Étiquette : Alain Freixe


  • Jean-Marie Barnaud | [Main accordée à l’autre main]


    [MAIN ACCORDÉE À L’AUTRE MAIN]



    Main accordée à l’autre main
    le regard ne sait rien
    des yeux d’en face
    ni leur couleur
    ni l’arrière-monde
    sauf la présence au bout des doigts
    qui se dérobe
    Main accordée à l’autre main
    l’autre chaleur
    réduit le monde à la caresse




    Jean-Marie Barnaud, Fragments d’un corps incertain, IV, 1, Cheyne éditeur, 2009 in Jean-Marie Barnaud, Sous l’imperturbable clarté, choix de poèmes 1983-2014, Gallimard, Collection Poésie/Gallimard, 2019, page 218. Préface d’Alain Freixe.





    Barnaud Fragments 2





    JEAN-MARIE BARNAUD


    Jean-Marie Barnaud
    Source




    ■ Jean-Marie Barnaud
    sur Terres de femmes


    Passage de l’étranger (poème extrait d’Allant pour aller)
    Le dit d’Olivier de Serres (poème extrait de Sous l’écorce des pierres)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Gallimard)
    la fiche de l’éditeur sur Sous l’imperturbable clarté
    → (sur Terre à ciel)
    un entretien avec Jean-Marie Barnaud
    → (sur P/oésie)
    Jean-Marie Barnaud : Les enjeux du poème (conférence prononcée en 1983 lors du Festival international de poésie de Taipei)






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  • Jean-Marie Barnaud | Le dit d’Olivier de Serres




    LE DIT D’OLIVIER DE SERRES



    Il faudra bien un jour percer ce brouillard
    Sur les choses
    Nous
    Devenus si myopes
    À présent que la hache
    De l’aube
    Ne siffle plus à nos épaules
    Le même éclair tout à fait

    Cependant les heures sont comptées



    On peut bien dire
    En passant
    Les rousseurs de l’automne
    Et regarder l’essaim des feuilles
    Abandonnées
    Une joue contre terre
    Et l’autre
    Exposée à Dieu sait quel souffle
    Glacé qui les anime encore

    Voir en passant
    Au coin de l’œil des vieux
    Cette larme unique
    Non de froid mais de
    Silence
    Entendre leurs voix humides
    Qui trébuchent



    On peut bien en passant
    Sacrifier au feu ce fagot
    De l’autre été
    Sans trop s’inquiéter
    De son âme
    Où veillent invisibles
    Les caresses du vent naguère
    Comme reposent en paix les cils
    Sans un regard
    À l’autre versant du lit



    On peut bien
    En passant
    Célébrer le passage
    Avec des mots qui font signe
    Comme un vol d’oiseaux
    Uniques
    Et confondus

    (sait-on où vont les oiseaux
    et pourquoi ils se dispersent
    comme des flammes
    dans le tremblé d’un cœur
    qui se déchire)



    Or nous autres
    Migrateurs
    Saurons-nous voir
    D’un œil d’oiseau
    La rosée moirer la hampe
    Des simples
    Les pierres patientes
    Leur humilité

    Afin que s’accomplisse
    Dans l’évidence
    Une parole d’Olivier

    La paille des chaumes et éteules
    Restante droite
    Des bleds
    Se meslera avec la terre




    Jean-Marie Barnaud, Sous l’écorce des pierres, Imprimerie de Cheyne, 1983 ; rééd. Cheyne éditeur, 1996 in Jean-Marie Barnaud, Sous l’imperturbable clarté, choix de poèmes 1983-2014, Collection Poésie/Gallimard, 2019, pp. 21-24. Préface d’Alain Freixe.





    Jean-Marie Barnaud





    JEAN-MARIE BARNAUD


    Jean-Marie Barnaud
    Source




    ■ Jean-Marie Barnaud
    sur Terres de femmes


    Passage de l’étranger (poème extrait d’Allant pour aller)
    [Main accordée à l’autre main] (poème extrait de Fragments d’un corps incertain)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Gallimard)
    la fiche de l’éditeur sur Sous l’imperturbable clarté





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  • Michel Diaz, Comme un chemin qui s’ouvre

    par Angèle Paoli

    Michel Diaz, Comme un chemin qui s’ouvre,
    L’Amourier éditions, Collection Fonds Poésie,
    Collection dirigée par Alain Freixe, 2019.



    Lecture d’Angèle Paoli




    « DANS LA COMPLICITÉ DES ARBRES ET LA CONFIDENCE DU FLEUVE »




    Il est des proses qui sont de vrais joyaux de poésie. Des proses nourricières, riches en réflexions et en images ; aussi belles qu’émouvantes. Telle est la prose de Michel Diaz, tissée de métaphores singulières qui constituent l’essence même de son écriture. Soumises aux fluctuations continues de la pensée, poésie et ontologie s’inscrivent dans un même continuum d’images partagées. Ainsi des textes qui composent le dernier recueil du poète, paru sous le titre Comme un chemin qui s’ouvre. L’ensemble des proses — réparties en cinq chapitres en forme d’itinéraire et de parcours ascendant — est dédié aux sentiers douaniers qui longent les côtes de France et « traversent les pays de Loire », ainsi qu’à Lola, la chienne du poète, « compagne de ces jours ». L’œuvre dans son entier est consacrée à la marche, laquelle va l’amble avec la réflexion sur l’écriture. Et avec le cheminement intérieur auquel se livre le poète. Entre sommeil et rêve, sur des sentiers hors frontières, s’élabore une poésie du seuil, ancrée dans la nature, portée par la « lenteur de l’air » et la lenteur du ciel. Une poésie en marge. En marge du monde et de la fureur qui le mine. En marge de toute certitude. C’est là, arrimé aux monticules des dunes et aux criaillements des sternes, que le poète « se défait doucement de la douceur d’appartenir au temps. »

    Qui est-il ce marcheur solitaire et têtu, qui va son chemin d’un paysage à l’autre et poursuit sa route à l’intérieur de lui-même ? Pour quelle quête, pour quelle poursuite se met-il en marche, sinon pour celle qui s’enharmonise au vent et à la lumière ? Pour saisir au passage le clapotis d’une source ? Et, en définitive, au terme d’une descente dans le puits du labyrinthe, pour se convaincre d’une unique vérité, « [c]elle d’appartenir à tout, comme un maillon, même fourbu de rouille, appartient à la chaîne de l’ancre » ?

    Il faudra en cours de route renoncer à céder au « désir infini de se perdre au bout de soi-même, dans le vent frais du soir et les odeurs de pierre sèche. » Renoncer à la tentation de l’autolyse. Et, en amont de ce geste ultime, se délester. Se déprendre de ce qui obsède ; déposer à ses pieds le fardeau de soi-même. Se délivrer de sa pesanteur. Et se couler dans un corps autre.

    « Un corps flottant dans la lumière en brumes, pareil à un éclat de rire du soleil après la pluie. »

    Telle est la philosophie du marcheur. Corrélée à un rêve de légèreté. En osmose avec la nature. C’est sur la nature, en effet, que bâtit son credo le poète incroyant. Mais là où le credo de l’ermite se hausse en prière, celui du poète libéré de Dieu s’élance vers la dénonciation de ce qu’il réprouve et de ce contre quoi il lutte. Ce credo se dit dans une page sublime où le poète se définit lui-même par l’affirmation anaphorique de ses convictions :

    « Je suis pour ce qui s’arme contre le pain noir de l’hiver, pour la pierre claire du givre, pour la neige aux seins odorants ».

    « Je suis ici sans pouvoir bouger ni guérir, lourd du plomb d’un secret qui ne se révèle jamais, seulement sidéré par la clarté du jour. »

    Sidération. Qui s’accompagne d’un flot d’interrogations sur ce qui entoure l’homme et qui va son chemin d’indifférence, laissant le poète à ses incertitudes et à « sa douleur d’être ». L’abandonnant à un permanent et solitaire face-à-face avec son propre naufrage et à un sentiment taraudant de débâcle. Sidération toujours d’être là, encore, lorsque le poète se laisse prendre par « la rumeur du monde ». Sidération d’avoir franchi les tortures que lui infligent les questionnements multiples qui accompagnent toute vie livrée au vide de l’existence ; livrée à la révolte qui nourrit ce vide ; livrée à l’inanité de toute chose, y compris de l’être et de soi. Être là, pourtant, jour après jour, à devoir se renouer sans cesse à « la blessure de l’inconsolable » et au « froid pétrifiant des étoiles ».

    Chaque jour se renouer. À la blessure et au consentement qui la tisonne. Chaque matin retrouver, arrimée à l’aube et à la lumière, une tristesse indéracinable ; une tristesse à peine sensible à la beauté éphémère, et néanmoins vitale, de l’infime.

    Revient alors la nécessité de la marche. Qui fait du poète rescapé un pèlerin sans autre finalité que celle de prendre la route :

    « J’ai marché, aujourd’hui encore, comme on peut s’égarer dans le labyrinthe de ses pensées ».

    Pourtant, marcher ne délivre pas toujours des questionnements essentiels.

    « Marcher, marcher encore, et pour quoi faire, quoi ?… Aller où ? Vers quoi ?… » Il en est de même pour l’écriture. « Pourquoi écrire, dira-t-on ?… Ne serions-nous nés que pour être oubliés ? Pour ne laisser place qu’aux terres désolées, aux os calcinés de lumière et aux divers ingrédients du désert ? ».

    Ainsi va le poète Michel Diaz, en proie à ses doutes, à sa douleur inguérissable, à la plaie ouverte qui le met à la torture. Quoi alors ? Que reste-t-il ? Que reste-t-il « pour se consoler de l’obscure origine du monde, de la nuit indéchiffrable d’où l’on est venu ? ».

    Le poète détient pourtant les réponses à ses propres questions. Et il en a de multiples. Celle-ci, par exemple : « En vérité, les seuls comptes à rendre sont à ce qui engage le corps dans l’affrontement à lui-même ».

    Le poète héberge ses rêves de poucet, réunis en « un galet poli par la vague ». En cet ami qui l’accompagne, à la fois « conseiller » et « protecteur », il découvre celui qui l’aide à trouver la voie, celle qui le conduit sur « le chemin de sa vérité singulière […], unique, celle que chaque être est le seul à pouvoir secréter. »

    Une fois retourné à la mer, le galet laisse de sa présence le souvenir d’un rêve ancien. « Comme un rêve de délivrance ». Et la conviction profonde que chaque chose, rêvée ou non, a l’existence à laquelle elle est destinée.

    « Le galet retourne à la mer, et l’esprit à sa veille. » Le poète, à son adéquation avec le monde. « Dans la complicité des arbres et la confidence du fleuve. »


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Michel Diaz  Comme un chemin qui s'ouvre





    MICHEL DIAZ


    Michel Diaz
    Source




    ■ Michel Diaz
    sur Terres de femmes


    Ce qui gouverne le silence (extrait de Comme un chemin qui s’ouvre)
    clair-obscur (extrait de Lignes de crête)
    [de tourbe] (extrait d’Offrandes Olivia Rolde)
    Le Verger abandonné (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de L’Amourier éditions)
    la fiche de l’éditeur sur Comme un chemin qui s’ouvre
    le site de Michel Diaz




    ■ Notes de lecture de Michel Diaz
    sur Terres de femmes

    Jeanne Bastide, La nuit déborde
    Alain Freixe, Contre le désert
    Françoise Oriot, À un jour de la source





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  • Michel Diaz | Ce qui gouverne le silence




    CE QUI GOUVERNE LE SILENCE
    (extrait)





    Le mot est, dans l’eau ronde du puits, ce jus noir de voyelles que vient froisser, comme un caillou, la chute des consonnes.

    Au seuil du souffle, à l’orée de tout bruit, quelque chose soudain se déplace, furtif, que l’on ignorait être là, ou qu’on croyait perdu.

    Et la parole devient geste, s’étire dans l’effort hélicoïdal de s’arracher à sa matrice, s’anime, marche, épouse l’or du jour, s’aventure au-devant de la nuit qu’elle brave, au-delà de ses ombres.

    C’est l’heure d’engranger le bois, les moissons récoltées avant la venue de l’hiver.

    Avant que la parole se dégrade, crispée dans son manteau de givre, ou se recroqueville dans le paysage, arbuste mal nourri de sécheresse, olivier mal inscrit dans le ciel, que le soleil colère parce qu’il a su étirer devant lui quelques rameaux qui saignent et peinent horriblement.

    Il nous faudrait combler tant de distance encore !

    On s’avance alors, tâtonnant, dans un champ de paroles, tout l’alphabet autour du cou, pesante et inutile cartouchière, comme dans un champ de bataille après la défaite.

    À la lumière des étoiles, on reconnaît ses morts.

    Et on se sent mourir aussi, à chaque mot que l’on arrache.





    On avance, de mot en mot, à travers les pages du livre, celui-là qui s’écrit à mesure, comme on erre parmi les tombes.

    Stèles gravées de mots inertes. Pierres de lune sèches que l’on arrose, en vain, de son crachat et de l’aigre sueur de son front.

    La pierre est phrase encore, à l’angle où s’écorchent les doigts. Où l’on peut adosser sa fatigue. Hommage à qui nous prête encore son épaule ! Mais combien de pierres mal transcrites la mort emportera dans son giron de femme enceinte ?

    Que nous restera-t-il alors à déchiffrer quand, du plain-chant du monde, il ne demeurera qu’un silence de neige et pas de place pour un mot de plus ?




    Michel Diaz, « I – Ce qui gouverne le silence » in Comme un chemin qui s’ouvre, L’Amourier éditions, Collection Fonds Poésie, dirigée par Alain Freixe, 2019, pp. 40-41.






    Michel Diaz  Comme un chemin qui s'ouvre




    MICHEL DIAZ


    Michel Diaz
    Source




    ■ Michel Diaz
    sur Terres de femmes


    Comme un chemin qui s’ouvre (lecture d’AP)
    clair-obscur (extrait de Lignes de crête)
    [de tourbe] (extrait d’Offrandes Olivia Rolde)
    Le Verger abandonné (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de L’Amourier éditions)
    la fiche de l’éditeur sur Comme un chemin qui s’ouvre
    le site de Michel Diaz




    ■ Notes de lecture de Michel Diaz
    sur Terres de femmes

    Jeanne Bastide, La nuit déborde
    Alain Freixe, Contre le désert
    Françoise Oriot, À un jour de la source





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  • Serge Bonnery et Alain Freixe, Les Blessures de Joë Bousquet

    par Angèle Paoli

    Serge Bonnery et Alain Freixe,
    Les Blessures de Joë Bousquet, 1918-1939
    éditions Trabucaire, 66140 Canet, 2018.



    Lecture d’Angèle Paoli




    LA POÉSIE, « UNE VOIX DIRECTE VERS L’HUMAIN »




    Intitulée Les Blessures de Joë Bousquet, la lecture à deux voix conduite par Serge Bonnery et Alain Freixe s’inscrit entre deux dates fondatrices : 1918-1939. L’avant-propos, signé par les deux écrivains, donne quelques précisions sur ces dates : 27 mai 1918 | 3 septembre 1939. Et porte un sous-titre singulier : « une blessure, deux chemins. » Les deux citations de Joë Bousquet choisies pour l’exergue de l’ouvrage évoquent une blessure de guerre et ses maux mais aussi leur « retour », en écho au verbe « tourner » de la première citation :

    « Ma blessure a fait tourner les choses autrement » | « Il n’y a qu’une façon de connaître les maux dont on a été l’objet, c’est d’en provoquer le retour », écrit Joë Bousquet.

    Nous verrons infra l’importance qu’accorde Alain Freixe à ces deux mots.

    Évoquer Joë Bousquet, ce n’est pas tant de cela qu’il est question ; le propos de Serge Bonnery et d’Alain Freixe — et l’objet auquel tous deux s’attachent — est d’évoquer le « devenir-blessure » ; de tenter de saisir celui pour qui écrire ne fut pas du tout « devenir écrivain mais bien plus devenir cette chance d’homme qu’est tout homme quand il ne fuit pas son être dans ses pensées ».

    Qu’est-ce à dire ? Sinon qu’à partir de la grave blessure reçue le 27 mai 1918 à Vailly, sur le front de l’Aisne, Joë Bousquet n’est pas passé de la vie à la presque mort, mais de sa presque mort à une renaissance. Car la mort, pour Bousquet, approchée de si près, et à laquelle il échappe par miracle, n’en sera que davantage fréquentée, davantage côtoyée et tutoyée. Une mort qui devient ainsi « messagère de vie ».

    Cette blessure au combat du 27 mai 1918 signe aussi la fin de l’idylle entre Joë Bousquet et la « jeune femme étincelante » qu’était Marthe Marquié.

    Pourtant, à dater de cet événement — la balle qui a perforé « la partie avant du corps cérébral » — « un retournement se produit […]. Joë Bousquet est projeté hors de lui-même et condamné à vivre sa mort dans la profondeur de sa conscience », comme l’écrit Serge Bonnery dans l’article « La guerre à l’œuvre | Vailly, 27 mai 1918 ». Dès lors commence une nouvelle vie pour le jeune sous-lieutenant Bousquet. Paradoxalement, la terrible blessure qui entraîne tout aussitôt une paralysie des membres inférieurs, donne naissance à une seconde vie. Ainsi l’écrit Serge Bonnery :

    « La blessure du 27 mai 1918 ne tue pas le soldat pour donner naissance au poète. Soldat et poète participent de la même injonction faite à l’homme de vivre en repoussant toujours plus loin ses limites. La vie, comme une expérience de l’illimite. »

    De nombreuses années plus tard, dans une lettre datée du 3 mai 1936, Bousquet, se confiant à son ami Carlo Suarès, revient sur les circonstances de sa blessure et écrit :

    « Je suis revenu à moi à l’ambulance. Paralysie complète. C’était la deuxième vie qui commençait. Tu sais exactement mon état. Je ne me suis jamais levé, sauf l’été pour m’asseoir dans un fauteuil. Je suis impuissant. Bref, tout. »

    Cette seconde vie, qui devient celle du créateur de la revue Chantiers, et du revuiste qui travaille aux Cahiers du Sud, celle du poète et de l’écrivain qui s’engage auprès des surréalistes, celle du romancier qui publie nombre de grands romans, celle aussi de l’homme blessé qui « gommait sa blessure », laisse soudain place à une troisième vie qui voit le jour le 3 septembre 1939.

    « Le 3 septembre 1939, jour où l’Angleterre et la France déclarèrent la guerre à l’Allemagne » est aussi le jour de la réouverture de la plaie que Bousquet avait pourtant crue cicatrisée. Le jour du retour de la blessure.

    C’est ce retour de la blessure — une blessure ancrée dans la « scène absolue » de l’origine — qu’Alain Freixe interroge dans l’article intitulé « Accident et événement dans la vie et l’œuvre de Joë Bousquet. De la blessure perdue à la blessure retrouvée. Septembre 1939. »

    De cet événement imprévu, aussi douloureux physiquement que moralement, Bousquet confie dans une lettre à son ami Jean Ballard, directeur de la revue Les Cahiers du Sud : « J’ai failli être la première victime de la guerre ». Et d’ajouter : « En un mot, je n’ai pas pu supporter l’idée que cela recommençait. Je me croyais plus fort. La guerre, c’était pour moi la mort même de celui que j’avais tiré de mon cadavre. » D’autres commentaires sur le phénomène de la réouverture de sa plaie et des désordres neurologiques qu’elle engendre, jalonnent les lettres écrites à ses amis — Lucien Becker, Jean Cassou, Marcelle et Jean Ballard —, qui montrent à quel point Bousquet fait l’analyse étiologique de ce mal logé dans son corps infirme ; du sens qu’il lui faut prêter à ce retour et de la manière dont il doit l’interpréter. De son côté, Alain Freixe passe au peigne fin les nombreux échanges épistolaires de Bousquet avec ses proches, amis et intimes, balisant son propos de phrases clés empruntées au poète, se fondant aussi sur une approche tant philosophique que psychanalytique (qui lui permet de mieux progresser dans son interprétation du « retour » de ce que Bousquet croyait définitivement clos), empruntant à Lacan l’idée selon laquelle « le réel revient toujours à la même place ».

    Une assertion qui se vérifie sous la plume de Bousquet :

    « Depuis vingt ans, je ne comptais plus qu’avec mon immobilisation et je l’avais classée ».

    C’était sans compter sur la loi vivante du corps.

    Cependant, une fois de plus, Joë Bousquet fait face. Il fait face avec une détermination qui lui fait dire : « Il faudra renaître et renaître différent » et, pour cela, en finir avec « la faute ». Celle qui lui faisait considérer son mal comme lié à sa propre « révolte contre [son] sort ». Celle qui consistait à considérer sa blessure comme « une abstraction ». Et en définitive à construire son œuvre littéraire sur un « idéalisme consolateur ».

    Selon Bousquet, « la littérature n’est pas faite pour aider l’homme à être ce qu’il est, elle n’est pas une valeur de remplacement. »

    Septembre 1939 constitue un tournant dans la vie de Joë Bousquet ; un tournant dans lequel s’engagent indistinctement volonté et destin. C’est là ce qui constitue l’« expérience cruciale », telle que l’analyse Alain Freixe en déclinant les différentes tournures que prend au passage l’acte de « vouloir être dans sa blessure ». « Vouloir être dans sa blessure », c’est la dégager de l’accident auquel elle se trouve liée, en la dématérialisant et en l’aimant. Une démarche qui conduit Bousquet à inscrire la blessure dans un absolu et qui lui fait dire : « Ta blessure n’est pas ton attribut. Tu es l’attribut de ta blessure. » Affirmer son « devenir-blessure », c’est pour Bousquet inscrire la blessure dans l’engagement et s’inscrire lui-même dans cet engagement. Ce changement de perception fait émerger en lui une conception radicale de l’acte d’écrire. En privilégiant la place que l’homme accorde à la vie, Bousquet fait de lui un « être de poésie ». L’acte d’écrire sera désormais pour Joë Bousquet « une révélation que l’on se fait à soi-même, une révélation métamorphosante ». Une façon de faire de sa chair la matière même de son chant et qui « n’élève en lui l’écrivain qu’avec l’obscur dessein de le tuer un jour. »

    Ce retour à la vie, cette manière « d’explorer la vie par ce que la vie a de plus invécu, de moins usé, de moins recraché […] l’exploration de la vie par la vie qui n’a touché à rien, c’est une voie directe vers l’humain, vers de l’humain en formation. » Aux yeux d’Alain Freixe, cela s’appelle Poésie.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Les Blessures de Joë Bousquet






    JOË BOUSQUET


    Joë Bousquet




    ■ Joë Bousquet
    sur Terres de femmes

    11 septembre 1937 | Lettre de Joë Bousquet à Poisson d’or
    Décembre 1938 | Lettre de Joë Bousquet à Poisson d’or
    Passer



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur Dailymotion)
    une émission de France Culture sur Joë Bousquet





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  • Alain Freixe, Contre le désert

    par Angèle Paoli

    Alain Freixe, Contre le désert,
    L’Amourier éditions, Collection “Fonds Poésie”, 2017.



    Lecture d’ Angèle Paoli




    DU POÈTE AU MARCHEUR, LES MÊMES ANNEAUX DE SOLITUDE ET DE SILENCE




    Qu’y a-t-il « derrière les étangs », « derrière les cols », « derrière les jours » ? Et qu’y a-t-il, au-delà, derrière les fenêtres avaleuses de ciel, de nuages, sinon le noir béant sur le vide ?

    Puisqu’il faut accepter le gouffre pour pouvoir habiter « l’Abîme de l’existence humaine », il faut entrebâiller les ouvertures, pratiquer l’écart, s’infiltrer dans les interstices laissés apparents derrière « les lunettes d’approche » — expression empruntée par Alain Freixe à une toile de René Magritte (La Lunette d’approche, 1963), et intitulé du poème d’ouverture. Faire reculer sans cesse les étendues toujours plus grandes du désert. Et s’insurger, peut-être, s’il est encore possible de le faire, avec ce peu qui reste « contre ». Contre l’avancée toujours plus prospère de ce qui musèle, et aller voir, avec un œil qui écoute, ce qui murmure encore sous les pierres. Rester en éveil « contre toutes les réquisitions du monde ». C’est ce qu’Alain Freixe invite à faire, à travers les fragments rassemblés dans son dernier recueil poétique — Contre le désert —. Aller chercher, derrière les murs, derrière ce que l’œil à lui tout seul ne peut voir ou se refuse à voir. Solliciter « l’œil au-delà de l’œil ». Aller fureter derrière « [c]e que cache la vue » (Bernard Noël). Pour cela, « jouer de l’oblique, aborder de côté, du côté de la coulisse ». Et tenter, par ces subterfuges — reflets, « emblèmes, « images », « miroirs » —, d’approcher cet insaisissable que le poète travaille au corps (des mots), d’en cerner la substance. Il y a le ciel, ses mouvances liquides, l’eau des ruisseaux et des étangs. Avec, inaccessibles mais toujours présentes, les montagnes, leurs promesses de solitude et de silence.

    « La solitude et le silence. Deux anneaux. Deux ondes. Deux rythmes accordés. Serpent noir qui ondule jusqu’à se cacher dans ma langue. » (« L’automne est sans pitié » in « Reprises »)

    « Les miroirs ?/On les traversera », affirme le poète en conclusion du poème liminaire et en réponse à sa première interrogation-négation : « Les miroirs ?/On ne s’en guérira pas. » Comment ? Et par où traverser ?

    « Dans la nuit des poèmes », écrit Alain Freixe. Et il ajoute : « Ou celles des images ». « Quand l’œil fend les paupières et la langue les secrets. »

    Tant pis si le miroir est « vide ». Pourvu qu’il soit « vivant ». Car que cache-t-il derrière ses reflets ? Rien de sûr, ni de réconfortant. Rien que le fracas du monde et ses eaux tellement noires, tellement désespérées qu’il arrive que le poète, avec d’autres, ait envie « de mettre le ciel des mots à l’orage ». Et « de faire voler en éclats toutes les portes de la réalité. » Le vent de la révolte gronde qui rugit contre ce qui reste. « Ravin noir et mouillères obscures. »

    « Que l’arrière passe devant ! Le dessus dessous !

    Que le rien d’en haut fasse nid ici.

    Que dans les éclats. Les brisements. S’établisse un calme de débâcle »

    s’insurge Alain Freixe.

    Quant aux images, le poète en revendique l’usage, haut et clair :

    « Oui, j’ai besoin d’images

    de prises de sang

    sur le monde

    de prises de vue

    de cadrages

    et leur hors-champ

    des images

    et ce vent

    qu’elles descellent

    dans les murs

    de l’air »

    Les images, comme les miroirs, sont indispensables au poète, car elles font partie du gué. Elles offrent une possible passerelle entre des univers étrangers l’un à l’autre. Associant les contraires, créant échos et correspondances. Couleurs et murmures se fondent, sans transition des unes aux autres. Elles sont aussi expression d’un espoir, lien désirable entre hier et demain :

    « l’avancée toujours possible

    vers d’autres images

    d’autres mots

    d’autres jours »

    (« Le sens le soir les images » in « Reprises »)

    Elles font perdurer la passion, au-delà de ce qu’elle fut, comme il se dit dans cette très belle strophe du poème « Le blanc de l’églantier » :

    « Faudra-t-il ces trous dans la langue, ces images qui au fil tendu du poème font ombre si grande que le désir y risque sa chanson perdue pour qu’au bout ce soit enfin le jour, quelque chose comme un matin et ses braises où suspendu un feu tremble dans l’absence des flammes  ».

    En aucun cas, le poète ne peut se satisfaire des apparences. Il s’agit pour lui de faire rendre à la langue ses forces insaisissables. Ses secrets. Libre est le poète, qui libère les eaux de la rivière et libère les mots. Dès lors, suivre le poète dans les poèmes-jalons qui forment gué, d’une section à l’autre du recueil. Lui emboîter le pas. Avec lui repriser les images du passé avec celles du présent, les reprendre, morceaux de prose, poèmes, les remâcher, revenir en arrière pour relever, reprendre encore et renouveler, d’une forme poétique à l’autre, ranimer la pigmentation des couleurs. Et accepter de se perdre. Dans le labyrinthe des paysages des mots des souvenirs des images. Accepter de se risquer, avec le poète, dans la fusion imprévue des éléments du langage :

    « Main risquée dans l’écart des noms, se cognant parfois aux parois d’un défilé de langue, perdant des eaux dans un labyrinthe de rocs et d’écume ».

    Accepter de se laisser surprendre dans le dernier poème par l’adresse inattendue et mystérieuse « À la belle matineuse », ce motif très Rinascimento étant peut-être ici une métaphore de la langue.

    Le miroir, chez le poète, prend des formes multiples. Ainsi retrouve-t-il son côté inversé dans la combe au fond de laquelle coule la Castellane. De même la rivière dans son miroitement. Qui sépare un présent que n’émaille plus qu’une « ardente et triste lumière » d’un passé où la vie se vivait dans les livres.

    Avec les miroirs, ses feux et ses jeux, s’en viennent la lumière, ses plissés innombrables et changeants sur l’eau des étangs et froissements des feuilles dans les arbres. Pourtant, « [à] regarder, entre hier et aujourd’hui », le poète s’avoue « sans prise/sur ce paysage/debout sur les jours ».

    « c’est d’autres yeux

    dans mes yeux

    qu’il me faudrait voir

    s’ouvrir

    c’est d’autres syllabes

    qu’il me faudrait épeler »

    avoue-t-il, dans le même poème : « J’habite une autre nuit ».

    Les yeux s’attardent sur les couleurs. Hier lumineuses, fanées aujourd’hui. Les couleurs comme la lumière ont pris des teintes passées, progressant vers « la transparence d’un blanc laiteux ». Pour que se produise à nouveau le fusionnement des sensations et que le bleu retrouve l’intensité aveuglante d’un « ciel en majesté », il faudrait faire jouer les « lunettes d’approche ». Peut-être alors, couleurs/rumeurs/formes, toutes pourraient se mettre de la partie. Il faudrait que l’œil écoute afin d’assurer le passage du dehors vers le dedans.

    Il ne reste dès lors qu’à repriser/reprendre/relever les mots d’hier avec ceux d’aujourd’hui pour réconcilier passé et présent, images englouties encore perceptibles mais qui échappent à une emprise heureuse.

    « Je m’endors j’écris

    où les routes sont coupées

    et les pas assurés

    de s’égarer. »

    Que reste-t-il, lorsque le sentiment dominant est celui d’une perte irrémédiable ? Pour un homme tel qu’Alain Freixe, si intensément proche de la nature, de son souffle primordial, de sa puissance, il reste à s’élancer vers les hauteurs. « C’est le moment de prendre le chemin de la montagne, l’heure d’aller vers celle qu’on ne pénètre pas, celle qui entre en vous. Cornes hautes du pic Madres », écrit-il dans le poème en prose « Sans plus attendre ». Car de la montagne le poète connaît le langage. Des signes qui ne trompent pas l’interpellent et le poussent à grimper, toujours plus avant « derrière les cols » ; « à s’enfoncer dans toujours plus de silence ». Non pas pour s’approprier cette part d’elle qui résiste, impénétrable, mais pour se laisser prendre par elle. Inversion des rôles de l’amant et de l’amante. Du poète au marcheur, ce sont les mêmes anneaux de serpents qui structurent l’âme entière, vouée à la solitude et au silence.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Alain Freixe  Contre le désert




    ALAIN  FREIXE


    Alain Freixe par Marc Monticelli





    ■ Alain Freixe
    sur Terres de femmes

    Contre le désert (lecture de Michel Diaz)
    Bleu plié au noir
    Septième pas (extrait de Comme des pas qui s’éloignent)
    Vers les riveraines (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Vers les riveraines (lecture d’AP)
    À l’étrangère (extrait de Vers les riveraines)
    [on serait à couvert sous les arbres] (autre extrait de Vers les riveraines)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de L’Amourier éditions)
    une page sur Contre le désert
    → (sur Terres de femmes)
    Alain Freixe & Raphaël Monticelli | Chère
    P/oésie, le blog d’Alain Freixe : La poésie et ses entours
    → (sur Terres de femmes)
    Serge Bonnery et Alain Freixe, Les Blessures de Joë Bousquet, 1918-1939 (lecture d’AP)





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  • Alain Freixe, Contre le désert

    par Michel Diaz

    Alain Freixe, Contre le désert,
    L’Amourier éditions, Collection “Fonds Poésie”, 2017.



    Lecture de Michel Diaz


    Freixe contre
    « [L]a fenêtre qu’ouvre Alain Freixe (ou plutôt qu’il fracture
    en en brisant les vitres) donne […] sur des paysages
    dont les fragments perçus nous arriment à notre raison
    de vouloir exister. »
    Ph., G.AdC








    Dans sa note liminaire du recueil d’Alain Freixe, Contre le désert, et faisant référence à une toile de Magritte, Pierre Legendre écrit (voir aussi La Fabrique de l’homme occidental) :

    « […] La lunette d’approche découvre ce qu’il y a derrière les emblèmes, les images, les miroirs : un vide, le gouffre, l’Abîme de l’existence humaine. C’est cet Abîme qu’il nous faut habiter. La raison de vivre commence là. »

    Elle commence là. Et puisque, dit l’un des textes, « c’est toujours le soir » et « la venue des ombres sur ce que l’on croit », puisque « le monde, ce qu’on en voit, on l’ignore », c’est cet Abîme d’ombre menaçante que la parole d’Alain Freixe s’efforce d’investir. Mais parole qui est présence au plus près de son être et des choses contre l’Abîme de notre existence humaine.

    Car, face à cet Abîme qui s’ouvre devant nous et qui nous cerne de toutes parts, nous n’avons que bien peu de choix : celui de nous y abandonner et de nous laisser engloutir, de nager quelque temps dans sa nuit, nous débattant comme nous le pouvons, entre deux goulées d’air, ou celui de nous y appuyer, comme on peut appuyer son épaule à un mur, ou appuyer son front au miroir obscurci de soi-même, pour ne pas être dans le contre qui oppose, mais bien plutôt pour nous tenir contre ce qui nous résiste et qui nous garde debout dans cet effort d’étreindre nos faiblesses et la lancinante douleur de nos désespérances.

    Cette parole d’homme que rend lisible celle du poète est présence qui sonde le vide et son gouffre, s’avance « sur les bords du monde » *, se donnant tâche de s’y confronter et, pareil au « rôdeur de crêtes, qui se penche ici, chancelle là », prend parti d’habiter son vertige pour mieux l’apprivoiser. Mais si, dans le tableau de Magritte, comme l’écrit encore Pierre Legendre, « [l]e battant qui s’ouvre emporte avec lui le paysage, un ciel et des nuages », la fenêtre qu’ouvre Alain Freixe (ou plutôt qu’il fracture en en brisant les vitres) donne, elle, sur des paysages dont les fragments perçus nous arriment à notre raison de vouloir exister, au désir d’une faim partageable, pour approcher ce que l’on croit saisir du monde. Celui que la réalité sensible nous donne à regarder, à explorer, à déchiffrer, à interroger sans relâche, nous incitant à défier le vide de l’Abîme et à tenir la dragée haute à tout son incompréhensible. Car Alain Freixe est homme de ce monde, et son écriture terrienne mais inspirée, en droite prise avec les éléments, feu et eau parfois confondus dans la même brûlure, en prise avec le minéral, le végétal, ce qui murmure dans les feuilles, ce qui parle dessous les pierres, en prise encore avec le ciel et l’abrupt de son bleu, avec les forges de l’été, les crépuscules de l’automne et « le vent qui balaie les chemins », avec ce qui s’éloigne dans la transparence du jour et ce qui, dans la cécité qui pèse toujours sur nos yeux, témoigne de la nuit dans laquelle s’égarent nos pas.

    « Oui, écrit-il, j’ai besoin d’images

    de prises de sang

    sur le monde

    de prises de vue

    de cadrage

    et de leur hors-champ. »

    Dans cette écriture, il y a le panthéisme qu’on trouve à l’œuvre dans celle de Giono, un monde où quelque chose passe mais demeure dans le même mouvement vital, son élan archaïque, un « évanouissement qui dure » et qui nous renoue avec les vieilles forces de nos origines, les voix des profondeurs du monde et de nos forêts ancestrales. Ce monde-là, vivant, toute notre conscience d’hommes semble s’y être noyée, mais tout y est « comme en réserve », à portée d’yeux, de mains, de mots, mais toujours ailleurs, et plus loin, dans cet écart toujours ouvert au sens mais qui toujours se tient « dans la grande nuit des pages ». Si l’on ignore ce que l’on voit du monde, il en « reste un contour qui se perd dans les clairs de jour ». Le travail du poète consiste alors à s’introduire dans ces « clairs de jour » et à rêver, obstinément, « certains soirs de mettre le ciel des mots à l’orage, d’y sertir la foudre, cet éclair qui n’a de cesse. » La tâche du poète est « de guider cette lumière jusqu’aux serrures des mots et [de] faire voler en éclats toutes les portes de la réalité. » De faire aussi voler en éclats ce miroir obscurci de soi-même dont il est question plus haut, « et s’y voir enfin. » C’est-à-dire accéder aux territoires du réel, qui recule sans doute à mesure qu’on y avance, mais qui est territoire de la parole poétique et de sa vérité. Face à cet au-delà du sens qui règne sous l’apparence des choses, au revers du regard, il faut que « fermer les yeux soit comme déchirer la page, briser la surface, ce piège à regards. » C’est à ce prix « que l’arrière passe devant ! Le dessus dessous ! » Et le travail de l’écriture poétique est de faire en sorte que l’œil voie « au-delà de l’œil ». Car la parole poétique est celle qui jette ce pont du regard intériorisé au-dessus de l’abîme, pour que « le cœur vole au profond. » Habiter ainsi la parole, c’est habiter « la langue des secrets » qui ouvre à l’on ne sait « quel jour », mais dépose sur notre langue « cette saveur de terre », nous permet d’espérer «&nbsp quelques poignées de ciel ». C’est sur ces terres, que les mots défrichent, que le poète installe ses quartiers, pour que le monde glisse depuis sa nuit jusqu’en ses mots et ses images. Terres que la parole fertilise et dont Edmond Jabès nous dit, en y posant ses pierres et y levant ses murs : « J’y bâtis ma demeure. » Mais l’expérience du langage est rude épreuve, la demeure est maison de paille soumise au moindre coup de vent « des ciels bouleversés ». Et les chemins qui y conduisent sont bien plus qu’hasardeux.

    « On s’y égare. Se perd. On a peur, parfois. On remonte. On est vivant. »

    Vivant, voilà l’enjeu. Rester vivant. Avant même de pouvoir nourrir l’espérance de bâtir sa demeure, et peut-être d’y habiter, la première raison de vivre serait de travailler à « rester vivant. » Dans la grâce du temps accordé sur lequel, comme sur un étang d’eau lisse, «  certains jours / la montagne se pose », où « il advient quelquefois, ainsi que l’écrit Marcel Alocco dans son Laërte ou la confusion des temps (L’Amourier éditions, 2002) qu’un matin d’eau pure naisse des sueurs de la nuit. » Une aube claire, semble lui répondre Alain Freixe, «  fidèle comme cette lumière qui a besoin de tous les mots pour porter son miel, l’amertume de sa douceur jusqu’à nous. » Mais à quel prix ?… L’inlassable répétition, l’inlassable tourment du recommencement, l’usure des minutes, du retour inéluctable au même point d’incertitude, toujours forçat de son inépuisable inaccomplissement et du doute perpétuel, puisque tout recommence, toujours, quand on croit que cela continue. Puisqu’il est vrai qu’en poésie on marche seul, on se cogne à sa solitude, on s’écorche à ses ronces, qu’à mesure le but s’estompe. Qu’il nous faut rester là,

    « à attendre

    dans le muet du monde

    les mots

    qui portent le soleil

    et se rient de tous les froids. »

    Il faut pourtant continuer, toujours, et s’incorporer au chemin que seul, toujours, génère son inachevé. Puisque, sur les chemins de poésie, on n’avance qu’en se perdant, qu’en ne sachant rien du pays de leur destination. On sait juste qu’on est plus loin quand « l’étoffe des mots se déchire » et « quand se dérobent les pas. » Il faut aller pourtant « contre le vide, le gouffre, l’Abîme de l’existence humaine », pour reprendre une fois encore les mots de Pierre Legendre. Rester vivant et s’attacher à cette faim, comme les ongles de la vague creusent le rocher solitaire. Faim si essentielle «&nbsp que le désir y risque sa chanson perdue », et faim de ce désir « pour qu’au bout ce soit enfin le jour, quelque chose comme un matin et ses braises où suspendu un feu tremble dans l’absence des flammes. » Aller alors. Creusant sa voix. Traçant ses rides. « Avant », comme l’écrit Alain Freixe dans les dernières lignes du recueil, « avant de tomber. À genoux. Comme on tombe comme on est amoureux. » Oui, tomber. Mais pour se relever encore. Se relever. Toujours. « Et dans la marche qui s’en suit saluer du coin des yeux le passage du cœur. Cela suffit pour une joie ! » Rester vivant ! Les poèmes d’Alain Freixe nous y invitent, plus même, nous y incitent. En dépit de la pluie et du soir qui tombent sur ces pages, et de l’ombre portée qu’y jettent nos détresses et les sombres étoiles du ciel, il y a l’espérance toujours de ces joies fugitives que nous réservent les chemins du cœur et notre acquiescement au monde. Cette insistance d’une lumière à se glisser sous la paupière et sous l’apparence des choses. Comme une lumière de résistance, la clarté d’un volet qui s’entrouvre ou le rai de lumière qui tombe à travers un vitrail.



    Michel Diaz
    D.R. Michel Diaz
    pour Terres de femmes
    5 octobre 2017




    _____________________________________
    * Titre d’un poème in le recueil Comme des pas qui s’éloignent.






    Alain Freixe  Contre le désert




    ALAIN  FREIXE


    Alain Freixe par Marc Monticelli




    ■ Alain Freixe
    sur Terres de femmes

    Contre le désert (lecture d’AP)
    Bleu plié au noir
    Septième pas (extrait de Comme des pas qui s’éloignent)
    Vers les riveraines (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Vers les riveraines (lecture d’AP)
    À l’étrangère (extrait de Vers les riveraines)
    [on serait à couvert sous les arbres] (autre extrait de Vers les riveraines)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de L’Amourier éditions)
    une page sur Contre le désert
    → (sur Terres de femmes)
    Alain Freixe & Raphaël Monticelli | Chère
    P/oésie, le blog d’Alain Freixe : La poésie et ses entours





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  • Jeanne Bastide, La nuit déborde

    par Alain Freixe

    Jeanne Bastide, La nuit déborde,
    L’Amourier éditions, Collection Thoth, 2017.



    Lecture d’Alain Freixe



    Aller vers soi… Écrire non sur soi mais « dans l’angle d’inclinaison de son existence » disait Paul Celan : roman familial, solitude, vieillissement et donc aussi choses du monde extérieur et intérieur (ce pêle-mêle d’émotions, de souvenirs, de sensations…).

    Aller vers soi… à partir de ses souvenirs. On sent bien dans ce livre de Jeanne Bastide combien ils semblent antérieurs à l’écriture et en même temps combien ils sont suscités et enrichis par elle. Celle qui écrit est bien celle qui sent et vit : sujet entre Je et Moi(s). Ce sujet-là est bien sujet au sens de l’ancien mot latin sub-jectum, ce qui est jeté dessous et qu’il s’agit de porter au jour depuis la nuit où il se tient —  sens dessous dessus ! — jeté sous celui qui a des opinions et émet des jugements sur ceci ou cela : Dieu ou la vieillesse, le visible et l’invisible, les apparences — Ah ! cette maison de retraite ! toutes choses d’hier et d’aujourd’hui que l’on rencontre de ci, de là dans ce livre.

    C’est qu’en effet, il s’agit de cela et il ne s’agit pas de cela. Ici, l’écriture tente de réveiller celle qui sent et vit. Elle appelle à l’extérieur l’intime qui n’existe qu’à être ainsi tiré hors du magma de la vie sensorielle. Cette main qui écrit est pauvre car elle tourne autour et essaie de saisir ce qui ne peut que lui échapper surtout quand par touches elle lui met la main dessus. Caresses d’une main qui ne se sait pas forcément heureuse alors qu’elle l’est car il y a bonheur à a être cette main tâtonnante dans l’obscur, toujours déportée car toujours portée à d’impossibles saisies en impossibles saisies au-devant d’elle-même.

    L’écriture tremblée de Jeanne Bastide, faite de syncopes, de retours, de reprises, ces souvenirs en avant… tente non de reconstituer des souvenirs mais invente des lieux, des moments, des choses pour qu’apparaisse ici ce qui n’existe pas ailleurs. Et ce sont les belles pages sur l’arbre, le cri, la main, le magasin, l’enfant qui court, la vigne, la balançoire, l’ombre…

    Ce livre est un mixte de mémoire et d’oubli où dans la main qui écrit, c’est la mémoire qui travaille avec l’oubli pour faire advenir une présence à partir d’un égarement premier : « je ne comprends pas. Je ressens » ou « ça se passe hors de ma compréhension dans la sphère où je n’accède pas » écrit Jeanne Bastide, et c’est cela qui émeut, c’est qu’on ne se contente pas de convertir en mots, de traduire un vécu mais qu’on tente de faire parler de ce qui est senti. Il s’agit moins ici de rapporter des histoires, de revisiter le passé, mais plutôt de fouiller sous les histoires et d’aller jusqu’à ces terres d’oubli où il en va de ce que Joël Clerget nomme « notre voix de mains » qui puise à même cette intimité dont l’écriture n’arrache jamais que quelques lueurs. C’est cela qui « déborde » et fait le jour dans ce livre de Jeanne Bastide, cela qui l’éclaire. Oui, la nuit parfois éclaire !

    Si la poésie est « prose en action » et non « en récit » comme le disait Boris Pasternak, alors La nuit déborde est poésie car jamais le texte ne se referme sur lui-même comme il en va quand c’est d’un langage tout fait dont on se sert. Au contraire, ici il se creuse, bifurque, se risque, avance — on le voit frayer son chemin, pousser portes, ouvrir fenêtres comme autant de pas vers plus de clarté, plus de réel, ce débord. C’est par là qu’il nous laisse ce sentiment d’un plus de vie, sentiment paradoxal si on le rapporte aux apparences : vieillesse, solitude, enfermement… mais qui s’explique par cette intensité du senti rendu ici, sa chaleur débordant ce que les mots peuvent avoir de froid pour retendre ces fils où notre cœur s’assure de lui-même.

    Débordant, la nuit laisse ses alluvions. Riches terres pour les semailles de demain !



    Alain Freixe
    D.R. Texte Alain Freixe
    pour Terres de femmes







    Jeanne Bastide  La nuit déborde





    JEANNE BASTIDE


    Jeanne Bastide
    Source




    ■ Jeanne Bastide
    sur Terres de femmes


    [comme si le temps] (poème extrait du Jour se déplie)
    La Fenêtre du vent (lecture d’AP, parue dans la revue Europe)
    Intimité de la lumière (extrait)
    Lucarnes (lecture d’AP)
    La nuit déborde (lecture de Michel Diaz)
    Rouge enfance (lecture d’AP)
    [La petite fille du passé] (extrait de Rouge enfance)
    Un déjeuner de soleil (lecture d’AP)
    Un déjeuner de soleil (extrait)
    Un silence ordinaire (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions L’Amourier)
    une page consacrée à La nuit déborde de Jeanne Bastide





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  • Patricia Cottron-Daubigné, Ceux du lointain

    par Angèle Paoli

    Patricia Cottron-Daubigné, Ceux du lointain,
    L’Amourier Éditions,
    Collection Fonds Poésie
    dirigée par Alain Freixe, 2017.



    Lecture d’Angèle Paoli



    AINSI SE VIT AINSI SE CONSTRUIT L’HISTOIRE DES HOMMES




    Ils ont pour nom ESHANI HAMID SEYOUN RITA NOUR ZEINAH RAGIL… Ils ont pour nom BRIKA et Æneas de Syrie. Ils ont pour ancêtre commun Ænéas de Troie. Comme Énée de Troie fuyant la ville en flamme, ils sont des milliers à fuir la guerre les massacres la destruction massive de leur peuple, la terreur la famine. Comme jadis le héros troyen vaincu, les errants d’aujourd’hui, nos contemporains, arpentent les routes hantent les régions qu’ils traversent se heurtent aux barbelés que l’on érige contre eux aux frontières. Ils sont Ceux du lointain, Syrie, Érythrée, Balkans… à qui Patricia Cottron-Daubigné, poète, consacre son dernier ouvrage. Dans cet ouvrage, deux volets : « Ceux du lointain » et « Écrits du rivage ». « Ceux du lointain » sont les migrants,

    « im-migrants accueillis nulle part

    é-migrants venus de nulle part »

    ils sont ces

    « [p]auvres gens à qui nous enlevons même

    la petitesse d’un pré-fixe comme un bout de terre

    un petit pré qui ne serait pas carré

    mais à vivre … »

    Ils sont ceux à qui nous refusons d’être, jusque dans les mots que nous employons pour les désigner. Patricia Cottron-Daubigné n’a pas peur de DIRE ce qui l’obsède. Elle consacre du temps aux exclus qu’elle rencontre, temps partagé auprès de Brika la Roumaine et de sa famille in « Ceux du Lointain », section IV. Elle dénonce les « silences meurtriers » qui accompagnent les errances des migrants rejetés par notre mare nostrum ainsi que par nos lâchetés nos lassitudes nos abandons. La poète s’en prend à notre bonne conscience puisque, écrit-elle dans le 4e chant de « Honte et puis » (in « Écrits du rivage »), « nous ne décapitons personne ». Cependant le lointain se rapproche. Il a nom Lampedusa « allumée sur nos lamentations égoïstes ». Il se nomme « la jungle », du « nom de notre sauvagerie ». Il est « [d]ans le paysage à l’écart banlieue de la banlieue », il est à Paris, dans les bidonvilles (autre dénomination bannie) improvisés, à deux pas du centre-ville.

    L’histoire de Brika la Roumaine — « Brika de Roumanie » in « Ceux du lointain », section IV — se déroule en vingt-deux rencontres, vingt-deux poèmes pour dire la boue et l’engluement de la pensée qui l’accompagne, pour dire les décharges, pour dire la misère. La narratrice marche à la rencontre des camps, « là-bas », là-bas où sont relégués ceux dont personne ne veut. Elle marche et s’aventure au cœur des baraquements de carton d’amiante, de tôle et d’infortune au cœur des vies. « Je regarde »/« Je comprends »/Elle découvre.

    « J’arrive, je vois, je ne baisse pas les yeux, je serre mon cœur au-dedans, je regarde ce qui est chez nous, l’impensable, face,

    bidonville… »

    Les poèmes sont des proses brèves qui disent l’essentiel de ce que le regard saisit : « J’espère que mon regard n’est pas une insulte », écrit la poète. Poser les yeux sur la misère des exilés n’est pas chose aisée. Écrire sa propre honte non plus. Pas davantage la honte qui se lit dans leurs yeux lorsqu’on les chasse. Mais, grâce à Brika et grâce à ses enfants, l’échange existe, qui se construit dans le partage. Au-delà de la langue qui sépare, ce « fleuve vaste nourri de soleil et d’espace », la langue s’invente. Ce qui rapproche, ce sont les regards lumineux et sombres, les sourires et les rires, les poèmes et les jeux. « Leurs sourires sont mes réponses », écrit la poète. En réponse à ces « salves d’amour et de rires » qui ont accueilli la narratrice, Patricia Cottron-Daubigné offre son poème. Brika en est le centre. C’est aussi sur elle que se clôt le dernier chant de ces rencontres, un très beau chant, d’un lyrisme tendre et admiratif. Un hommage :

    « dans la misère qui s’est accrochée à ton corps

    Brika tu ris

    tu m’accueilles

    ô fleur gitane même froissée poème du lointain,

    tu portes les voyages dont tu es le nom… »

    La première section de « Ceux du lointain » s’intitule « Énée de Syrie ». Les sept chants qui composent cette ouverture s’inscrivent dans le prolongement de l’Énéide de Virgile. Patricia Cottron-Daubigné invente une Énéide d’aujourd’hui qui entre en résonance avec l’épopée virgilienne. La poète ouvre le premier chant en reprenant le légendaire vers de Virgile « Arma virumque cano » / « Je chante les armes et le héros… », établissant dès l’incipit une parenté entre les deux hommes, et expose ainsi son projet :

    « les armes et l’homme

    Énée de Syrie

    dans mon poème je les raconte

    Énée de Syrie c’est son nom

    l’homme que les armes

    ont chassé ont fait fuir

    ont fait venir

    ici… »

    D’Énée de Troie à Énée de Syrie, l’histoire n’est qu’une longue et même litanie de tragédies humaines. En reliant l’Énée d’aujourd’hui à celui de Virgile, Patricia Cottron-Daubigné fait du héros troyen l’archétype de l’exilé et d’Énée de Syrie la figure de tous les exilés de « tous les siècles de tous les lieux ». Exilé parmi tant d’autres, Æneas de Syrie représente tous les errants, de la terre et de la mer, quel que soit leur pays d’origine, quel que soit leur nom :

    « dans mon chant je dis

    Ahmed Enée Najah Ali

    je dis l’homme en lambeaux

    et du plus haut courage. »

    Ce chant de l’exilé devient un chant d’accueil. Il s’écrit en même temps que la poète se livre à la relecture de Virgile. C’est dans la lecture de l’Énéide qu’elle cherche un appui pour comprendre. Et c’est au travers des migrations anciennes qu’elle tente d’appréhender le présent. C’est ainsi qu’elle émaille son poème d’extraits évocateurs de l’épopée troyenne. Et rebondit pour poursuivre son propre chant :

    « c’est chez Virgile que je lis ce que je cherche dans mes mots depuis des mois. Je lis, je regarde, je cherche, je pleure, j’ai honte
    j’écris… »

    Poursuivant sa lecture du poète latin, la poète découvre que les causes des tragédies sont toujours les mêmes. Le parallélisme entre hier et aujourd’hui se confirme aisément :

    « par le destin chassé

    dieux et Mycéniens jadis

    prenant les terres riches d’Asie mineure

    dieux et dictateurs aujourd’hui

    se nourrissant du sang des hommes… »

    De sorte que le poème de Virgile est d’une grande actualité. De même le terrible constat qui vaut pour tous les temps :

    « les siècles n’y changent rien

    il faut partir ».

    ou encore :

    « je prends chez Virgile cette leçon des temps

    son présent éternel

    cette histoire la même… »

    Par-delà cette identité, ce qui frappe Patricia Cottron-Daubigné, ce sont les conséquences paradoxales de cette errance. Le renversement de situation sur lequel celle-ci débouche. Car ce que nous apprend Virgile, c’est que la naissance de Rome, la fondation de Rome, c’est à Énée le Troyen en fuite qu’on la doit. Elle lit dans l’Énéide

    « l’errance du héros

    accueilli. »

    Ce renversement de situation, on le retrouve dans la manière à elle qu’a la poète de présenter la fuite et d’insister sur ses versants positifs. Patricia Cottron-Daubigné met en effet l’accent sur les valeurs qui président à cette fuite. Non pas la lâcheté, mais tout au contraire le courage. Vertu majeure de celui qui part et qui, par cette errance, « affronte le monde ».

    Chemin faisant, la poète fait du lecteur son complice, son ami. Elle l’implique dans un « nous » d’accueil qui s’oppose au rejet et à la violence, au mépris et à la fermeture, à la clôture imposée par les murs et par les barbelés :

    « nous t’accueillons

    Aeneas Syriacus

    Ali d’Erythrée

    Najah de Syrie

    Ahmed du Soudan

    nous vous accueillons

    vous et vos compagnons : »

    Les deux points [:] ci-dessus ouvrent sur l’appel des exilés à la poète. Une autre façon de poursuivre le renversement de situation. Le chant des exilés est une injonction forte qui s’appuie sur la répétition anaphorique des verbes déclaratifs :

    « chante poète ma détresse

    clame ta honte

    clame l’égoïsme de tes maîtres

    chante poète dans mon pays on aime les chants… »

    Le chant d’Aeneas d’Érythrée reprend l’image virgilienne de la marche d’Énée le Troyen et avec elle celle du fils portant son vieux père Anchise sur le dos. L’épopée se poursuit avec la séparation du vieillard et de son fils, et l’ordre du vieux père qui enjoint son fils de poursuivre sans lui sa route vers les terres idéalisées d’Europe afin que son petit-fils puisse vivre :

    « nous marchons tous

    pour nos enfants

    loin de la guerre. »

    Un chant douloureux mais empli d’espoir, qui serre la gorge et qui noue le ventre. Les larmes ne sont pas loin que l’on retient en poursuivant la lecture de la geste d’Aeneas d’Érythrée, qui, lui, poursuit sa marche solitaire en tenant son enfant par la main. Du jeune Érythréen le lecteur apprend deux choses. La première concerne l’intime. La seconde la relation qu’il entretient avec le rite qui doit le relier à sa terre d’accueil. Les deux dimensions se rejoignent dans cette poignée de sable qu’il a enfouie dans la poche, symbole de la terre qu’il a abandonnée pour échapper au massacre. Symbole aussi de la confiance qu’il a dans la terre future qui l’accueillera :

    « j’ai pris le sable en pleurant

    mes Pénates

    je le caresse

    je le mêlerai à une autre terre. »

    La nouvelle aède termine son chant sur des mots qui dénoncent nos hypocrisies :

    « Après

    nous écrirons des oraisons funèbres

    si belles

    avec chœur

    et profonde musique

    ô si profonde venue

    du profond de la misère humaine

    et la mort dedans […] »

    « quand nous n’aurons pas offert nos mains

    quand nous aurons laissé la mer

    vous avaler

    nous écrirons. »

    Ainsi se vit ainsi se construit l’histoire des hommes : sur nos satisfecit et nos hypocrisies. Sans attendre l’heure des bilans et des certificats de bonne conscience, Patricia Cottron-Daubigné offre ici une poésie bouleversante et un recueil généreux, d’une noble humanité.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Ceux du lointain





    PATRICIA COTTRON-DAUBIGNÉ


    Patricia_Cottron_Daubigne-2





    ■ Patricia Cottron-Daubigné
    sur Terres de femmes


    [Je marche seul avec mon fils] (extrait de Ceux du lointain)
    Femme broussaille, la très vivante (lecture de Gérard Cartier)
    Visage roman (lecture de Sylvie Fabre G.)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions L’Amourier)
    une fiche bio-bibliographique sur Patricia Cottron-Daubigné
    → (sur le site des éditions L’Amourier)
    la fiche de l’éditeur sur Ceux du lointain






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  • Patricia Cottron-Daubigné | [Je marche seul avec mon fils]




    [JE MARCHE SEUL AVEC MON FILS]



    Je marche seul avec mon fils
    mon vieux père s’est arrêté
    en Macédoine a posé là
    sa fatigue
    je le portais
    sur mes épaules si vieux
    des os déjà pour la terre
    une très vieille femme très pauvre
    lui a montré la maison le champ
    la vache il s’est assis
    a pleuré Pars mon fils
    je vais mourir ici
    je ne te reverrai pas
    ni ici ni dans une autre vie
    celle-ci aura tellement limé
    tout de nous qu’il ne restera rien


    je suis Énée de Syrie je ne verrai pas
    mon père dans le séjour des morts
    il ne déroulera pas pour moi
    comme Anchise le fit pour Énée de Troie
    les fastueux destins des dieux


    je viens pour vivre doucement
    de Syrie on marche
    on a son cœur et rien d’autre
    pour tenir la route
    Va pour mon petit-fils
    marche pour lui vers les terres
    d’Europe


    nous marchons tous
    pour nos enfants
    loin de la guerre




    Patricia Cottron-Daubigné, « Énée de Syrie, mars 2015-mars 2016 », 3, in Ceux du lointain, L’Amourier Éditions, Collection Fonds Poésie dirigée par Alain Freixe, 2017, pp. 20-21.





    Ceux du lointain





    PATRICIA COTTRON-DAUBIGNÉ


    Patricia_Cottron_Daubigne-2





    ■ Patricia Cottron-Daubigné
    sur Terres de femmes


    Ceux du lointain (lecture d’AP)
    Femme broussaille, la très vivante (lecture de Gérard Cartier)
    Visage roman (lecture de Sylvie Fabre G.)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions L’Amourier)
    une fiche bio-bibliographique sur Patricia Cottron-Daubigné
    → (sur le site des éditions L’Amourier)
    la fiche de l’éditeur sur Ceux du lointain






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