Étiquette : Albert Cohen


  • 3 janvier 1978 | Albert Cohen, Carnets

    Éphéméride culturelle à rebours




    Trois janvier



        […] J’ai quatre-vingt-deux ans et je vais bientôt mourir. Vite me redire, stupidement souriant, me redire le temps de mon enfance, vite avant la fin de moi et de mes souvenirs. En ce temps de mon enfance, avant le jour du camelot, jour de mes dix ans, je trouvais l’appartement désert lorsque, réveillé, je sortais de mon lit bizarre, lit à barreaux. Maman n’était pas là, elle était allée travailler, allée à sa dure besogne, et je ne dirai pas vers quelle besogne elle allait, car cette besogne imposée me fait mal comme elle me faisait mal en mes années d’enfance, et je ne pardonnais pas à mon père, que je préférais appeler son mari, je ne lui pardonnais pas de l’avoir obligée à une besogne qui n’était pas digne d’elle, pas digne de cette reine de bonté, besogne que silencieusement je désapprouvais, injuste besogne que je ne veux pas préciser, lourde besogne méchante à ses petites mains si fines, si peu faites pour de lourds remuements, maniements de lourdes caisses effrayantes, cruelle besogne prescrite à une douce épouse et servante qu’un regard du mari faisait pâlir, sévère regard du mâle assuré de son droit et privilège, grotesque regard impérial de l’animale virilité.

        Assez, j’ai réglé maintenant mon compte avec l’omnipotent de mon enfance, le chef aux effrayantes moustaches sans cesse orgueilleusement recourbées, le monarque aux sourcils froncés de puissance et de sévérité, lamentable monarque dont j’ai soudain pitié, une étrange tendresse de pitié, pauvre qui ne savait pas le mal qu’il faisait.



    Albert Cohen, Carnets 1978, Éditions Gallimard, Collection blanche, 1979, pp. 9-10.





    Cohen, Carnets





    ALBERT COHEN


    COHEN-Albert-photo-Jacques-SASSIER-Gallimardpetite-3-39c38
    Source



    ■ Albert Cohen
    sur Terres de femmes

    17 octobre 1981 | Mort d’Albert Cohen



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de l’Atelier Albert Cohen, Groupe de recherches universitaires sur Albert Cohen)
    Albert Cohen, Carnets 1978 | Un “étrange athée” aux prises avec Pascal, par Carole Auroy



    Retour au répertoire du numéro de janvier 2012
    Retour à l’ index de l’éphéméride culturelle
    Retour à l’ index des auteurs


    » Retour Incipit de Terres de femmes

  • 17 octobre 1981/Mort d’Albert Cohen

    Éphéméride culturelle à rebours



        L’écrivain Albert Cohen doit la consécration de sa célébrité à son roman Belle du seigneur. Qui obtient en 1968 le grand prix du roman de l’Académie française.





    067082187x01lzzzzzzz





    BELLE DU SEIGNEUR


        Belle du seigneur a été un « amer » dans ma vie. Un roman fulgurance. C’est à mon père, grand admirateur de l’écriture luxuriante de Cohen, que j’en dois la lecture. Mon père m’avait offert Belle du seigneur pour mon anniversaire. J’ai plongé le soir même avec délices et passion dans le volumineux ouvrage de la Collection blanche. Je l’ai lu d’une seule traite. Littéralement dévoré. Au cours d’une nuit blanche, délirante et hallucinée, de juin 1968. Au petit matin, je n’ai pu refermer le livre. Incapable que j’étais de quitter Ariane et Solal, je me suis une nouvelle fois immergé dans le roman. Il m’a à nouveau tenue en haleine jusqu’au soir. J’ai alors confié l’ouvrage à mon compagnon. Qui l’a englouti à son tour jusqu’à l’aube d’un deuxième matin. Nouvelle et folle nuit blanche avec la « Belle du seigneur ».

        Belle du seigneur s’inscrit au sein d’une vaste et ample fresque épique déjà entreprise avec Solal et les Solal (1930), puis avec Mangeclous (1938). Cette fresque culmine trente ans plus tard, avec Belle du seigneur. Construite sur le grand mythe du Destin, cette œuvre rend compte de la problématique complexe de l’auteur confronté à sa propre histoire, celle du peuple juif dont il est issu.

        Roman de la passion amoureuse portée jusqu’à ses plus hauts degrés d’incandescence, Belle du seigneur est l’histoire de la rencontre d’Ariane Deume avec Solal, sous-secrétaire général de la SDN et « prince de beauté. » Six semaines d’un intense et inoubliable bonheur. Suivies d’une longue déchéance désespérée. L’inéluctable descente aux enfers des amants, coupés de toute relation sociale, se solde par leur suicide dans un palace de Genève. Le 9 septembre 1936.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    EXTRAIT :


        « Ariane religieuse d’amour, Ariane et ses longues jambes chasseresses, Ariane et ses seins fastueux qu’elle lui donnait, aimait lui donner, et elle se perdait dans cette douceur par lui, Ariane qui lui téléphonait à trois heures du matin pour lui demander s’il l’aimait et lui dire qu’elle l’aimait, et ils ne se lassaient pas de ce prodige d’aimer, Ariane qui le raccompagnait chez lui, et ils ne pouvaient pas se quitter, ne pouvaient pas, et le lit des amours les accueillait, beaux et chanceux, vaste lit où elle disait que personne avant lui et personne après lui, et elle pleurait de joie sous lui.

        Tu es belle, lui disait-il. Je suis la belle du seigneur, souriait-elle. Ariane, ses yeux soudain traqués lorsque, dissimulant son amour, il inventait une froideur pour être plus aimé encore, Ariane qui l’appelait sa joie et son tourment, son méchant et son tourmente-chrétien, mais aussi frère de l’âme, Ariane, la vive, la tournoyante, l’ensoleillée, la géniale aux télégrammes de cent mots d’amour, tant de télégrammes pour que l’aimé en voyage sût dans une heure, sût vite combien l’aimante aimée l’aimait sans cesse, et une heure après l’envoi elle lisait le brouillon du télégramme, lisait le télégramme en même temps que lui, pour être avec lui, et aussi pour savourer le bonheur de l’aimé, l’admiration de l’aimé.

        Jalousies d’elle, séparations pour toujours, retrouvailles, langues mêlées, pleurs de joie, lettres, ô lettres des débuts, lettres envoyées et lettres reçues, lettres qui avec les préparatifs pour l’aimé et les attentes de l’aimé étaient le meilleur de l’amour, lettres qu’elle soignait, tant de brouillons préalables, lettres qu’elle soignait pour que tout ce qui lui venait d’elle fût admirable et parfait. Lui choc de sang à la poitrine lorsqu’il reconnaissait l’écriture sur l’enveloppe, et il emportait la lettre partout avec lui.

        Lettres, ô lettres des débuts, attente des lettres de l’aimé en voyage, attentes du facteur, et elle allait sur la route pour la voir arriver et avoir vite la lettre. Le soir, avant de s’endormir, elle la posait sur la table de chevet, afin de la savoir près d’elle pendant son sommeil et de la trouver tout de suite demain matin, lettre tant de fois relue au réveil, puis elle la laissait reposer, avec courage s’en tenait loin pendant des heures pour pouvoir la relire toute neuve et la ressentir, lettre chérie qu’elle respirait pour croire y trouver l’odeur de l’aimé, et elle examinait aussi l’enveloppe, studieusement l’adresse qu’il avait écrite, et même le timbre qu’il avait collé, et s’il était bien collé à droite et tout droit, c’était aussi une preuve d’amour.

        Solal et son Ariane, hautes nudités à la proue de leur amour qui cinglait, princes du soleil et de la mer, immortels à la proue, et ils se regardaient sans cesse dans le délire sublime des débuts. »


    Albert Cohen, Belle du seigneur, Gallimard, Collection blanche, 1968 ; rééd. 1979, pp. 356-357.



    Retour à l’ index de l’éphéméride culturelle
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes