Étiquette : Alejo Carpentier


  • Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba

    par Marie-Hélène Prouteau

    Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier,
    De la Bretagne à Cuba,

    Éditions Apogée, 2017.



    Lecture de Marie-Hélène Prouteau



    Dès les premières pages de ce livre sur Alejo Carpentier, l’on ressent chez Jean-Louis Coatrieux une fascination humaine et littéraire pour cet immense écrivain de la littérature du XXe siècle. À l’évidence, des liens très anciens, profonds, se sont noués avec la figure admirée qu’il appelle « ce diable d’homme ». Dans ce livre, lecture et écriture se trouvent placées sous le signe de l’aventure et du hasard. Années 1970, au Venezuela, Jean-Louis Coatrieux découvre le livre d’Alejo Carpentier, Los Pasos perdidos (Le Partage des eaux) et apprend, dans des entretiens, son ascendance bretonne. Magie de la trouvaille et de la rencontre langagières. C’est de ce point que la pensée a pris sa perspective jusqu’à aboutir à ce livre qui, le premier en France, expose les liens depuis cinq générations d’Alejo Carpentier avec la Bretagne.

    D’autres jalons viendront, la découverte, grâce à Marta Rojas, écrivaine cubaine, de la mala perdida contenant des lettres et des notes d’amis d’Alejo Carpentier. Par son ami poète Jean Pierre Nedelec, l’auteur entend parler de l’arrière-petite cousine de l’écrivain qui a mis à sa disposition documents et photos personnels. À ces deux femmes, le livre est dédié. Livre-enquête, livre-quête, tel est l’objet, telle est sa réussite. Tous ces éléments de la saga familiale se sont tissés comme en rhizomes, par la grâce aussi d’amis littéraires et scientifiques qu’il remercie en fin de livre – n’oublions pas que l’auteur est un chercheur renommé en imagerie médicale.

    D’emblée le lecteur est averti : ce livre ne donne pas dans le genre statufié de la biographie ou de l’essai achevé sur le monde baroque de l’écrivain. Mais comment écrire sur Alejo Carpentier, le romancier du continent-histoire dont l’œuvre réunit Indiens, Espagnols, peuple noir ? L’inventeur du « réalisme merveilleux ». On ne peut que se sentir tout petit. Jean-Louis Coatrieux a choisi l’œuvre ouverte, ambivalente, hors des catégories convenues. Il brouille les compartiments des genres. Est-ce une « chronique-fiction » ? Oui, mais de celles où souffle un air revivifiant : « [I]l y a là des marins de haute mer, des artistes, des noms célèbres comme des noms d’inconnus », écrit-il. Ainsi Robert Desnos, l’ami d’Alejo Carpentier, côtoie-t-il en ces pages un grand-oncle breton Georges, abonné au journal Breizh Atao. Le peintre mexicain Diego de Rivera croise dans ce livre l’ancêtre, le commandant Lucas héros de Trafalgar, parti de Brest avec La Fayette. Et que dire du lieu de naissance de l’écrivain que celui-ci a toujours indiqué comme étant Cuba alors qu’il est né à Lausanne ? Et de cette mère russe qui se fait appeler Catalina Valmont alors que son nom est Blagoobrasoff ? Le lecteur est happé dans le flux de ces chapitres foisonnants dont les titres ont une saveur authentiquement romanesque, « Oyapock », « Toutouche », « El buque », « La Bretagne », « La mala perdida », « Eva, Lilia, Machila ».

    Voici donc un livre minutieusement documenté, en particulier sur cette ascendance bretonne par un arrière-grand-père, Augustin Carpentier, parti de France explorer le fleuve Oyapock et appartenant à une famille de grands marins bretons, comme sur d’autres figures, tel le docteur Paul Carpentier, personnalité connue à Hennebont et cousin d’Alejo.

    Une construction très maîtrisée se cache sous une apparence faussement désinvolte : « Pourquoi ne pas prendre au mot [Alejo Carpentier] et écrire à sa place quelques moments perdus de son enfance ? ». N’est-ce pas rester fidèle à cet écrivain si doué dans l’art de mélanger le réel à l’imaginaire que de se jouer de ses masques, de ses travestissements, de ses silences ? Jean-Louis Coatrieux passe ainsi à plusieurs reprises de la chronique détaillée à la fiction : « J’imaginais dès lors son histoire ». L’italique intercalé dans les pages de ce livre est alors ce qui porte trace de ce passage à l’imaginaire.

    Le charme de ce livre, c’est précisément cette écriture syncopée entre des pages de documentaire et l’envol dans l’imaginaire. Il y a là un étonnant jeu de miroirs. Sous l’archive avérée, photos, fac-similés, reproductions de tableaux, lettres, il s’agit d’écrire une autre histoire, imaginée. Celle, par exemple, de l’enfance puis de l’adolescence dans la pauvreté, après la fuite du père : à côté des photos d’époque, Jean-Louis Coatrieux, en prise directe avec les émotions du personnage, invente un magnifique moment familial à la Casa Maloja. Par empathie, il se fait romancier d’une vie vécue.

    Puis, nouveau tempo, le livre revient à l’archive documentaire. Comme dans l’épisode de la grand-mère à peine mariée à un nobliau, et bientôt veuve, qui se trouve mêlée à un scandale pour outrage aux bonnes mœurs avec un curé dans le train de Landerneau-Brest. Ce dédoublement qui est au cœur même du livre est une vraie réussite. Il lui donne véritablement un rythme propre, imprévisible. Au lecteur de faire la moitié du chemin, de se laisser prendre dans cette écriture oblique où le narrateur se situe tantôt en lisière, tantôt en toute visibilité.

    Finalement, c’est un portrait en diagonale d’Alejo Carpentier que dessine Jean-Louis Coatrieux. Avec l’évocation des ancêtres bretons d’une lignée fortement conservatrice aux antipodes de ses convictions révolutionnaires, avec l’importance de la musique, l’apport de l’imaginaire européen, celui de l’Espagne et de Cervantès, c’est un univers mental et affectif incontestablement pluriel qui est décrit. Inséparable de ce tissage de rencontres artistiques avant-gardistes qui furent l’élément nourricier pour le grand écrivain sud-américain. Ainsi trouve-t-on ce fac-similé du « Manifesto minorista » de 1923 qui lui valut d’être arrêté à Cuba, alors sous la dictature de Machado y Morales. La rencontre avec Robert Desnos au Congrès de la « Prensa latina » à La Havane qui sera ensuite l’occasion pour l’écrivain de vivre dans le Paris artiste en ces années 1930 et de fréquenter Matisse, Marcel Duchamp, Tristan Tzara, Paul Éluard, Raymond Queneau, Pablo Picasso et d’autres. Alejo Carpentier, « chroniqueur prolifique », comme le montre Jean-Louis Coatrieux, dirigera des émissions avec Robert Desnos à Radio-Luxembourg. Les femmes qui ont compté dans la vie de l’écrivain sont aussi évoquées, leurs relations étant souvent liées à l’art et à la culture. Au bout du compte, ce sont les multiples facettes d’une figure à l’« énergie débordante, contagieuse » qui sont révélées ici.

    Tout se passe comme si l’histoire peu commune d’Alejo Carpentier « de la Bretagne à Cuba » habitait Jean-Louis Coatrieux, lui offrait un accès à sa propre authenticité. Dans ce jeu de va-et-vient entre l’autre et soi, n’est-ce pas la liberté grande d’une sensibilité en quête d’élucidation qui se joue ici ?



    Marie-Hélène Prouteau
    D.R. Texte Marie-Hélène Prouteau
    pour Terres de femmes
    Hopala, juin 2017.






    Jean-Louis Coatrieux  Alejo Carpentier




    ALEJO CARPENTIER


    Alejo Carpentier
    Source




    ■ Alejo Carpentier
    sur Terres de femmes


    26 octobre 1685 | Naissance de Domenico Scarlatti (extrait de Concert baroque d’Alejo Carpentier)
    7 juillet 1798 | Alejo Carpentier, Le Siècle des Lumières




    ■ Autres chroniques et lectures (25) de Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes


    Chambre d’enfant gris tristesse
    La croisière immobile
    Anne Bihan, Ton ventre est l’océan
    Jean-Claude Caër, Alaska
    Marie-Josée Christien, Affolement du sang
    Yves Elléouët, Dans un pays de lointaine mémoire
    Guénane, Atacama
    Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime
    Cécile Guivarch, mots et mémoire en double
    Denis Heudré, sèmes semés
    Jacques Josse, Liscorno
    Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres
    Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…
    Jean-François Mathé, Prendre et perdre
    Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie
    Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
    Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
    Daniel Morvan, L’Orgue du Sonnenberg
    Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
    Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie
    Dominique Sampiero, Chante-perce
    Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
    Ronny Someck, Le Piano ardent
    Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
    Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même





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  • 7 juillet 1798 | Alejo Carpentier, Le Siècle des Lumières

    Éphéméride culturelle à rebours



    ALEJO CARPENTIER, LE SIÈCLE DES LUMIÈRES (extrait)



    Le 7 juillet 1798, — pour certains faits les chronologies du calendrier républicain ne comptaient pas — les États-Unis déclarèrent la guerre à la France dans les mers d’Amérique. Ce fut comme un coup de tonnerre qui retentit dans toutes les chancelleries européennes. Mais l’île de Notre-Dame de la Guadeloupe, prospère, voluptueuse et ensanglantée, ignora longtemps une nouvelle qui devait traverser deux fois l’Atlantique avant de l’atteindre. Chacun était accaparé par ses propres affaires, se lamentant tous les jours au sujet d’une saison sèche qui, cette année, était particulièrement chaude. Un peu de bétail mourut à cause d’une épidémie ; il y eut une éclipse de lune, la fanfare du bataillon de chasseurs basques donna quelques retraites et il se produisit quelques incendies dans les champs à cause d’un soleil qui avait trop desséché le sparte. Victor Hugues savait que le général Pélardy, dépité, faisait tout son possible pour le discréditer auprès du Directoire, mais l’agent, délivré maintenant de ses angoisses, s’estimait irremplaçable dans sa charge. « Tant que je pourrai envoyer leur ration d’or à ces Messieurs, disait-il, ils me laisseront tranquille. » On affirmait, dans les potinières de Pointe-à-Pitre, que sa fortune personnelle se montait à plus d’un million de livres. On parlait de son mariage possible avec Marie-Angélique Jacquin. Ce fut alors que, poussé par un désir croissant de richesses, il créa une agence au moyen de laquelle était assurée l’administration des biens des émigrés, des finances publiques, de l’armement des corsaires et du monopole des douanes. Violent fut l’orage déchaîné par cette initiative, qui affectait directement une foule de gens jusque-là favorisés par son gouvernement. Sur les places, dans les rues, on commenta l’arbitraire de ce procédé, si violemment qu’il fallut sortir la guillotine, pendant qu’en guise d’avertissement opportun s’ouvrait une nouvelle bien que brève période de terreur. Les nouveaux riches, les privilégiés, les fonctionnaires prévaricateurs, les usufruitiers de propriétés abandonnées par leurs maîtres durent avaler leur langue sans protester. Behemoth devenait commerçant, s’entourant de balances, de poids et de romaines, qui à toute heure évaluaient les richesses qui s’engouffraient dans ses magasins. Quand on eut connaissance de la déclaration de guerre des États-Unis, ceux-là mêmes qui avaient pillé des voiliers nord-américains rejetèrent sur Victor Hugues la responsabilité de ce qui leur apparaissait à présent comme un désastre, dont les conséquences pouvaient être catastrophiques pour la colonie. Comme la nouvelle avait beaucoup tardé à arriver, il était fort possible que l’île, déjà entourée de bateaux ennemis, fût attaquée dans la journée, le lendemain peut-être. On parlait d’une puissante escadre partie de Boston, d’un débarquement de troupes à Basse-Terre, d’un prochain blocus… Telle était l’atmosphère d’inquiétude et d’angoisse, quand, un après-midi, la voiture que Victor Hugues utilisait dans ses promenades aux environs de la ville s’arrêta devant l’imprimerie des Lœuillet, où Esteban travaillait à corriger des épreuves. « Laisse ça », lui cria l’agent, par un guichet. « Accompagne-moi au Gozier. » Pendant le trajet on parla d’événements sans importance. Arrivé devant la rade, l’agent fit monter le jeune homme dans une barque et, enlevant sa casaque, rama jusqu’à l’îlot. Une fois sur la plage, il s’étira longuement, déboucha une bouteille de cidre anglais, et d’un ton calme se mit à parler. « On me chasse d’ici ; il n’y pas d’autre façon de le dire, on me chasse d’ici… Ces Messieurs du Directoire veulent que j’aille à Paris pour rendre compte de mon administration. Et ce n’est pas tout : un traîneur de sabre, le général Desfourneaux, est chargé de me remplacer, pendant que l’infâme Pélardy revient triomphalement en qualité de commandant des forces armées. » Il se coucha sur le sable, regardant le ciel qui commençait à s’assombrir. « Il manque maintenant que je remette, moi, le pouvoir. J’ai encore des gens avec moi ! » « Tu vas déclarer la guerre à la France ? » demanda Esteban qui, après ce qui s’était passé avec les États-Unis, croyait Victor capable de n’importe quel coup de tête. « À la France non. Mais peut-être bien à son cochon de gouvernement. » Il y eut un long silence, pendant lequel le jeune homme se demanda pourquoi l’agent, si peu porté à se confier, l’avait choisi pour se soulager du poids d’une nouvelle que tous ignoraient encore, nouvelle catastrophique pour quelqu’un qui n’avait jamais connu de revers graves au cours de sa carrière. L’autre reprit la parole : « Tu n’as plus de raison de rester à la Guadeloupe. Je te donnerai un sauf-conduit pour Cayenne. De là tu partiras à Paramaribo, où il y a des navires nord-américains et espagnols. Tu trouveras bien un moyen de te débrouiller. » […]




    Alejo Carpentier, Le Siècle des Lumières [El Siglo de las Luces, 1962], Éditions Gallimard, 1962 ; Collection folio, 1977, pp. 278-279-280. Traduit de l’espagnol par René L.-F. Durand. Préface de Jean Blanzat.






    Alejo Carpentier, Le Siècle  des lumières




    ALEJO CARPENTIER


    Alejo Carpentier
    Source




    ■ Alejo Carpentier
    sur Terres de femmes

    26 octobre 1685 | Naissance de Domenico Scarlatti (extrait de Concert baroque)
    Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba (lecture de Marie-Hélène Prouteau)





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  • 26 octobre 1685 | Naissance de Domenico Scarlatti

    Éphéméride culturelle à rebours



        Le 26 octobre 1685 naît à Naples Giuseppe Domenico Scarlatti, fils du compositeur Alessandro Scarlatti.






    Scarlatti_bis
    Image, G.AdC





        Organiste depuis 1701 à la Chapelle royale de Naples, le jeune compositeur, à l’âge de vingt ans, se rend à Venise pour y rencontrer Georg Friedrich Haendel, Francesco Gasparini et « le grand prêtre roux » Antonio Vivaldi, qui séjournaient dans la Cité des Doges.
        Ce séjour vénitien a inspiré Concert baroque au romancier et musicologue cubain Alejo Carpentier.




    Venise, début du XVIIIe siècle.


        « On disposa les lutrins, le Saxon s’installa de façon magistrale devant le clavier de l’orgue, le Napolitain essaya les voix d’un clavecin, le Maître monta sur le podium, saisit un violon, leva l’archet, et, en deux gestes énergiques, déchaîna le plus extraordinaire concerto grosso qu’aient jamais entendu les siècles mais les siècles ne s’en souvinrent pas, et c’est dommage car tout cela était aussi digne d’être entendu que d’être vu… Une fois amorcé l’allégro frénétique par les soixante-dix femmes qui connaissaient leurs parties par cœur, tellement elles les avaient répétées, Antonio Vivaldi se rua dans sa symphonie avec une incroyable impétuosité, en un jeu concertant, tandis que Domenico Scarlatti ― car c’était lui ― se lançait dans des gammes vertigineuses sur le clavecin, et que Georg Friedrich Haendel se livrait à d’éblouissantes variations qui bousculaient toutes les normes de la basse continue. « Vas-y, Saxon de merde ! criait Antonio. ― Tu vas voir, à présent, Prêtre putassier ! », répondait l’autre, livré à sa prodigieuse imagination, pendant qu’Antonio, sans cesser de regarder les mains de Domenico qui se prodiguaient en arpèges et agréments, décrochait de haut des coups d’archet, comme s’il les tirait de l’air avec un brio fascinant, mordant les cordes, s’étourdissant dans un jaillissement d’octaves et de doubles notes, avec l’infernale virtuosité que lui connaissaient ses élèves. Il semblait que le mouvement fût arrivé à son comble, quand Georg Friedrich lâchant soudain les grands jeux de l’orgue, attaqua les jeux de fond, les mutations, le plenum, faisant vibrer avec une telle fougue les tuyaux des clairons, des trompettes et des bombardes, que l’on crut entendre les appels du Jugement dernier : « Le Saxon nous baise tous ! cria Antonio, exaspérant le fortissimo. ― Moi, on ne m’entend même pas », cria Domenico, redoublant de force dans ses accords. Mais entre-temps Filomeno avait couru aux cuisines, apportant une batterie de chaudrons en cuivre, de toutes les dimensions, qu’il se mit à frapper avec des cuillères, des écumoires, des batteuses, des rouleaux à tarte, des tisonniers, des manches de plumeaux, de syncopes, d’accents déplacés, que, l’espace de l’entre-deux mesures, on le laissa seul pour qu’il improvisât. « Magnifique ! Magnifique ! » criait Domenico, donnant des coups de coude enthousiasmés sur le clavier du clavecin. Mesure 28. Mesure 29. Mesure 30. Mesure 31. Mesure 32. « Maintenant ! », hurla Antonio Vivaldi, et tout le monde attaqua le Da capo avec une furieuse vigueur, arrachant les accents les plus extraordinaires aux violons, hautbois, trombones, régales, orgues manuels, violes de gambe, et tout ce qui pouvait résonner dans la nef, dont les lustres vibraient comme ébranlés par un tintamarre céleste.
        Accord final. Antonio lâcha l’archet. Domenico laissa retomber le couvercle du clavier. Tirant de sa poche un mouchoir en dentelle trop léger pour son vaste front, le Saxon épongea sa sueur. Les pupilles de l’Ospedale éclatèrent d’un rire énorme, tandis que Montezuma faisait circuler des verres emplis d’une boisson qu’il avait inventée en transvasant le contenu de forces cruches et bouteilles, mélangeant un peu de tout… L’euphorie était à son comble lorsque Filomeno remarqua la présence d’un tableau soudainement éclairé par un candélabre qu’on avait déplacé. Ce tableau représentait une Ève tentée par le serpent. Mais ce qui dominait dans cette peinture, ce n’était pas l’Ève maigrelette et jaune trop enveloppée dans sa chevelure, inutile rempart d’une pudeur qui n’existait pas en des temps où l’on ignorait encore les malices de la chair ; c’était le gros serpent, rayé de vert, trois fois enroulé autour d’un arbre, et qui, avec ses yeux énormes empreints de méchanceté semblait offrir la pomme à ceux qui regardaient le tableau plutôt qu’à sa victime hésitant encore, ce qui se comprend quand on songe à ce que nous coûta sa désobéissance, à accepter le fruit qui devait la faire enfanter dans la douleur de ses entrailles. Filomeno s’approcha lentement de l’image, comme s’il craignait que le serpent pût sauter hors du tableau, et frappant sur un plateau qui exhalait un son rauque, regardant les présents comme s’il officiait dans une étrange cérémonie rituelle, se mit à chanter :

                P’tite maman, p’tite maman,
                viens, viens, viens.
                Me dévore le serpent,
                yen, yen, yen.

                Regarde ses yeux
                on dirait des braises.
                Regarde ses dents
                on dirait des épingles.

                Ce n’est pas vrai, ma négresse,
                viens, viens, viens.
                C’est un jeu de mon pays,
                yen, yen, yen.


        Et faisant le geste de tuer le serpent du tableau avec un énorme tranchoir, il cria :

                Le serpent est mort,
                Ca-la-ba-son,
                Son-son.
                Ca-la-ba-son,
                Son-son.


        ― Kabala-sum-sum-sum, fit chorus Antonio Vivaldi, donnant au refrain, par habitude de sous-chantre, une inflexion inattendue de latin liturgique. Kabala-sum-sum-sum, fit chorus Domenico Scarlatti. Kabala-sum-sum-sum, fit chorus Georg Friedrich Haendel. Kabala-sum-sum-sum, répétaient les soixante-dix voix féminines de l’Ospedale, au milieu des rires et des applaudissements. »


    Alejo Carpentier, Concert baroque [Concierto barroco, Siglo XXI Editores, México, 1974], Éditions Gallimard, 1976 ; Collection folio, 1978, pp. 55-60. Traduit de l’espagnol par René L. F. Durand.






    Alejo Carpentier, Concert baroque



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