éditions Æncrages & Co, Collection Voix de chants, 2020.
Encres de Caroline François-Rubino.
Lecture de Sabine Dewulf
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LE GRAND POÈME DE LA CHAIR Parler peau. Quel titre que celui-là ! Fascinant parce qu’incisif ! Concentré dans l’alternance serrée de l’allitération en [p] à l’initiale des deux mots. Et des voyelles ouverte | fermée | ouverte. Un titre qui claque et qui roule, qui claque et qui déferle. Trois syllabes pour amorcer un programme dont la peau est l’objet. Par le choix d’un tel titre (si évident et si naturel qu’il en devient quasi exceptionnel), Sabine Huynh annonce son désir d’aller droit au cœur de l’échange amoureux, au plus proche dans le corps-à-corps du dire la parole amoureuse : poétique et physique. Ou inversement. Peu importe tant les deux sont liés, intimement arrimés l’un à l’autre. Le programme annoncé par le titre est repris en exergue par une longue citation empruntée à Phil Rahmy. Une manière de rendre hommage au grand ami si tôt disparu. Dans la citation en trois temps de l’exergue, il est question « des corps fragiles » et du « don total de nous » ; de la primauté du langage : « Rien, hormis la transformation du corps en langage » ; puis de la guérison : « Je guéris. Je ne sais pas de quoi. Mais je guéris ». Après la page d’exergue, une dédicace ajoutée entre parenthèses explicite le projet : « (Rapprochements physiques pour H.) ». Mais le projet tient-il sa promesse ? OUI, dans les moindres replis et jeux de langues, jeux de mains et jeux du corps entier, cils à cils. « Mots semés sexe à sexe ». Les poèmes sont brefs, qui se suivent sans relâche, sans ponctuation et sans majuscules, souffle à souffle. Petits pavés esthétiques jetés sur la page. Le recueil de Sabine Huynh suit la trajectoire de Phil Rahmy. Au plus près et au plus fidèle. En quelques strophes, la poète évoque d’abord le ravage, solitude immense, désertion du corps, manque et soif, langue raidie, mal-être intense, mots de bris et de violences, guerres et tourments, inconsolables, béance d’une plaie ancienne, cicatrices jamais refermées. Vient alors le temps inespéré du don total qui passe par l’appel intime et feutré du « viens » : « viens nous connaissons l’eau la pluie nous attend » […] « viens c’est fortune de mer » […] « viens ». Temps des projets où se jointoient l’éros et l’universel : « nos langues iront laper la source d’un monde recommencé ». Temps qui réconcilie les contraires en des arabesques infinies « dessus » ͠ « dedans » ͠ « dehors » ͠ « partout ». Danse de mots brûlants qui abolit les frontières et inscrit les amants dans un présent éternel : « ça vole papillons partout ». Vitesse de l’écriture qui fuse de page en page dans une voltige de fricatives voisées, vent visage vertige, gerbe foisonnante d’allitérations en [v]. Le poème parfois se mue en une composition où se condense la syllabe finale du titre, ce [po] qui se réitère pour dire à travers l’aveu la fluidité des caresses, pour dire l’obsession des corps : « le corps frémit de l’envie de toucher la peau pense aux mains – vibrer encore et encore parler peau – pencher vers demain peut-être les caresses composent ce qui ressemble aux premiers serments ». La poète connaît l’art de dire beaucoup du corps-à-corps amoureux, avec ce peu de mots qui file de page en page. C’est avec ce peu qui « contient tout » que commence la réparation. Les orages anciens s’éclipsent, mémoire en retrait, effacement momentané des horreurs du présent. Tout à son « trésor » de peau, le langage réconcilié retrouve la langue fertile, moisson de mains et de paumes qui gomment les traces jusqu’alors indélébiles. Ce qui se vit ici, c’est l’urgence du dire, urgence du parler peau ; urgence de retenir entre les doigts le flux qui innerve les corps et la langue ; urgence de la restauration de soi qui passe par la fête des sens et par la fête des mots. Une urgence à dire qui bouscule la grammaire. Invente – dans l’ardeur d’une « langue sauvée des eaux » – un ordre nouveau qui ouvre un chemin inédit de lumière et de joie. Le corps de l’amant invente le monde. Un paysage mouvant prend forme sous les caresses, qui rassemble dans un même tempo rondeurs et « torsions », « trajets » et « arcades », « enroulements », « renversements » et « égarements ». Miracle de la mosaïque amoureuse qui recrée le temps de l’innocence. Ainsi se compose le grand poème de la chair, riche de promesses et du désir de vivre. |
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| ROSANNA WARREN Source ■ Rosanna Warren sur Terres de femmes ▼ → Travel (+ notice bio-bibliographique) ■ Voir | écouter aussi ▼ → (sur Poetry Foundation) le poème “Mediterranean” dit par Rosanna Warren |
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Les vrais auteurs de voyages en poésie contemporaine sont rares : Timotéo Sergoï, connaisseur de Cendrars, Serge Delaive et quelques autres, dont Laura Tirandaz, qui, dans ce deuxième livre, offre un témoignage insigne sur un voyage en Amazonie profonde, avec une poésie subtile qui hisse les habitants perçus à une conscience juste de leur condition humaine, à protéger des mauvais regards, des clichés. Voyager, c’est « perdre des pays » selon Pessoa ; ici, voyager offre des vignettes de pure poésie, dans « l’attente d’un bus », dans l’observation d’un « Anglais » cossu, exhibant sa montre, dans la perception d’une nature et de « son vol de pélicans qui s’abattent sur le poisson », métaphore de certain tourisme ? « Le lac à peine éveillé », « à rio Bijano / Des feuilles fendues comme des sabots », « Le vent contrariait le sens du labourage » : autant de visions qui privilégient l’essence d’un monde à découvrir, « à découvert », à l’aune de ce constat « celle qui décrotte ses bottes avant le matin », tâche à laquelle s’assigne la poète : se décrasser le regard pour ne faire vibrer que l’essentiel. « Le monde une étoffe brûlante
Retrouver les eaux de l’hiver dans le lit de l’été
nous marchons côte à côte
mes années liquides et moi ». Décrire au plus vrai, au plus juste et arrêter la vision sans doute pour que tout devienne ce poème que je lis, pour que par une capillarité intime se transfuse de la poète à moi ce voyage qui a changé le regard et fait entrer sans effraction les gens d’ailleurs, pour une communion d’âmes ? Les gravures d’Anne Slacik, fluides bleus d’ombres de corps, relaient exactement le propos aquatique de la poète sensible aux pirogues de la mémoire, celles qui « signent » les souvenirs âpres et beaux d’un voyage, de l’autre côté du monde, à l’envers de nos pauvres certitudes de nantis. Lévi-Strauss eût aimé ces textes fluides, très anthropologiques dans l’abord du monde. « Cayambe
Dans le bus le coup d’œil des passagers
nous traversons leurs questions pour nous asseoir
Dieu reste près du rétroviseur
La radio accompagne la sortie de scène
de toutes ces vallées vertes ces vaches blanches
Le lait frémit devient crème
Tout ce temps pour qu’une chanson d’amour fasse le tour du monde ». La poète sait nommer la béance, la solitude, la suspension : « La nuit était douloureuse injuste
comme une gifle pour l’enfant étourdi ». Dans la volonté évidente de nommer en les énumérant les « visages », les « amis qui se font des tendresses », de saisir « la nuit (qui) a cloué le sommeil », Laura Tirandaz nous donne à lire les traces épuisées de longs cheminements où la langue, l’effort d’écriture, la ferveur pour les gens et la justesse pour en conserver les images cernent la beauté dans ce qu’elle a de plus inaltérable, de plus partageable aussi : comme ce « quelqu’un » qui « s’est approché / dans la plainte des vaches / dans l’acquiescement des cochons ». Une fois le livre terminé, une fois le voyage remisé, que reste-t-il ? « [L]a vie m’a reprise », dit-elle… « je suis déjà rentrée », forme d’épilogue nostalgique (« Il n’y a plus de musique »). |
LAURA TIRANDAZ Source ■ Laura Tirandaz sur Terres de femmes ▼ → Guayasamín (extrait de Signer les souvenirs) → [Sillons des dunes sillons des cous des femmes] (extrait de Sillons) ■ Voir aussi ▼ → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes) Signer les souvenirs de Laura Tirandaz → (sur le site d’Æncrages & Co) la fiche de l’éditeur sur Signer les souvenirs de Laura Tirandaz |
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Anne Slacik, planche 4 de Signer les souvenirs Source GUAYASAMÍN Loin de moi ces mains nouées ces os brûlés par le travail
ces petits vendeurs enfants à cigarettes à coca Loin de moi ces costumes sans parade ces oiseaux sans envol Loin de moi son cou brisé dans son cadre noir sa peau jaune ses yeux sans pupille La madre de los Andes Un visage sans mot une souffrance plate unie qui refuse de se distraire Celle qui noie le rouge dans le lait Celle qui se penche sur l’enfant Loin de moi Cette douceur ces sourcils qui se rejoignent et s’apaisent un toit pour le vent des Andes un refuge pour la poussière des laves sèches Loin de moi Celle qui tient au silence Celle dont les poignets se détachent Laura Tirandaz, Signer les souvenirs, Æncrages & Co, Collection Écri(peind)re, 2019, s.f. Gravures d’Anne Slacik. Prix de la Découverte poétique Simone de Carfort de la Fondation de France 2016. |
| LAURA TIRANDAZ Source ■ Laura Tirandaz sur Terres de femmes ▼ → Signer les souvenirs (lecture de Philippe Leuckx) → [Sillons des dunes sillons des cous des femmes] (extrait de Sillons) ■ Voir aussi ▼ → le blog de Laura Tirandaz → (sur le site du Marché de la Poésie) une fiche bio-bibliographique sur Laura Tirandaz → (sur le site d’Æncrages & Co) la fiche de l’éditeur sur Signer les souvenirs de Laura Tirandaz |
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JEUX DE DAMES (extraits) 4 Mouvement de sortie des vagues la déesse naît de l’écume roulant doucement sur le sable avant d’envahir les rochers et s’exposer au grand Soleil ruisselante de sel et d’iode avant de replonger dans l’onde à la rencontre des tritons […] 11 Tu es si jeune tu ne sais que je ne veux que ton approche sentir tes lèvres sur les miennes ta poitrine écrasant mes seins mes mains sauront bien te guider après cela viendra tout seul et quand tu te reposeras je boirai ta respiration […] 18 Un peu de repos entre deux journées de recherche et d’affaires on a quitté tous ses colliers ses bagues et boucles d’oreilles quant aux joyaux intellectuels il suffit d’un peu de silence pour qu’ils fleurissent dans la nuit sensibles par leur seul parfum Michel Butor, Jeux de dames, Æncrages & Co, Collection Écri(peind)re, 2018, s.f. Lavis de Colette Deblé. Postface de Bernard Noël. Ph. © Marc Monticelli Source ■ Michel Butor sur Terres de femmes ▼ → À fleur de peau → Et omnia vanitas → Ferments d’agitation → Géographie parallèle, XV et XVI → Mallarmé | Pli selon pli (extrait de Répertoire II de Michel Butor) → Vergers d’enfance → 20 mai | Michel Butor, L’Emploi du temps → 15 septembre | Michel Butor, L’Emploi du temps ■ Voir aussi ▼ → (sur Æncrages & Co) la fiche de l’éditeur sur Jeux de dames de Michel Butor |
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[IL Y A LE MENHIR] Il y a le menhir qu’on n’aura pas revu À Palombaio, pas facile à trouver, pourtant En plein milieu d’un bout de route lequel coupe À travers les oliviers. Un menhir n’est-il pas Comme un reste de civilisation dont on aurait perdu Le sens général autant Que ses façons singulières d’avoir été vivante ? Et ce morceau de pierre debout comme poussé du plus ancien passé A-t-il été important ou simple essai raté d’avoir voulu marquer Un fait qu’on a cru mémorable ? En est-il pour autant moins remarquable Même si en le regardant, |
| JAMES SACRÉ Ph. © olivier roller Source ■ James Sacré sur Terres de femmes ▼ → [Dans la pointe exiguë d’un pays qui est de la campagne] (extrait d’Écrire pour t’aimer) → Je t’aime. On n’entend rien (poème extrait d’Un paradis de poussières) → Le paysage est sans légende (lecture de Tristan Hordé) → Dans le format de la page (extrait de Le paysage est sans légende) → Figure 42 (poème extrait de Figures qui bougent un peu) → Le désir échappe à mon poème → Parfois → James Sacré, Lorand Gaspar | Dans les yeux d’une femme bédouine qui regarde ■ Voir aussi ▼ → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature) une notice bio-bibliographique sur James Sacré → (sur Terres de femmes) | rouge | (Angèle Paoli) |
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Source [SILLONS DES DUNES SILLONS DES COUS DES FEMMES] Sillons des dunes sillons des cous des femmes l’une frotte sa paume graisse la peau et le sillon se perd dans l’épaule cachée ce n’est pas tout à fait l’été Un homme allongé dans les rochers noirs il attend il est encore dans sa nuit odorante et pourtant la lumière tire les rideaux la roche est découverte et restent ses pieds rouges crevassés sales les ongles jaunes striés sur le sable ils dépassent En haut de l’escalier certains écrasent le pied sur le bitume dans l’attente empressée la valse des pissotières l’un entre l’autre sort léger la jambe agile […] Près du port dans les étals du vide-grenier on voit des camées profils de femmes au nez aigu front dégagé boucles emprisonnées par la morsure d’un peigne comme je les aime ces femmes baignant dans un liquide corail nimbées d’un ovale majestueux pas le rond des vulgaires pièces de monnaie mais l’ovale des portraits qu’on garde tressautant près du cœur quand la course vous coupe le souffle et qu’il faut tenir le pendentif pour ne pas l’avoir claquant au menton ravi d’une promenade sautant par-dessus l’épaule L’un somnole déjà une fois le stand monté dans une chaise en toile imprimée de fleurs des tropiques hibiscus ou autres pétales flamboyants il croise ses bras et réchauffe ses mains à ses aisselles le nez dans son col comme un oiseau s’endort debout deux sourcils noirs et blancs surmontent ses yeux et semblent leur tenir chaud l’un se soulève pour laisser à l’œil tout le soin d’observer l’homme qui s’avance vers les corbeilles d’osier qui s’amoncellent sur le devant du stand tournées et retournées par des mains qui hésitent il met la main à la poche atteint de démangeaisons en laissant aller son regard au ciel à gauche et laisse quelques pièces dans une des corbeilles le sourcil s’abaisse en signe d’apaisement hiberne enfin Cling Laura Tirandaz, Sillons, Æncrages & Co, Collection Voix de chants, 2017, s.f. Linogravures de Judith Bordas. |
| LAURA TIRANDAZ Source ■ Laura Tirandaz sur Terres de femmes ▼ → Guayasamín (extrait de Signer les souvenirs) → Signer les souvenirs (lecture de Philippe Leuckx) ■ Voir aussi ▼ → le blog de Laura Tirandaz → (sur le site des éditions Æncrages & Co) la fiche de l’éditeur sur Sillons → (sur lelitteraire.com) une lecture de Sillons par Jean-Paul Gavard-Perret → le site de Judith Bordas |
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