’attente)
    [en haut du temple] (autre extrait de Journal de l’attente)
    [franchir la porte] (extrait de Ruine balance)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    [illisibilité afflux soulèvement]



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site Pierre Campion)
    une lecture de Nuit témoin de Laurine Rousselet, par Laurent Albarracin
    → (sur lelitteraire.com)
    une lecture de Nuit témoin de Laurine Rousselet, par Jean-Paul Gavard-Perret
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Laurine Rousselet
    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage)
    la page de l’éditeur sur Nuit témoin de Laurine Rousselet
    → (sur le site de France Culture)
    Laurine Rousselet : l’effractionnaire (L’Atelier de la création | 14-15, 18 juin 2013)
    → (sur le site de France Culture)
    Laurine Rousselet dans Ça rime à quoi de Sophie Nauleau pour Journal de l’attente (17 novembre 2013)
    → (sur Levure littéraire 12)
    Laurine Rousselet, Syrie, ce proche ailleurs (note de lecture d’AP)
    → (sur lelitteraire.com)
    un entretien de Laurine Rousselet avec Jean-Paul Gavard-Perret







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