Étiquette : Angèle Paoli


  • Angèle Paoli, Lauzes

    par Marie Lagrange


    Angèle Paoli, Lauzes (récits et nouvelles),
    éditions Al Manar, 2021.
    Préface de Marie-Hélène Prouteau.



    Lecture de Marie Lagrange


    LAUZES  LAGRANGE [2814]
    Image, G.AdC





    Un certain vendredi d’avril, j’ai rompu avec la morosité du confinement et mis un terme à mes tribulations quotidiennes pour lire Lauzes d’Angèle Paoli. Quel voyage !

    Des retrouvailles en premier lieu : du goût de l’antésite avec, à l’ombre du mystérieux entrepôt proche de la maison familiale, l’image de la petite, minuscule entre le Père et l’Homme de la TAM, détenteur du breuvage à la réglisse, à la Collection Rouge et Or, ou aux pages du Petit Larousse illustré

    Des rencontres surprenantes… comme celle d’Aïta, figure féminine d’un autre temps…

    Des dépaysements avec, au détour d’une phrase, le surgissement de mots singuliers… Du « glaiseux » à la « petite voix qui frivole dans les arbres » ou aux « cristes marines », nous avons l’embarras du choix… Un vrai festival !
    Des attentes et des questions en suspens…

    Et puis la Vie, en particulier sous ses formes les plus menues, les plus secrètes, et aussi… l’omniprésence de la Mort… L’insolite, la nostalgie, la mort… Et tout un monde de contrastes : de la rusticité au raffinement — subtil jeu d’ombres et de lumière, veinules et irisations, palette des gris et des grenats, des roses et des mauves offerts par la nature —, du minuscule au gargantuesque, gastéropode géant, univers effrayant et fascinant des insectes. Tout un bestiaire ! Bref, on ressort de cette lecture tout ébaubi, à la fois mélancolique et heureux.

    Mélancolique sans doute parce qu’on sent plus que jamais en soi le cheminement de l’irréversible, l’emprise mortelle du temps, heureux parce que tout au long de ces pages faisant vivre sous nos yeux « des lézards filant au fil des lauzes », « de vieux murs enlacés par des lianes », « des arbres défeuillés », mélancolie, musique et beauté se mêlent intimement, heureux également parce qu’ici l’humour a lui aussi son mot à dire ; qu’il s’agisse de « gendarmes [les insectes !] occupés à copuler sans réserve », du portrait d’un bousier, « minuscule Sisyphe poussant sa bouse », de formules lapidaires : — « Elle déclenche Éole » —, témoin du regard amusé que la narratrice porte sur elle-même et ici, en l’occurrence, sur le mille-pattes qu’elle observe et qui « trottine », « hissant du col », insoucieux de la bourrasque à venir. Que le lecteur se rassure : aucune cruauté dans ces agissements.

    « Le vent se retire aussi soudainement qu’il est apparu et le minuscule myriapode reprend sa route comme si de rien n’était. »

    Le sourire est là, qui fait la nique au désespoir.


    Marie Lagrange
    D.R. Texte Marie Lagrange






    Lauzes couv 2







    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Al Manar)
    la fiche de l’éditeur sur Lauzes
    → (sur Terres de femmes)
    Angèle Paoli, Lauzes (lecture de Sylvie Fabre G.)





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  • Angèle Paoli, Lauzes

    par Sylvie Fabre G.


    Angèle Paoli, Lauzes (récits et nouvelles),
    éditions Al Manar, 2021.
    Préface de Marie-Hélène Prouteau.



    Lecture de Sylvie Fabre G.


    LAUZES




    Lauzes 3
    Ph., G.AdC




    Il y a des livres qui sont comme des univers multiples à explorer. Le recueil d’Angèle Paoli, Lauzes, qui vient de paraître aux éditions Al Manar, en ce printemps particulier qui est le nôtre, appartient à cette catégorie. On s’y promène à l’aventure d’un vécu-rêvé qui entremêle temps et lieux, et fond imaginaire, songe et réalité, nous faisant prendre la mesure de l’espace extérieur mais aussi intérieur de la poète. Son regard singulier, posé sur un monde qui la happe, la ravit ou l’agresse, a pour « seul mérite » d’éployer les sens et le sens dans l’écriture, de sertir des états et de partager des rencontres. Il suscite par là-même une parole empreinte de savoir, de passion et de nostalgie dont le pas des lecteurs buissonniers suit le chemin avec bonheur. Guidés par ces « lauzes » poétiques et picturales qui scandent le recueil du début à la fin, nous avançons à la découverte des 17 proses et des nombreux poèmes qui le constituent. Elles nous révèlent « les très riches heures » d’une vie qui contient en son sein « la promesse d’un ailleurs », et, sa porte une fois passée, leur libre déploiement dans la langue.

    Angèle Paoli, dont on connaît le goût pour la marche, aime, à la manière de Stendhal qu’elle cite en exergue, emprunter ces « petits passages avec des espèces de degrés formés par des morceaux de lauze, qui sont absolument droits » et que l’on trouve en Corse et dans certaines régions de montagne en Italie ou en France. Ils lui servent dans l’écriture à la fois de repères et de haltes où s’entend « la basse langue », écoute d’un pré-langage qui chante toujours en nous. Mais ici ces dalles verbales ont surtout pour fonction de nous mener au seuil des narrations et d’établir l’ancrage et le lien. Chaque pierre-poème est en effet ce « degré » à franchir pour accéder au « plaisir du texte ». Les peintures résonantes de Guy Paul Chauder les accompagnent par la force de leur matière et le délié de leurs écritures. Lauzes de vers, ces joyaux verbaux alliés à ses camaïeux de couleurs donnent un rythme musical à l’ensemble du recueil. Ils font vibrer un réel métamorphique, fruit des visions de la narratrice et du peintre. Voyelles glissantes, jeux des sonorités, levées d’images, mot-valise, lexique précieux, chacun d’eux évoque une saison, des pierres et des plantes, ou des animaux et des hommes, gens que croise la marcheuse. Par la main de l’artiste et la voix de la poète, surgit une mosaïque de matières, de lumières et de mouvements qui varient selon les lieux, les saisons et les espèces évoqués :

    lézards filant au fil des lauzes

    figuiers pansus enchevêtrés

    grillons crissant sous la feuillée […]


    *


    Cailloux grenus poncés luxés

    percés polis persépolis

    assourdie […]


    effritée par le temps


    Sous la plume d’Angèle Paoli, le monde est d’une beauté chatoyante, propre aux épiphanies et aux correspondances, mais aussi au mystère et au basculement. Si son approche en est précise, et même savante par sa culture, elle est souvent inattendue car elle pressent toutes ses réalités insoupçonnées. Elle nous confie observer « la vie qui s’ébroue et qui passe » dehors et en elle. « Elle en traque les images furtives », et nous offre ses trésors changeants, le secret de ses métamorphoses ou sa symbolique complexe. Ainsi, dans « Lucilia Caesar », où elle établit des passerelles improbables entre les règnes humain et animal :

    « Un petit air de brise marine soulève la feuille où je suis installée. Je me balance poussée par le souffle tiède qui berce le figuier me sens l’humeur d’une puce d’algues enivrée de sel et de bulles d’eau. […] J’ouvre un œil ».


    Cet extrait qui met en scène le soliloque muet d’un insecte montre la variété des points de vue adoptés par la narratrice. Elle peut épouser l’œil d’un myriapode ou s’extasier sur le vol gracieux d’une libellule. La vie des insectes et des plantes émerveille Angèle Paoli, mais leur monstruosité parfois la fascine à la manière de J. L. Giovannoni ou de F. Kafka. Dans tout le recueil elle joue du passage et déborde les identités, elle efface aussi les barrières du temps comme dans « La Vénus aux euphorbes » où la déesse lui apparaît dans le maquis corse sous les traits d’une belle endormie. Ses personnages, humains ou Dieux, appartiennent autant à l’éternel qu’à l’éphémère. Dans « Aïta » par exemple, les époques se télescopent dans le mirage sur une même plage en été d’une femme de la préhistoire et de « femmes en bikinis». Prétexte pour nous parler d’une féminité que l’auteur ne cesse de privilégier et d’interroger dans son œuvre.

    Présence de la femme donc, mais aussi choix des lieux sont déterminants pour l’auteure. La Corse et l’Italie, terres familières et aimées, tout en renvoyant à la structure en deux parties du recueil, plante le décor méditerranéen des récits et des proses. Leur unité, par-delà l’apparente hétérogénéité des genres et des thèmes traités, vient paradoxalement de cet ancrage originel et de la liberté de ton et d’écriture qui les lient.

    Dans la deuxième partie, « Ponte Mammolo : Roma gratis, » un de mes textes préférés, est morceau d’anthologie. Il fait alterner le français et l’italien, en racontant le déplacement ubuesque de la narratrice dans la Rome périphérique pour accéder à Tivoli où elle désire visiter la Villa d’Este. Avec humour, force et mélancolie, l’auteure nous plonge dans cette « Rome de la crise », où vivent les « travailleurs pressés », « les immigrés », les ragazzi di vita, chers à Pasolini. Dans cette banlieue, semblable à celle des années 1950 où il habita, nous dit la narratrice, elle fait l’expérience de « la débrouillardise » et d’une entraide dont elle ne finit pas de s’étonner. Le récit met en lumière tous nos maux contemporains dans le côtoiement des époques et des conditions, des langues et des cultures. Elle juxtapose ainsi la « Ville éternelle » des palais et des fresques, aux borgate populaires très pauvres. Et dans le texte suivant, c’est l’usine de son enfance, mise en regard avec une annexe des « Musées Capitolins », qui fait s’entrechoquer jeunesse et vieillissement, sculptures antiques et « chaudières et turbines ». Dans les deux cas, ce qui un instant les unit, nous dit la poète pensive, est peut-être « l’énergie éternelle du temps » et « l’éternel regard intérieur qui anime les âmes, par-delà le temps ». Rome en porte les marques.

    Ainsi, texte après texte, se dessine en filigrane une sorte de portrait de l’auteure, de ses territoires naturels, pensifs et affectifs, de ses élans et de ses désespoirs. Dans « Le jardin des Hespérides », on la devine au village, en Corse, « sur la terrasse au tilleul », en train d’écrire l’histoire de Jeanne, amie solaire, aimée par Nicolas de Staël. Récits à la troisième personne ou autobiographie assumée, la narratrice, tout au long de la lecture, se découvre méditerranéenne, amoureuse de son île et de toutes les formes du vivant, mais aussi femme de culture et d’art. Qu’elle se laisse aller à la rêverie face à la beauté d’un paysage ou d’un corps, qu’elle contemple une fresque de Piero dans la cathédrale d’Arezzo ou encore qu’elle se remémore son enfance et médite, mélancolique, sur la fragilité des êtres, sur la vieillesse, ou sur la mort comme dans « L’ange tombé du ciel », sa langue sait utiliser toute la palette des registres et des genres. Dans les récits autant que dans les poèmes, dans la narration et dans la description, dans les dialogues ou les monologues, Angèle Paoli n’hésite pas à mêler lyrisme et tragique, épique, fantastique et humour. La beauté de ce recueil vient de cette « bigarrure » du monde des vies et des langues dont parle aussi Marie-Hélène Prouteau dans sa fine préface, ainsi que de cette quête de l’être pour trouver son habitation. Celle qui nous parle dans Lauzes ouvre la place à l’inconnu, au visage de l’autre. Si elle rencontre l’obscur et regarde la poussière, elle n’oublie pas la joie des cœurs et la chaleur des corps vivants. En poète, elle cherche la lumière dans le paysage, la rencontre avec le visible et l’invisible et ses révélations. L’écriture fait de son livre la patrie de trois langues, le français, le corse et l’italien, reliées au jadis, glorieuses de l’instant et du à jamais, un souffle chargé de mots. Le lecteur, dans l’ombre ou la lumière, y marche sous le vent de ses voix.


    Sylvie Fabre G.
    D.R. Texte Sylvie Fabre G.






    Lauzes couv 2







    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Al Manar)
    la fiche de l’éditeur sur Lauzes
    → (sur Terres de femmes)
    Angèle Paoli, Lauzes (lecture de Marie Lagrange)




    ■ Autres lectures de Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes


    Caroline Boidé, Les Impurs
    Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer
    Jean-Pierre Chambon, Tout venant
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre
    Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman
    Pierre Dhainaut, Après
    Ludovic Degroote, Un petit viol, Un autre petit viol
    Alain Freixe, Vers les riveraines
    Luce Guilbaud, Demain l’instant du large
    Emmanuel Merle, Ici en exil
    Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d’un autre jour, Conversation
    Pierre Péju, L’Œil de la nuit
    Didier Pobel, Un beau soir l’avenir
    Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer
    Fabio Scotto, La Peau de l’eau
    Roselyne Sibille, Entre les braises
    Une terre commune, deux voyages (Tourbe d’Emmanuel Merle et La Pierre à 3 visages de François Rannou)





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  • Milo De Angelis | Sala Venezia


    SALA VENEZIA




    Qui tutto diventa veloce, troppo veloce,
    la strada si allontana, ogni casa sembra una freccia
    che moltiplica porte e scale mobili e allora hai paura.
    Senti i tuoi passi in migrazione,
    vuoi rallentare, hai paura
    e allora entri in questa sala di via Cadamosto,
    saluti gli ultimi giocatori di biliardo,
    pronunci lentamente un commento preciso sulle sponde
    o sull’angolo di entrata, fai una piccola scommessa
    e sorridi e ti acquieta il panno verde
    come un prato dell’infanzia, ti acquietano i bordi
    di legno che ora contengono il tuo evento
    e la forza centripeta conduce l’universo
    in un solo punto illuminato.





    Milo De Angelis, Linea intera, linea spezzata, Mondadori, Collezione Lo Specchio, 2021, pagina 10.







    Milo De Angelis






    SALLE VENEZIA




    Ici tout va vite, beaucoup trop vite,
    la route s’éloigne, chaque maison telle une flèche
    qui multiplie portes et escaliers mouvants, et alors tu as peur.
    Tu sens tes pas en migration
    tu veux ralentir, tu as peur
    et alors tu entres dans cette salle de la rue Cadamostro,
    tu salues les derniers joueurs de billard,
    tu énonces lentement un commentaire précis sur les rives
    ou sur l’angle de l’entrée, tu lances un petit pari
    et tu souris, et le tissu vert pareil à un pré de l’enfance
    t’apaise comme t’apaisent les bords en bois
    qui maintenant contiennent ton épreuve
    et la force centripète conduit l’univers
    en un seul point illuminé.




    Milo De Angelis, Ligne continue, ligne brisée, in revue Europe, “dossier Milo De Angelis”, avril 2021, n° 1104, page 178. Traduit de l’italien par Sylvie Fabre G. et Angèle Paoli.





    Milo Europe
    Logoeurope




    MILO DE ANGELIS


    Milo De Angelis  2
    Source




    ■ Milo De Angelis
    sur Terres de femmes


    Mercoledì (autre poème extrait de Linea intera, linea spezzata)
    6 juin 1951 | Naissance de Milo De Angelis
    Il morso che ti spezza (autre poème extrait de Linea intera, linea spezzata)
    [A volte, sull’orlo della notte] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP)
    [Era buio] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite de Sylvie Fabre G.)
    [Nessuno riposa] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP) [Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 1]
    [Mi attendono nascosti] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP) [Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 2]
    [È qui] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP) [Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 3]
    [Ecco l’acrobata della notte] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP) [Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 4]
    [Ho saputo, amica mia…] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP) [Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 5]
    Milano lì davanti (poème extrait de « L’oceano intorno a Milano » in Biografia sommaria, 1999)
    L’oceano lì davanti (poème extrait de L’Océan autour de Milan)
    [Inquadratura](poème extrait d’Incontri e agguati)
    “T.S.”, II (extrait de Somiglianze)
    Thème de l’adieu (traduction d’extraits par AP ― février 2009 + notice de Martin Rueff)
    Thème de l’adieu (lecture de Tristan Hordé)
    Tutto era già in cammino (extraits du Thème de l’adieu, éditions NOUS, 2010)



    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur Lyrikline)
    Milo De Angelis disant le poème « [Ecco l’acrobata della notte] »
    → (sur YouTube)
    un portrait vidéo de Milo De Angelis par Viviana Nicodemo





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  • Annie Lulu, La mer Noire dans les Grands Lacs

    par Angèle Paoli

    Annie Lulu, La mer Noire dans les Grands Lacs, roman,
    éditions Julliard, 2021.



    Lecture d’Angèle Paoli


    DE IAŞI À GOMA, LE LONG CHEMINEMENT D’UNE PLUME MÉTISSE




    La Mer Noire dans les Grands Lacs. Sous ce titre, aussi beau qu’énigmatique, Annie Lulu signe son premier roman. Titre qui conduit la romancière à établir une passerelle entre deux continents, deux régions du globe que tout différencie. Nili, la narratrice du récit, est le point de convergence de ces deux territoires dont elle tire des origines contrastées et antinomiques. À l’origine de tiraillements et de souffrances, le point de rencontre ne pourra être atteint qu’au prix de luttes douloureuses, de guerres, de conflits sanglants et de deuils ; et d’un choix final, pleinement assumé, ouvert sur l’avenir.

    Tout lecteur peut aisément localiser la Mer Noire sur une mappemonde. Elle est cette mer dont les rives viennent lécher les terres de Turquie, de Bulgarie, de Roumanie, d’Ukraine, ou de la Géorgie et de la Russie. Mais les Grands Lacs ? Où les situer ? En Amérique du Nord, Érié, Michigan, Ontario… ? Afrique, Tanganyika, Victoria… ? L’intitulé du premier chapitre, « La fille roumaine de mon père congolais », laisse entrevoir, non sans un certain humour, une première réponse à ce questionnement. L’incipit du roman, deux pages en forme d’avant-propos, confirme pour partie cet ancrage géographique. Le Congo. Et le précise :

    « Ce lac Kivu au bord duquel nous sommes assis ensemble, sur le ponton de l’étroite maison d’où je te parle ».

    Ici, sur les rives du lac Kivu, c’est de Bukavu qu’il est question. Ce Bukavu que l’on retrouve en toute fin d’ouvrage :

    « (À Bukavu, au bord du lac, au bout du ponton menant à la porte d’une petite maison d’où résonnent des voix) ».

    Entre la place que Nili occupait « avant » et celle qui a ouvert « l’après », la boucle est bouclée et le roman peut prendre fin. Mais il faut d’abord que la narratrice entreprenne un long retour en arrière sur elle-même et sur ses origines. Lequel sert d’ancrage au récit, en grande partie autobiographique, qu’elle livre dans La Mer Noire dans les Grands Lacs.

    Le bord du lac est serein, propice à la réflexion. Une réflexion faite de contrastes, que Nili confie à l’enfant qu’elle porte. Il est le fils à qui la jeune métisse s’adresse tout au long de l’histoire qu’elle s’apprête à amorcer et qu’elle va revivre avec lui.

    « Laisse-moi te raconter, comment j’ai cherché mon père, et comment on s’est retrouvés ici, toi et moi. » Dit-elle à son fils.

    Mais, quelques lignes plus haut, la narratrice tient à préciser quels sentiments président à sa parole. « D’abord, je t’aime », déclare-t-elle en caressant son ventre tendu. « Je t’aime et tu viens au monde par la beauté ». La déclaration spontanée de Nili s’inscrit en écho inversé de celle qui hante la jeune femme depuis sa naissance. Un héritage d’une extrême violence légué par sa mère roumaine : « J’aurais dû te noyer quand tu es née, j’aurais dû t’écraser avec une brique. »

    De ce fils que Nili attend et qu’elle a conçu au Congo où elle n’est arrivée que depuis quelques mois, elle dit :

    « Tu es un peu la barque amarrée à un bout de terre ferme qu’on s’est fabriquée par besoin ton père et moi, par convocation du désir en nous, pour vivre et conjurer des tas de défaites ».

    La narratrice peut dès lors remonter le cours du temps et se lancer dans le récit d’une douloureuse épopée nourrie de haines et de conflits sanglants, qu’elle va tenter de transformer en histoire d’amour. Une histoire commune et partagée.

    Née en Bulgarie en 1990, Nili est, de par sa naissance, le lien tissé entre Occident et Afrique. Avec elle s’établit « une lignée bizarre de l’univers ». Lignée improbable entre Europe et Congo ; mère/fils ; mère/fille ; père/fille ; métisse/enfant. Mais c’est du côté de son père, Exaucé Makasi Motembe, et, plus avant dans le récit, d’Omoyi, sa grand-mère paternelle qui lui offre une vraie famille d’oncles, de cousins et d’amis, que Nili cherche sa vérité. Qu’elle traduit par des images chargées de sens :

    « De mes mains à mon ventre, de mon ventre à ce lit pluvial, il y a des cordes de limon, des générations de coquillages placentaires ».

    Car ce père absent la hante. Depuis toujours. Ce Makasi dont elle porte le nom et dont elle incarne la force, ce père qu’elle n’a pas connu, qu’elle n’a de cesse de rechercher et dont elle finira par retrouver la trace, elle a commencé par le haïr. Ne l’a-t-il pas abandonnée alors même qu’elle était encore au berceau ? Ne l’a-t-il pas livrée à la folie maternelle sans se soucier d’elle un seul instant ? De ce père congolais, étudiant brillant venu faire ses études en Roumanie aux temps du Conducător Nicolae Ceauşescu, sa mère ne lui apprend rien. Qui a rayé son amant éphémère de sa mémoire ; comme elle-même a été exclue de sa propre famille. Nili et sa mère, coupables l’une et l’autre. La mère doublement : d’avoir partagé sa couche avec un Noir et d’avoir enfanté, hors mariage, une enfant de couleur, dont elle s’acharne à frotter la peau. Une enfant preuve vivante de la faute de sa mère. Qui répond aux questions de Nili par des gifles et des insultes. Nili, qui comprend qu’elle est le fruit indésiré d’une rencontre estudiantine, passera son enfance dans l’inconfort de se découvrir « alien » dans « le miroir fendu de la salle de bains » mais davantage encore dans le regard malveillant des autres, un « semi-leucoderme », objet de risées racistes insoutenables. Au mieux, une « curiosité locale ».

    « Dans la ville où je suis née, je n’étais qu’une moitié de primate, ou bien un être surnaturel pour les plus niais d’entre eux, pas une personne normale en tout cas. C’est ça mon pays. »

    La rage de Nili est inépuisable, tant envers ce père lâche qu’envers le pays qui l’a vu naître, elle, l’enfant métisse. Qui ne connaît que la haine. Haine qu’elle nourrit à l’égard du père et haine qu’elle reçoit des autres. Haine, enfin, qu’elle éprouve pour elle-même.

    « Il n’y a pas un jour où je ne lui en aie voulu à m’en briser les os, à mon père, pas un jour de mon enfance dans ce vieux coin pourri de l’Europe où je ne lui en aie voulu d’être absent, de ne m’avoir jamais téléphoné, de se contenter d’être une espèce de plaie poisseuse enduite sur ma peau à la naissance ».

    Au fil du temps et des recherches, hasardeuses et complexes, Nili remonte la chaîne embrouillée qui la sépare encore d’Exaucé Makasi Motembe. Elle apprend que son révolutionnaire de père, grand adorateur de Lumumba, rappelé au Congo pour aider son pays à s’affranchir de l’oppresseur belge et de la colonisation, son père, « un idéaliste promis à une grande carrière dans son pays, un panafricain qui voulait fonder les États-Unis d’Afrique » — un Simon Bolivar d’Afrique en quelque sorte — n’a cessé d’écrire à sa fille. Et de supplier Elena de lui permettre de parler à Nili. Et si Nili n’a jamais eu connaissance de ces lettres – dont certaines sont insérées dans le récit — , c’est qu’Elena Abramovici, sa mère, les lui a dérobées. Car la très blonde, la très brillante Elena au corps de déesse, uniquement préoccupée par ses études, thèses, diplômes, carrière universitaire, n’a pour critères d’existence que les valeurs intellectuelles. Rien d’autre n’existe ni pour elle-même ni pour sa fille. « Tu existes parce que tu as un cerveau. Sinon tu n’as aucune valeur pour moi », lui rappelle sa mère. Nili, niée. Élevée dans les livres de littérature française et anglaise, afin d’obtenir d’elle qu’elle se déleste de toute trace de l’Afrique ; Nili, privée de tendresse maternelle, torturée par l’absence du père, devra attendre sa vingt-cinquième année pour découvrir qu’elle s’est trompée, parce que sa mère l’a trompée. Qu’Exaucé Makasi, son père, s’est lui aussi trompé sur la femme qu’il aimait. Elena mea. Une prise de conscience qui va permettre à Nili de se libérer de la chaîne qui la tenait assujettie à sa mère ; de se dégager de son emprise et de déployer toute son énergie vitale pour rejoindre l’Afrique :

    « Je me suis trompée, mon fils, nous le savons tous les deux, je me suis trompée. Maintenant que j’ai les lettres que mon père m’a écrites des années durant. »

    Dès lors, la haine qu’elle éprouvait pour elle-même change d’objet :

    « Je n’ai pu m’empêcher de me sentir coupable et de me haïr moi-même de l’avoir haï. »

    Assise au bord du lac Kivu, Nili revoit les rives de la Mer Noire. C’était à Constanţa. L’unique fois où Elena Abramovici avait emmené sa fille loin de Bucarest. Un moment décisif pour Nili qui comprend que ce jour-là sa mère a renoncé à la tuer. Les mains baignant dans l’eau du lac, elle retrouve la teneur de leur échange. Nili confie tout cela à son fils. Elle lui confie sa réconciliation récente avec elle-même et sans doute aussi avec sa mère.

    « Le Congo m’a guérie. Au bord du lac Kivu. Il m’a guérie de cette maladie du rejet… ».

    Tout au long du roman et des trois grandes parties qui le composent, l’histoire personnelle de Nili croise la grande Histoire. Celle de la Roumanie d’un côté et celle du Zaïre (redevenu Congo) de l’autre. Dictatures et révolutions, pogroms et exterminations de masse, soulèvements et manifestations abolies dans le sang. Populations déplacées et malmenées. Tortures et viols. Conflits armés avec les États limitrophes (Rwanda, Angola, Ouganda). De part et d’autre règne le chaos. Annie Lulu jongle avec le temps et avec l’espace. De Iaşi à Bucarest, de Bucarest à Paris, de Paris à Kinshasa, de Kinshasa à Bukavu, de Bukavu à Goma, sur le lac Kivu. C’est à Goma, dans des circonstances violentes, que Nili fait la rencontre de Kimia Yamba, père de l’enfant à naître. Sous la plume acérée et agile d’Annie Lulu, les civilisations et les langues se croisent et s’affrontent. Ramenant de rives déjà lointaines mais restées gravées dans la mémoire, les noms du génocidaire Ceauceşcu, du leader indépendantiste Patrice Lumumba, de Mobutu Sese Seko, responsable de la zaïrisation du Congo, et de Laurent-Désiré Kabila, chef des Tutsis et responsable de la chute de Mobutu. Pour ne citer que les personnalités les plus célèbres. Mais entre Roumanie et Afrique, c’est de loin le Congo qui est mis en avant. Et le Congo-Kinshasa n’a plus de secrets pour Annie Lulu.

    Roman passionnant, inscrit dans une réalité mise à vif, La Mer Noire dans les Grands Lacs surprend par la motilité de l’écriture. Une écriture originale, riche et foisonnante de trouvailles. « Flamboyante ». La romancière passe, avec la fluidité de fondus enchaînés, d’un registre de langue à l’autre, du langage parlé « coup de poing », cru et violent —lorsqu’elle transpose le discours maternel ou lorsqu’elle s’en prend à l’« Europe pourrie » — à un lyrisme imagé proche de la langue poétique lorsqu’elle s’adresse à son fils pour évoquer le Congo qui l’a accueillie. Ainsi dans cet extrait du chapitre « Na lingi yo (je t’aime) » :

    « Sache-le bien, le Congo est comme une île. On n’a besoin de rien. On a le fleuve. Le fleuve et les premières radiances de l’abondance dans ce domaine bas et foisonnant. Des essaims d’étoiles ont semé chez nous la couleur, les fruits, des centaines de rivières, les Grands Lacs, le poisson nourricier, le premier homme, les mathématiques, Dieu. Alors, mon fils, plus tu vas t’éloigner d’ici, vers le monde pourri que moi j’ai quitté, plus tu seras ignorant, un illettré en veste, avec des mocassins et des manches longues inadaptées à ce pays, c’est-à -dire, à la vie, un homme habillé, un mythomane, un tordu. Vraiment tu dois le savoir, je n’ai aucune estime pour la fille morbide et égoïste que j’étais. »

    Au terme de cette première expérience d’écriture et de partage éditorial, le temps semble venu pour Annie Lulu de se réconcilier avec l’« Europe pourrie » d’où elle est par moitié issue. Car il est probable que, sans le « grand éditeur français » qui a su reconnaître un réel talent sous la plume métisse d’Annie Lulu et sans l’accueil élogieux de la critique, La Mer Noire dans les Grands Lacs dormirait peut-être encore dans les tiroirs, somnolant entre Roumanie et Congo.

    Peut-être le temps est-il aussi venu de considérer d’un œil nouveau et harmonieux son métissage. Un métissage parfaitement réussi, qui doit sans doute autant au goût enragé d’une mère pour la littérature qu’à l’amour d’un père absent, trop tôt disparu.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Annie Lulu  La Mer Noire dans les Grands Lacs 2




    ANNIE LULU


    Annie Lulu Denim
    Ph. Francesco GATTONI
    /Opale via Leemage
    Source




    ■ Annie Lulu
    sur Terres de femmes


    Haraka, haraka, haina barakade (extrait de La mer Noire dans les Grands Lacs)



    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la Libre Afrique)
    une lecture de La mer Noire dans les Grands Lacs, par Karin Tshidimba





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  • Milo De Angelis | Il morso che ti spezza



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    IL MORSO CHE TI SPEZZA



    Tutta la casa, all’angolo di un vicolo strettissimo,
    lascia presagire un mondo prodigioso, con quelle figure
    sulle pareti, il Matto, i Trionfi, il Buffone tormentato
    dai bambini, con quelle monete per terra,
    centinaia di monete, quelle scritte a caratteri amaranto,
    che sembrano di sangue ; il Ristagno, l’Oscuramento,
    la Preponderanza del Piccolo. Ma su una ti fermi,
    ti fermi per un intero minuto simile all’inferno
    e precipiti nel baratro dei gufi, odi una lontana melodia
    di amori contrastati, un assedio di tutti i volti persi,
    una voce rimasta sola che ripete il numero ventuno,
    il numero delle antiche partite, il numero felice
    che tuttavia può dare la morte, il numero della belva
    e dell’attacco improvviso, il Morso che ti spezza.





    Milo De Angelis, Linea intera, linea spezzata, Mondadori, Collezione Lo Specchio, gennaio 2021, pagina 16.







    Milo De Angelis







    LA MORSURE QUI TE DÉCHIRE



    La maison tout entière, à l’angle d’une ruelle très étroite,
    laisse présager un monde prodigieux, avec ces figures
    sur les murs, le Fou, les Triomphes, le Bouffon tourmenté
    par les enfants, avec ces pièces de monnaie par terre,
    des centaines de pièces, celles frappées en caractères amarante,
    qui semblent de sang : la Stagnation, l’Opacité,
    la Prédominance du Petit. Mais sur l’une d’elles tu t’arrêtes,
    tu t’arrêtes une minute entière semblable à l’enfer
    et tu tombes dans le gouffre des hiboux, tu entends une mélodie lointaine
    d’amours contrastées, une offensive de tous les visages perdus,
    une voix restée isolée qui répète le numéro vingt-et-un,
    le numéro des anciens matchs, le numéro heureux
    qui peut pourtant donner la mort, le numéro des fauves
    et de l’attaque imprévue, la Morsure qui te déchire.




    Milo De Angelis, Ligne continue, ligne brisée. Traduction inédite de Sylvie Fabre G. et d’Angèle Paoli.




    MILO DE ANGELIS


    Milo-De-Angelis-1-foto-Nicodemo-scaled-900x425
    Photo © Viviana Nicodemo
    Source





    ■ Milo De Angelis
    sur Terres de femmes


    6 juin 1951 | Naissance de Milo De Angelis
    Mercoledì (poème extrait de Linea intera, linea spezzata)
    Sala Venezia (autre poème extrait de Linea intera, linea spezzata)
    [A volte, sull’orlo della notte] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP)
    [Era buio] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite de Sylvie Fabre G.)
    [Nessuno riposa] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP) [Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 1]
    [Mi attendono nascosti] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP) [Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 2]
    [È qui] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP) [Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 3]
    [Ecco l’acrobata della notte] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP) [Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 4]
    [Ho saputo, amica mia…] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP) [Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 5]
    Milano lì davanti (poème extrait de « L’oceano intorno a Milano » in Biografia sommaria, 1999)
    L’oceano lì davanti (poème extrait de L’Océan autour de Milan)
    [Inquadratura](poème extrait d’Incontri e agguati)
    “T.S.”, II (extrait de Somiglianze)
    Thème de l’adieu (traduction d’extraits par AP ― février 2009 + notice de Martin Rueff)
    Thème de l’adieu (lecture de Tristan Hordé)
    Tutto era già in cammino (extraits du Thème de l’adieu, éditions NOUS, 2010)



    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur YouTube)
    un portrait vidéo de Milo De Angelis par Viviana Nicodemo
    → (sur le site de la revue Pangea)
    Dialogo con Milo De Angelis (4 février 2021)





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  • Aurélie Foglia, Comment dépeindre

    par Angèle Paoli

    Aurélie Foglia, Comment dépeindre,
    éditions Corti, Domaine français, 2020.



    Lecture d’Angèle Paoli


    Vol Plané
    Aurélie Foglia, Vol Plané
    in « Grands sujets »
    70 x 90 cm
    Source








    UNE VIE IRRATTRAPABLE




    Comment dépeindre. Est-ce une interrogation ou bien une recommandation quant à la bonne voie à suivre ? Quelle acception la poète Aurélie Foglia a-t-elle voulu donner à cet infinitif ? Faut-il entendre celui-ci dans son sens originel, celui attesté dès le XIIIe siècle — « enduire de couleur » — ou dans l’acception à spectre élargi de « représenter, brosser, décrire » ? Ou alors faut-il tenir ce [dé] pour un préfixe privatif d’origine latine [dis], lequel désigne une privation, un éloignement ou une séparation ? Comment dépeindre ? S’agit-il de représenter ou de faire disparaître ? Peut-être l’un et l’autre simultanément. Ou bien l’un puis l’autre alternativement. Comme le suggère la suite de verbes :

    « décrire peindre écrire dépeindre désécrire. »

    Le titre choisi par Aurélie Foglia, Comment dépeindre, ne laisse en rien pressentir la réponse. La table des matières ouvre la voie sans être pour autant totalement explicite. Le recueil est en effet organisé en quatre temps, quatre Saisons. La subordination entre poésie et peinture y est affichée : « À la manière de la main » (Saison I), « Peindre avec la langue » (Saison III). Les trois premières Saisons évoquent les sens : le toucher, la vue (« Avoir à voir », Saison II), le goût. L’intitulé de la Saison IV est plus énigmatique : « Vous désarticulées ». Qui est ce « vous » ? Pour quels démembrements ? Explicite est la violence qui ressort de cet intitulé. Qui aiguille l’attention du côté de la disjonction et de la séparation. Il faut cependant attendre la lecture de la Saison IV pour que soit véritablement mise au jour la tragédie qui a fait basculer la poète du bonheur d’être, grâce à la peinture, à la douleur insurmontable engendrée par « l’œuvre de la violence ».

    Aussi faut-il voir dans ce recueil poétique, par-delà un cheminement ascensionnel vers la création et la naissance, une véritable catabase. Une chute brutale irréversible. Une descente aux enfers.

    Le poème en incipit de Saison 1 ouvre d’emblée sur l’univers de la peinture et pose en quatre vers initiaux l’essence du lien que la poète noue avec la toile :

    « devenir l’espace

    d’une toile personne

    qui creuse la peinture

    à mains nues ».

    Un désir/un projet, une symbiose, un acte, un outil.

    La poète développe par la suite, dans la manière graphiquement distendue des poèmes qui lui est propre, ce qu’il faut entendre par là. Manière d’être, manières de vivre et de peindre étant intimement accordées. La poète dit aussi ce qu’elle n’est pas, ce qu’elle se refuse à être et à faire. Ce qu’elle ose, sans retenue, sans réserve, avec détermination. Et ce désir, omniprésent, de faire corps avec sa peinture, de peindre avec son corps. Son travail — sa manière donc — est celui d’une exploratrice qui cherche à déceler ce qui se passe au tréfonds d’elle-même, au plus secret d’elle-même. Ce qui, pour elle, compte avant tout, c’est le geste, celui que lui dicte son corps. Ce geste qui lui permet d’aller de découverte en découverte. Et ce qu’elle découvre, c’est la prédominance en elle de l’intime et fusionnelle présence de l’arbre. L’arbre au centre, son désir le plus vital. Sa vérité.

    De poème en poème se précise l’art de peindre d’Aurélie Foglia. La poète s’affirme comme peintre en action dans son corps-à-corps avec la toile. Elle se fond à elle, respire par elle, en elle et avec elle, colle à la matière qui prend forme. La poète dépeint — au sens de « décrit » — étape par étape, le parcours franchi en symbiose avec l’acte de peindre : le choix de la toile, les essais, le rôle des doigts. Car, dans cette mise en œuvre, hors les doigts, il n’est nul pinceau, nul outil intermédiaire qui puisse prolonger la gestuelle du bras. Et les arbres de surgir avec la couleur. Et les verts de gagner en fluidité. De même les vers glissent-ils de l’un à l’autre sans outil grammatical de corrélation. De sorte que sont possibles plusieurs lectures, envisageables plusieurs interprétations selon la manière dont s’opère la lecture, le passage d’un syntagme à un autre. De sorte aussi que la lecture que l’on imaginait de prime abord discontinue, syncopée en raison des grands interlignages d’un vers à l’autre, se révèle être d’une grande fluidité. Rythmée par un flux intérieur qui rejoint l’intime. Ainsi de ces vers, parmi tant d’autres :

    « aimant tant sa masse de verts

    propulsée par les ciels et les cieux

    il n’y a personne

    comme un arbre pour être

    ce liquide fluide se prend

    pour un fleuve à l’arrêt

    débite son son sans fin ».

    La première Saison de cette action painting est une saison heureuse. La joie de créer s’accompagne d’une exaltation sensuelle. À faire surgir, à mettre au monde, à être soi-même mise au monde :

    « joie urgente

    pénétrée de silence

    sensuel piège

    la gestuelle d’elle ».

    Quelque chose survient qui part du regard, qui tournoie dans le regard. Une circularité qui a à voir avec la vie. Dans cette perception suraiguë, l’arbre joue pleinement son rôle. Il aiguillonne le désir, sert d’étais, tend ses appuis d’équilibre, accompagne le geste dans toute sa force et toute sa profondeur. Lors de cette élévation lente et progressive, Aurélie Foglia assure sa propre surrection :

    « j’ai un travail

    je caresse des arbres

    je fais pousser des arbres

    sous mes doigts

    le geste est

    celui du surgissement

    ils vont vite

    je les pousse » .

    De cette double et complice surrection (celle de l’arbre/celle de la peintre) naît la peinture. Et avec elle, l’affirmation que « dépeindre » est ici brosser « le portrait du paysage ».

    La seconde Saison, « Avoir à voir », place le regard au premier plan. Une saison qui s’affirme aussi dans ce qu’elle a de vif et de violent :

    « la joie jusqu’à

    la jouissance ».

    La saison, qui s’ouvre sur le « travail de marqueterie » de l’artiste, met aussi l’accent sur une « angoisse de joie », oxymore qui accompagne la descente de la poète en elle-même, en un lieu qui la tient à distance, dans un silence qui ne connaît pas les mots. Un avant et un après se dessinent, qui marquent un cheminement progressif tant sur le plan de l’art que de la méthode. La peintre prend des risques, elle ose, invente, se conforte dans les exigences de la liberté prise. Les couleurs éclatent, qui laissent entrevoir « un moi mal mélangé » (je souris au passage à la lecture de ce vers qui me fait songer à James Sacré). Avec le mimosa, arbre de prédilection, le jaune prend toute sa force, laquelle se dit dans ce vers quasi pesquésien (comment ne pas penser en effet aux jaunes du Juliau de Nicolas Pesquès ?) :

    « le jaune est la couleur de jouir ».

    Dans le même temps, ce regard ouvre l’espace sur le lien qui s’établit entre le mot et la chose qu’il est censé représenter, entre le mot et la couleur. L’écart ne cesse de s’agrandir. Peut-être la couleur réussira-t-elle là où le mot révèle son inaptitude ? Et pourtant non. L’expérience s’avère semblable. La peinture s’affirme comme reproduction, comme tentative de représentation, avec tous les écueils constitutifs de cet acte même :

    « si je reproduis un arbre

    ne se montre pas

    un arbre

    n’est pas un arbre ».

    […]

    « j’imite mais

    manque la réalité ».

    Peinture et poésie ? Un point commun lie poésie et peinture, peintre et poète. Dans l’un et l’autre actes de création, l’artiste s’expose, prend des risques. Dérange/déroge/« déloge ».

    Dans les toiles exécutées par la poète, l’arbre est bien au centre, tutélaire. Fondement du paysage existentiel d’Aurélie Foglia. Il est cet abri qui l’accueille tout entière, à la fois son double et sa nature profonde. D’où l’importance d’un geste dénudé, libéré de toute attache et par là-même fragilisé :

    « je veux peindre un tableau

    à l’aveugle

    réfugiée dans mon geste

    tâterai les membres de l’arbre

    long ensemble de traces

    se détacheront sur la feuille de moi ».

    Le geste est un geste refuge, livré à lui-même, uniquement consenti à lui-même pour faire advenir la femme dans sa pleine arborescence.

    Dans la troisième Saison, « Peindre avec la langue », la poète expose ce qu’elle n’est pas, ce qui est inné en elle :

    « je ne suis pas

    peintre à l’origine…

    viens de la bouche ».

    Sans doute la poète extériorise-t-elle, sous l’implicite du mot « bouche  », ce qui est en lien avec ce muscle étrange et ambigu qu’est la langue. Parole/parler/langue/écriture. Guetteuse de signes, habitée par un rituel inconnu, la poète dit sa jubilation. Elle « réinvente » ce corps et, au-delà, un « art scribal » qu’elle découvre dans le bonheur. Et ce bonheur passe par les yeux, dans la façon inouïe qu’ils ont de trouver dans les formes peintes une extravagance tout à la fois physique et mentale. Au cœur de cette jouissance onirique explosive-délirante, la peinture semble pouvoir supplanter un temps l’écriture. La poète se retire au profit de l’acte de peindre. Pourtant, peinture et écriture vont l’amble, un écho s’affirmant « entre peindre et poème ». L’écriture intervient, qui rend à la langue son pouvoir, met en branle une musique baudelairienne, fait surgir les accords, joue avec les silences et les points d’orgue :

    « l’émulation me prend

    comme une musique

    à la mer ».

    Peut-être, dans ce contexte musical, la couleur fait-elle aussi office de piment :

    « la couleur pique

    la langue ».

    Sons couleurs images se disséminent sur la page, ce qui n’empêche nullement le désarroi d’affleurer, l’abattement d’émerger :

    « je peine je peins

    je n’ai pas l’art ».

    Même si Aurélie Foglia définit son travail d’écriture comme « une sorte de journal d’ate/lier » ou encore une « chanson de gestes », sans cesse revient sous sa plume la question de la préséance. La peinture ? L’écriture ? L’écriture est première ; la peinture est venue après : « écrire m’a appris à peindre ». Mais davantage que l’écriture, la peinture a à voir avec le corps. Et l’on revient là à l’essentiel. Peindre avec le corps, c’est donner à la couleur sa fréquence cardiaque, son souffle vital, le souffle de la nature restaurée. C’est faire du corps lui-même une œuvre. La peinture prend le pas sur l’écriture, affirme sa toute-puissance :

    « peindre représente

    la possibilité

    de ne pas peindre

    avec des mots ».

    Là où la langue montre ses insuffisances, son inadaptation à dire, les doigts, eux, agissent, agiles à prendre la mesure du geste. La peinture, cet « art tellement tactile », met tous les sens en alerte. Il arrive parfois que s’accomplisse une complicité langue/doigts, et que se fasse l’osmose :

    « ma main peint

    avec ma langue peint

    à la main ».

    Jusque très avant dans le recueil, seule la relation intime de la poète avec l’arbre et la peinture est donnée. Une histoire qui s’inscrit dans le prolongement des hommes de la préhistoire :

    « ma pratique remonte

    à l’époque où l’homme avait plus

    de mains ».

    La poète chante dans ces trois saisons une genèse heureuse :

    « il a fait beau beaucoup

    au pays de peindre ».

    Avec la Saison IV se déploie la descente aux enfers. Quelque chose est advenu, qui n’avait pas donné de signes et qui plonge soudain la poète-peintre dans un profond désespoir. Les arbres sont désormais des « fantômes ». Impuissants, ils n’ont pu se défendre, ils ont été démembrés, « désart/iculés ». Détruits. Ils n’existent plus, se sont effacés. Réduits à l’état de cadavres. Désormais absents. Quelque chose s’est produit, qui tient de la tragédie. Privé d’images, privé des arbres et de leurs toiles, l’ouvrage devient un livre de deuil et les poèmes de la saison, un long thrène douloureux. Le titre du recueil fait irruption, porteur de son interrogation sans réponse :

    « comment dépeindre

    ce qui n’a plus d’existence ».

    Étape par étape se dit l’histoire de l’après-bonheur. Le récit d’un carnage survenu par une nuit d’hiver, en l’absence de la poète dans sa chambre-atelier. Éventration/défenestration/destruction. Un « articide » qui scelle le dénouement dramatique d’une relation d’un couple en proie à la violence conjugale. La vengeance d’un époux jaloux a eu raison de l’œuvre peinte

    « devenue

    son œuvre

    seule

    l’œuvre de la violence ».

    Comment survivre à cette douleur, comment dès lors exister tout en étant dépossédé de soi ?

    « je n’ai plus rien je suis

    en train d’être avalée

    par l’œuvre devenir

    impersonnelle ».

    Pour autant la vie se poursuit pour les autres. Dans l’indifférence ou l’incompréhension. Pour Aurélie Foglia, réduite à l’errance et à l’exil hors de chez elle et hors d’elle-même, la vie est devenue « irrattrapable ».

    Comment dépeindre, un recueil poétique fort. Bouleversant et beau.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Aurélie Foglia  Comment dépeindre




    AURÉLIE FOGLIA


    Foglia
    Source




    ■ Aurélie Foglia
    sur Terres de femmes


    [décrire peindre écrire dépeindre désécrire] (extrait de Comment dépeindre)
    Entrées en matière (lecture de Tristan Hordé)
    Entrées en éléments (extrait d’Entrées en matière)
    Gens de peine (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Gens ne s’appellent pas] (extrait de Gens de peine)
    [tic-tac de la pluie] (extrait de Grand-Monde)




    ■ Voir aussi ▼


    le site d’Aurélie Foglia
    → (sur le site des éditions Corti)
    la fiche de l’éditeur sur Comment dépeindre d’Aurélie Foglia





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  • Angèle Paoli | Écrire l’exil


    Angèle Paoli Écrire l’exil
    Ph., G.AdC







    ÉCRIRE L’EXIL




    Je veux écrire l’exil
    l’asile introuvable des mots
    ils tremblent sous la langue

    le petit rouge-gorge est mort
    happé par le monde hostile
    exil hors de sa branche

    le bleu du ciel échappe
    il ne retient pas la peur
    le souffle d’air passe
    il filtre entre les pas
    le temps recule

    quels mots pour dire
    la détresse
    quels mots pour dire
    l’abandon
    quels gestes pour dire
    l’indicible
    que nul ne veut
    ni voir ni entendre

    quels mots pour qu’émerge
    la plainte des exilés
    jetés hors les murs
    poussés vers quel ailleurs
    toujours plus mensonger
    le mirage miroir
    de mille malédictions

    quels mots pour crier l’amertume
    les corps broyés
    quels gestes inventer
    pour que s’ouvrent les portes
    pour que les bras accueillent
    pour que s’éclairent les visages
    et que les mains se tendent

    quels regards
    pour que se tisse enfin
    le fil entre les hommes.




    Angèle Paoli, in anthologie Sidérer le silence, Poésie en exil, Cinquante poètes d’ici et d’ailleurs. Anthologie dirigée par Laurent Grison. Éditions Henry, collection Les Écrits du Nord, 2018.







    SCRIVERE L’ESILIO




    Voglio scrivere l’esilio
    l’asilo introvabile delle parole
    che tremano sotto la lingua

    è morto il piccolo pettirosso
    ingoiato dal mondo ostile
    esilio fuori del suo ramo

    scappa il blu del cielo
    non ritiene la paura
    passa il soffio d’aria
    filtra tra i passi
    indietreggia il tempo

    quali parole per dire
    l’angoscia
    quali per dire
    l’abbandono
    quali i gesti per dire
    l’indicibile
    che nessuno vuole
    né vedere né sentire

    quali parole per fare sì ch’emerga
    il lamento degli esiliati
    gettati via fuori le mura
    spinti verso quale altrove
    sempre più falso
    miraggio specchio
    di mille maledizioni

    quali parole per gridare l’amarezza
    i corpi frantumati
    quali gesti inventare
    perché si aprano le porte
    perché accolgano le braccia
    perché si illuminino i visi
    e che si porgano le mani

    quali sguardi
    perché si tessa
    il filo tra gli uomini.




    Angèle Paoli, in Traduzionetradizione, Quaderni internazionali di traduzione poetica e letteraria diretti da Claudia Azzola, Quaderno plurilingue n° 17, 2020, pp. 8, 9. Traduction en italien de Francesca Maffioli*.



    ________________________
    * Francesca Maffioli è nata a Lovere (Bergamo) e vive tra Milano e Parigi. Nel 2017 ha completato il dottorato in Studi di genere all’Università di Parigi 8 e in Storia della lingua e letteratura italiana all’Università degli Studi di Milano, con una tesi sulla poeta Amelia Rosselli. Nel 2018, ha ottenuto il titolo di Maître de conférence en langue et littérature italienne. Fino al 2019 a fatto parte del direttivo della Società Italiana delle Letterate (SIL). Dal 2016, scrive su il Manifesto. Scrive anche sul blog Erbacce e sulla rivista Leggendaria per la rubrica « Canto e Contracanto ».

    Tra le pubblicazioni del 2019 figurano :

    Figurations mélancoliques : un regard sur Variazioni bellichein Catherine Flepp et Nadia Mékouar-Hertzberg (éds.) ; Histoires de folles. Raison et déraison, liaison et déliaison, Orbis Tertius ; Temporalità fluida, in Giuliana Misserville, Monica Luongo (éds.) ; Il tempo breve : narrative e visioni, Iacobelli editore (2019) ; Amelia Rosselli e l’écriture féminine in Altre Modernità, Rivista di studi letterari e coloniali, Università degli studi di Milano ; Disrespected Literatures : Histoiries and Reversal of Linguistic Oppression, n° 22/2019. Sofistiche in Bayer contro Aspirina. Erbacce, L’umorismo che resiste ai diserbanti, Derive e Approdi, 2020. Eva e Famiglia in Abbecedario Ceresa. Per un dizionario della differenza, in Laura Fortini, Alessandra Pigliaru (eds.), Nottetempo, 2020.








    Traduzionetradizione



    Traduzionetradizione 1






    ■ Voir aussi ▼


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  • Julien Bosc, Goutte d’os

    par Angèle Paoli

    Julien Bosc, Goutte d’os,
    éditions Collodion, 2020.
    Texte de préfiguration de Françoise Clédat.



    Lecture d’Angèle Paoli


    « DES OS ET OS-SÈMES DANS LA BOUCHE »




    Ce matin-là, dans ma boite aux lettres, un livre. Un ouvrage de bibliophile, imprimé dans l’Indre sur un vergé 120gr. Couverture typographiée sur pur chiffon d’Écosse 300 gr. Un auteur que j’aime : Julien Bosc. Un titre qui, étrangement, m’évoque l’Ossi di seppia de Montale : Goutte d’os. Une maison d’édition rare : Collodion. Je m’interroge. Ai-je commandé ce livre ? Et, en cette période de clausura, les services de presse en poésie sont plutôt discrets. Au cœur de l’ouvrage, une carte de visite des éditions Collodion. Signée de l’éditrice Claire Poulain. Le livre m’est adressé de la part de la poète et amie Françoise Clédat. Cette découverte m’émeut. Et l’attention me touche. Infiniment. Je savais le lien qui existait entre Françoise Clédat et Julien Bosc. Je savais, qu’outre la poésie et l’écriture poétique, tous deux avaient en partage la Creuse. Françoise Clédat y demeure de longue date. Julien Bosc y avait créé en 2013 sa maison d’édition : « Le Phare du Cousseix ». La première fois que j’ai tenu entre les mains un ouvrage édité par Julien Bosc, c’était en 2017. A ore, Oradour. Un poème de Françoise Clédat. Un poème qui fait aujourd’hui partie d’un plus vaste recueil : Ils s’avancèrent vers les villes.

    J’ai sous les yeux Goutte d’os. Un livre posthume qui, par l’entremise de la poésie, réunit une fois encore deux poètes que j’aime. En texte de préfiguration, une lettre posthume que Françoise Clédat adresse à Julien Bosc. Datée de mars 2020, la lettre dit les liens que la poète avait noués avec le poète de Cousseix. Une lettre où elle dit aussi son émotion et son admiration pour l’« humble absolue radicalité » du poème Goutte d’os. Daté au 24 mars 2018 par Julien Bosc. Écrit entre La Flotte-en-Ré et Cousseix.

    Langue de mer épurée jusqu’à l’extrême de la dénudation, la langue de Goutte d’os est pour Françoise Clédat comme une « langue d’os ». Dénudée, dépeaussée. Jusqu’au plus dense, mais aussi jusqu’au plus ténu et au plus fragile. Une langue dépurée jusqu’à la « quintessence ». Jusqu’à la « goutte d’os ». Osmose de composants non miscibles, eau/os, par alchimie des mots. Ce que Julien Bosc exprime en creux dans cet ultime recueil, et par « creusement de langue », c’est « un amour et une dévastation » :

    « (ah comme on s’aima ma morte) » | « ô le ciel ma morte mon amour ».


    Une tragédie a eu lieu qui entraîne (le poète) dans le basculement entre un avant et un après. De l’amour à la mort. La mort a balayé l’amour, corps éperdu-perdu sans espoir de retour :

    « les os d’une main dans la main

    enlacés :

    là se dit tout

    se disait

    avant

    avant la peau les os incinérés ».

    L’amour la mort (omniprésente) se conjuguent ici avec la mer, dans les poèmes clairsemés sur la page. La mer, sa voix sa peau ses algues. Ses plantes marines — laîches arméries cinéraires — et son écume, ses oiseaux et son ciel. Sa langue ressac qui revient. Palilalie. Et langue trébuche. Répète. « elle dit elle dit ».

    « recoudre

    recoudre

    mais comment      comment les os ? ».

    La langue du poète absenté de lui-même, évidé de mots — « langue muette » — se réduit parfois à des répétitions, à des silences. Mots sans buts, desquamés privés de son (sa) destinataire :

    « mots pour

    sans personne ».

    La mer la mort, l’amour et la merlette cou coupé, dépecée elle aussi, « langue morte » « devenue os ». Le monde est réduit à cendres par la mort comme le sont aussi les mots sur la page, réduction des poèmes. Seuls résistent encore et cherchent un espace quelques vers épars. Le poète parle langue blanche, lavée par les vagues, décapée, dépecée, désossée, mots et phrases raturés, mots repris ravalés. Comme écrits par regret ? Langue blanche et pourtant si tendre, vigilante à l’infiniment-petit-touché-par-la-mort, histoire d’une merlette semblable à la femme aimée, langue d’oiseau devenue os dans le bec, mots désossés de même, d’eux-mêmes, larmes réduites à concrétions légères, calcifiées, « goutte d’os » exhumée de la mer. Qui de la merlette ou du corps aimé/noyé — « ange-mort » — draine le chagrin ? L’un comme l’autre desquamé par le reflux des vagues, violence du vent du sang des déchirures. Une même cruauté.

    Travail des os dans le corps et résistance de la bouche obstruée bouchée jusqu’à étouffement, travail de la langue retenue, tenue de se taire. Écouter les os. Le travail de la langue se fait sur la page

    « où échouer

    — si les creux d’un recueil ».

    Comme les eaux envahissent, les os se répandent emplissent renversent/inversent en X (chiasme) :

    « des os plein les yeux

    de la peau plein les os

    plein les mains

    plein la tête

    plein la bouche ».

    Le lecteur cherche sous les os un sens qui fasse histoire, corps de la merlette déplumée, corps autopsié de noyée. Que reste-t-il ? Sinon

    « la merlette perdue

    voix bec dans les plumes :

    un coquillage »

    sinon

    « la gravure d’un visage

    d’une pure pleine jeunesse »

    « tout un corps

    pas plus épais qu’un os

    enlacé dans une main


    ô mon amour

    ô ma mort ».


    Perte peine raturées amour/mort, l’un et l’autre, l’un comme l’autre. Le souvenir de ce qui fut refait surface, refait mémoire. Souvenir d’un visage qui se dénoue en « un tas d’os enfants ». Mais aussi « os défaits d’un ange échoué ». Langue inutile privée de vie de sel de mer réduite abasourdie

    « mots d’une langue morte

    — bée face la mer ».

    Mots langue voix de l’autre surviennent en italiques :

    « à voix marée basse

    une cinéraire

    mes derniers mots »

    ou encore

    « ci-gît lui       elle

    mort morte

    — barre d’écoute reçue en plein visage ».

    Et les traits longs forment enclave dans le poème. Des apartés se glissent, questionnements et suppositions du poète. Évidés sur le vide, les mots de l’indicible sont emplis de silence. Semis de sens, os, des sèmes dans la bouche « à ne savoir que dire ».

    Reste

    « sur la stèle sur la grève :

    un bouquet d’os en fleur

    toutes blanches ».

    Et l’émotion grande, cachée sous l’impossible à dire.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Julien Bosc montage






    JULIEN BOSC


    Julien Bosc
    Ph. © J-D Moreau
    Source





    ■ Julien Bosc
    sur Terres de femmes


    Le coucou chante contre mon cœur (lecture d’AP)
    [Nous pourrions dire une forêt] (extrait du Coucou chante contre mon cœur)
    [Hormis les lèvres où mourir] (extrait de De la poussière sur vos cils)
    La Demeure et le Lieu (lecture d’AP)
    [marcher chaque jour] (extrait de La Demeure et le Lieu)
    [Nue-pâle sous sa toilette de satin noir] [extrait d’Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa]
    Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa (lecture d’AP)
    (Et toi, qui es-tu ?) [extrait de Je n’ai pas le droit d’en parler] (+ une notice bibliographique)




    ■ Voir aussi ▼


    le site des éditions Collodion
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Julien Bosc
    → (sur Terre à ciel)
    Hommage à Julien Bosc, par Isabelle Lévesque
    le site des éditions Le phare du cousseix
    → (sur le blog Mediapart Outre l’écran)
    Julien Bosc (par André Bernold), par Jean-Claude Leroy






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  • Angèle Paoli | [Te souviens-tu de la Madonna del Parto ?]


    Madonna del parto
    Piero della Francesca, Madonna del Parto, v. 1455 (particolare)
    Museo della Madonna del Parto, Monterchi








    [TE SOUVIENS-TU DE LA MADONNA DEL PARTO ?]



    Te souviens-tu de la Madonna del Parto ? murmure une voix derrière son épaule. La « Madonna » de messer Piero ? La Madone en robe de velours bleu ? Oui, celle qui pose sa main sur son ventre rond, écarte d’un doigt le plissé du tissu, regard baissé vers l’enfant qu’elle porte et qu’elle sent bouger en elle. Je me souviens des deux anges qui tirent les rideaux d’un dais de théâtre pour lui permettre de prendre place. Sur les devants de la scène, sans doute. Une scène intérieure. Sans parole. Muette. Où était-ce ? Quelque part en Toscane. Dans un petit village un peu à l’écart. Nous avions découvert la fresque de messer Piero dans une chapelle de cimetière. C’était à Monterchi, je crois. N’était-ce pas le village d’origine de la mère de Piero ? Romana di Perini ? Oui, peut-être. Je ne sais plus. Et ensuite ? Ensuite nous avons déjeuné dans une auberge. Une auberge de chasseurs, modeste et un peu triste, comme ce village dont l’unique trésor est cette peinture, protégée, jalousement gardée, surveillée. Comment la Madonna del Parto avait-elle échoué là ? C’est de cela que nous avions parlé, de ce mystère. Qui n’en est peut-être pas un. Piero avait sans doute voulu rendre hommage à donna Romana, sa mère. Je me souviens aussi de la Résurrection de messer Piero. Tu venais de lire le dernier J.-B. Pontalis. Son Dormeur éveillé. Oui. Une rêverie immobile. Les serviteurs du Christ endormis à ses pieds. Bouche ouverte, disais-tu, et dodelinant de la tête. Bouche ouverte ? Vraiment ? En es-tu si sûre ? Il me semble, mais j’invente peut-être. Je sais que le tableau du maître de Borgo t’avait hypnotisée, tenue longtemps absente à toi-même. Comme si tu étais toi aussi sous l’emprise d’un sommeil irréel. De cela seul, je me souviens. De la pinacothèque du Borgo, il ne me reste rien. Tout s’est effacé. Seules les lignes des collines douces se sont inscrites en moi. Je me souviens de ton émoi devant la blondeur de leurs courbes. Tu me disais que Piero Della Francesca les avait admirées bien avant nous, lui qui aimait tant les représenter dans ses paysages.





    Madonna particolare 2






    Madonna particolare 3





    La lecture de ce Dormeur éveillé nous a ramenés tous deux à cet été-là. Un été toscan, lourd de chaleurs et de siestes. C’était l’été de tes trente ans. Je t’avais proposé de passer le mois de juillet à « La Scheggia », dans une villa du Cinquecento. Cette idée t’avait enchantée. La Scheggia ? Une écharde dans le paysage ? Peut-être. J’avais déniché l’adresse du marquis d’A… dans les Carnets d’adresses du Monde. Le marquis était ravi de faire notre connaissance. Il aimait la Corse. Il cabotait, l’été, à bord de son voilier et il lui arrivait de faire halte dans le porticellu de Centuri. Il y avait des amis. Beaucoup d’amis. Le marquis avait décliné pour nous toute une litanie de noms prestigieux. Artistes, gens de lettres, gens d’argent, qui ne faisaient pas partie de ton monde. Ni du mien, bien sûr. Il était reçu dans les plus belles maisons d’Américains disséminées sur les collines environnantes du Cap Corse. Les fameuses maisons aux plafonds peints, signes de fastes anciens. Les haciendas blanches des riches planteurs de canne à sucre, de café, de coton venaient se superposer aux paysages toscans, sous la lumière aveuglante de la Corse. Tu imaginais la vie de tes ancêtres, hamacs et calèches, robes à volants et ombrelles, tous les clichés que les aventuriers du Cap Corse avaient importés de Trinidad ou du Venezuela. […]



    Angèle Paoli, « Parmi les lys d’eau, Alfea », Italies Fabulae, récits, éditions Al Manar, 2017, pp. 9-11. Postface d’Isabelle Lévesque.





    Italies Fabulae 3



    PIERO DELLA FRANCESCA


    Piero della Francesca  Autoritratto 2
    Piero della Francesca, Autoritratto
    Resurrezione (particolare)
    Museo Civico, Sansepolcro





    ■ Piero della Francesca
    sur Terres de femmes


    Yves Bonnefoy | Une silencieuse ordalie
    Erri De Luca, Piero della Francesca
    [Anne-Marie Garat, I] Piero della Francesca | La Madonna del Parto
    [Anne-Marie Garat, II] Piero della Francesca | La Madonna del Parto
    Michaël Glück, L’Enceinte
    Mario Luzi | Près de la reine de Saba
    Bernard Simeone | Madonna del Parto
    12 octobre 1492 | Cole Swensen, Mort de Piero della Francesca





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  • Angèle Paoli | L’Aviatrice, III


    Sarla_Thakral
    Source








    L’AVIATRICE (suite)



    III

    .

    et si c’était une danseuse ?

    Une danseuse élancée
    à ce point habitée
    par le souffle d’Icare
    que des éléments      elle oublie
    de considérer la violence
    et leur tourne
    le dos

    cuirassée casquée ailée de voiles
    légère — lourde
    la danseuse se prépare à l’envol
    toiles gonflées sous les brisants
    flots secoués par la bourrasque

    elle évolue
    se fait oiseau géant
    bernache des confins
    ouette cendrée
    de magellan
    et des terres glacées

    pieds tendus vers ~~~
    ~~~ l’élévation prochaine

    .

    elle adhère au sable
    fouettée par les vagues
    cuisses et ventre enrobés
    dans la mouvance des flots
    bras en croix
    et tête émergeant
    dans les vents

    coiffée de

    l’exponentielle voilure

    la navigatrice se déploie

    femme

    cerf-volant

    oiselle

    éolienne éblouie

    elle caresse ses ailes      s’ébroue
    s’invente       femme-oiseau
    s’élève       dans son rêve
    de verre

    idéal

    .

    insensée       alourdie par les ors
    des écailles

    condamnée dans les airs
    à un exemplaire naufrage
    que son aveuglement
    l’empêche d’entrevoir

    virevolte
    dans le vide

    O Captain! My Captain! Our fearful trip is done

    chante la poète éperdue

    de désirs insondables
    de rêves et d’émois

    glacés dans l’air

    d’airain.






    AVIATRIX



    III

    .

    and if this was a dancer?

    A slim dancer
    in this instant inhabited
    by the breath of Icarus
    with its many qualities       she forgets
    to regard the violence
    and turns her back
    on them

    armoured helmeted sail-winged
    airy – heavy-weight
    the dancer readies for lift-off
    a billowing of canvases before the breakers
    waves whipped up by a squall

    she’s re-made
    changes herself to a giant bird
    borderland brant goose
    ash-grey goose
    off the straits of Magellan
    the frozen shores

    feet stretched towards ~~~
    ~~~ the next height

    .

    she sticks in the sand
    lashed by waves
    belly and thighs smothered
    in the shift of the tides
    arms folded
    and her head floating high

    capped by

    the exponential sail

    the navigator unfurls herself

    woman

    kite flying

    little bird

    dazzling windmill

    smooths her wings                   shakes herself
    invents herself       bird-woman
    lift-off          in her dream
    of glass

    perfect

    .

    madness      encumbered by gilding
    of scales

    doomed in the air
    to an exemplary shipwreck
    her blindness
    prevented her seeing

    she’s tail-spin
    in the void

    O Captain! My Captain! Our fearful trip is done

    the frantic poet sings

    of immeasurable wishes
    dreams and commotions

    ice-locked in air

    of brass.


    Translated by Martyn Crucefix



    Angèle Paoli, Rêve de Verre | Glass Dream, 2018 in Agenda, Anglo/French issue, vol. 53, Nos 1-3, Winter 2019/2020, Mayfield, East Sussex, pp. 15, 16, 18, 19.





    Agenda 1





    AGENDA


    Agendas





    ■ Voir aussi ▼


    L’Aviatrice, I & II
    le site d’Agenda





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