Étiquette : André Pieyre de Mandiargues


  • 18 mars 1978 | André Pieyre de Mandiargues, Crachefeu

    Éphéméride culturelle à rebours



    Il laissait courir son cabriolet décapoté
    Source







    à Salah Stétié



        Il y a encore quelques métiers dont l’exercice est comme une vacance heureuse, qui persisterait d’une saison à l’autre. Un bonheur tranquille, aussi profond qu’éminent, difficile à exprimer sinon même tout à fait ineffable, voilà ce que ressentait Bellin de Ballu tandis qu’à moins de quatre-vingts kilomètres à l’heure, le pied à peine appuyé sur la pédale d’accélération, il laissait courir son cabriolet décapoté sur la longue ligne droite d’une route forestière, en observant dans les sous-bois l’absence de quoi que ce fût d’étranger à l’ordre de la nature. Quand il levait la tête, il voyait une bande étroite d’un bleu vif resserrée entre les ramures des sapins, des pins sylvestres, des bouleaux, et il aimait ce bleu comme il eût aimé une femme ou un joli enfant. À faible allure, ainsi, la fraîcheur oxygénée de dix heures du matin, dont la vitesse aurait fait une griserie brutale, se répandait dans les poumons du conducteur avec une légèreté délicieuse. Il y avait de la lumière sur le miroir gris de l’asphalte, car le chemin allait en direction de l’orient, et Belin pilotait, lui semblait-il, vers le soleil, qui s’était levé six heures plus tôt au point de cette belle journée de juin qui l’éblouissait un peu. Ses lunettes de soleil étaient dans la boite à gants, mais il n’en sentait pas assez le besoin pour renoncer à la nudité de son visage offerte à la caresse de l’air.
        « Claire forêt », pensait Belin de Ballu, selon la vieille habitude qu’il avait de se dire et de se répéter quelques mots, toujours les mêmes, quand à bas régime, deux mille huit cents tours au compteur en quatrième vitesse à présent, il conduisait distraitement son « crachefeu », comme il appelait le petit cabriolet spitfire de couleur noire dont chaque jour il usait pour inspecter la vaste forêt domaniale dont avec le grade d’ingénieur en chef de district il était responsable. Sa forêt, pensait-il avec un sentiment de paternité ou d’amitié autant que de propriété, depuis qu’il en avait reçu la charge, un an et demi plus tôt, de veiller à la bonne conservation de celle-là dans les trois ordres du minéral, du végétal et de l’animal. Sa forêt claire, puisqu’il en avait en quelque sorte épousée à tel point qu’aucun lieu de son étendue ne lui était plus étranger et que cette connaissance intime était en contradiction avec les formules de forêt sombre ou de forêt noire qui ont trop généralement cours. Du beau mot de « perceforest », qu’il gardait aussi en tête et dont il savait qu’il avait servi de titre à un roman jadis, il pensait qu’il n’aurait pas mal convenu, lui non plus, au crachefeu. Ainsi passait-il le temps, avec les arbres bordés à leur pied de mousse qui passaient à droite et à gauche. Le moteur s’entendait moins que le roulement des pneus sur la chaussée.
        Un oiseau, que le reflet gris, rose et bleu de ses ailes et la modulation bavarde de son cri pouvaient faire prendre pour un geai, avait traversé la route d’un vol bas, devant la voiture. C’est peu après l’avoir vu disparaître sous des branches de pin que Belin avait aperçu, loin encore, un cycliste qui allait dans la même direction que lui. À l’ouïe de la voix, presque féminine, de l’oiseau, son pied spontanément s’était soulevé en étranglant le gaz et le régime était tombé à deux mille cinq cents tours, la vitesse à soixante-dix à l’heure. Il n’avait pas accéléré de nouveau. Malgré la lenteur de l’allure, un bruit mécanique devait se faire entendre de tous côtés sur une distance de vingt à quarante kilomètres, car le cycliste s’était retourné pour regarder derrière lui un long moment, ce qui l’avait porté vers le milieu de la route. Alors Belin avait reconnu que ce cycliste était une femme en réalité, une jeune fille aux cheveux coupés court, avec une frange sur le front. Plus près, quand elle s’était retournée une autre fois, il avait vu que ces cheveux plats, un peu plus clairs que la peau hâlée par le soleil, avaient une couleur entre châtain et blond, brillante, accordée à l’environnement sylvestre autant que le vert frais des jeunes fougères ou que le brun des anciennes. Vêtue d’une salopette rose et d’une blouse rouge à manches courtes, elle pédalait, pieds nus, sur un léger vélo blanc, un vélo de course de garçon. […]


    18 mars 1978




    André Pieyre de Mandiargues, « Crachefeu » in Le Deuil des roses, nouvelles, Éditions Gallimard, Collection blanche, 1983, pp. 67-68-69.





    ANDRÉ PIEYRE DE MANDIARGUES


    Mandiargues par Edouard Boubat
    Source



    ■ André Pieyre de Mandiargues
    sur Terres de femmes

    12 août 19… | André Pieyre de Mandiargues, Madeline aux vipères
    19 octobre 1977 | André Pieyre de Mandiargues | Bernard Noël
    13 décembre 1991 | Mort d’André Pieyre de Mandiargues



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de l’IMEC)
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  • 19 octobre 1977 | André Pieyre de Mandiargues | Bernard Noël

    Éphéméride culturelle à rebours



    Bernard Noël par Bernard Plossu
    Source






    LE 19 OCTOBRE 1977



    Le 19 octobre 1977, ces deux mots et ces chiffres, qui composent une date passée depuis un an et demi approximativement, ont fonction d’intituler un singulier récit de Bernard Noël qui vient de paraître et à propos duquel je voudrais d’abord citer un vers du poète mexicain Homero Aridjis, récemment tombé sous mes yeux. Celui-ci :


    Le mot qui nomme ne révèle pas ni ne dissimule.


    Car (mais je peux me tromper) il me semble que le secret propos de l’auteur du 19 octobre est avant tout de faire un livre pour nommer sans rien révéler ni rien dissimuler, tâche ou caprice où je crois apercevoir, à l’égard de soi-même et à celui des lecteurs, beaucoup d’héroïsme et un peu de perversité, choses qui, bien entendu, ont tout pour me plaire… Mais avant d’essayer de parler du 19 octobre, ne serait-il pas temps de parler de l’auteur, justement ?

    J’ai rencontré Bernard Noël il y a treize ou quatorze ans, et j’ai pour cet homme incomparablement intelligent et touchant une très grande amitié, quoique je le voie très rarement et que je ne puisse me vanter de le connaître vraiment, à cause d’une sorte d’écran tendu entre nous par sa timidité et ma timidité, qui ne sont pas des timidités médiocres. Ce dont je puis me vanter, en revanche, est de bien connaître toute son œuvre et de l’admirer passionnément. Venait-il me voir quand j’habitais encore au 11 de la rue Payenne, les mots qu’il jetait entre nous comme des mots perdus, je me le rappelle, faisaient naître une étrange atmosphère de gêne où je crois qu’il se sentait bien et où je ne me sentais pas mal. Alors il me donnait à lire les manuscrits de ces merveilleux poèmes publiés plus tard, en 1967, sous le titre collectif de La face de silence. Poèmes qui n’ont pas cessé d’être pour moi le don essentiel de la poésie de langue française en ces quinze ou vingt dernières années. Car Noël à mes yeux est un très grand poète avant toutes choses ; car tous ses livres, essais ou récits tant qu’on veut, sont poésie, comme je crois que sont tous les livres de Mallarmé, dont un écho s’entend toujours dans ce qu’il écrit, lui, ce qui n’est pas la moindre raison du bonheur que je trouve à le lire. Du premier livre, Les yeux chimères (1955) de Noël, la première ligne est :


    Je dormirai des morts très lentes


    Depuis près de vingt-cinq ans, il ne me semble pas que Bernard Noël se soit éloigné de la (sa) mort, qui nourrit son langage d’une espèce de musique blanche qui est peut-être une simple variation sur une base de silence. Les mots font le reste, tout le reste, qui est la vie, et si un sexe de femme parfois s’oppose (ou s’allie) à la mort et lui dit « mon œil », c’est le fait d’une illumination qui m’est trop familière pour que je veuille en parler. Blanche comme la mort, la neige tombe et retombe en blancs flocons épars qui font un langage pareil à celui que nous ne cessons d’entendre dès que l’envie nous prend de sortir de (chez) nous et qui est l’apparence que prend pour nous la simple vie des hommes et des femmes. Cette neige de mots disjoints qui nous éloigne autant qu’elle nous rapproche de la mort, eh bien, n’est-ce pas ce que d’aucuns nomment « l’actualité », n’est-ce pas le voile d’espèce cabalistique qui ne révèle pas plus qu’il ne dissimule Le 19 octobre 1977  ?

    Ce jour-là, donc, sur les quais, un « personnage de récit » qui s’exprime à la première personne et qui évoque assez l’auteur pour que je l’appelle B.N. ouvre un livre à la reliure aveugle dont s’échappe une photographie qui un instant le bouleverse sans que vraiment il l’ait vue et pour laquelle il achète le livre. Puis B.N. s’en va dans le présent qui tourbillonne, confuse actualité, flocons légers d’amitié ou d’amour, d’humour et d’érotisme, de labeur et de paresse, de politique et d’histoire, flocons qui sont sa (notre) vie, fleurie parfois d’un sexe nu, tourmentée par l’annonce de la torture ou de la mort des autres, en attendant ce que nous ne savons que trop… Le livre où est la photo, B.N. l’a scellé de bandelettes de papier.

    Un an plus tard, le 19 octobre 1978, B.N. reçoit d’une amie un paquet qui contient le récit fatidique de Maurice Blanchot, L’arrêt de mort, dont il relit quelques pages. Avec une sorte de colère, alors, il prend le livre qui attendait depuis douze mois d’être découvert et rompt les sceaux. Il s’agit d’Arrêt de mort, roman de Vicki Baum, et des pages exagérément romancées jaillit la terrible image, photo d’un corps fracassé, mutilé probablement, une femme : Carmen Juana Cisneros, que fallecio en octubre. Que pour B.N. cette photo prenne l’importance que pour Georges Bataille eut celle du supplicié chinois que l’on sait, je crois le comprendre et ne m’étonne pas des pages d’autodestruction qui suivent, jusqu’à la rencontre de B.N. avec une sorte de putain qui l’emmènera un peu plus tard dans une étrange maison de plaisir où d’étranges convives attendent que l’on trépane pour eux un vivant « mandarin » dont ils mangeront dans le crâne la cervelle toute vive… Décervelage d’intellectuel, dont l’origine pourrait remonter à une certaine histoire de singe contemporaine du Jardin des supplices, opération inquiétante pour les méninges de l’auteur, non moins que pour celles du lecteur. « Après tout, dit la pute en dégustant, les morts nous doivent la vie. »

    Par l’intermédiaire d’un professeur de philosophie et de quelques souvenirs culturels, B.N. piège à nouveau son lecteur et le fait rentrer dans l’érotisme, c’est-à-dire dans le vestibule de la mort. Une porte ; une clé ; une chambre ; un lit. Une fille nue qui s’écarte au-dessus du visage de l’auteur. « Je vois l’âme de ton sexe », dit celui-là. Et il meurt.

    « Tout livre, ai-je dit naguère, est une rêverie coulée dans les formes d’un style ». En fait de style, en fait de rêverie, Bernard Noël est aujourd’hui parvenu à un si haut degré qu’il nous exalte au point sublime. N’ai-je pas mangé, avec lui, le mandarin ? Je croirais que oui et serais un goujat si je ne lui en rendais grâce !


    André Pieyre de Mandiargues, Ultime belvédère, Fata Morgana, 2002, pp. 27-28-29-30.




    ______________________________________________
    Note d’AP : ce texte (publié en 1979) a été retenu comme préface par les éditions Gallimard pour la réédition du 19 octobre 1977 dans la collection L’Imaginaire (n° 526, 2006).





    Bernard Noël Le 19 octobre 1977





    ANDRÉ PIEYRE DE MANDIARGUES


    724-003-090805184429
    Source




    ■ André Pieyre de Mandiargues
    sur Terres de femmes


    12 août 19… | André Pieyre de Mandiargues, Madeline aux vipères
    18 mars 1978 | André Pieyre de Mandiargues, Crachefeu
    13 décembre 1991 | Mort d’André Pieyre de Mandiargues





    BERNARD NOËL


    BN
    Source




    ■ Bernard Noël
    sur Terres de femmes


    19 novembre 1930 | Naissance de Bernard Noël
    La Langue d’Anna
    la paume caressant un souffle
    L’Encre et l’Eau
    Sur le peu de corps, 18
    Fenêtres fougère (extrait de Sur un pli du temps)
    [le temps ne sait rien]
    TOI est le nom sans néant
    Viens dis-tu
    Mohammed Bennis | Bernard
    Édith Azam | Bernard Noël | [comment ça s’ouvre un corps] (extrait de Retours de langue)
    Édith Azam | Bernard Noël, Retours de langue (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Terres de femmes)
    7 mars 1908 | Naissance d’Anna Magnani (lecture de La Langue d’Anna de Bernard Noël, par AP)






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  • 25 juillet 1928 | Naissance de Joyce Mansour

    Éphéméride culturelle à rebours



    Le 25 juillet 1928 naît à Bowden, en Grande-Bretagne, Joyce Patricia Adès, plus connue sous le nom de Joyce Mansour.







    Joyce Mansour
    Image, G.AdC






    Née dans une famille égyptienne de culture française, Joyce Mansour, cavalière talentueuse, est une passionnée de sport, spécialisée dans le saut en hauteur et championne d’Égypte du 100 m. Elle se rend en France dans les années cinquante. Sa fréquentation à Paris des surréalistes, sa découverte de l’écriture automatique, son goût pour un érotisme funèbre font appartenir l’« étrange demoiselle » (c’est ainsi qu’elle se définit elle-même) à la lignée de Leonor Fini et de Leonora Carrington.

    En 1953, la publication chez Seghers de son premier recueil, Cris, est saluée par André Breton. Dès lors, les publications de poèmes et de récits se succèdent. Déchirures (1955), Jules César (1956), Les Gisants satisfaits (1958), Rapaces (1960), Carré blanc (1965), tout imprégnés qu’ils soient de l’univers cher à André Breton, hurlent les revers déchirants de « l’amour fou ». Touchés l’un et l’autre par le rejet instillé par les blessures subies, l’homme et la femme s’y écorchent dans un processus d’autodestruction dont rend compte l’imagerie débridée et quasi cauchemardesque à laquelle Joyce Mansour fait appel. Irrévérencieuse et maléfique est l’écriture de cette « grande prêtresse du corps féminin ». Convulsive et barbare.






    UNE ÉTRANGE DEMOISELLE



    Dans Ultime Belvédère (Fata Morgana, 2003, pp. 25-26), André Pieyre de Mandiargues écrit à propos de Cris :


    « Madame Joyce Mansour se signale dès l’abord par une violence que l’on dirait provocatrice, mais que je crois tout à fait innocente. Son érotisme, acharné puis décharné sans aucun repos, se colore de nécrophilie ; il est amusant de retrouver dans plusieurs cris un thème trouvé déjà dans les vieilles Danses macabres, dans Rutebeuf, dans Maynard, chez les marinistes romains et napolitains du XVIIe siècle, dans Baudelaire (et beaucoup d’autres), et puis de voir ce thème épanoui comme dans un chant arabe, lorsque Joyce Mansour, s’adressant à une « charogne », lui dit enfin :

    Et pourtant c’est ainsi que je t’ai préférée Ma fleur.*

    Le sang, la sueur, les miasmes de toutes sortes ont un climat fiévreux, accordé à la mort (petite ou grande). L’humour n’est jamais loin ; le sourire éclaire les lieux les plus désolés, les caprices les plus cruels, comme dans un jeu de noirceur enfantine. À l’arrière-plan, voici des objets et des êtres communs à tous les pays de l’Orient méditerranéen : tombeaux, débris, ordures, mouches, chiens errants, chauves-souris, échassiers sur des ruines.

    Les jambes ailées de la vieille bossue

    Perchée sur le clocher tendu en deux

    Les chats volants sans queue ni cri

    Dans mon lit je cherche à comprendre

    Le sang qui sort de mon ventre ému.**

    Cette voix un peu rauque, ces images brutales font assurément de Madame Joyce Mansour, selon ses propres mots : une étrange demoiselle. »



    _______________________________________
    NOTES d’AP :

    * Hier soir j’ai vu ton cadavre
    Tu étais moite et nue dans mes bras
    J’ai vu ton crâne
    J’ai vu tes os poussés par la mer du matin
    Sur le sable blanc sous un soleil hésitant
    Les crabes se disputaient ta chair
    Rien ne restait de tes seins potelés
    Et pourtant c’est ainsi que je t’ai préférée
    Ma fleur

    Joyce Mansour, Cris [Éditions Seghers, Paris, 1953] in Joyce Mansour, Rapaces, Éditions Seghers, Paris, 1960, page 62.


    ** Joyce Mansour, Cris [Éditions Seghers, Paris, 1953] in Joyce Mansour, Rapaces, Éditions Seghers, Paris, 1960, page 69.






    JULES CÉSAR, incipit


    Ils étaient nés ensemble à Sodome d’une vache et d’un fossoyeur après deux heures de travail bien arrosées de bière. Ils se retrouvèrent entre les draps humides et rarement lessivés du lit paternel et regrettèrent presque aussitôt la chaleur de l’étreinte utérine. Ils gouttèrent aux délices des sécrétions rénales continues, la liberté du nombril les enchanta et, cramponnés aux mamelles gorgées de miel de leur nourrice Jules César, ils se jurèrent avec des babillements sucrés de boire tout le sang du monde. C’étaient des enfants normaux.

    Le père pencha sa tête simiesque sur le champ de bataille où sa femme se débattait contre les jumeaux et les derniers soubresauts de son mal et s’en alla, braguette ouverte et mal rasé, gagner le pain familial à la sueur de son front, entouré de pleurs, de cadavres et de vers pour cénotaphes.

    Tout se passa sur une montagne grande comme la France, cernée de lacs, de nuages à tête d’homme et de pays ennemis. De braves villageois y vivaient en paix avec leurs goitres et leurs bêtes, sans penser au lendemain, tandis qu’ils vendaient le sang de leurs veines aux hôpitaux ambulants en même temps que des horloges. Le soleil vernissait les lacs, les prés étaient riches en vaches ; les enfants apprenaient leurs leçons sur des balcons suspendus au bord de précipices souriants, habillés comme des écoliers parisiens mais avec le dialecte guttural des montagnes dans leurs bouches bien beurrées.

    Le soir, tout le monde dansait aux sons du sanatorium et le sperme coulait dans les rues ; évidemment tout était arrangé pour attirer les touristes.

    Comme toute mère qui a abrité des enfants neuf mois sous son corset avec amour, la mère ne pensait plus qu’à sa taille retrouvée et aux robes presque remettables qu’elle porterait dès que ses muscles relâchés répondraient à l’appel. Elle qui avait caressé ce ventre toujours grandissant, qui l’avait montré avec fierté aux parents, qui l’avait dissimulé avec adresse aux amants, elle qui avait nourri cette rumeur mouvante de sa graisse, qui l’avait aérée, masquée, barbouillée de rouge les jours de fête, trempée dans les torrents pour noyer le mauvais œil, elle ne songeait plus qu’à le faire totalement disparaître, jusqu’à se priver de toute nourriture avant le petit déjeuner.

    Ignorante de toute notion d’hygiène, elle aurait laissé les jumeaux mourir de saleté et de faim plutôt que de bouger un doigt enrubanné. Heureusement, il y avait Jules César.


    Joyce Mansour, Jules César in Histoires Nocives, Éditions Gallimard, Collection « L’Imaginaire », n° 518, 1973, pp. 13-14.





    JOYCE MANSOUR


    Joyce Mansour.
    Man Ray, Joyce Mansour, vers 1950
    Source




    ■ Joyce Mansour
    sur Terres de femmes

    Entre les orties et le sureau (poème extrait du recueil Carré blanc)
    Une femme créait le soleil (poème extrait de Cris)
    Cris (autre extrait du recueil)
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait de Joyce Mansour (+ un poème extrait du recueil Rapaces)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur YouTube)
    une émission de France Culture : Poésie sur parole d’André Velter, consacrée à Joyce Mansour (première diffusion : 4 septembre 2005)
    → (sur Esprits Nomades)
    « Joyce Mansour, L’ange blasphémateur de la nuit et du sexe » (une page consacrée à Joyce Mansour)
    → (sur books.google.fr)
    J. H. Matthew, Joyce Mansour, Editions Rodopi, Amsterdam, 1985
    → (sur cairn.info)
    « Réinventer le lyrisme. Joyce Mansour, poète-femme du surréalisme » (résumé d’une thèse soutenue en décembre 2001 par Stéphanie Caron, et publiée chez Droz en février 2007 sous le titre Réinventer le lyrisme : Le Surréalisme de Joyce Mansour)
    → (sur rodin.uca.es)
    « Le langage du corps dans Cris de Joyce Mansour », par Cristina Boidard Boisson (1995) [PDF]





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  • 13 décembre 1991 | Mort d’André Pieyre de Mandiargues

    Éphéméride culturelle à rebours



        Le 13 décembre 1991 meurt à Paris André Pieyre de Mandiargues.






    Andr- Pieyre de Mandiargues
    Image, G.AdC





    ULTIME BELVÉDÈRE




        Tout au long de sa vie André Pieyre de Mandiargues a écrit des essais ou de petites représentations sur les artistes qu’il aimait ou qui ont croisé son chemin, sur les écrivains et les poètes de sa génération comme de temps plus anciens. Régulièrement il réunissait, sous le titre général de Belvédère, ses textes critiques épars en diverses publications, la plupart ayant paru à la N.R.F. grâce à Jean Paulhan qui les sollicitait. Trois volumes virent successivement le jour en 1958, 1962 et 1971, un quatrième peu après sa mort, en 1995. Ce dernier ne regroupa qu’une partie des textes disponibles ; d’autres, nullement inférieurs en qualité, furent écartés, à tort nous semble-t-il : ils témoignent de la grande curiosité de l’écrivain qui aimait rendre hommage aux plus grands de son temps comme aux moins connus.

        Dans le même esprit qu’en l’année 1967, où Fata Morgana publiait
    Critiquettes, l’Ultime belvédère accomplit, je l’espère, une dernière fois, le vœu de l’écrivain qui préfaçait ainsi son petit recueil de l’époque : « Les critiquettes sont aussi de petites actions de grâce, rendues à des manifestations ou à des apparitions gracieuses. Puissé-je avoir l’occasion et le bonheur de beaucoup de celles-là encore ! ».


    Sibylle Pieyre de Mandiargues, Avant-propos, in André Pieyre de Mandiargues, Ultime belvédère, Fata Morgana, 2002, page 7.







    Rougets
    Ph., G.AdC





    LES ROUGETS




        Rien ne donne aussi faim que de nager masqué, pour aller, sous l’eau (point n’est besoin de descendre très bas, la lumière diminuant à mesure de la profondeur), observer les ravissants animaux que l’on retrouvera, plus tard, au marché, et dont Ninette Lyon nous dit s’il convient de les pocher, de les frire, de les rôtir, de les griller, ou de les mettre à sauter bien enfarinés au préalable… Quiconque a de cette façon vu les rougets barbets brouter la mousse d’un rocher avec des mines de chèvres au pacage sera pris pour eux d’un appétit presque charnel, qu’il ne sentira jamais pour les bêtes à viande et qui le fera consentir sans discussion aux prix assez excessifs que lui demanderont les poissonniers. Mais il saura que les barbets en vie, ou pêchés depuis peu, ont une couleur qui hésite entre le bronze et le vermeil, et il se méfiera, j’espère, de ces rougets trop rouges que l’on nomme rougets de Dakar et qui ont été placés sur la glace au large des côtes du Sénégal. Ninette Lyon sur tous ces points divulgue, informe et met en garde, et elle est savante en apprêts de la pêche comme un père sémite en péchés, comparaison qui va de soi, n’est-ce pas, puisque la différence ne tient qu’à l’accent aigu ou circonflexe…
        Plaisanterie, érotisme ou mystique mis à part, il faut être bien lourdaud pour n’avoir pas de goût pour le poisson. Quant à moi, je ne sais rien d’aussi joli ni d’aussi attirant, sur un plat, que les nourritures marines ou venues de l’eau douce. C’est un monde fantastique qui nous est présenté tout naturellement par les formes et les couleurs des poissons, des crustacés, des mollusques céphalopodes, gastéropodes ou pélécypodes, et les chefs-d’œuvre de la cuisine montée ou de la pâtisserie feront toujours piteuse figure à côté. Et puis, quel plaisir de mordre dans les bêtes qui semblent faites pour vous mordre.
        Jean Paulhan, qui avait vécu à Madagascar, affirmait que lorsqu’on voyait un requin en se baignant il fallait aboyer dans l’eau, car les requins, ajoutait-il, ont peur des chiens. Mais la plupart des sortes de requins se mangent agréablement, et j’ai mangé de trois ou quatre. Ainsi, me dirais-je dans la mer Rouge ou dans le Pacifique, c’est moi qui devrais leur faire peur puisque je suis mangeur de requins ; et si l’un d’eux, par ignorance, m’attrapait, j’aurais la consolation de penser que c’est moi qui ai commencé. Une raison de plus pour recommander l’ichtyophagie.


    André Pieyre de Mandiargues, Ultime belvédère, Fata Morgana, 2002 *, pp. 67-69.



    * Note d’AP : achevé d’imprimer du 13 décembre 2002, date anniversaire de la mort d’André Pieyre de Mandiargues.





    ANDRÉ PIEYRE DE MANDIARGUES


    Mandiargues par Edouard Boubat
    Source



    ■ André Pieyre de Mandiargues
    sur Terres de femmes

    12 août 19… | André Pieyre de Mandiargues, Madeline aux vipères
    19 octobre 1977 | André Pieyre de Mandiargues | Bernard Noël
    18 mars 1978 | André Pieyre de Mandiargues, Crachefeu



    ■ Voir aussi ▼

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  • 12 août 19… | André Pieyre de Mandiargues, Madeline aux vipères

    Éphéméride culturelle à rebours



    Madeline, Madeline,
    Pourquoi vos lèvres à mon cou, ah pourquoi
    Vos lèvres entre les coups de hache du roi !

    Jean Moréas



    À Bernard Noël



        12 août de cet été-là, dès les premières heures du matin, sur la route d’Abbeville, le puissant vent d’est s’est déchaîné, il souffle avec plus de violence que depuis des mois il n’en avait montré, il bat les cimes des peupliers, il les courbe, et son sifflement est tel que l’on n’entend presque plus les appels d’avertisseurs des camions et des voitures. Avec peine, le jeune Marc Églé arrive à maintenir sur une droite approximative son vélo que les rafales obliques freinent comme s’il montait une côte et poussent vers l’autre côté de la chaussée, large pourtant. Une branche arrachée, avec ses rameaux feuillus, devant lui tombe. Il fait un écart et la contourne, heureux que nul véhicule n’ait surgi ; puis il se remet au dur travail des pédales, debout plus souvent qu’assis, en se dandinant, comme il a vu, au cinéma, que font les coureurs dans les cols.
        A-t-il fermé jusqu’à son cou le blouson brun qu’il porte sur un pantalon de treillis, ce n’est pas tant pour se défendre contre le vent que pour protéger une précieuse rose qu’il a cueillie quand elle venait de s’ouvrir, dans le jardin du chalet, sur le rosier préféré de sa bien-aimée sœur Madeline, et qui restera serrée sur son cœur dans la poche intérieure du vêtement jusqu’à ce qu’il ait atteint le but de son pèlerinage. Du temps de Madeline, un an plus tôt encore, alors qu’il avait eu quatorze ans en juillet, il ne portait que des culottes courtes. Depuis longtemps Madeline bien-aimée se moquait de lui en lui disant qu’il n’était plus un enfant et qu’il cachât ses genoux nus, qui lui donnaient l’air d’être un élève, que l’on va fouetter, dans une école anglaise. Mais ce n’est qu’après la disparition de sa sœur que leur vieille bonne, Hermione Cassis, avait consenti à prendre sur ce que pour l’entretien de la jeune fille et du garçon lui allouait leur père, Daniel Églé, la somme nécessaire à l’achat du pantalon dans lequel avec effort il pédale en ce jour, anniversaire du jour de l’an dernier où Madeline s’est donné la mort. Sous un ciel sans nuages, dans un air calme et chaud, après lui avoir baisé longuement la bouche mais sans lui avoir dit un mot, elle avait enfourché son vélomoteur et s’était enfuie comme si elle courait à l’un de ces rendez-vous avec des gars qu’elle ne cachait pas qu’elle voyait et elle n’était revenue ni pour déjeuner ni plus tard. Ce n’avait été qu’au soir du 13 août que l’on avait appris que son corps mêlé aux débris du vélomoteur, avait été trouvé par des pêcheuses de moules sur les rochers de la plage, au bas de la falaise de Biville, d’où elle s’était jetée au moment de la marée haute. D’après les gendarmes, elle aurait quitté un chemin vicinal, roulé sur un sentier entre deux champs, puis sur l’herbe rase de la falaise, sans la moindre pause avant le grand saut. Pourquoi ? L’enquête n’en avait élucidé rien. Le monde n’était-il pas un peu bouleversé ? Marc Eglé avait gardé le secret des noms des deux gars que Madeline fréquentait principalement et dont elle se plaisait à lui raconter comment ils usaient d’elle, Dieudonné Corbeuf et Matthieu Langôt, deux noms qu’elle avait enfoncés en lui comme les clous de sa croix.


    André Pieyre de Mandiargues, Madeline aux vipères, in Le Deuil des roses, Éditions Gallimard, Collection blanche, 1983, pp. 143-144-145.






    ANDRÉ PIEYRE DE MANDIARGUES


    Mandiargues par Edouard Boubat
    Source



    ■ André Pieyre de Mandiargues
    sur Terres de femmes

    19 octobre 1977 | André Pieyre de Mandiargues | Bernard Noël
    18 mars 1978 | André Pieyre de Mandiargues, Crachefeu
    13 décembre 1991 | Mort d’André Pieyre de Mandiargues






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