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  • Marie-Josée Christien, Affolement du sang

    par Marie-Hélène Prouteau

    Marie-Josée Christien, Affolement du sang,
    éditions Al Manar, collection Poésie, 2019.
    Encres d’André Guenoun.



    Lecture de Marie-Hélène Prouteau



    ÉLÉGIE DE LA VIE EN SOUFFRANCE



    Marie-Josée Christien a publié de nombreux recueils de poésie et anime la revue Spered Gouez/L’esprit sauvage qu’elle a fondée à Carhaix en 1991. Elle a reçu en 2016 le Grand prix international de poésie francophone pour l’ensemble de son œuvre. Pour la lecture de ce nouveau recueil (Affolement du sang) publié aux éditions Al Manar, la préface très sobre de Jean-François Mathé donne une clé. Derrière cet affolement du sang évoqué par le titre, il faut entendre une polyglobulie, un cancer du sang que la poète ne nomme jamais, préférant une mention ironique du patronyme d’Henri Vaquez, le médecin qui décrivit pour la première fois cette maladie rare (mais non orpheline, comme il est parfois dit à tort). Quant aux encres d’André Guenoun qui accompagnent le livre, elles sont en parfaite résonance avec le poème. En jouant des vertus liquides de l’encre, entre transparence et opacité, ce plasticien sait rendre un univers organique proche de celui de Marie-Josée Christien.

    Comment inventer une langue qui dise la maladie quand celle-ci est pour beaucoup synonyme de mort ? Une langue qui parle à ceux qui ont connu cette expérience comme à ceux qui ne l’ont pas vécue. Nombreux sont les écrivains et les poètes, de Claude Roy à Georges Perros, qui ont confronté leur écriture à la maladie et à la hantise de la mort. L’écriture de Marie-Josée Christien est celle du lyrisme vibrant, grave, d’une lucidité aussi évidente que sa détresse.

    Le recueil se présente en trois parties, « Poème absent », « Affolement du sang » qui donne son nom à l’ensemble, et « À la lueur du poème ».

    La première partie est empreinte d’une tonalité sombre, on imagine l’annonce de la maladie, la pénible attente. Le choc émotif, intense, s’éprouve dans le silence qui s’entend à chaque page et a quelque chose de médusant. Pour la poète, c’est l’heure crépusculaire ou nocturne avec son lot d’insomnies qui exprime le mieux ce qu’elle ressent. Repris en leitmotiv, le mot désespoir est à la mesure de la violence de l’épreuve. Les vers semblent martelés, énoncés presque souffle coupé.



    La mort en moi


    Exceptées deux références au vent, le monde extérieur, sa réalité et ses couleurs, ont disparu : il n’y a plus que l’être seul face à cette révélation bouleversante, au sens le plus fort du terme. Expérience-limite qui pressent le réel de la mort proche au creux du corps :

    « je me résous à consentir à la fatigue

    des mots tremblants

    à ne plus espérer ».

    Dans ce moment premier du recueil, le thème de l’attente – des résultats, des soins, on ne sait – et le motif de la solitude s’entrecroisent. La poète a l’impression d’un « l’éloignement » du monde dont parviennent « juste quelques paroles/ au loin ». Car la maladie enferme dans ce corps qui, à présent, fait défaillance jusqu’à isoler des autres :

    « À l’instant

    où la main

    tendue

    se replie sur le vide ».

    La seconde partie, « Affolement du sang », évoque quelques références à la maladie, jamais cliniques cependant. Comme le montrent les images « l’ecchymose du jour » ou « l’azur coagulé » où se fait jour une écriture oblique, travaillée par les formes de syncope et de distorsion des vers. La parole de Marie-Josée Christien a cette vertu de déréaliser et de poétiser les moments de cette traversée douloureuse avec une violence presque baroque :

    « La moelle affolée

    essaime ses larmes coagulées

    dans la chaleur du sang épaissi ».

    Ce faisant, c’est moins à la maladie que la poète s’attache qu’à l’écho du mal en elle, à l’effet qu’elle provoque dans son univers mental et affectif. Rien de larmoyant ni de complaisant pour autant. Elle se figure elle-même avec une lucidité triste :

    « Une ombre à bout

    de souffle

    chancelle

    de peur et d’espérance ».

    Dans la dédicace de cette partie « À Vaquez l’ami fidèle », la poète trouve le moyen de sourire, en détournant sa véritable relation à ce médecin sur le mode de l’antiphrase. Tout se passe comme si elle voulait mettre à distance la maladie, faire silence sur une partie de ce qui a trait à celle-ci, les soins, les traitements et jusqu’à son nom. C’est sa manière à elle de lutter, de prendre force de sa faiblesse même.



    Je et la blessure


    Avec la présence du je, la poète veut habiter sa douleur, la restituer dans son acuité. C’est à une élégie de la vie en souffrance que nous convie Marie-Josée Christien. La parole oscille entre des mots percutants comme des coups de poing, tels gouffre, supplice, naufragée, des néologismes « me désastrent ». Comme si les mots habituels étaient usés et impuissants. L’interrogation ne peut manquer de surgir : entre les vivants et les morts, où est la place du sujet ?

    L’écriture se fait laconique, dépouillée :

    « La douleur m’écarlate ».

    Les expressions disant l’irréversible, « ne… plus », « ne plus… que », reviennent à plusieurs reprises : « Je ne parviens plus / à retenir la vie ». La vie à présent devient synonyme d’engourdissement, de fermeture, de perte des jours d’avant. Le souvenir de la vie d’hier s’épanouit dans une page, « Ce temps-là », dédiée à Xavier Grall, autre clin d’œil à la maladie. Ailleurs, un conditionnel pointe le vouloir-vivre : « je voudrais dire la vie. » En vain. Ne lui répond que le vide au cœur de la nuit. Le jaillissement sans retenue de l’émotion atteint par moments une sorte de cri. Cri de désespoir devant l’épreuve et sa fatale menace.

    La circulation de l’émotion jusqu’à la montée des larmes s’écrit sans pathos, sans fioritures. Le lecteur est face à une parole essentielle. Face à la vérité nue d’un sujet qui assume sa faiblesse et dit sa peur de mourir. Car le sujet qui parle est traversé par une ambivalence. Il est à la fois celui qui a le courage d’entrevoir sa mort proche et celui qui dit dans l’effroi son existence laminée. Cet inexorable, la poète le rapproche des peurs d’enfance. Comment mieux énoncer la fragilité et la force que par cette superbe alliance des contraires : « j’aguerris mes larmes » ?

    La dernière partie « À la lueur du poème » entrouvre un peu de lumière et d’espoir. Écrire, c’est reprendre le dessus, redevenir le sujet d’une vie où toute la place n’est plus prise par le mal. La poète se tourne vers le cercle des amis convoqués dans les dédicaces. Quelques pensées lumineuses irriguent ces pages. Le regard a changé. Des mots tels rêve, espoir, force d’appui, chant d’amour, tendresse semblent pouvoir se décliner à nouveau.

    Le recueil se boucle sur un moment d’épiphanie. L’enfermement mortifère du début, symbolisé par la main tombant désespérément dans le vide, fait place au geste vers l’autre : « À nouveau / je tends la main ».

    Le lecteur imagine ce qu’il a fallu chercher au plus profond pour parvenir à cette sortie de soi. La vie, la mort, le poème : sur la ligne de crête entre la puissance de la mort et la fragilité de l’être, Marie-Josée Christien a trouvé les mots. Graves et magnifiques.



    Marie-Hélène Prouteau

    D.R. Texte Marie-Hélène Prouteau
    pour Terres de femmes







    Marie-Josée Christien  Affolement du sang  éditions Al Manar  collection Poésie  2019.





    MARIE-JOSÉE CHRISTIEN


    Marie-Josée Christien à Quiberon  2013
    Source



    ■ Marie-Josée Christien
    sur Terres de femmes

    [Je creuse les mots](poème extrait d’Entre-temps )



    ■ Voir aussi ▼

    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une notice bio-bibliographique sur Marie-Josée Christien
    le site personnel de Marie-Josée Christien



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