Étiquette : Actes Sud


  • Mai 2011 | Frédéric Jacques Temple, De la musique avant toute chose

    Éphéméride culturelle à rebours


    DE LA MUSIQUE AVANT TOUTE CHOSE
    (extrait de Divagabondages)





    La musique a bercé ma petite enfance. Le violoncelle de ma mère envoyait à travers les murs de ma chambre des notes dont la nature m’était inconnue et qui accompagnaient les ombres chinoises projetées au plafond par la lanterne magique des stores vénitiens. Le violoncelle de ma mère n’en finit pas de jouer en moi.
    Je me surprends aujourd’hui à fredonner des chansons d’un autrefois toujours présent : Jean de la Lune, Le temps des cerises, Le bon roi Dagobert, Il pleut, bergère, ou encore la mélodie que chantait ma tante Claire en faisant sa toilette du matin :

    Si j’étais hirondelle

    que je puisse voler

    à l’île Sainte-Hélène

    j’irais le retrouver.

    Non qu’elle fût bonapartiste ; simplement, elle aimait cet air nostalgique qui alternait souvent avec celui de Mignon : Connais-tu le pays où fleurit l’oranger ? Elle m’avait aussi appris la Romance de Chateaubriand, que je chante, lorsque je vais à Combourg, en montrant le triste escalier de pierre qui mène au porche du château :

    Combien j’ai douce souvenance

    du joli lieu de ma naissance !

    ma sœur, qu’ils étaient beaux les jours

    de France…

    Ma jeunesse, à l’école de la campagne et des marais du littoral, s’est enrichie d’un répertoire de chants d’oiseaux qui, de l’aube à la nuit, accompagnaient mes rêveries. À chaque oiseau sa musique : le gazouillis de la rousserolle effarvatte, le rauque et sonore basson du butor, le pipeau de la grive musicienne, les trilles de l’alouette, les vocalises du pinson, les roulades du rossignol, le sifflement modulé des courlis cendrés, la flûte aiguë du petit-duc. Je ne connaissais pas encore Olivier Messiaen.

    Les années ont passé. Pensionnaire dans un collège où régnait la musique, j’ai pendant six ans chanté du grégorien et me suis nourri de Josquin des Prés, Monteverdi, Bach, Haendel, Mozart, Beethoven, Poulenc et Honegger. J’en suis sorti avec la certitude que la vie ne pouvait exister sans la musique et je suis resté fidèle à cette forme de religion.

    Mes poèmes et mes proses n’ont cessé de la courtiser. Je suis sensible à la musique des mots, à la cadence et au rythme des phrases ou des versets. On dit que Dieu, comme Verlaine, se complait à l’impair, d’où, peut-être, la Trinité : Numero deus impare gaudet. Ce qu’un cancre ou un facétieux, a pu traduire par : « Le numéro deux se réjouit d’être impair. » À la marche militaire (un-deux, un-deux, un-deux) je préfère la valse à trois temps, plus légère, même si la danse n’est pas mon fort.

    Tout en écrivant, je recharge mes batteries à l’écoute de ce que les hommes, capables du pire, ont pu créer de meilleur.

    revue Confluences poétiques,
    n°4, mai 2011



    J’aurais dû mentionner aussi le jazz, que j’ai découvert et vécu dans la cave de l’Original Jazz Gang, à Montpellier, animé par Jean-Pierre Suc, où j’ai entendu Louis Amstrong, Albert Nicholas, Sydney Bechet, parmi tant d’autres devenus mythiques.




    Frédéric Jacques Temple, Divagabondages, Actes Sud, Collection « un endroit où aller », 2018, pp. 317-319.






    Temple montage 2





    FRÉDÉRIC JACQUES TEMPLE (1921-2020)


    Frederic Jacques Temple Ph. ©Pierre Bolszak
    Ph. © Pierre Bolszak
    Source





    ■ Frédéric Jacques Temple
    sur Terres de femmes


    L’Oregon Trail (poème extrait de Foghorn)
    Un clou pour voyager (extrait de Par le sextant du soleil)
    Méditerranée (poème extrait de Phares, balises et feux brefs)
    Été (poème extrait de Profonds pays)






    Retour au répertoire du numéro de mai 2020
    Retour à l’ index des auteurs
    Retour à l’ index de l’éphéméride culturelle

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Lyonel Trouillot | [C’est la fin. L’aube approche]



    [C’EST LA FIN. L’AUBE APPROCHE]



    C’est la fin.
    L’aube approche.
    Je n’ai plus les jambes qu’il faut pour protéger ta liberté.
    J’ai vu assez de noces et boucheries,
    assez d’épreuves et de victoires,
    assez de gestes tendres et de désespérance.
    J’ai fait mon temps.
    Nous avons souvent couru d’un littoral à un autre,
    mais je n’ai pas pris le temps de regarder la mer.
    Je la verrai enfin.
    Tout à l’heure, tu m’aideras à m’installer face à la mer,
    et tu marcheras seule vers la conquête de ton essence.




    Lyonel Trouillot, Le Doux Parfum des temps à venir, éditions Actes Sud, Collection Essences, 2013, page 52.






    Trouillot montage nb





    LYONEL TROUILLOT


    Lyonel-Trouillot_3197
    Source




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Actes Sud)
    une page sur Lyonel Trouillot






    Retour au répertoire du numéro de mai 2020
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • [Anne-Marie Garat, II] Piero della Francesca | La Madonna del Parto



    Piero della Francesco  Madonna del parto 2

    Piero della Francesca, Madonna del Parto, v. 1455,
    Museo della Madonna del Parto, Monterchi








    LA MADONNA DEL PARTO



    Ainsi apprenons-nous que les livres nous lisent plus que nous ne les lisons, qu’ils nous écrivent plus que nous les écrivons, ils déchiffrent le mystère dont nous avons seuls la clé, ainsi peuplons-nous le monde de présences avec lesquelles nous sommes d’intelligence, nous en courons le péril extrême mais c’est à ce prix que l’imaginaire instruit l’exacte réalité de nos vies.

    Mêmement les images, les films, et les tableaux, et non, mon si cher ami Enzo Battistini n’avait pas ignoré qui j’étais le jour d’hiver où il me conduisit au village de Monterchi voir la Madonna del Parto que dit-on y peignit Piero della Francesca en mémoire de sa mère native du village, longtemps reléguée puis oubliée dans une chapelle du cimetière où celle-ci reposait, fresque ruinée de moisissures et d’eaux de ruissellement avant qu’elle ne fût sauvée, restaurée puis exposée dans l’ancienne école, petite bâtisse en contrebas du village où nous l’avions visitée au soir tombant, par un détour que j’imputais à sa mélancolie et dont ma compagnie lui donnait l’alibi, quand aujourd’hui je crois qu’il ne m’y conduisit que parce que, ayant perçu ma détresse la veille quand j’avais subitement fondu en larmes dans son imprimerie, il avait pensé, avec la discrétion et le tact dont il était capable et sans montrer d’émotion, que ce tableau donnerait quelque réponse occulte à mon tourment.

    Le peu de recul qu’offraient la pièce exigüe et l’éclairage en veilleuse qui, autant qu’il épargne les pigments, confère à la fresque son aura magique, me firent paraître la Vierge telle une géante en sa robe bleue, encadrée d’anges jumeaux soutenant son dais d’or, une des rares œuvres qui représentât la Vierge enceinte. Encore que souvent elle y couvre son ventre du manteau virginal ou le ceint d’un ruban marial, quand ici elle expose avec orgueil et souveraineté le dôme renflant sa robe dont, d’un doigt paradoxal, elle écarte et referme à la fois la fente par laquelle il saille. Geste sans pareil qui fit couler bien d’encre et par lequel elle désigne le lieu de la conception – devant lequel nous sommes comme les petits enfants posant avec l’avidité ingénue de leur faim de connaissance la question la plus vieille et la plus brûlante de notre jeune humanité : d’où viennent les enfants ? Si nous spéculons sous des formes dissidentes de la raison, de la science ou de la philosophie, généticiens ni astrophysiciens n’en résolvent l’énigme, et si toute mère désigne en son ventre personnel l’origine du monde, la paternité reste sans solution, invaincu le mystère de la conception et des voies spirituelles par lesquelles s’accomplit celle-ci. C’est le génie de Piero d’avoir résumé ce que toute vie s’épuise à formuler en une création qui, comme toute œuvre d’art, n’est que la place où s’absente le monde pour se représenter, et il m’a fallu si longtemps pour déchiffrer ce que j’appris ce jour-là de la Madonna del Parto

    […]

    Ainsi le regard de la Madonna del Parto, entre toutes Vierges de la Renaissance, donne-t-il à quiconque la visite, si ignorant ou savant soit-il, dans un sentiment mêlé de paix et d’angoisse la conviction qu’elle parle sa langue intime à tout un – disais-je à Tomaso en marchant sur le chemin, son bras si lourd, si chaud sur mon épaule. Nous irons à Monterchi, mon amour, voir la Vierge et ses anges jumeaux, nous y emmènerons nos bébés parce que si je suis celle qui vous aime, que vous aimez, qui se proclamait nullipare et satisfaite de l’être et mit bas nos deux grenouilles, c’est que ce soir-là sans doute Enzo a rempli pour moi sans le savoir cet office, dont nous nous chargeons parfois si étourdiment, celui du messager, moins ignorant et obtus qu’on ne le croit, du passeur qui ouvre à son insu des brèches dans notre existence et, d’un mot que nous croyons sans conséquence, d’un geste ou d’un acte apparemment anodin, change magiquement la direction de nos vies – faites-moi une déclaration d’amour, là tout de suite, Tomaso, sur notre chemin de grâce. Amen.



    Anne-Marie Garat, La Nuit atlantique, éditions Actes Sud, Domaine français, 2020, pp. 294-296.





    Anne-Marie Garat  La Nuit Atlantique



    PIERO DELLA FRANCESCA


    Piero della Francesca  Autoritratto
    Piero della Francesca, Autoritratto
    Storie della vera Croce, v. 1466 (affresco)
    Arezzo, San Francesco





    ■ Piero della Francesca
    sur Terres de femmes


    Yves Bonnefoy | Une silencieuse ordalie
    Erri De Luca, Piero della Francesca
    [Anne-Marie Garat, I] Piero della Francesca | La Madonna del Parto
    Michaël Glück, L’Enceinte
    Mario Luzi | Près de la reine de Saba
    Angèle Paoli | [Te souviens-tu de la Madonna del Parto ?]
    Bernard Simeone | Madonna del Parto
    12 octobre 1492 | Cole Swensen, Mort de Piero della Francesca





    Retour au répertoire du numéro d’avril 2020
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Jan Wagner | koalas


    KOALAS



    so viel schlaf in nur einem baum,
    so viele kugeln aus fell
    in all den astgabeln, eine boheme
    der trägheit, die sich in den wipfeln hält und hält

    und hält mit ein paar klettereisen
    als krallen, nie gerühmte erstbesteiger
    über den flötenden terrassen
    von regenwald, zerzauste stoiker,

    verlauste buddhas, zäher als das gift,
    das in den blättern wächst, mit ihren watte-
    ohren gegen lockungen gefeit
    in einem winkelchen von welt: kein water-

    loo für sie, kein gang nach canossa.
    betrachte, präge sie dir ein, bevor es
    zu spät ist – dieses sanfte knauser-
    gesicht, die miene eines radrennfahrers

    kurz vorm etappensieg, dem grund entrückt,
    und doch zum greifen nah ihr abgelebtes
    grau –, bevor ein jeder wieder gähnt, sich streckt,
    versinkt in einem traum aus eukalyptus.




    Jan Wagner, Regentonnenvariationen, Hanser Berlin | Carl Hanser Verlag, München, 2014.





    Jan Wagner  Regentonnenvariationen







    KOALAS



    un seul arbre et combien de somnolence,
    combien de boules de fourrure
    en ses ramures, une romance
    d’indolence qui tout là-haut se tient si sûre,

    tient bon, au bout de quelques griffes
    pour tout crampon, anonymes alpinistes,
    premiers en haut des toits où flûte et siffle
    la forêt tropicale : hirsutes stoïcistes,

    bouddhas à épouiller, plus forts que le poison
    qui dans les feuilles court, vois leurs oreilles d’ouate,
    remparts aux tentations, dans ce buisson
    perdu de l’univers : pour eux, nul wa-

    terloo, pas de voyage à canossa,
    regarde-les tant qu’il est temps, de peur
    d’oublier : retiens ces doux traits cadenassés,
    leur rictus de meilleur grimpeur

    vers la victoire d’étape, à l’aplomb de la terre,
    mais toujours à portée, leur poil gris décati –,
    avant que de nouveau chacun bâille, s’étire,
    pour retourner à son rêve d’eucalyptus.




    Jan Wagner, Les Variations de la citerne, Actes Sud, collection « Lettres allemandes » dirigée par Martina Wachendorf, 2019, pp. 26-27. Poèmes traduits de l’allemand et présentés par Julien Lapeyre de Cabanes et Alexandre Pateau.





    Jan Wagner  Les Variaations de la citerne





    JAN WAGNER


    Jan Wagner
    ©Alberto Novelli – Villa Massimo
    Source





    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Actes Sud)
    la fiche de l’éditeur sur Variations de la citerne (+ un autre extrait)






    Retour au répertoire du numéro de mars 2020
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Joyce Mansour, Cris




    Mansour Que mes seins te provoquent
    « Que mes seins te provoquent »
    Ph., G.AdC







    CRIS (extraits)




    Combien d’amours ont fait crier ton lit ?
    Combien d’années ont ridé tes yeux ?
    Qui a vidé tes seins épuisés ?
    Je t’ai regardé avec mes yeux de plomb
    Et mes illusions ont éclaté
    Laissant derrière elles
    Ta vieillesse
    Qui ne peut répondre à mes questions.


    […]


    Insensiblement tu glisses vers la folie des rêves.
    Insensiblement tes yeux se ferment à la vie.
    Tes prunelles dilatées se noient dans l’océan blanc.
    Ta bouche tombe en versant le trop-plein
    De ta cervelle sans amarres
    De ta langue paralysée.
    La chambre toute la chambre se crispe en attendant
    Tes hallucinations.


    *


    Que mes seins te provoquent
    Je veux ta rage.
    Je veux voir tes yeux s’épaissir
    Tes joues blanchir en se creusant.
    Je veux tes frissons.
    Que tu éclates entre mes cuisses
    Que mes désirs soient exaucés sur le sol fertile
    De ton corps sans pudeur.


    […]


    Les vices des hommes
    Sont mon domaine
    Leurs plaies mes doux gâteaux
    J’aime mâcher leurs viles pensées
    Car leur laideur fait ma beauté.




    Joyce Mansour, Cris [Éditions Seghers, Paris, 1953] in Joyce Mansour, Prose et poésie | Œuvre complète, Actes Sud, 1991, pp. 326-327. Édition préparée par Sabine Wespieser.






    Joyce Mansour coffret
    Emboîtage avec papier de reliure
    créé par Pierre Alechinsky.







    Joyce Mansour par Pierre Molinier
    Pierre Molinier, Portrait de Joyce Mansour
    Source





    JOYCE MANSOUR


    Joyce Mansour.
    © Emmanuel Rudzitsky, dit Man Ray,
    Joyce Mansour (photo solarisée) vers 1950, DR
    Source





    ■ Joyce Mansour
    sur Terres de femmes

    Une femme créait le soleil (autre poème extrait de Cris)
    Entre les orties et le sureau (poème extrait du recueil Carré blanc)
    25 juillet 1928 | Naissance de Joyce Mansour (notice bio-bibliographique + une note de lecture d’André Pieyre de Mandiargues sur le recueil Cris et un extrait d’Histoires Nocives)
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait de Joyce Mansour (+ un poème extrait du recueil Rapaces)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site Les Hommes sans Epaules)
    Joyce Mansour
    → (sur Recours au Poème)
    les œuvres complètes de Joyce Mansour
    → (sur le site des Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique)
    Suite de cinq dessins à l’encre de Chine sur vergé ancien de Pierre Alechinsky pour Carré blanc de Joyce Mansour (tirage série A)
    → (sur YouTube)
    une émission de France Culture : Poésie sur parole d’André Velter, consacrée à Joyce Mansour (première diffusion : 4 septembre 2005)
    → (sur le site de la revue Possibles)
    Yves Martin lit Joyce Mansour
    → (sur Esprits Nomades)
    « Joyce Mansour, L’ange blasphémateur de la nuit et du sexe » (une page consacrée à Joyce Mansour)
    → (sur books.google.fr)
    J. H. Matthews, Joyce Mansour, Editions Rodopi, Amsterdam, 1985
    → (sur cairn.info)
    « Réinventer le lyrisme. Joyce Mansour, poète-femme du surréalisme » (résumé d’une thèse soutenue en décembre 2001 par Stéphanie Caron, et publiée chez Droz en février 2007 sous le titre Réinventer le lyrisme : Le Surréalisme de Joyce Mansour)
    → (sur rodin.uca.es)
    « Le langage du corps dans Cris de Joyce Mansour », par Cristina Boidard Boisson (1995) [PDF]
    Marie-Francine Desvaux-Mansour, Le Surréalisme à travers Joyce Mansour. Peinture et Poésie, le miroir du désir. Thèse de doctorat soutenue le 5 avril 2014 [PDF]





    Retour au répertoire du numéro de janvier 2019
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Anna Maria Ortese | « Les Petites Personnes »





    « LES PETITES PERSONNES »
    (extrait)





    Mais je reviens au point important. Je considère que les animaux, à cause de leur visage, de leur sensibilité et de leur compréhension évidente, appartiennent à la même famille que celle dont est venu, terriblement armé de la faculté de raisonnement, l’homme : à celle de la vie. Ce que l’animal ne possède pas, c’est uniquement la faculté de raisonner, la férocité de vandale poussée à l’extrême, l’orgueil ridicule de la faculté de raisonner, la capacité de désacraliser et d’exploiter la vie : c’est pourquoi il n’est pas considéré comme un peuple, alors qu’il devrait l’être, ni comme un être différent, une personne appartenant à la vie, mais considéré comme une chose, et traité en tant que telle.

    Nous croyons tout savoir sur les élevages, les abattoirs et la chasse, les expériences et les jeux, qui ont pour cible, depuis un temps immémorial, les Petites Personnes. Nous ne savons rien. Et si nous savions vraiment, nous mourrions de douleur et de honte, et nous frapperions irrémédiablement les cœurs humains qui existent pourtant, parmi nous. C’est donc une entreprise que je ne tenterai pas. Mais gare, a-t-on envie de dire, gare à l’homme qui accepte et pratique ces choses-là, et gare aux pays qui n’ont jamais eu scrupule à les faire, gare à tous ces garnements qui s’en lavent les mains et qui répètent stupidement : cela a toujours existé et cela doit continuer à exister. Au fond, ce ne sont que des animaux. Seul l’homme est important.

    Quel homme ! aurais-je envie de répondre. Sans fraternité, il n’y a pas d’hommes, mais des contenants de viscères, et un peuple constitué de contenants n’existe pas, ce n’est pas un peuple. L’homme est fait de fraternité, qui dit « homme » dit essentiellement « fraternité ». Et un homme — ou un peuple — qui se place au centre de la vie en disant « Moi », en frappant fort sa poitrine, n’est qu’un singe dégradé (alors que le singe ne l’est pas).

    J’écris tout cela sans ordre. C’est que mon caractère est méchant, il n’est pas bon, il n’est pas tendre, et dès que je rencontre de la présomption et de la lâcheté, qui entrent en maîtres dans le territoire de l’innocence et de la faiblesse, je voudrais prendre les armes, m’emparer d’un sabre, et faire tomber des têtes infectées. Mais je me transformerais alors en l’une d’elles, et donc, chassons ce désir.

    C’est juste une manière de dire. À partir du jour où j’ai commencé à comprendre certaines choses (et c’est un jour d’il y a longtemps, il appartient à ma première jeunesse), je n’ai plus aimé l’homme sincèrement, ou je l’ai aimé avec tristesse.

    Je dirais que je me suis efforcée de l’aimer, j’ai été émue par lui et j’ai tenté de comprendre l’origine de sa dégradation, d’être humain en maître. Ce serait trop long à raconter, et je ne peux pas le faire ici. Mais j’ai compris que plus l’homme (et la femme) ignore les Petites Personnes, plus il est indigne de s’appeler « homme », et que son autorité, lorsqu’il l’a gagnée, est mortelle pour les hommes.



    Anna Maria Ortese, « Les Petites Personnes » in « Frères différents » in Les Petites Personnes, En défense des animaux et autres écrits [Le Piccole Persone, Adelphi edizioni, Milano, 2016], Actes Sud, Collection « un endroit où aller », 2017, pp. 148-149-150. Traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli.






    Anna Maria Ortese  Les Petites Personnes  Actes Sud





    ANNA MARIA ORTESE


    Anna Maria Ortese





    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site des éditions Actes Sud)
    la fiche de l’éditeur sur Anna Maria Ortese
    → (sur YouTube)
    un entretien avec Marguerite Pozzoli, traductrice du livre Les Petites Personnes. En défense des animaux et autres écrits par Anna Maria Ortese. Entretien réalisé par Michele Canonica pour le site L’Italie en direct. Février 2017.





    Retour au répertoire du numéro de septembre 2017
    Retour à l’ index des auteurs
    Retour à l’index de la catégorie Péninsule (littérature et poésie italiennes)

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • [14 novembre 2016 – campagne de lecture] Asli Erdoğan | Est-ce moi




    Terres de femmes répond à l’appel lancé ce jour par Tieri Briet et Ricardo Montserrat Galindo : diffuser le plus possible, le plus largement possible, le plus fort possible, la parole d’une écrivaine emprisonnée qu’un régime autocratique veut étouffer.

    Tous ensemble, relayons la liberté.







    EST-CE MOI



    Qu’est-ce que je cherchais là ? Il ne restait rien qui fût moi. Rien de ce qui était en moi n’était digne de s’appeler ainsi, capable de se concrétiser face à quelqu’un d’autre, de persister tout au long d’un destin, jusqu’à la fin d’une histoire. Quand j’ouvris les yeux, je me retrouvai dans un univers pétrifié. Couleur cendre, couleur fumée, couleur cœur… Je fermai les yeux, je les rouvris, j’étais toujours au même endroit, dans la même réalité hors du monde. Je roulais vers les profondeurs d’un cauchemar ; j’essayais de me raccrocher à quelque chose pour m’arrêter, parfois je réussissais à grand-peine à me redresser, mais c’était en vain, je tombais. Tout ce qui jusqu’à ce jour m’avait maintenue debout, à la surface de la terre, à l’intérieur de mon corps, échappait instantanément à mes bras. Dans ce gouffre désert, tout à fait étranger, je ne trouvais pas un seul mot auquel me cramponner, auquel grimper en m’aidant des ongles et des dents. D’ailleurs, si même j’en avais trouvé un, comment aurais-je pu m’y accrocher, avec ces mains blafardes et ces dents brisées ? Le sang qui coulait sans arrêt, tiède, amène, bienveillant, de mes dents du haut, se répandait sur mon palais, suintait au coin de mes lèvres et emplissait mes fosses nasales. Ne pouvant plus rester dans mon corps tremblant et éperdu, il cherchait à jaillir hors de mes veines, mais au dernier moment, il ne pouvait se décider à me quitter. Mais qu’il était long à sécher… Je n’avais pas mal, le goût du sang est moins salé qu’on le dit, mais je ne pouvais empêcher mes mâchoires de s’entrechoquer. Ceux qui connaissaient mal la nature humaine et se figuraient que la souffrance a un début et une fin prétendaient que rien n’est aussi terrible qu’on le craint… Mais ils n’ont surplombé que des gouffres familiers, ils n’ont jamais été aspirés dans la spirale sans fin de la peur… « Après tout, ce sera fini à l’aube », disaient-ils. Mais l’aube ne peut sortir que de la nuit. Avant le lever du jour tu me livreras trois fois. J’étais confinée dans un Maintenant infini, tout d’une pièce, qui a perdu sa petite aiguille et dont la grande aiguille parcourt sans cesse le même cercle. […]



    Asli Erdoğan, Le Bâtiment de pierre, récit traduit du turc par Jean Descat, Actes Sud, 2013, pp. 55-56.






    Asli Erdogan, Le Bâtiment de pierre




    ASLI ERDOĞAN


    Asli Erdogan




    ■ Voir aussi ▼

    La tribune de Tieri Briet
    L’appel lancé par Tieri Briet et Ricardo Montserrat Galindo
    Une pétition demandant la libération immédiate d’Asli Erdoğan circule, vous pouvez la signer en cliquant ici






    Retour au répertoire du numéro de novembre 2016
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Nimrod | Des « paroles plus précieuses que l’or »

    Chroniques de femmes – EDITO

    Chronique d’Angèle Paoli




    Nimrod-02
    Ph. D.R. Olivier Roller
    Source







    DES « PAROLES PLUS PRÉCIEUSES QUE L’OR »



    « Partir, partir d’ici, encore et toujours ». Un jour Nimrod est parti. Il est parti, se conformant en cela aux propos de Franz Kafka, cité par l’écrivain tchadien en hors-texte de L’Or des rivières (Actes Sud, 2010), sur la toute dernière page de l’ouvrage, juste après l’excipit :

    « — Je n’en sais rien, répondis-je, je pars, je pars d’ici, c’est tout. Partir d’ici, encore et toujours, c’est pour moi le seul moyen d’atteindre mon but. »

    Il est donc parti. Il a quitté son Tchad natal. Il a quitté ses demeures de pisé et les rives abondantes du Chari. Il est parti à plusieurs reprises, puis, un jour, il est revenu chez les siens. Il est revenu pour feuilleter à nouveau « l’étendue aqueuse du fleuve » en même temps que les souvenirs liés à jamais à la mémoire absente du père, cet « homme abstrait » qui a laissé en héritage au jeune homme son amour du livre et de la chose écrite. Il est revenu pour retrouver sa mère, « sa déesse d’Ifé », à qui il voue un amour sans limites. Pour se rendre, conformément au désir de la veuve, sur la tombe lointaine du père, enseveli aux confins du Soudan, et poser une stèle à la mémoire du défunt, assassiné par les révolutionnaires du désert. Il a voyagé vers d’autres cieux, emportant avec lui les trésors de son enfance. Ses jeux, son passé de légende, ses amis, ses premières amours. Il s’est exilé de sa mère, parce qu’elle lui a appris la liberté. Le plus précieux des cadeaux. Mais toujours survient vers le soir la voix de celle qui a inventé pour lui son pays afin de lui donner sa voix.

    « Le soir, mes pas me portent vers la maison de ma mère. Je prononce ce mot avec révérence. Il appartient au registre du sacré ou à l’effusion toute personnelle du poète qui, à défaut d’avoir fait fortune, a trouvé dans la métaphore une richesse capable de supplanter, ne serait-ce que pour un quart d’heure, une opulence que rien ni personne ne saurait lui ravir. »

    Et, quelques pages plus loin, toujours imprégné du même rituel, Nimrod écrit :

    « Quand le crépuscule s’annonce, je rends visite à ma mère. C’est tout ce que l’exilé que je suis peut accomplir au cours de ses brefs séjours […]. Je veux être seul avec ma mère, seul avec le crépuscule. J’ai rendez-vous avec deux sortes de sacré : ma mère, les vêpres. » (in « Les rêves de ma mère », L’Or des rivières)

    Ainsi Nimrod a-t-il quitté un jour la terre des origines, pour aller vivre ailleurs. Un ailleurs de terres brumeuses où, semblablement aux rives du Chari, les eaux du ciel se fondent aux eaux de la terre dans le tremblé toujours renouvelé de la lumière. Or, à la fascination qu’exercent sur lui ces terres imbibées d’eau vient s’ajouter le trouble suscité par la découverte des maisons de torchis, si caractéristiques de sa terre d’accueil, la Picardie :

    « Cette identité d’argile qui me bouleversait tant, le mur sablé que mes craies de couleur rayaient à la moindre tentative de dessin étaient donc la mère universelle des hommes. »

    Cette découverte suffit à apaiser un temps la nostalgie des murs d’enfance, dont on retrouve trace dans certains poèmes de Babel, Babylone (Obsidiane, 2010). Ainsi du poème 8 de la section II des « Murs » :

    « Qui me redonnera l’odeur de la maison d’enfance

    Ses murs maculés de mes peintures naïves

    Cette feinte fraîcheur cette réelle présence

    Quand la pénombre devient une amie de haut lignage »

    Si le mur a autant d’importance dans la vie de Nimrod, c’est qu’il a à voir avec le ciel et, partant, avec la mère. Et avec ses maisons.

    « Le ciel me bat froid, le ciel mon amadou. En lui se tient la maison de ma mère, toute verticale, comme des larmes en suspens, comme le suspens lui-même pris à son jeu.

    Un jeu grandiose et fatal. J’y séjourne, et c’est peu dire qu’il convient à mon instinct de fuite. » (Babel, Babylone, 13)

    Mais le mur est aussi cette page où s’inscrit la vie des anciens, une page ouverte pour dire la vieillesse qui vient, pour accueillir le passage des saisons et du temps, et renouer les liens qui unissent les hommes aux dieux absents. Le poète est là, nouvel aède qui, intercédant par ses mots, établit une continuité sans rupture entre les hommes d’Afrique et ceux de Grèce :

    « J’inaugure le discours nouveau, d’Homère à Ogotemmêli, du vide divin à la plénitude qui chambre les termitières. »

    Depuis qu’il est parti, depuis qu’il a laissé derrière lui sa terre d’Afrique, il revient avec des livres. Des essais — Tombeau de Léopold Sédar Senghor — ; des romans — Le Bal des princes ; Rosa Parks — ; des recueils de poèmes — Pierre, poussière ; Passage à l’infini ; Babel, Babylone — ; un recueil de récits : L’Or des rivières. Autant de passerelles lancées au-dessus du Chari entre l’Afrique et l’Europe. N’est-ce pas en cela que Nimrod a atteint son but ?

    Partir pour revenir. Exil là-bas. Exil ici. Et accepter de n’être plus ni tout à fait d’ici ni tout à fait d’ailleurs. Accepter de chaque retour qu’il soit marqué par d’autres incertitudes, d’autres errances, d’autres déceptions.

    « À celui qui revient, le milieu réserve bien des surprises. D’abord, il y a l’évidence : la lumière crue rend abrupt l’horizon ; l’azur paraît bétonné… », lit-on dans l’incipit du récit « Que sont mes amis devenus ? » (L’Or des rivières)

    Ainsi de la petite ville natale de Chagoua, que l’enfant aimait tant, et qui ne lui inspire désormais que révolte. Devenue « ville poubelle », la « nouvelle Babel » est désormais vouée à la laideur.

    « La laideur est notre pain quotidien, la laideur est du plastique noir, tapis de corbeaux, cortège de corneilles, carcasses de freux sur l’éternité des jours. »

    Habité par le désespoir, le poète consacre à sa ville natale, dans Babel, Babylone, un long poème intitulé « Peine capitale », écho de « l’étranger capital » de L’Or des rivières. Martelé par l’anaphore (« Désespérément elle se traîne ») et par ses variantes (« Désespérément je me traîne »), le poème alterne entre poésie — jusqu’au lyrisme incantatoire : « Ô multitude océane ! Qui nous dénombrera ? » — et prose (le prosimètre peut-être ?) ; entre présent, passé et parfois futur.

    « Autrefois, le soir, on était à l’abri dans un foyer blagueur. Aujourd’hui, passé sept heures, on ne peut plus rêver d’abri : l’hospitalité a déserté les demeures en mode majeur. »

    Et plus loin :

    « Je dirai un jour prochain la haute magie des maisons de terre

    Je dirai leur climat

    Je dirai leur douceur de rosée

    Je dirai la grande rosace

    Et sa fraîcheur termitière

    Je dirai la région divine en elles… »

    À chaque retour, la mère est là, qu’il faut redécouvrir et réapprivoiser, qui met le jeune adulte face à la souffrance qu’il a engendrée en elle de le voir s’éloigner à jamais. Pêle-mêle, la vieille femme au visage creusé des scarifications de sa race – « de style baguirmien » – lui reproche sa différence, ses départs, son épouse française qu’elle ne connaîtra pas, son absence au moment de la mort du père.

    Pasteur luthérien, Daniel est toujours plongé dans la Bible et ne rapporte de ses missions qu’un poisson et son livre de messe. Daniel, ce sont les virées sur le Chari, les heures passées à dériver sur le fleuve parmi les roseaux. Silence et nature. Lumière jouant sur les flots. « Mon père rêve, sa main au bout du filet qui dérive comme une jauge. »

    C’est de son père que l’enfant tient son prénom biblique de Nimrod. Ainsi s’inscrit-il dans la lignée des patriarches. Petit-fils de Noé et fils de Cham, « grand chasseur devant l’Éternel », Nimrod est lui-même fondateur de la tribu des Chamites et le fondateur de Babylone. Pour autant, la Babylone qu’évoque Nimrod est loin d’être une ville idyllique :

    « Sur les portes de Babel, j’ai gravé ma faim. Le poème

    Est un enfant qui rêve ; c’est la grâce nourrie au lait.

    Il est ville en Babel, Babel en ville. J’entends siffler

    Les balles au-dessus de mes oreilles […]

    Ville vouée aux fantômes, ville vouée à l’aplomb du temps ;

    Ville dévouée aux chiens, un sanglot pourfend mon âme. »

    Et la poésie ? Elle irrigue d’un même esprit et d’un même élan les récits de L’Or des rivières et les poèmes de Babel, Babylone. Omniprésente, elle est consubstantielle au poète Nimrod. C’est en elle sans doute que puise la petite phrase que Nimrod a retenue de son père : « Jette ici tes filets ». Le poète a jeté ses filets loin des maisons de sa mère ; loin du cimetière où est enseveli son père. Il a gardé de lui son attachement pour l’exil et son goût pour les mots, transmués en poésie.

    « Et il me dit, le père limpide : “Jette-là tes filets !”

    L’onde s’irise, l’eau s’étoile, et mon père, levant les bras, multiplie le pain. Ce fut le bonheur au siècle dernier. »

    De ce bonheur, le poète a gardé la nostalgie. « Ma nostalgie remonte à mon enfance : elle a la couleur de ma peau, elle est ma peau. »

    C’est sans doute dans ce « lointain intérieur », qui participe de la lenteur du fleuve et de son silence, que le poète s’immerge pour faire surgir une poésie qui surprend par l’immensité de sa sagesse et par son envoûtante originalité.

    « C’est l’énigme du livre qui s’illustre, c’est la présence à soi des mondes en nous pareils aux châteaux, semblables aux poèmes. Je les aime comme on aime les sources. J’y vais boire des paroles plus précieuses que l’or. »

    C’est dans ces « paroles plus précieuses que l’or » que Nimrod a jeté ses filets. Pour le plus grand bonheur des lecteurs pêcheurs de perles. Pour mon bonheur.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte Angèle Paoli





    NIMROD


    Nimrod 2






    ■ Nimrod
    sur Terres de femmes


    L’enfant n’est pas mort (lecture d’AP)
    Gens de brume (lecture d’AP)
    [J’ai aimé ma mère] (poème extrait de Sur les berges du Chari, district nord de la beauté)
    [je suis la dernière figure de l’homme] (poème extrait de Babel, Babylone)
    L’herbe (poème extrait d’En Saison)
    Sous les étoiles
    Sur les berges du Chari (lecture d’AP)
    [Tu poseras ton faix] (poème extrait de J’aurais un royaume en bois flottés)
    Le roman s’achève (poème extrait de Petit Éloge de la lumière Nature)
    Le Temps liquide (lecture d’AP)
    En remontant le Lac Tchad (extrait du Temps liquide)
    La Traversée de Montparnasse (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Obsidiane)
    une page sur Babel, Babylone
    → (sur Mediapart)
    une note de lecture de Bernard Demandre sur Babel, Babylone
    → (sur La Pierre et le Sel)
    Nimrod, un retour au pays natal
    → (sur e-littérature.net)
    une fiche bio-bibliographique et de nombreux articles d’Alice Granger sur les ouvrages de Nimrod
    → (sur Recours au poème)
    une page sur Nimrod (+ plusieurs poèmes)
    → (sur le site de la Mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une notice bio-bibliographique sur Nimrod



    Retour au répertoire du numéro d’août 2015
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Henry Bauchau | Le sel



    Rien, la voix ne m'est rien.
    Ph., G.AdC





    LE SEL



    Il vient de la mer, je le sais
    son sel durcit dans ma broussaille
    Le soir, s’il me dit : chante !
    je deviens fou, mon ombre est folle
    je dis la chose sans paroles.
    Les gens viennent, les gens se taisent sous la lune.
    Et je danse pour le viril
    le plus mouvant, plus simple et plus terriblement subtil.
    Je meurs, je sombre, délirance
    est sous la pointe de mon pied.
    Rien, la voix ne m’est rien. C’est son silence contre
    toujours plus contre moi
    qui révolte et fait tourner le ciel.




    Henry Bauchau, Blason de décembre ou le double initiation in Poésie complète, Actes Sud, 2009, page 119.





    HENRY BAUCHAU


    Henry Bauchau
    Source



    ■ Henry Bauchau
    sur Terres de femmes


    Diotime (lecture d’AP)
    Passage d’Antigone
    22 janvier 1913 | Naissance de Henry Bauchau (notice biographique)
    30 juillet 1989 | Henry Bauchau, Jour après jour



    ■ Voir aussi ▼

    le site du Fonds Henry Bauchau


    Pour entendre la voix de Henry Bauchau,
    se rendre sur le site Voix d’auteurs





    Retour au répertoire du numéro d’octobre 2012
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Jérôme Ferrari, Le Sermon sur la chute de Rome

    Prix Goncourt 2012

    Jérôme Ferrari, Le Sermon sur la chute de Rome, roman,
    Actes Sud, 2012.

    Prix Goncourt 2012



    Lecture d’Angèle Paoli



    C
    Ph., G.AdC






    « L’ESPACE INTÉRIEUR DE L’ÂME »




        Je m’étais pourtant juré de n’entreprendre aucune recension du dernier roman de Jérôme Ferrari. Par esprit de contradiction, d’abord, parce que Le Sermon sur la chute de Rome fait la « une » de l’actualité romanesque de cette rentrée littéraire, parce qu’il est « goncourable » (quel vilain néologisme !), parce que Jérôme Ferrari incarne l’écrivain dans lequel la communauté corse aspire à se reconnaître. Mais surtout, parce que je ne suis pas sûre que tout ce tintamarre qui agite la blogosphère et la presse littéraire ne finisse pas par agacer l’auteur, voire par lui nuire. Finalement, cédant aux sirènes de l’écriture et au plaisir d’écrire à partir de « l’espace intérieur de l’âme » de Jérôme Ferrari, en ce jour gris de début d’automne, je reprends le récit complexe que le romancier a jeté dans la mare, avant que celui-ci ne prenne la fuite aux Émirats. Et nous abandonne là à nos piteuses élucubrations de lecteurs.


    Ce qui m’a d’emblée troublée ― et attirée ― dans ce roman, c’est son titre. Un titre à double entrée, qui ancre le roman dans l’Histoire d’une Antiquité depuis longtemps révolue ; et qui relie, de manière implicite, ce moment décisif de la chute de Rome à la personnalité vibrante de saint Augustin, évêque d’Hippone (395) et auteur de sermons prononcés entre 410 et 412 dans cette cité de l’Afrique romaine. Voilà bien une matière romanesque peu ordinaire susceptible d’éveiller le naturel curieux d’une lectrice. Au-delà du titre, ma curiosité et mon intérêt ont été rapidement happés par une question tenace : par quels subterfuges fictionnels, par quelles « impostures » le romancier va-t-il parvenir à établir des ponts entre le macrocosme de l’Histoire liée à la mort de l’Empire romain et le microcosme agité d’un petit village perdu de la Corse d’aujourd’hui ? Quels rapports insoupçonnés le monde de la modernité qui est le nôtre entretient-il avec son lointain passé ?


    Depuis les origines, une même violence secoue les hommes. Une même cruauté les plonge dans le Chaos et dans la Nuit. À la furie sanguinaire d’Alaric le Wisigoth dévastant l’Empire romain et anéantissant Rome en août 410 répond la violence du corps à corps final de Virgile Ordioni et de Pierre-Emmanuel (scène d’émasculation qui fait écho à la scène initiale de castration des verrats, les mains expertes du sacrificateur baignant dans la tripaille génitale de l’animal), bagarre qui se solde par la mort de Virgile, tué d’un coup de pistolet par Libero Pintus. De vagues de fond dévastatrices en déclin annoncé des civilisations, de cercles en cercles de plus en plus rapprochés, resserrés sur un même groupe humain, l’histoire se répète, faite de soubresauts, de renaissances illusoires et de chutes irréversibles. Le centre de gravité du monde se déplace, les Empires tombent, plongeant l’univers et les hommes dans les ténèbres. Pour autant les peuples demeurent et survivent à leurs souffrances. Au monde ancien qui vient de disparaître succède un monde nouveau, tellement peu différent du précédent qu’il est presque impossible d’entrevoir le moindre frémissement de changement.


    « Mais rien ne se passait, un monde avait bel et bien disparu sans qu’aucun monde nouveau ne vienne le remplacer, les hommes abandonnés, privés de monde, continuaient la comédie de la génération et de la mort, les sœurs aînées de Marcel se mariaient, l’une après l’autre, et l’on mangeait des beignets rassis sous un implacable soleil mort… »


    Éternel retour sur lui-même ― comment parler de recommencement puisque rien n’a encore commencé ? ―, le monde est cet Ouroboros primitif qui unit dans le même nœud les origines et la fin. Ainsi s’ouvre le roman de Jérôme Ferrari :


    « Comme témoignage des origines ― comme témoignage de la fin, il y aurait donc cette photo, prise pendant l’été 1918 »


    Phrase que l’on retrouve presque à l’identique dans la dernière phrase du roman :


    « Il revoit seulement l’étrange sourire… que lui avait offert la candeur d’une jeune femme inconnue, pour porter devant lui témoignage de la fin, en même temps que des origines, car c’est un seul et même témoignage. »


    Aveuglément ballottés par le malheur dont ils engendrent eux-mêmes les ondes dévastatrices, les hommes ne sont-ils pas toujours les mêmes êtres anéantis par l’effondrement de leurs rêves et de leurs certitudes ? Qu’ils assistent impuissants à l’anéantissement de leur dieu et de leurs croyances ― aux rites de Manès auquel Augustin avait d’abord souscrit (Manès, qui tient le monde extérieur pour seul responsable du malheur des hommes) succède la religion chrétienne à laquelle Augustin s’est converti ―, qu’ils reviennent à jamais meurtris par les guerres successives qui les ont détruits ou qu’ils soient secoués, dans cet été caniculaire qu’ils traversent, par les obscures pulsions animales qui les habitent, les hommes souffrent d’être la proie de leurs échecs et de leurs désillusions. D’une génération à l’autre, à l’insu de chacun et de tous, se transmet le poids annihilant d’errements ancestraux, de renoncements et d’amères déceptions.


    Au cœur d’un univers clos dans lequel l’enfermement joue son rôle de vecteur du tragique (de l’île au village et du village au bar), confronté aux forces brutes qui les malmènent, chacun reste assujetti à la part animale qui est la sienne, trouvant dans la brutalité et la sauvagerie sa principale raison d’exister. Chacun se vautre dans la trivialité ― obscénité des gestes et légèreté des mœurs, vulgarité du langage et violence verbale ―, unique recours à la détresse qui travaille de l’intérieur le petit monde de Jérôme Ferrari. Construit sur le vide existentiel et sur l’absence (absence de Marcel sur la photo, disparition de Hayet, probablement due au sentiment d’exaspération provoqué par « la société des hommes », fuite de la femme de Gratas [pitoyable bonhomme !] et de ses enfants, mort de l’épouse de Marcel, abandon à la naissance de leur fils Jacques, confié à Jeanne-Marie, la sœur de Marcel Antonetti…), sur la désintégration progressive des familles et des couples, sur le ratage intellectuel et affectif des personnages (Matthieu Antonetti et Libero Pintus), l’univers de Jérôme Ferrari semble voué à la destruction et à une disparition mortifère, sans le moindre espoir de rédemption. Une situation qui fait trembler de terreur et d’effroi. Sans doute parce qu’elle est visionnaire et renvoie, en miroir, à la médiocrité qui est la nôtre et, au-delà, au déclin, désormais inéluctable, de la civilisation occidentale. Vision pessimiste à l’extrême qui fait dire à l’ami d’enfance de Marcel, Sébastien Colonna, antisémite et anticommuniste patent, témoin comme lui de la libération de la Corse par les Forces françaises :


    « Regarde un peu de quoi ont l’air nos libérateurs, des Maures et des Nègres, c’est toujours pareil, les barbares offrent d’abord leurs services à l’Empire avant d’en précipiter la chute et de le détruire. Il ne restera rien de nous. »


    Et, au sein du petit groupe, il ne se trouve aucune voix pour s’élever contre ces propos et les nuancer en rappelant à Sébastien Colonna que nombreux sont les « goumiers » d’Afrique qui ont payé de leur peau et de leur sang la libération de l’île. Les cimetières de Corse sont là pour en témoigner.


    Et Augustin, dans tout cela, quelle est sa place ? Certes, en dehors du titre, l’auteur du roman s’appuie, dès l’exergue, sur un extrait du sermon 81, §8, daté de décembre 410. Extrait qui, par-delà le rappel de ce qu’est le monde, laisse cependant entrevoir un rai de lumière, probablement pour une vie autre que celle qui se déroule sur Terre :


    « Le monde est déjà haletant de vétusté, mais ne crains rien : ta jeunesse se renouvellera comme celle de l’aigle. »


    Par ailleurs, dans sa postface, Jérôme Ferrari précise que, si les titres de chapitres (sept en tout) « proviennent des sermons d’Augustin », le dernier chapitre n’est nullement concerné. Celui-ci constitue donc une exception. En effet, Le Sermon sur la chute de Rome est un « sermon introuvable », une sorte de sermon apocryphe. Le prêche magistral attribué à Augustin dans le dernier chapitre semble donc pure invention romanesque. Pourtant il y a là trois pages d’une rhétorique du discours religieux parfaitement assimilée. Une rhétorique au demeurant parfaitement convaincante. Étonnante liberté du romancier dont le talent réside aussi dans la faculté qu’il a de conduire le lecteur dans le labyrinthe de son imagination, de ses connaissances et peut-être aussi de ses propres convictions ! Mais liberté, aussi, du lecteur de se tenir à distance et de garder en état de veille son esprit critique !


    En dehors de ce prêche éblouissant ― qui prend corps dans la mort de Marcel et s’achève avec la mort d’Augustin ―, la présence d’Augustin existe bel et bien dans la trame du récit et l’« âme » du prêcheur d’Hippone y court, tantôt en filigrane, tantôt de manière plus soutenue. Cette présence frémit à travers les noms de certains personnages. Celui d’Aurélie dont le prénom est un écho féminisé du patronyme de l’évêque d’Hippone : Aurelius Augustinus. Ou celui de Massinissa ― souvenir du héros numide de la Seconde Guerre punique ― dont Massinissa Guermat, qui accompagne Aurélie dans ses recherches archéologiques, porte le nom :


    « Elle ne lui laissa pas de lettre. Elle ne voulait pas lui laisser autre chose que son absence car c’est par son absence qu’elle hanterait Massinissa pour toujours, comme le baiser d’une princesse disparue hantait encore le roi numide qui portait son nom. »


    Ainsi l’Histoire se prolonge-t-elle par ondes imprévisibles, semant ses signes avant-coureurs de catastrophes, et renaît-elle de ses cendres mêmes. De même que certains personnages, présents dans le précédent roman (Où j’ai laissé mon âme), resurgissent dans celui-ci. À la discontinuité de la chaîne du temps historique, Jérôme Ferrari répond par la continuité assurée par Jeanne-Marie (la sœur de Marcel) et par son mariage avec le capitaine André Degorce. À moins que la résurgence de ces personnages corresponde au contraire à une vision pessimiste du romancier pour qui la vie persisterait à perpétuer à l’infini les mêmes errements, les mêmes mensonges, les mêmes dérisoires destins !


    Augustin est également présent ― même si c’est en négatif ― dans les convictions philosophiques de Libero. Avant de partager avec son ami Matthieu (petit fils de Marcel, et « adepte », lui, de la philosophie de Leibniz), la gérance du bar de Marie-Angèle, ce fils d’émigrés sardes a consacré ses années d’étudiant à l’étude des textes de saint Augustin. Longtemps persuadé que la lecture de La Cité de Dieu ainsi que celle « des quatre sermons sur la chute de Rome » constituait « un acte de haute résistance », Libero en vient un jour à se mépriser lui-même de s’être ainsi laissé absorber par l’étude stérile de celui qui n’est plus pour lui « qu’un barbare inculte. » Dès lors, aspiré par les spirales de sa propre pensée, Libero s’enfièvre. Il se lance dans une diatribe contre celui « qui se réjouissait de la fin de l’Empire parce qu’elle marquait l’avènement du monde des médiocres et des esclaves triomphants dont il faisait partie, ses sermons suintaient d’une délectation revancharde et perverse, le monde ancien des dieux et des poètes disparaissait sous ses yeux, submergé par le christianisme avec sa cohorte répugnante d’ascètes et de martyrs, et Augustin dissimulait sa jubilation sous des accents hypocrites de sagesse et de compassion, comme il est de mise avec les curés. »


    Quant à Marcel, à l’époque où il est envoyé à Casablanca où il occupera un poste d’officier d’intendance, ses pensées ensommeillées l’entraînent dans une succession de rêves déçus :


    « … et à Bône, de la cathédrale qui avait recueilli la prédication d’Augustin et son dernier souffle recouvert par les clameurs des Vandales, il ne restait qu’un terrain vague, recouvert d’herbes jaunes et battu par le vent. »


    Bien des années plus tard, il est donné à Aurélie, sa petite fille, de faire le même constat. Après une année de fouilles sur le site d’Annaba, force lui est de constater que la cathédrale d’Augustin est elle aussi introuvable. Il ne reste de ses marbres qu’un champ de ruines. Mais la foi d’Aurélie est intacte et « le marbre de l’abside où l’évêque d’Hippone, entouré de clercs en prière, avait agonisé brillerait à nouveau sous les rayons du soleil ».






    A
    Ph., G.AdC






    De même que le roman est parcouru de signes avant-coureurs de désastres, il l’est aussi de signes de lumière. Toute la lumière du monde de Jérôme Ferrari semble s’être incarnée dans le personnage féminin d’Aurélie. Une lumière diffuse, difficile à cerner, coule entre les chapitres et unit en une singulière image trinitaire Marcel/Aurélie/Augustin. Intimement liés, les trois personnages apparaissent à trois moments clés du récit.


    Au moment de mourir, Marcel tient dans sa main la main d’Aurélie. « Il n’a pas peur. Il sait qu’elle est là, guettant pour lui la calme arrivée de la mort, et il se laisse aller contre son oreiller. » Dans cet apaisement que lui procure la présence bienfaisante de sa petite fille, l’esprit de Marcel est porté par le flux de souvenirs et de pensées confuses qui mêlent passé et présent. Les images obsessionnelles de toute une vie reviennent à l’identique, avec la même progression :


    « Nous ne savons pas, en vérité, ce que sont les mondes. Mais nous pouvons guetter les signes de leur fin. Le déclenchement d’un obturateur dans la lumière de l’été, la main fine d’une jeune femme fatiguée, posée sur celle de son grand-père, ou la voile carrée d’un navire qui entre dans le port d’Hippone, portant avec lui, depuis l’Italie, la nouvelle inconcevable que Rome est tombée. »


    Et au début du roman, par anticipation peut-être de ce que sera sa fin :


    « Peut-être pouvons-nous reconnaître les signes presque imperceptibles qui annoncent qu’un monde vient de disparaître, non pas le sifflement des obus par-dessus les plaines éventrées du Nord, mais le déclenchement d’un obturateur, qui trouble à peine la lumière vibrante de l’été, la main fine et abîmée d’une jeune femme qui referme tout doucement, au milieu de la nuit, une porte sur ce qui n’aurait pas dû être sa vie, ou la voile carrée d’un navire croisant sur les eaux bleues de la Méditerranée, au large d’Hippone, portant depuis Rome la nouvelle inconcevable que les hommes existent encore, mais que leur monde n’est plus. »


    À la mort de Marcel succède, quelques pages plus loin, celle d’Augustin. Au moment « de se tourner vers le Seigneur », dans l’enroulement de ses pensées et de ses souvenirs, Augustin passe lui aussi en revue les événements dont il a été le témoin et dont il entrevoit les enchaînements futurs. Au milieu des doutes qui l’assaillent et de la conviction qu’aux ténèbres succèdent les ténèbres, une seule image survient, consolatrice et humaine :


    « il revoit seulement l’étrange sourire mouillé de larmes que lui avait jadis offert la candeur d’une jeune femme inconnue, pour porter devant lui témoignage de la fin, en même temps que des origines, car c’est un seul et même témoignage. »


    C’est sans doute dans le personnage d’Aurélie que se joue la rédemption des êtres qui l’entourent. Sa générosité et sa fraîcheur la distinguent de la gent féminine équivoque du bar du village. Son lien privilégié avec son grand-père Marcel, sa fidélité à saint Augustin, l’enthousiasme qu’elle manifeste dans le travail qui est le sien, la calme ténacité qu’elle oppose aux obstacles qui se présentent à elle, allègent l’univers du roman de Jérôme Ferrari. Seule parmi tous les protagonistes du récit, Aurélie irradie de sa lumière la noirceur qui baigne Le Sermon sur la chute de Rome. Son sourire énigmatique, sa main fine posée sur celle du mourant ― actes minuscules de présence à l’autre ― sont autant de signes susceptibles de racheter le monde. Sans doute suffit-il d’un seul être pour que tous les autres soient sauvés du néant.






    B
    Ph., G.AdC






    Quant à « l’âme de la Corse », elle se trouve tout entière lovée dans cette page où violence et beauté se côtoient dans un contraste saisissant. Elle passe par le déroulé de la rêverie de Matthieu, pourtant occupé avec ses compagnons « à se gaver de couilles de porc grillées au feu de bois… ». Le regard du jeune homme s’accroche aux nuages qui filent vers la montagne, glisse vers la « chapelle consacrée à la Vierge », depuis longtemps désertée, livrée à la solitude et aux vents. Il ne reste de ce modeste édifice que des vestiges enfouis sous la rocaille et les chardons. De là, bercé par le ronronnement des voix de Sauveur et de Virgile, la pensée de Matthieu s’égare dans les méandres de la langue corse dont le mystère épouse celui des « grondements du fleuve dont on entendait couler les flots invisibles tout au fond du précipice encaissé qui déchirait la montagne… » ; langue « dont il savait qu’elle était la sienne » même s’il ne la comprenait pas et qui a tracé en lui le sillon d’une « plaie profonde » pareille à celle qui déchire la montagne. Tiré de sa rêverie par Virgile qui extirpe de la pièce où sèchent les fromages une vieille malle remplie de trésors de guerre, Matthieu découvre tout un pan de l’histoire qu’il n’a pas vécue. Défilent alors les fameux pistolets Sten parachutés dans le maquis, la terreur des Italiens, les moteurs des avions, les hauts faits de Ribbeddu, « héros redoutable » de l’Alta Rocca. Après quoi, Virgile s’empare d’un fusil et, assis côte à côte sur un gros rocher en surplomb du ravin, chacun à son tour tire « sur le versant opposé de la montagne », perdu dans la poursuite de l’écho des coups de feu en partie absorbés par la brume. Malgré le froid qui le saisit, malgré la meurtrissure qu’il ressent à l’épaule, le bonheur de Matthieu est englobant et « parfait ».






    D
    Ph., G.AdC






    Par-delà tous les clichés possibles, ces deux pages magnifiques, si justes de ton, suffisent à combler mon bonheur de lectrice.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli (mis en ligne le 26 septembre 2012)






    JERÔME FERRARI


    Portrait de Jérôme Ferrari
    Image, G.AdC



    ■ Jérôme Ferrari
    sur Terres de femmes

    Où j’ai laissé mon âme (note de lecture d’AP)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur telerama.fr)
    Le romancier Jérôme Ferrari, prix Goncourt 2012 (Marine Landrot – Télérama n° 3278)





    Retour au répertoire du numéro de septembre 2012
    Retour à l’ index des « Lectures d’Angèle »
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes