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  • Catherine Weinzaepflen, Le Rrawrr des corbeaux

    par Angèle Paoli

    Catherine Weinzaepflen, Le Rrawrr des corbeaux,
    éditions Flammarion, Collection Poésie/Flammarion, 2018.



    Lecture d’Angèle Paoli




    « J’ATTENDRAI / LE TEMPS D’USURE / D’UN SAVON À L’AMBRE »



    De Sydney à Paris, Catherine Weinzaepflen écrit. Qu’elle soit en Australie, en France ou ailleurs, les livres ne la quittent pas. L’écriture non plus. Son dernier ouvrage en date est une suite de poèmes rassemblés sous le titre Le Rrawrr des corbeaux. En tout, 66 poèmes numérotés (en lettres majuscules et sans traits d’union entre les numéraux composés) auxquels viennent s’ajouter douze autres textes non numérotés, lesquels se glissent entre les pages. Étrange composition. Étrange contrepoint. Qui interroge et qui engendre une lecture à double entrée. La première en suivant, page après page, l’ordre d’occurrence des textes dans la suite composée par la poète. La seconde en récurrence, en commençant par la fin de l’ouvrage, c’est-à dire en consultant les deux ultimes pages portant l’intitulé :

    « Catherine Weinzaepflen avec : »

    Suit une liste de noms de poètes, écrivains et artistes, connus ou non du lecteur, chacun mis en correspondance avec un ou parfois plusieurs nombres. À partir de cette « table » d’un genre particulier tout s’éclaire. Le lecteur comprend que chaque poème s’inscrit dans un dialogue de la poète avec l’autre, lequel est quelquefois nommé dans le poème (Walt Whitman, Tim Winton, Reznikoff) ou dont on peut aussi saisir la présence à travers mots ou initiales (M.D.). L’autre : un tremplin pour l’écriture.

    L’écrivain ne part jamais de rien et l’écriture qui est la sienne se fait in praesentia des autres ; même si cette présence — et c’est ici le cas — semble partiellement cryptée pour le lecteur. La voix de Catherine Weinzaepflen entre en symbiose avec la voix de ceux ou de celles qui sont convoqués sur la scène d’écriture du livre. Jusqu’à se confondre. Parfois certains signes — titres, citations et initiales, allusions explicites — facilitent l’identification de l’autre. Ainsi du poème CINQUANTE QUATRE :

    « j’écoutais ce matin

    la voix de M.D.

    ici à Sydney

    la lumière d’un jour

    d’hiver ensoleillé

    Marguerite balayant ainsi

    une nuit de cauchemars

    […]

    il y a des tas de régions

    en toi

    qui se mettent à nu,

    disait-elle à son acteur

    et j’aime qu’elle dise région »

    Mais ce n’est pas toujours le cas. Il arrive que le poème ne se livre pas. Il garde alors son entier mystère. Quant à la poète, elle entre en symbiose avec les auteurs poètes et artistes qu’elle affectionne et qui structurent de longue date sa vie intellectuelle. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, d’une composition métissée, tableau ou suite narrative dans laquelle Catherine Weizaepflen se dévoile en dévoilant ses propres goûts littéraires, artistiques ainsi que sa sensibilité politique. Dominent dans ce panorama qu’elle nous offre de son arrière-pays culturel les auteurs australiens et anglo-saxons. Artistes et auteurs français sont aussi bien représentés. Je m’étonne de la présence solitaire de l’Allemand Friedrich Hölderlin, de celle, singulière, de la Japonaise Sei Shônagon. Et je remarque le trio italien représenté par Andrea Zanzotto, Erri De Luca et Dante Alighieri. Je ne suis cependant pas surprise de l’absence de la poète allemande Ingeborg Bachmann. Qui a déjà fait à elle seule l’objet de tout un ouvrage, intitulé Avec Ingeborg. Il est donc possible d’imaginer que Le Rrawrr des corbeaux est un prolongement de ce précédent ouvrage.

    Le titre de cette suite a de quoi inquiéter. Les corbeaux sont désignés par leur cri, « le rrawrr », onomatopée brute, sauvage (raw) et noire qui insiste sur le roulement des « r » et contient en miroir le mot war. Dès la première page (UN), la présence inquiétante des oiseaux est avérée. En nombre : « les corbeaux prolifèrent ».

    Les corbeaux se manifestent aussi dans les poèmes. Mais par intermittence. Annonciateurs de mort. Ils surgissent au travers des violences, dont les injustices et les désespoirs préparent le terrain. Ainsi du poème HUIT qui prend appui sur la colère de Jean-Jacques Viton :

    « les expulseurs les banquiers les politiques

    ça suffit maintenant ça suffit »

    et la poète d’enchaîner avec ses mots :

    « back home

    loin du Pacifique

    loin du bush aux fleurs minuscules

    le bush peuplé de mille oiseaux

    j’entends la voix de mon ami

    sa formidable colère

    ils disent nouveau gouvernement

    et je pense Fuck off

    alors où comment

    une autre vie

    tout est si désespéré mon ami »

    Viennent les attentats et les guerres. Gaza 2014 où « les enfants meurent déchiquetés / par les bombes ». Ou encore, en ONZE (Frank Smith), les strophes qui s’agencent autour de l’attentat du 7.01.2015 :

    « la scène qui annihile toute pensée :

    dans une pièce de 25 m2

    l’assassinat de 10 personnes

    à l’arme de guerre »

    Pour Catherine Weinzaepflen

    « la date retenue

    sera le 11.01.2015

    un million de personnes dans la rue… »

    La poésie de Catherine Weinzaepflen s’empare de ce qui fait le quotidien de C.W., où domine l’anglais, et celui des personnes avec qui elle fraternise. Celle-ci évoque ce quotidien sans pathos, soucieuse de coller au plus près au réel et de ne pas le perturber par ses propres réactions. Ainsi du poème SIX (qui ne fait référence ni allusion à aucun poète ou artiste) qui brosse dans un décor de guerre, de manière sèche et concise, une scène d’intimidation au pistolet, de mise en joue vécue en direct par la poète :

    « nuit

    ville en ruine

    noir

    tout est noir

    jellabas noires

    visages noirs

    les tueurs patrouillent

    […]

    deux tient un pistolet

    dans chaque main

    […]

    soudain des cris

    une agitation

    les tueurs partent en courant

    nous ne sommes pas morts »

    D’autres cruautés surgissent au détour d’une page. Ainsi de cette scène d’émasculation en Inde d’enfants offerts à la Divinité :

    « le médecin

    muni de machettes

    émascule le jeune garçon

    l’aura fait manger et dormir

    avant de le castrer »

    [DIX HUIT, Roberto Bolaño]

    L’économie des notations et l’absence de lyrisme qui caractérisent l’écriture de Catherine Weinzaepflen ne sont cependant pas synonymes de froideur. Ici ou là transparaît la trace d’une émotion. Souvent en lien avec le rêve. Ainsi d’Anna Torres dont, en DIX SEPT, elle clôt l’évocation par ces mots :

    « elle s’est tuée un jour d’août

    pendue

    je rêve parfois d’elle ».

    De même dans le poème TROIS, consacré à Sylvia Plath qui se conclut ainsi :

    « de mon côté

    dans la nuit noire sans lune de Sydney

    je caresse le souvenir d’eux »

    Eux : Sylvia / Assia (seconde épouse de Ted Hughes) / Shura (demi-sœur de Frieda qu’Assia tua avec elle / Nicholas, fils de Sylvia.

    Ailleurs, dans les poèmes qui ne renvoient à aucun artiste ou écrivain particulier, la poète évoque sa jeunesse. Ainsi du poème SOIXANTE TROIS. Un brin de nostalgie transparaît, lisible grâce à la disposition des mots sur la page :

    « nous étions jeunes

    et nous nous aimions

         follement

    […]

    mes plus belles années ?

    (pensée excessive sûrement) »

    Si les corbeaux, quelle que soit la forme que prend leur présence, sont à l’œuvre dans la poésie de Catherine Weinzaepflen, il demeure quelques trouées de lumière : « une sauterelle / venue d’on ne sait où » ; la « perfection d’un matin d’été ».

    Et ces quatre vers qui se détachent de DIX :

    « la pureté du matin

    un monde simple

    terrasse blanche

    sous un toit de canisses ».

    Ainsi, au milieu de tragédies devenues la norme, le bonheur se manifeste-t-il encore parfois, ténu mais présent malgré tout :

    « le bonheur

    advient

    par bribes ».

    Et la poète de conclure sa suite poétique par cet aveu singulier et intime :

    « j’attendrai

    le temps d’usure

    d’un savon à l’ambre ».

    Trois vers qui à eux seuls suffisent à susciter le désir d’une relecture.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Catherine Weinzaepflen  Le Rrawrr des corbeaux




    CATHERINE WEINZAEPFLEN


    Catherine Weinzaepflen
    Source




    ■ Catherine Weinzaepflen
    sur Terres de femmes


    Huit [avec Jean-Jacques Viton](extrait du Rrawrr des corbeaux)
    Avec Ingeborg (lecture d’AP)
    Celle-là (lecture d’AP)
    L’Odeur d’un père (lecture d’AP)
    [Quand j’ai onze ans] (extrait de L’Odeur d’un père)
    8 juillet 1593 | Naissance d’Artemisia Gentileschi (+ un extrait du roman Orpiment de Catherine Weinzaepflen)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    la terre est ronde




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur le site du cipM)
    une page bio-bibliographique sur Catherine Weinzaepflen (+ deux extraits d’archives sonores)
    → (sur le site des éditions Flammarion)
    la fiche de l’éditeur sur Le Rrawrr des corbeaux





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  • Emmanuel Merle, Tourbe

    par Angèle Paoli

    Emmanuel Merle, Tourbe,
    éditions Alidades, Collection Création, 2018.



    Lecture d’Angèle Paoli




    « IL Y A AUSSI UNE BARQUE »



    Si le titre monosyllabique Tourbe ne laisse rien pressentir de l’univers vers lequel veut nous conduire Emmanuel Merle, l’exergue, lui, est plus explicite. Empruntés au prix Nobel de poésie Seamus Heaney, les trois vers de Creuser qui le composent, évoquent « la terre remuée » et « la tourbe détrempée » d’un paysage auquel le poète irlandais nous a accoutumés.

    Composé de trois volets, le recueil d’Emmanuel Merle forme un triptyque. C’est d’abord « La longue marche », lente composition poétique en italiques qui inscrit le poème dans le passé ; vient ensuite le volet intermédiaire « L’île des morts », poème onirique. Intitulé « Reste la terre », le troisième volet inscrit le poète dans le temps présent de son voyage.

    Quelques lignes d’ouverture situent le contexte historique dans lequel s’inscrit Tourbe. La grande famine qui a meurtri l’Irlande du XIXe siècle et l’exode qui s’est ensuivi. Il reste, là-bas, de la longue marche tragique, une stèle en pierre en forme de croix. Les mots choisis par le poète pour évoquer cette tragédie de l’autre siècle éveillent en nous, lecteurs, comme un écho en demi-teinte, les images des tragédies d’aujourd’hui, non pas encore réduites à l’état de souvenirs incertains, mais terriblement vivantes, brûlantes et angoissantes. Longues errances de populations affamées, malmenées, épuisées. Ainsi, d’une époque à une autre se perpétuent les exils, qui jalonnent l’histoire en files interminables de morts anonymes. Seuls diffèrent les cieux et les eaux. Dans la lointaine Irlande, les eaux miroitantes du lac Doo Lough, dans le comté de Mayo, gardent en mémoire les noms de ceux qui périrent affamés sur ses rives.

    La longue marche, telle que l’évoque le poète, s’inscrit sur « l’horizon ». Et l’horizon se décline avec le temps. Ensemble ils tissent un décor « déjà peint », une trame d’où surgissent parfois les oiseaux. C’est au commencement, dans quelque chose comme « un avant-dire ». Dans cet espace pourrait s’instaurer un dialogue. C’est aussi dans cet espace qu’apparaît soudain un « Je ». Ce « je » anonymisé a pourtant une histoire. Un passé et un père. C’est avec ce « je » que débute la marche. « Je pars » / « Je rejoins ». Il entraîne à ses côtés d’autres hommes :

    « Nous partons le dos à la nuit, drossés

    vers l’ouest ».

    Partir, c’est se départir de. Se défaire de. Et laisser derrière soi. C’est abandonner une part de soi et ne garder que l’essentiel.

    « Je pars sans emporter la terre,

    juste le bruit sourd des coups de pioche,

    la rugosité de la pelle sur les pierres. »

    Ne rien emporter. Se défaire. Peut-être pour ne pas alourdir la marche, peut-être aussi pour garder l’esprit en éveil. Pour permettre au marcheur d’accueillir ce que le monde recèle de part secrète, sa rumeur invisible, cachée dans les arbres ; son clignotement d’étoiles « froides » :

    « …et nous sommes partis,

    attentifs aux esprits des pierres

    et des arbres croisés. »

    Le temps rythme la marche et l’accompagne. Vient d’abord le temps cosmique, comme celui de la Genèse. Puis s’instaure un ordre. Il y a un avant, il y a un après. Un seuil qu’il faut franchir, espace et temps. Le seuil est délimité par la « porte cochère ». D’un côté la « cour intérieure », de l’autre « l’autre monde », « la terre foraine ». « Je passe la porte cochère » et le monde qui surgit est « une plaine désarbrée », plantée de « pierres échevelées ». Peut-être des humains que l’histoire a figés dans la terre. Avec le départ et l’exil, il a fallu abandonner son nom :

    « Nous sommes partis,

    nos noms sont restés en arrière ».

    Quelque chose de poignant étreint, qui suit le lecteur dans sa propre pérégrination à travers le poème. Dans la simplicité naturelle des notations qui en précisent les contours, le poème déroule sous nos yeux ses étapes. Le voyage s’étire jusqu’au soir, dans l’obscurité du ciel et de la Terre, avec ses attentes, ses visages, ses lucioles. Le monde se réduit à un tremblé de sensations, «  filament tiède », « chuchotis d’insectes ». Pourtant les corps sont lourds et recrus de fatigue. Et les morts jalonnent la route. La montagne soudain s’anime. Dans son humanité, elle accueille la solitude du marcheur. Son empathie avec lui passe par le langage. De leur connivence naît la définition de ce qui se joue dans ce déplacement éprouvant et dans ce qui se joue ici, dans le récit poétique qui le narre :

    « C’est une longue phrase, ta marche,

    Un mantra sur la roche gravée, sur les os

    brisés qui fouillent l’air

    et demandent ton nom. »

    Est-ce toujours du marcheur anonyme qu’il est question ou bien du poète lui-même, absorbé à son tour dans cet anonymat et dans ses interrogations ?

    Plus loin, plus avant dans le poème, surviennent les enfants tout à leurs jeux « au rebord des ravins. » Plus loin encore « un chien de rencontre » fait son apparition. Mais la marche devient fuite. Dérive des hommes peuplée d’inquiétude. Il faut poursuivre et peut-être laisser un peu de part au rêve. Par trois fois convoqué :

    « Nous irons encore au bois,

    le vrai lieu, le seul, habillé par l’enfance

    et par l’être du monde

    […]

    Nous irons au bois, je le promets

    […]

    Nous irons au bois vibrant. »

    L’enfance ? C’est dans le regard que l’on porte sur elle que se trouve la réponse à l’exil. C’est peut-être en elle qu’il faut puiser pour résister à l’enlisement. Car les « terres gastes et veuves » guettent le marcheur, prêtes à l’engloutir s’il n’y prend garde :

    « Marcher n’est rien, mais s’enfoncer.

    La terre baveuse suce tes chevilles

    tu es là où tu ne dois pas être. »

    Est-ce toujours du marcheur anonyme qu’il est question ici ou bien du poète lui-même qui l’a rejoint dans son exil ? Ou bien de chacun de nous ? Réduit à des « ombres passantes », vidées de leur être et de leurs affects ?

    « Je n’appartiens plus qu’à mon pas », confie le marcheur.

    Au terme de cette « longue marche » poétique, émouvante et belle, presque lancinante tant elle habite la lecture, le marcheur —  mais est-ce encore lui — parvient à « L’île des morts. » On pense bien sûr tout aussitôt à Arnold Böcklin, à la barque lente qui fend l’eau froide, au rivage sombre qui se rapproche. On entre dans le monde onirique dans lequel coexistent dans un temps très resserré des actions contraires. Comme dans ces tercets : « La pâte visqueuse… ralentit mon pas » … / « la barque des mots s’enfonce… j’écope ».

    Le poème qui constitue cette seconde partie est d’une facture toute différente. Avec la disparition des italiques, des majuscules et de la ponctuation, toute forme de lyrisme s’est estompée. Strophes et vers sont brefs — parfois réduits à un seul mot. Mise à part une strophe de six vers, le poème déroule ses tercets avec des termes en échos au volet précédent. Le sol est bien cette « pâte visqueuse, spongieuse » dans laquelle la barque s’englue. « Tourbe » et « pourriture », « succion » et « embourbement » caractérisent encore la terre insulaire. Mais la mort accompagne désormais le marcheur, pris entre dérive de l’île, cercueil et linceul. La mort de l’île elle-même est proche, qui bascule dans l’errance. La vision funèbre gagne qui enveloppe tout de sa présence. Elle se précise avec son lot de formes inquiétantes noyées dans un paysage de brume tourbeuse qui envahit jusqu’au corps du voyageur :

    « mon corps est tourbeux

    gonflé des serpents

    ont remplacé mes entrailles

    mes os de balsa humide

    se désagrègent ».

    Que reste-t-il au terme de l’errance ? « Reste la terre », troisième et dernier volet du recueil. Une terre aux noms étranges qui en évoquent d’autres plus anciens, comme flottants dans la mémoire. Achill, Aran. « Moher, Troie éternelle ».

    Est-ce toujours la terre d’Irlande ? Les frontières se brouillent. Dans les cieux se mélangent horizons et cultures. Ainsi dans ces deux vers :

    « On dirait le royaume des morts, le septentrion

    d’un Ulysse égaré, waste land sans paroles. »

    Outre le patronyme de T.S. Eliot, d’autres noms plus conformes à la langue celtique nous confirment que oui, c’est bien de l’Irlande qu’il s’agit. Le poète déambule d’une région à l’autre, d’une île à l’autre, présent au ciel qui l’emplit et qui pourrait devenir sien :

    « Le ciel d’Irlande, enroché par endroits,

    où tu pourrais habiter la lumière… ».

    Il voyage à travers temps et espace, renoue avec la vie, la sienne et celle de tous ceux qui ont bataillé sur ces terres rugueuses. Bordées de falaises noires battues par les vagues et hérissées de tours. C’est l’Irlande du poète qui reprend pied dans la glèbe sombre et reprend souffle avec l’espace. Les strophes se suivent qui deviennent plus amples. Le poème respire.

    « C’est l’aube du monde ».

    Et c’est toujours la même terre gorgée d’eau et de silence. Peuplée d’idéogrammes gravés dans les pierres. « Que reste-t-il ? » Un « avant-paysage » qui glisse ses couleurs entre le poète et sa langue. Un très beau poème qui se clôt sobrement et mystérieusement sur ces quelques mots :

    « Il y a aussi une barque ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Emmanuel Merle  Tourbes 4






    EMMANUEL MERLE


    Vignette Emmanuel Merle






    ■ Emmanuel Merle
    sur Terres de femmes


    [Il n’y a plus d’arbres] (extrait de Tourbe)
    Sylvie Fabre G. | Une terre commune, deux voyages (chronique de Sylvie Fabre G. sur Tourbe)
    Amère Indienne
    [Cape Cod]
    Le Chien de Goya (lecture d’AP)
    Cet ancien lieu (poème extrait de Démembrements)
    Démembrements (lecture d’AP)
    Dernières paroles de Perceval (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Dernières paroles de Perceval (lecture d’AP)
    [Le rouge] (extrait de Dernières paroles de Perceval)
    Ici en exil (lecture de Sylvie Fabre G.)
    ils attendent ce qui (extraits du Grand Rassemblement)
    Migrant (extrait d’Habiter l’arbre)
    [Je me discerne davantage dans le miroir de la couleur](extrait des Mots du peintre)
    [Ramper sur la glace](extrait de Nord, seul point cardinal)
    [Tout est matière, sauf ma décision] (extrait d’Olan)
    [Une promesse, dis-tu]
    Emmanuel Merle & Thierry Renard | La Chance d’un autre jour, Conversation (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Emmanuel Merle & Thierry Renard | [Jour de pluie ici aussi]




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature])
    une fiche bio-bibliographique sur Emmanuel Merle





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  • Claudine Bohi, Naître c’est longtemps

    par Angèle Paoli

    Claudine Bohi, Naître c’est longtemps,
    éditions la tête à l’envers, 58330 Crux-la-Ville, 2018.
    Avec six eaux-fortes, aquatintes et huiles sur bois de Mitsuo Shiraishi.
    Prix Mallarmé 2019.



    Lecture d’Angèle Paoli



    « C’EST DANS LA BOUCHE QUE TU TENTES D’HABITER »




    « Un mourir toujours recommence » toujours avec la même obstination de blanc de rouge et de douleur. Le mourir qui recommence, c’est dans l’origine qu’il faut le chercher, c’est dans un « ça » lointain, profond qu’il prend naissance avant même la naissance, et qui se reproduit avec la mort. Ainsi de Mettre au monde à Naissance c’est longtemps, Claudine Bohi reconstruit-elle dans le creusement des mots l’histoire qui la constitue et qui, sans doute aussi, nous constitue. Elle creuse les mots et les ressasse, inépuisable lallation qui passe par la bouche, franchit les lèvres et plonge dans le corps. Elle creuse et elle fore, elle fore et elle explore ce qui la constitue dans son être propre, qui se noue dans sa poésie faite du ressassement délibéré de la langue et dans l’économie des mots :


    « clarté

    le jour dans la bouche

    aux lèvres

    redessine

    ce qui fut

    ce qui est

    ce qui sera »


    ou encore, dans Mettre au monde, ces vers :


    « savoir que les mots

    viennent à même la chair

    l’oubli

    ne compte pas

    chaque mot est arraché

    à ce qui l’efface

    à ce qui nous construit ».


    Toujours les mêmes mots reviennent sous la langue, harcèlement du langage qui cherche sa forme, qui tâtonne, qui cherche sa voix sous le caché, dans les zones labyrinthiques d’un inconscient qui se dérobe. Avec Mettre au monde, la naissance heureuse était soudain advenue, grâce à la rencontre de l’autre. Cet autre qui crée par sa peinture par ses gestes et par ses caresses, par son corps, rend corps à celle qui était jusqu’alors rivée au vide laissé par la perte de la naissance. « Il n’est pas facile d’être né », écrit la poète dans l’incipit du texte préliminaire de Naître c’est longtemps. Et elle ajoute, quelques lignes plus loin, dans le même paragraphe :

    « Vivre, c’est se séparer, rejouer à l’infini cette brisure ».


    Ainsi, après une longue période d’exploration de la vacuité existentielle, la vie absente advient-elle soudain dans une explosion de forces sensuelles. L’amour a bouleversé le champ d’exploration de la douleur originelle :


    « la nuit a crevé tout son noir

    tu le verses

    dans sa lumière

    je suis bougée entière

    je suis recommencée

    en grand » (in Mettre au monde, page 105).


    Le recueil Naître c’est longtemps revient sur cette brisure et sur la douleur primitive et première qu’elle génère :


    « être née

    tu ne sais pas le faire

    longtemps », confie-t-elle.


    Revient aussi, avec ce titre singulier qui signe la durée dans un temps aboli, l’obsession de la mise au monde et avec elle le retour de cette part obscure qu’est la quête de la faille insondable. Faille que les mots cherchent à sonder à défaut de pouvoir la combler.


    Et « dans la voix

    une permanence à nommer

    ce qu’on ne connaît pas ».


    Toujours revient la douleur. Elle fait signe sur la page, têtue et obsédante :


    « une douleur

    si loin plantée

    si loin

    au commencement

    est la douleur

    plongée dans le corps

    […]

    une douleur tissée de blanc ».


    Une fois formulé ce constat, la poète procède par tâtonnements. Elle lance des pistes de réflexion, émet des doutes — « peut-être » —, se reprend, pose sa pensée sur une succession anaphorique de présentatifs, énonce une part indéfinie de définition.


    « c’est bien avant les signes

    c’est caché

    c’est dans la tête

    qui remue dans la langue

    c’est là

    c’est mélangé informe

    dedans

    c’est deux

    mais pas compté

    c’est un cri qui a des bras

    on ne sait pas combien

    […]

    c’est dans la nuit

    ce qui l’étonne

    et la défait

    ça y retourne aussi

    ça la recommence ».


    Claudine Bohi s’appuie au passage sur le « ça » freudien, siège de la pulsion de vie et de la pulsion de mort. Les forces inconscientes sont à l’œuvre dans ce qui se dit et qui s’exprime dans une volonté de clarification :


    « avant toi ça remonte

    et tu le sais sans la preuve

    oui c’est bien avant

    ça ne s’attrape pas qui fuit ».


    Les répétitions qui rythment les poèmes ainsi que l’absence totale de ponctuation (de même que le gommage des majuscules) rendent compte de la volonté de la poète de son désir d’instaurer une continuité. Continuité formelle en lien étroit avec la continuité de la pensée. Sans heurt ni brisure. Ni brisure ? Sans doute dans le souci d’atténuer la « brisure » originelle. Les seules interruptions visibles, ce sont les cinq aquatintes qui ponctuent le recueil, lesquelles accompagnent le passage d’une section à l’autre et l’entrée dans une section nouvelle (le recueil étant découpé en cinq sections). Ces cinq aquatintes mystérieuses, œuvre de l’artiste japonais Mitsuo Shiraishi, sont un fil rouge qui guide la lecture. On peut s’interroger en effet sur le lien qu’elles entretiennent avec les poèmes d’une même section. Mais libre à chacun de suivre la ligne onirique que tracent ces paysages.

    D’autres questions surgissent au fil des pages. Comment vivre ? Comment respirer ? Que faire des contradictions qui taraudent, du sentiment de falsification qui use, ou de décalage, de ce qui est à jamais perdu ou oublié ? Que faire de cette multitude d’approximations ? Comment supporter les incomplétudes ? Tout cela est exprimé à mots comptés, avec une économie de moyens qui frôle l’ascèse. La réponse est dans le mot, dans l’usage qu’en fait la poète. C’est dans le partage de la parole poétique que Claudine Bohi puise sa force. Sans tapage, sans éclat :


    « le mot

    tu le tends

    tu le partages

    tu le murmures

    tu berces le vide

    avec

    c’est juste un peu

    pour vivre

    tu fais parole

    c’est dans la bouche

    que tu tentes

    d’habiter ».


    Sous la douleur et parfois la révolte, derrière l’oubli et l’abandon, survient le don. Et le don, cela se vit avec l’autre. Dans le mystère de la parole échangée


    « qui nous conduit

    et l’un

    par l’autre ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Claudine Bohi  Naître  c'est longtemps couv






    CLAUDINE BOHI


    Claudine Bohi





    ■ Claudine Bohi
    sur Terres de femmes


    Naître c’est longtemps (lecture de Philippe Leuckx)
    Corps levé (poème extrait de Naître c’est longtemps)
    [brouillard n’est pas absence] (poème extrait d’Éloge du brouillard)
    Et cette fièvre qui demeure
    Secret de la neige (poème extrait de L’Enfant de neige)
    [Duels de lumière] (poème extrait de La plus mendiante)
    [je laisse tomber le mot maman] (poème extrait de Mère la seule)
    Le funambule sans son fil (poème extrait de Même pas)
    Mère la seule (lecture d’Isabelle Lévesque)
    L’invisible (poème extrait de Mettre au monde)
    [L’eau son puits étrange] (poème extrait d’On serre les mots)
    [à force de mots sur la peau] (poème extrait de Parler c’est caresser un corps)
    [La raison sort toujours de l’irrationnel] (poème extrait de Rêver réel)
    Une lumière de terre (poème extrait d’Une saison de neige avec thé)
    Claudine Bohi | Philippe Bouret, Cet enfant sans mot qui te commence (lecture d’AP)
    Claudine Bohi | Olivier Gouéry [Voici donc le matin]
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    si ce n’est pas trembler




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions La tête à l’envers)
    la fiche de l’éditeur sur Naître c’est longtemps
    → (dans la poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Claudine Bohi
    → (sur le site de d’Haudrecy Art Gallery)
    une page sur Mitsuo Shiraishi





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  • Isabelle Lévesque, Le Fil de givre

    par Angèle Paoli

    Isabelle Lévesque, Le Fil de givre, éditions Al Manar,
    Collection Poésie, 2018. Peintures de Marie Alloy.



    Lecture d’Angèle Paoli



    « CE QUI CESSE COMMENCE »




    Ce qui se dit dans les pages du recueil Le Fil de givre, c’est une re-naissance. Ce que le lecteur découvre sous la voix poétique d’Isabelle Lévesque, c’est une complicité poétique, une dilection vivifiante et vitale. Une « alliance ». Peut-être le visage d’un amour dont le destinataire ne nous est pas connu. « Aimer tient en un verbe rond », écrit la poète. En filigrane sous le poème, derrière l’alternance d’un « je » et d’un « tu », le « nous » accueille. Une double voie/voix se lit/se lie dans le fil de trame.

    « Nous voulons la rive d’orge, trame du temps, ce que le vent lève à sa suite, les mots des siècles

    et la mémoire ».

    Avant même le poème d’ouverture du recueil, l’annonce de l’aveu courait déjà dans les deux épigraphes qui le précèdent. Toutes deux empruntées au poète Éric Sautou :

    « La flamme pourrait s’éteindre, le vent tout emporter. Je te réapparais au grand soleil de notre vie. Tu redeviens la belle image. Tout l’or éclate. »

    « c’est écrit à la main de simples fleurs voici. »

    Ce qui se lit dans ces phrases, outre la passion —  éclat et fragilité, obstacles et périls —, c’est l’offrande  : simple, directe, accomplie dans la joie et dans la plénitude de l’instant. C’est sans doute cette double tension qu’a perçue Marie Alloy, dont les peintures rythment l’espace, qui traversent de leur jet d’écume, vagues et sillons, dans la verticalité de leur jaillissement, eau et mots, paroles et éclats.

    Et la poète d’écrire en écho :

    « Peindre, écrire, renouer les fibres déliées,

    le Sillon trace un secours… »

    La rencontre a eu lieu, « [a]u rendez-vous de pierre. » Dans le paysage d’elle, calcaire falaises pierre et lierre, enlacés comme au temps des amours médiévales, récits qui affleurent dans la mémoire, roche cordée mystère, pas-de-deux, danse déjà !

    « Le saut devient danse.

    Sur la roche ? (Rien n’érode l’escalier du ciel.) Tu vis l’ardeur et glisses nos mystères le long des cordes. J’entends les mots que tu hisses et les nuages rejoints se font torrents. »

    Tout se joue dès le premier poème, le retour à la vie et cette re-naissance inespérée qui abolit un passé habité par le « vide ». Ici, soudain, dans ce très beau poème, tout devient possible dans l’ardeur retrouvée. Jusqu’à l’aveu :

    « Désormais vigne se cueille.

    Je te retrouverai tout à l’heure le ciel est une forteresse de pierre. »

    Dans un autre poème s’affirme ce « nous ». Ce qui noue l’un à l’autre, le « je » au « tu ».

    « Tu commences, tu assures

    le signe croix devenu nous. »

    Puis cet aveu, encore, qui affirme un mode d’être, qui en révèle l’essence :

    « Nous sommes,

    loin d’une apparence trompeuse,

    noués à l’herbe. »

    Un désir de durée par-delà les saisons s’empare de celle qui confie pour un temps à venir cette promesse, cet élan :

    « Alors je poserai sur toi

    le minerai,

    les mots d’ambre laissée. »

    Comment ne pas entendre, sous « les mots d’ambre laissée », les mots embrassé / embrasé ? D’autant que veille le feu (tout comme la glace), présent sous ses formes diverses, flammes et braises, symbole de brûlure, intense et partagée :

    « Le chemin se perd lorsque tu saignes, le cœur

    s’ouvre fragile.

    Il bat, nous brûlons. »

    Cet autre, qui est-il ? Il est celui sur qui s’appuie la confiance absolue. Ce qu’il est se perçoit dans sa force ; dans la part magique de sa présence :

    « toi

    guide ou marcheur.

    Forcené des nuages accrochés au soir. »

    Ou encore :

    « Cassé, mais vivant, debout, tu es

    l’alchimie,

    le oui la vie,

    où asseoir la chance. »

    Il est celui en qui la poète assied son propre talent. En lui, elle reconnaît celui qui la libère de ses entraves et qui la fonde :

    « Lié au cercle de glace captivant la terre, muet, tu avances et je suis. »

    En enjoignant à la poète d’écrire, il lui montre la voie. Comment résister à sa bienveillance ? Il ne reste plus qu’à s’exécuter et puis à se lancer, sans « nulle résistance » :

    « Tu veux.

    Des poèmes.

    Je m’attelle. Tu souris. Alors possible. »

    Pourtant, derrière la force du magicien et cette confiance qu’il a dans la poésie, se cache sa fragilité. Celle qui définit l’autre et donne son titre au recueil : « Fil de givre. »

    « Pour réveiller la menace tue, mes baisers te soulèvent ‒ c’est ton ombre, autour de tes bras, autour de ta vie, corde fine, brindille. Fil de givre ? »

    Ainsi le magicien lui-même est-il soumis aux aléas de la vie, aux dangers qui le guettent :

    « Tu n’échappes pas aux données contraires ‒ nos secrets connus de toi seul. Tu ne renonces pas : force vaillance. »

    Seule la poésie. En elle se tient la force secrète. Un recours/un « secours » qui se partage :

    « Nos entailles d’encre, parchemin silencieux. Coins brûlés, acceptons le feu et les phrases. Longues. Emportées.

    Livre et le vœu.

    Le brasier plus que la flamme. »

    Chaque poème du recueil recèle sa part de mystère. Semées comme les graines du Poucet, les italiques ébauchent une sente où l’on pourrait sauter de gué à gué, et il serait ainsi possible de reconstituer une histoire en pointillé : Désormais / ou jamais ; si loin ? oui / nous / Rien n’est moins sûr / Dévêts / Crois-tu ? / Se blottir arriver joindre / Je t’embrasse… Autant de « signes vifs » dispersés au fil des poèmes, craie / nuit / voix / braise / voyelles… gardiens d’un secret que l’aveu sous-jacent ne suffit pas à dévoiler. Parfois se répondent les mots, en écho d’une page à l’autre. « Temps ferment / tourments / serment » // « dévisage / Dévêts » // « Braises / baisers »… Puis, au détour d’une page, survient sur deux vers un énigmatique tandem :

    « En outre et comme.

    Assoiffe, dérange. »

    Les poèmes s’égrènent, de forme et de longueur variable, marqués, comme ceux de jadis, par des groupes nominaux incomplets. S’absentent les déterminants, sans doute pour donner prise à la langue directe, à ce qui s’impose à elle, d’un seul tenant. Pourtant, la poésie de ce dernier recueil a gagné en souplesse, en fluidité. Et en diversité formelle. Isabelle Lévesque semble renouer avec des expressions plus amples, plus rondes, moins heurtées que celles qui étaient sa signature jusqu’alors. Ainsi de ce poème de trois quatrains (un presque sonnet ?). Un poème fluide à la beauté singulière, mystérieuse qui allie mer/terre et ciel.

    D’autres fois ressurgit le passé ; ce lointain intérieur qui remet en question le présent, équilibre précaire entre un avant et un aujourd’hui :

    « Loin qui cogne et contre temps ?

    Où vaciller ? Le cœur en sa faveur demeure ‒ la craie évanouie. Un son se perd, le sort, pire victoire en voyelle.

    Espère. »

    L’intrusion d’une voix moins douce sème le trouble, soulève un vent de révolte, précipite les interrogations et les doutes :

    « J’oublie, je cogne. »

    À quoi semble répondre la voix réconciliatrice et apaisante de l’autre.

    « Portant haut les mots, tu lisais les poèmes. Tu secouais mes ombres et j’entendais : un mot cogne pour conjurer l’oubli.

    La mort avait-elle choisi, arrêtant d’un signe les promesses fécondes ? »

    La mort en effet est à l’œuvre, qui guette, se glisse entre les mots, imprime ses propres signes sous la peur :

    « Pas de taille

    à regarder venir

    le pire. »

    Pour conjurer le sort qui lie les deux êtres à leur histoire, il reste la promesse car :

    « Promettre suffit.

    Promettre lie au poème gardien de la route silencieuse… »

    De cette promesse naît une certitude. Et de l’aveu naît la révélation :

    « Elle écrit. C’est sa vie

    ‒ tracer le ciel d’éternité,

    vivre l’arrivée sans fin.

    Promettre.

    Ce qui cesse commence. »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Isabelle Lévesque  Le Fil de givre






    ISABELLE  LÉVESQUE


    Isabelle Lévesque
    Source




    ■ Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes

    [Les feuilles envolées du peuplier] (extrait d’ En découdre)
    [Ouvre et lis entre les lignes] (poème extrait du Fil de givre)
    Le Fil de givre (lecture de Jean Marc Sourdillon)
    C’est tout c’est blanc
    Chemin des centaurées (lecture de Pierre Dhainaut)
    Chemin des centaurées (lecture d’AP)
    Mai | La Ronde (extrait de Chemin des centaurées)
    [Entends, c’est jour, la forme aimantée du point] (poème extrait de Ravin des Nuits que tout bouscule)
    [Oh, ce désordre de disparaître !] (poème extrait de Nous le temps l’oubli)
    Nous le temps l’oubli (note de lecture d’AP)
    [Nous vaut la force courant le vent] (poème extrait de Va-tout)
    Ossature du silence (note de lecture d’AP)
    [Peine singulière] (poème extrait d’Un peu de ciel ou de matin)
    Ravin des Nuits que tout bouscule (note de lecture d’AP)
    [Les serments] (poème extrait de Le tue braccia saranno)
    Va-tout (note de lecture de Jean-Louis Giovannoni)
    Voltige ! (note de lecture d’AP)
    Isabelle Lévesque | Pierre Dhainaut, La Grande Année (lecture d’AP)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Territoire
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait d’Isabelle Lévesque (+ un poème extrait de Va-tout)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Al Manar)
    la fiche de l’éditeur sur Le Fil de givre
    → (sur Paysages écrits n°30 – octobre 2018)
    une lecture du Fil de givre par Sanda Voïca




    ■ Notes de lecture (55) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Edith Azam, Décembre m’a ciguë
    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre
    Pierre Dhainaut, Après
    Pierre Dhainaut, Ici
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Estelle Fenzy, Rouge vive
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Laure Gauthier, kaspar de pierre
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Mélanie Leblanc, Des falaises
    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Jacques Roman, Proférations
    Pauline Von Aesch, Nu compris





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  • Angèle Paoli, Passages [Jeanne de Petriconi, Passeghji]

    Jeanne de Petriconi | Guillermo G. Peydró,
    Exposition Passeghji, Musée de Bastia
    [ancien Palais des Gouverneurs]
    (jusqu’au 22 décembre 2018).



    PASSEGHJI | PASSAGES




    Passages passages
    venelles et ponts
    traverses et coursives
    je passe nous passons

    Passer encore
    et de vie à trépas traverser
    trouver les rites de passage
    de la terre vers le ciel

    couloirs citernes et puits
    pierres rongées de nuit les racines se fraient chemin
    dans les interstices traverser entre frêles saxifrages
    et asphodèles

    racines d’ancrage roots ligneuses rhizomes originels
    les tubercules par bouquets creusent
    leurs tranchées sous terre
    corridors couloirs galeries obscures les racines
    s’enchevêtrent lianes et brindilles enlacées
    les filins enroulés cherchent leur sillon
    les excroissances s’agrippent sinuent vers la lumière

    tac tac tac tic tac
    pulsations régulières et rythme
    du cœur du sang
    un vrombissement sourd dans le noir de la nuit
    cœur sang cœur sang
    l’horlogerie du goutte à goutte scande le temps
    du mourant la pluie s’écoule une goutte une autre
    ploc ploc ploc sur la roche ricoche

    passage mystérieux entre terre et tombeau

    de la vie à la mort

    la vague s’engouffre bouche d’ombre
    se noie dans l’antre marin
    excavation obscure et labyrinthe noir
    terre eau nuit d’où surgissent en bouquets
    les touffes d’asphodèles

    arba mazzera l’esprit des morts
    veille qui rampe dans les vaisseaux
    de la terre      invisibles les galeries
    sécrètent les sucs de vie transitent à travers tiges
    remontent en candélabres vers le ciel
    blancs veinés de rose
    fleurs fidèles à mars mois du salut des morts

    les nuages filent dans le hors temps
    le sang flue et reflue signes et traces
    la vie des hommes ce qui témoigne de leur passage
    ballots d’olives suspendus à leurs branches
    pendules mystérieux du sud de l’île
    les stantari veillent alignement de guerriers
    et leur regard perdu dans un présent
    devenu inaudible

    passagère d’un instant je suis le fil qui mène
    de la lumière à l’ombre
    je suis le tracé de l’asphodèle
    sa frise morcelée [fragment après fragment]
    chaque panneau dépliant une part intime de la plante
    symbole de deux mondes qui se côtoient sans se voir
    aveugles l’un à l’autre et sourds
    d’une cellule à l’autre l’histoire déroule
    ses plis ses plicatures de pierres lointaines
    sombres anthracites scarabées des montagnes pris
    dans leurs plissements hercyniens naturels
    les pétales géants gisent à même le sol
    dans la caverne humide

    la piste me conduit vers la grotte
    où repose en contrebas la barque qui mène
    d’une rive à l’autre. Bastia.
    Charon s’est absenté dans son ombre
    vert émeraude d’un Styx qui hante les esprits
    vert Patinir la barque de Bastia
    figée dans l’éternité de l’instant accueille
    les ombres de passage les vivants d’aujourd’hui
    consommateurs de voyages passagers insouciants
    qui traversent sans voir
    les ombres transitent
    épaules contre épaules les silhouettes mouvantes
    glissent s’éclipsent disparaissent happées par le ventre
    de la barque son fond invisible engloutit
    le temps au passage efface

    Juste ce mouvement des ombres
    dans leur danse

    Les lianes se resserrent qui prennent pied dans la pierre

    elles s’élancent tige contre tige
    dans l’entrelacs de leurs branches
    la ligature géante grimpe vers les nuages      s’arrime à l’oculus
    s’arc-boute dans une ultime torsion vers la lumière






    Jacob






    l’échelle de Jacob signe l’alliance nouvelle
    de la terre avec le ciel.
    Apothéose des passages.

    Espoir.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    __________________

    Musée de Bastia, juillet 2018. À mes côtés, Jeanne de Petriconi. L’artiste bastiaise m’accompagne tout au long de mes déambulations. Ensemble nous passons, ensemble nous longeons la frise de l’asphodèle, ensemble nous évoquons les tropismes de Jeanne attachée à l’esprit de son île natale, soucieuse aussi de la relier dans ses rites et dans sa pensée à d’autres rivages et visages de Méditerranée. Je l’interroge sur la réflexion qui a préludé et présidé à ces installations étonnantes, réalisées conjointement avec Guillermo G. Peydró, un jeune artiste vidéaste espagnol, responsable des montages sonores de l’exposition Passeghji. Nous partageons un temps poétique et artistique qui met nos sensibilités au diapason et en synchronie. Je lui dis mon admiration. Je lui dis ma gratitude.





    Passeghji 4





    L’exposition se savoure dans la lenteur. Dans le silence des corridors et dans celui des cellules du Musée de Bastia.






    JEANNE DE PETRICONI


    Jeanne de Petriconi Portrait
    Source




    ■ Jeanne de Petriconi
    sur Terres de femmes


    Jeanne de Petriconi | « Pour inventaire » à la galerie Una Volta (2011)




    ■ Voir aussi ▼


    le catalogue de l’exposition Passeghji





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  • Stefanu Cesari, Bartolomeo in cristu

    par Angèle Paoli

    Stefanu Cesari, Bartolomeo in cristu, poèmes,
    édition bilingue (corse-français), éditions Éoliennes, 2018.
    Prix du poème en prose Louis-Guillaume 2019.



    Lecture d’Angèle Paoli


    Cesari Louis Guillaume








    AU CŒUR DE LA FLEUR INVERSE




    Le pays qui accueille le visage de Bartolomeo est un pays bien étrange. Âpre, écorché de mille blessures silencieuses et immobiles, pris entre sècheresse de biens et de mots, il est pays de traces et de signes invisibles, pays de l’attente. D’interrogations sans réponses. Une voix anonyme parle, qui guide le lecteur curieux dans ce mystère de pierres sèches que souligne la présence fidèle d’un « arbre vivant, d’un arbre mort ». Un cheminement vers une œuvre à venir. Un possible. Mais voici qu’un autre fait irruption, qui se fraie sa route dans le paysage et s’avance. Qui est-il ? Nul ne le connait. Aucun nom ne vient à la bouche. Il n’a laissé de lui que son rêve, inscrit à même la chaux. Derrière lui se tient le poète, entre ombre et lumière, silence et questionnement. Stefanu Cesari. C’est son nom. Il a dialogué avec le saint. Il a dialogué avec l’autre. De cet échange naît le poème, tout aussi mystérieux et intemporel que la fresque anonyme qui a inspiré ce recueil. Il lui donne un nom. Le nom de son poème. Bartolomeo in cristu.

    Il suffit au visiteur-poète de pousser les portes de la chapelle romane San Pantaleu di Gavignanu, en Castagniccia (Pieve di Rustinu en Haute-Corse), pour rencontrer, à l’instant du face-à-face, le regard singulier de saint Barthélemy. La fresque est un appel réitéré, une vocation. Une offrande peut-être, vécue pour la seconde fois. La première, c’était dans des temps anciens, au XVe siècle, lorsque le fresquiste s’est lancé dans son travail :

    « Il y a une rage qui sourd de l’intonaco et c’est le premier geste, la trace du charbon comme on devine un visage avant le corps entier, avant qu’il ne se fige […]. »

    La seconde fois est ce moment de la double rencontre : entre le poète et le saint, le poète et le fresquiste, chacun enclos dans le secret de sa mémoire. Le poète marche sur les pas du peintre, se glisse sous sa peau, s’empare de ses pensées jusqu’au point de fusionnement des unes avec les autres :

    « Si tu veux prendre la main tendue de l’œuvre, alors lève-toi, avant que le pays entier ne se mette à brûler sans ombre, tu as seulement quelques heures pour poser au blanc du mur l’étrangeté presque vivante, la parenté des hommes avec ce qui demeure. »

    La rencontre a lieu dans un échange sans fureur ni éclat, dans l’économie et le presque dénuement, à souffle retenu. Le poète interroge les couleurs qui surgissent de l’ombre, le rouge sur le blanc, le noir de la peau et celui de ce trait qui contient l’œuvre entière, corps circonscrit dans ses limites. C’est là que le saint s’abandonne, livre une part de lui-même. Le poète, témoin de ce qu’il voit, lève le voile. Révélation :

    « Tu te révèles dans l’abandon. Tu te révèles ainsi brisé, brisé et reconstitué d’un tracé très fin, un noir qui te contient. Le rouge des jours et de l’éternel, entre la nuit absolue et l’absolue lumière, c’est ta peau marquée d’un tatouage définitif. »

    La révélation est progressive. Elle se fait dans une lenteur intemporelle, dans cet espace qui s’étire entre les confins arborés, « au pied d’un arbre vivant […] au pied d’un arbre mort. » Symbole de régénérescence, l’arbre, même mort, est animé d’un souffle autre qui respire sous l’écorce comme la fresque respire sous la couleur. Le poète-témoin est en recherche. De quelque chose de plus, de quelque chose qui le dépasse. Sa quête est identique à celle de l’anonyme, identique aussi à celle de Bartolomeo. Au cœur de la quête se trouve « la fleur inverse de l’affresco. » On ne peut que penser ici à Jacques Roubaud, à cette œuvre majeure qu’est sa Fleur inverse. Laquelle renoue avec la quête d’absolu de Rimbaut d’Orange, prince des troubadours et de l’art du trobar. Cependant, « la fleur inverse » de Stefanu Cesari ne s’éloigne nullement de l’idéal du poète, différent de celui des poètes du Moyen Âge.

    « De révélation ton sang, ombre au mur inassouvie d’une quête, la fleur inverse de l’affresco. »

    Moment de beauté intense que ce moment précis du recueil qui dévoile ce qui le motive.

    Le poème dit l’histoire du saint — son enfance et ses marches, son martyre —, telle que le poète la reçoit et la vit dans son imagination, confrontant les sources contradictoires, les énigmes imaginées par les hagiographies successives, avec ses propres sentiments, son propre arrière-pays mental, sa propre sidération. Les poèmes en regard — cinquante-neuf en tout (en langue corse page de gauche, en français page de droite) — sont des proses poétiques brèves, des pavés justifiés de seize lignes pour la plupart. L’histoire du saint se résume dans la peau d’écorché jetée sur son épaule, sa « carcasse » d’étranger. « Tu n’es pas de ce pays. On t’y a accueilli en échange de ta peau. »

    C’est cela aussi que dit la fresque — l’affresco — , ce martyre silencieux dont le saint porte avec lui la relique corporelle, inséparable de lui-même, symbole de sa vie ancienne et de sa souffrance. Elle l’accompagne dans son voyage, dans « l’intimité du rouge ». Jusque dans ce paysage qui prend forme « sur la fleur sèche de la pierre. »

    Le récit ? Une voix qui se faufile sous l’incarnat de la peau.

    « Entre la peau et le couteau il n’y a personne il y a juste un temps plein de silence, et le rouge écrit sur la page, la tache d’encre dans le récit. »

    Pour le lecteur tant soit peu accoutumé aux écrits de Stefanu Cesari, rien qui surprenne dans cette fascination du poète pour les commencements. Et pour le geste fondateur qui préside à la création de toute chose. « U minimu gestu | Le moindre geste. » Si menu soit-il, si infime soit-il, ce geste est celui qui retient l’attention du poète :

    « Ce regard, tout ce qui est dit et que l’on n’entend pas les voix mêlées les chants d’une agitation fervente, c’est l’histoire de ce qu’il y a eu, un premier geste hésitant. »

    Il en est de même de la question du nom. Primordiale et biblique, cette question revient comme une offrande, sans laquelle exister ne se peut :

    « Tu as donné un nom à chaque pierre. Toi, qui as encore une jeunesse dans les mains, tu l’as posée sur le travail à venir. En esprit tu as jugé du poids de chaque chose. »

    Ainsi transparaît la pensée profonde, intime, du poète, au fil des pages. Drainant avec elle ses attentions, ses interrogations multiples sur le sens de la vie, sur le passage des hommes, sur l’affleurement de leur histoire. Les sensibilités s’intriquent, inscrites dans un topos qui n’a pas besoin de livrer son nom, mais qui se reconnaît dans la présence liminaire de l’arbre :

    « Toi ce pays entre un arbre vivant, un arbre mort »

    Le rappel de cet entre-deux agit comme un refrain susurré qui se glisse pour redire, ici et là, l’axe du poème, son enracinement dans la déprise essentielle d’avec la réalité matérielle :

    « Le récit Bartolomeo : maison et lieu, troupeaux en estive, c’est là que tu habites entre un arbre vivant et un arbre mort, le poumon du monde. »

    Ou encore, dans le même poème :

    « [C]e pourrait être une chanson revenue sur les lèvres, nous enracinant là d’une saison à l’autre, ce pourrait être vivre, l’apprentissage du vivre, d’une certaine façon maison et lieu rendus à leur nudité première entre deux arbres, voilà ce que nous pourrions connaître, de nom, mais rien qui nous appartienne. »

    Parfois émergent des instants lumineux, des instants de suspens, où vivre entre deux points d’un même axe conduit à une plénitude proche du bonheur :

    « Beaucoup aimé le temps passé sous les amandiers entre un arbre vivant et un arbre mort. C’est au début de la vie, les yeux par terre, c’est la saison, on ramasse le fruit tombé. Des fois il a toujours sa peau sur lui, des fois c’est une pierre pour la fronde, pour le fer que l’on bat. »

    Lire les lignes du voyage, laisser parler les signes, affleurement d’images complexes qui s’emboîtent les unes dans les autres pour dire un mystère plus grand encore. C’est cela qui habite le poète. Se faire le « témoin » de cette histoire à imbrications plurielles le conduit à s’interroger sur le langage, plénitude et vide, un flux qui porte en lui « la simple possibilité de chaque chose » :

    « Le langage ici toujours rouge la parole, sans jamais finir nous revient, nous emplit la bouche. »

    Et en finale du même poème :

    « Le langage, il y a dans son sang comme dans ses manques la simple possibilité de chaque chose. »

    Avant de clore la lecture d’un ouvrage aux pistes indénombrables et à la langue infiniment belle, il me faut aborder une autre particularité. D’une page l’autre court, en bas de page, à l’envers des poèmes, un autre texte. En contrepoint. Ces phrases sont incluses dans un à-plat dont la couleur « terre d’ombre brûlée » tranche avec la couleur ivoire de la page. Une ligne continue d’horizon, « fil ténu de la route », cloisonne les phrases. « Remonter le cours du récit » et de la fin signer le commencement, c’est « pénétrer dans le labyrinthe », confie le poète. Poème ouroboros. Poème intemporel. Que l’on peut lire dans un sens puis dans un autre, à l’affût des voix qui se parlent et qui conversent. Inverser le regard, lire dans les deux sens, la fin du poème rejoignant le début du texte en prose, lequel tourne le dos à l’image de Bartolomeo. Et pourtant, c’est bien à un mystérieux rendez-vous avec une image que convie cette lecture. Et, au-delà, à une rencontre avec l’autre « visage ». Celui peut-être du poète. Qui entretient avec le visage de Bartolomeo, « ciel et sang », un dialogue intérieur d’une intense richesse. Une prière, « une rêverie longue des siècles », célébration méditative sur des fragments de lumière chaude exhumés de la chaux. « Appels et répons » pour une parole « sans fin ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Stefanu Cesari  Bartolomeu in cristu






    STEFANU CESARI


    Stefanu Cesari
    Source




    ■ Stefanu Cesari
    sur Terres de femmes

    [Jeune […] autant que l’eau] (extrait de Bartolomeo in cristu)
    [In un libru à a cuprendula russa] (extrait d’U Mìnimu Gestu)
    [Nivi, nò?] (autre extrait d’U Mìnimu Gestu)
    Ti scrivaraghju in faccia (extrait d’A Lingua lla bestia)
    Incù ciò chi tu m’ha’ lacatu (extrait de Genitori)
    [On sent peser sur soi un vêtement immatériel] (extrait de Prighera par l’armenti)



    ■ Voir aussi ▼

    Gattivi Ochja, la revue de poésie en ligne de Stefanu Cesari
    → (sur Terre à ciel)
    un entretien de Françoise Delorme avec Stefanu Cesari





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  • Sylvie Fabre G. | Lettre des neiges éternelles




    LETTRE DES NEIGES ÉTERNELLES





    À Valérie Rouzeau





    Quand je me deux dans ton pays, je sens très bien qu’il est aussi un peu à tous, même si La poésie c’est pas donné à tout le monde, toi tu nous l’offres et nous embarques à la rencontre de nos visages traversiers, de leurs paroles muettes, sonores comme l’esprit et la matière. Va où la vie, qui va qui vient, on ne sait d’où, on ne sait où, sauf que la mort l’accompagne dans la mémoire de la terre et la danse de la langue. Dessus dessous de ta voix occupée à chercher la direction et le sens au rythme syncopé de la marche, mots et mains jouant sur tes pages. En un seul corps, plusieurs cœurs et leur tempo, tu fais entendre le rossignol de l’amour et les canons de la douleur.

    Selon l’état qui t’étreint, selon les ères et la saison, tu te meus et t’émeus, et on avance à tes côtés, montée, descente et remontée, tu parcours des années-lumière pour t’arrêter quelques secondes dans un poème. On y sent la poussière d’étoiles qui nous constitue, toute la nuit qui nous emporte lustres après lustres, feu, silence et mystère dans la création et le passage du vivant. Ton écriture n’oublie ni le poids des choses, ni la dignité des êtres, ni le pourquoi qu’on ne peut dire et qui si fort hante nos mots. Dans tes livres on ressent tous les possibles et mal possibles bonheurs des jours, toutes les catastrophes, annoncées ou pas. Il y a aussi qui les traverse cette toute petite fille, l’espérance, elle tient par la main la beauté de l’univers, la fidélité des bêtes et attend des hommes la bonté, contrée étrange où tout se tait, comme te l’a soufflé un poète.

    Il est quelle heure, je suis heureuse, il y a un arbre / La guerre, le nucléaire, il y a un arbre / Un arbre, un arbre, voyageur impeccable… À l’instant du souvenir, de la contemplation et de l’écriture, le monde et le temps féroces s’oublient, reste l’ouverture de qui aime et voudrait être aimée. Tu remercies ainsi l’ami perçu au doux fond du ciel, il te ressemble car lui aussi, par gros temps, le nombre des cumulus, la force contraire des vents bien souvent le font ployer ou reculer mais non rompre sous la menace.

    Chutes de moral ou de vers : tu erres au centre des cités énormes, dans leurs rues aux cris d’éclopés, où les mendiants, les sans-logis, les mal ou pas du tout payés n’arrêtent guère les urbains pressés vers les entreprises, les commerces, puis les transports. On y entend les discours de haine, les paroles du mépris qui attaquent en toi la vie. Le vert rouille sur l’impassibilité de la pierre ou dans la violence de l’hiver. Poète et femme, femme et poète, tu es étourdie de tant d’injustices et de mochetés. Menu flocon parmi les autres qui n’en peuvent mais, d’empathies en chamboulements, Neige rien que tes vers pauvres pour témoigner, parce que tu n’es bonne qu’à ça et pas fichue d’interrompre en toi la rumeur silencieuse de la plainte ou de la révolte.

    Le monde, sa ritournelle, ses ténèbres et son néant, pratique avec toi le télescopage et le broyage. Un pied dans la vie et l’autre dans la mort, grand écart avec compactage du réel, des joies et des déchirures. L’enfance a tous les âges, elle ferraille en nous, jeunes et vieux. Elle mène aussi la course contre le perdu. Un visage naît, brille puis disparaît et c’est si dur. A l’azur blessé / de plus jamais plus, les absents règnent, père mort ou amant parti, le chagrin en toi trouve sa place avec la mélancolie et tu sens ta solitude jusqu’aux ailes de ton nez. On cherche à jamais les cœurs dans les bouquets, anémones enchantées des ciels.

    Mais voilà qu’un jour encore tu t’extasies devant le chat et la fleur parfaite, ou pour le prince qu’on sort et l’enfant, merveilles de tes poèmes passés, présents et à venir. Ton cœur à toi, et le nôtre, n’ont-ils pas des veines pour la sève et des baumes pour la blessure ? Au cimetière tu trouves la paix, une forme de sérénité, dans tes rêves les mains toujours bonnes de l’aïeule et dans un train très auroral le petit gars solitaire aux yeux bleus qui partage les biscuits Lu de ton paquet puis s’endort, dans la simplicité d’exister là où la vie et l’autre vie sont sempiternellement humaines.




    Sylvie Fabre G., « La Vie réinventée (Lettres) » in La Maison sans vitres, éditions La passe du vent, 2018, pp. 82-83-84. Postface d’Angèle Paoli.






    Sylvie Fabre G.  La Maison sans vitres 2





    SYLVIE FABRE G.


    Sylvie Fabre G.





    ■ Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes


    Piero, l’arbre (autre extrait de La Maison sans vitres)
    Retournement du chant [hommage à Maurice Benhamou] (autre extrait de La Maison sans vitres)
    Le rêveur d’espace [hommage à Claude Margat] (autre extrait de La Maison sans vitres)
    [À l’orée] (poème issu du recueil L’Intouchable)
    L’Approche infinie (note de lecture d’AP)
    Sylvie Fabre G. par Sylvie Fabre G. (auto-anthologie poétique comprenant plusieurs extraits de L’Approche infinie)
    [C’est un matin doux et amer](poème issu du recueil L’Autre Lumière)
    Trouver le mot (autre poème issu du recueil L’Autre Lumière)
    Dans l’attente d’un prolongement qui se meurt (note de lecture d’AP sur Corps subtil)
    Corps subtil (poème issu du recueil Corps subtil)
    La demande profonde
    Frère humain (note de lecture d’AP)
    Frère humain (note de lecture d’Isabelle Raviolo)
    [La pensée va, et vient à ce qui revient] (poème issu du recueil Frère humain)
    Celle qui n’était pas à sa fenêtre (extrait issu du recueil Le Génie des rencontres)
    L’Intouchable (note de lecture d’Isabelle Raviolo)
    Pays perdu d’avance (note de lecture d’AP)
    Quelque chose, quelqu’un (note de lecture d’AP)
    Tombées des lèvres (note de lecture d’AP)
    Tombées des lèvres (note de lecture d’Isabelle Raviolo)
    [Plus forte que la forêt] (poème issu du recueil Tombées des lèvres)
    [Bien sûr le chant s’apaise dans le soir] (poème issu du recueil La Vie secrète)
    Maison en quête d’orient (poème issu du recueil Les Yeux levés)
    Caroline Boidé, Les Impurs, par Sylvie Fabre G.
    Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer, par Sylvie Fabre G.
    Jean-Pierre Chambon, Tout venant, par Sylvie Fabre G.
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre par Sylvie Fabre G.
    Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman, par Sylvie Fabre G.
    Pierre Dhainaut, Après, par Sylvie Fabre G.
    Alain Freixe, Vers les riveraines, par Sylvie Fabre G.
    Emmanuel Merle, Ici en exil, par Sylvie Fabre G.
    Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d’un autre jour, Conversation (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Angèle Paoli, Lauzes, par Sylvie Fabre G.
    Pierre Péju, Enfance obscure, par Sylvie Fabre G.
    Pierre Péju, L’État du ciel, par Sylvie Fabre G.
    Pierre Péju, L’Œil de la nuit, par Sylvie Fabre G.
    Fabrice Rebeyrolle, un peintre gardien du feu, par Sylvie Fabre G.
    Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer, par Sylvie Fabre G.
    Roselyne Sibille, Entre les braises, par Sylvie Fabre G.
    Jean-Marie de Crozals & Sylvie Fabre G. | [La montagne bascule]
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    L’au-dehors
    → (dans les Chroniques de femmes)
    L’Amourier | Le Jardin de l’éditeur par Sylvie Fabre G.
    → (dans les Chroniques de femmes)
    Anne Slacik par Sylvie Fabre G. : Anne, la sourcière
    → (dans les Chroniques de femmes)
    Ludovic Degroote | Retisser la trame déchirée, par Sylvie Fabre G.
    → (dans les Chroniques de femmes)
    Une terre commune, deux voyages
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait de Sylvie Fabre G. (+ poème issu du recueil L’Approche infinie)



    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions La passe du vent)
    la fiche de l’éditeur sur La Maison sans vitres de Sylvie Fabre G.






    VALÉRIE ROUZEAU

    Valérie Rouzeau- photo Michel Durigneux
    D.R. Ph. Michel Durigneux
    Source




    ■ Valérie Rouzeau
    sur Terres de femmes

    [J’aime aller dans la rue avec en tête un chant] (extrait de Sens averse)
    une fiche bio-bibliographique sur Valérie Rouzeau
    À me bercer (extrait de Va où)
    Nous nous serions perdus (poème de jeunesse)
    Oie rêve à l’azur (note de lecture d’AP sur Apothicaria)
    25 décembre | Valérie Rouzeau, Quand je me deux
    Quand je passerai
    Vrouz (lecture de Tristan Hordé)
    [Tout s’écaille] (extrait de Vrouz)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Dans le vent d’hiver
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le portrait de Valérie Rouzeau (+ un extrait de Va où)






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  • Valéry Meynadier, Divin danger

    par Angèle Paoli

    Valéry Meynadier, Divin danger,
    éditions Al Manar, Collection Erotica, 2017.



    Lecture d’Angèle Paoli


    « MERCI POUR CETTE FEMME »



    Ni bacchante ni ménade, elle est femme libre qui a l’audace d’exposer au grand jour ses amours saphiques. Femme magnifique, brûlante dame tout habillée des ondulations de son « rire de chevelure », Valéry Meynadier se livre entière attachée à ses sens ainsi qu’à l’écriture érotique de ses passions. Érotisme / Écriture. Deux entrées indissociables pour accéder aux arcanes de Divin Danger. La première de couverture, illustrée par un dessin d’Albert Woda, expose le corps nu d’une femme abandonnée aux pâmoisons de l’amour. Plus explicite est le dessin de la double page de faux-titre, corps-à-corps de deux femmes livrées à leur passion amoureuse. Ce paratexte voluptueux est encore souligné par l’intitulé de la collection, Erotica, des éditions Al Manar. Un dernier dessin de deux femmes enlacées clôt cet ouvrage qui convoque dans nos mémoires une longue tradition de chants d’amours lesbiennes ou de toiles de même inspiration. Je pense notamment au Sommeil, peint en 1866 par Gustave Courbet. Mais aussi aux écrits de Natalie Clifford Barney, dite « l’Amazone », et surtout aux poèmes de Renée Vivien, à ces Évocations sublimes publiées en 1903 par l’éditeur Alphonse Lemerre.

    « DOUCEUR de mes chants, allons vers Mytilène,

    Voici que mon âme a repris son essor,

    Nocturne et craintive ainsi qu’une phalène

    Aux prunelles d’or. »

    Toutefois, l’héroïne des plaisirs de Divin Danger est davantage l’héritière déclarée de Dorothy Allison — citée dans l’exergue de l’ouvrage — que de Renée Vivien ou de « l’Amazone », Natalie Clifford Barney. Elle est une Virginie citadine qui se laisse surprendre au hasard des rencontres dans les bars, les pâtisseries, les salons particuliers, les hammams, les chambres à coucher de ses amantes de passage, les halls d’entrées des immeubles et les rames de métro.

    Mais tout commence pour Virginie à l’adolescence sur le « doux palier » de l’immeuble que ses parents partagent avec un couple de femmes dont l’enfant découvre, épie et appelle de ses vœux, les manifestations du « cruel bonheur ». « Onze ans d’impudent palier », cela forge une imagination et exacerbe les désirs. Le premier texte du recueil, « L’Emportée », évoque les émois que suscite en elle la « divine musique » qui monte des ébats de ces chères inconnues.

    Le poème d’ouverture est une affirmation de la différence, revendiquée au regard de tous. Un chant saphique pleinement assumé :

    « Je me sens loin des hommes et je m’y sens si bien que ça fait mal. Mon saphisme est une différence de plus.

    J’ai pleinement abandonné la terre des hommes.

    J’aime les femmes et personne ici ne me le reproche.

    La mer est sans reproche.

    Je suis passée à l’autre comme on passe de l’autre côté. J’ai rencontré le corps de la femme comme le criminel son meurtre. Comme l’interprète son instrument.

    Plus jamais je n’oublierai. »

    Le danger qui a longtemps menacé l’homosexualité se mue ici en une expérience séraphique. Laquelle se réitère à chaque rencontre. L’amour n’est-il pas « ascensionnel, comme la prière » ? « Quand je la regardais, j’entrais en religion », lance Sada à Virginie. « Comme le mystique cherche à atteindre Dieu, à travers la prière, je cherche à atteindre l’amour à travers la Femme, ma toute route à moi », conclut Virginie dans sa relation à Sada.

    Une histoire prend fin, une autre commence. Chacune d’elles porte en titre le nom d’une femme. Doriane/Dorothy/Daou… Puis Christine, Sada. Ou encore les pronoms ELLE/ELLES. Les situations sont diverses. Les lieux aussi. Tout se joue dans le face-à-face, le dos-à-dos. Jeux de mains, jeux de regards, jeux de jambes, tout du corps est en éveil. Langue / doigts / peau / lèvres / humeurs / écume / mouvements. Externe / interne. Tout est vibration et sensualité. Les sentiments sont exacerbés. De l’amour à la haine. Du désir à la honte. De la jalousie à la « pire douleur », celle de se découvrir indésirée. De la passion à l’anéantissement. Et pour dire tout cela, il faut oser. Pour rendre compte de ces tensions extrêmes, il faut oser tous les registres de vocabulaire, toute la palette des sensations. De la tendresse la plus vive jusqu’aux détails physiques les plus crus. La narration est enlevée, alerte ; les dialogues s’enchaînent qui n’appesantissent pas le récit. L’écrivaine pare au plus pressé, veille à ne pas retenir l’urgence du plaisir. Elle évoque avec talent sa connivence avec les femmes, cette immédiateté sans pareille. L’irrémissible prend source dans la rencontre, la reconnaissance complice entre les peaux, les effleurements, secrets ou assurés.

    Dans la scène du métro, les femmes font corps autour de Dorothy et de Virginie. Sans s’être donné le mot, d’instinct, elles forment « rempart » autour des deux amantes dans la foule. Elles se font « apôtres de leur plaisir ». Tous les savoirs sont conjugués. « Le phantasme doué de réalité est divin ». Sexe et sacré se conjuguent dans le même temps, dans la même rame. Bondée. Il faut de l’audace. La scène et les mots mis sur scène. Le réel, même nauséabond, se pare de beautés, de convoitises alléchantes. D’un chapitre à l’autre, d’une amante à l’autre, les situations s’enchaînent, inattendues, cocasses. Les rapports se précisent. Maquereau / putain ; maîtresse / esclave. Parfois interrompus par le surgissement inopiné d’une vieille qui vitupère et alerte son monde. Éros au féminin, omniprésent, n’affuble ni les mots ni les gestes ni les mouvements. Pas davantage les odeurs ni le goût savoureux pour la fureur d’un clitoris déniché de sa gangue par langue experte. Mais les rencontres sont éphémères, qui laissent l’héroïne désemparée. Il arrive parfois que les mots se dérobent. Qu’ils échouent à dire un corps, à se saisir de l’autre. La vie reprend le dessus avec la soif de liberté. Les noms se déclinent à nouveau, souvent dans leur duplicité. Dans l’écart qu’ils entretiennent entre réel et rêve. Face à cette dichotomie déchirante, comment faire se rejoindre les deux extrêmes ?

    L’une sort de scène, l’autre fait son entrée. « Chaque femme est une nouvelle terre ». Chaque nouvel amour s’inscrit dans le précédent et annonce peut-être celui qui est à venir. Mais toujours revient comme une vague de fond le souvenir de la première femme. Et, avec elle, la nostalgie de ce qu’a été cet amour et qui ne sera jamais plus.

    « Je t’ai aimée Doriane.

    On aime son bourreau. Sa première femme c’est la mer la première fois.

    Qu’y puis-je si cette mer était un bourreau ? »

    La séduction est école de vie. Chaque jour apporte sa nouveauté. D’où vient que ce sourire n’est pas inconnu à Virginie ? Il vient « de l’intérieur de moi », dit la narratrice. Rien n’arrête, rien ne vient s’interposer. Autres lieux autres attentes autres visages, superpositions entre le déjà vu et l’à venir. Dans l’espace labyrinthique du hammam, les odalisques lascivement déployées sont parées pour le plaisir. L’univers est celui-là même longuement fantasmé par les peintres orientalistes. Un même décor, un même alanguissement, une même indolence. Ici règnent « luxe calme et volupté ». Dans une sorte d’état extatique, Virginie traverse et confie :

    « Je suis dans l’étymologie de la femme, elle est là dans toute sa splendeur, à sa toilette, à sa détente, entre elles, en train de rire, dans cette vaste pièce divisée en six petites pièces où je n’ose m’aventurer, clouée sur place, des rigoles d’eau coulent entre mes sourcils, entre mes seins, Sylvie me demande si je vais bien. C’est trop beau, lui dis-je. Elle rigole elle aussi. L’art retrouve son innocence ici. Dans un des tableaux, une jeune fille se lave les cheveux au robinet incrusté dans le mur. Dans un autre, une femme remplit un seau bleu qu’elle verse ensuite sur son amie qui accueille l’eau froide à petits cris. Le troisième tableau me réserve la somnolence de trois corps et d’un ventre esquissé en oreiller. »

    Pour qui a fait l’expérience du hammam (en France ou ailleurs), ces lignes renvoient à un espace féminin incomparable. Tout cliché sur le corps féminin se noie devant la beauté et devant l’âge, quels que soient les profils et contours qu’offrent ces nudités.

    « L’étymologie de la femme ». L’expression me laisse sans voix. « Merci pour cette femme ». Qui ose cette vérité.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Valéry Meynadier  Divin danger





    VALÉRY MEYNADIER


    Valéry Meynadier
    Source




    ■ Valéry Meynadier
    sur Terres de femmes


    Daou (extrait de Divin danger)
    [Je veux choyer votre absence] (extrait de La Morsure de l’ange)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Valéry Meynadier
    → (sur le site des éditions Al Manar)
    la page de l’éditeur sur Divin Danger
    → (sur Aller aux essentiels)
    d’autres extraits de Divin Danger




    ■ Voir encore ▼


    → (sur Terres de femmes)
    Renée Vivien | Atthis (poème extrait d’Évocations)
    → (sur Terres de femmes)
    Natalie Clifford Barney | C’était, je me rappelle…



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  • Guillaume Déloire, Le Graillon

    par Angèle Paoli

    Guillaume Déloire, Le Graillon,
    éditions des Vanneaux, Collection l’Ombellie, 2018.



    Lecture d’Angèle Paoli


    Puteaux
    La Chope formidable, 22 quai National, Puteaux
    Photo de première de couverture du Graillon
    (Ph. D.R. archives personnelles de Guillaume Déloire)








    FACE À L’ABSTRACTION



    Feuillets de vie soustraits à l’effacement d’un monde, journal rédigé sur un coin de table de bistrot, pages écrites à la volée dans les journées ponctuées de haltes quotidiennes répétitives, Le Graillon est tout cela mais bien plus encore. Sous-titré « poésie ouvrière » par l’auteur de l’ouvrage, le projet d’écriture — et de mémoire — de Guillaume Déloire se lit d’une traite, d’un seul tenant, dans l’enthousiasme de la découverte d’un temps et d’un espace autres. D’une poésie autre.

    Un autre monde fait irruption dans ma vie de lectrice insulaire, à bord d’une « Fiat 126 pétaradante », conduite par un jeune homme enthousiaste, passionné de photographie et de « poésie pauvre ».

    Dans la première partie du livre, intitulée « Fiat Lux », l’aventure poétique et humaine de Guillaume Déloire s’ouvre en mars 2011, avec deux poèmes préliminaires, mais ne commence en réalité qu’en novembre 2014, pour se poursuivre jusqu’en décembre 2015. Chaque poème est annoncé par un titre. Lequel reprend une idée, une expression, un vers du poème. Chaque poème est daté et comporte la mention de son lieu d’écriture. Précédant la seconde partie « Facta est lux », six pages hors-texte de photos prises par l’auteur. On y retrouve les lieux qu’affectionne le poète — sans que soit oubliée la Fiat 126 indissociable de son propriétaire et complice de ses virées — et les personnes qui les occupent. Areski Ghanem, « patron » du Café Europa ; Joaquim Patricio et Ana da Glória (qui écrit des poèmes, dont plusieurs sont insérés au fil du texte des deux parties, traduits du portugais par Loïs Ramos), qui se partagent le Café Portugal, 23, rue Arsène Houssaye ; Madjid Achourane, patron du Café de l’Avenue, 99, avenue Marcel Paul ; Moma Paunovic, patron de La Gondole, ancienne église transformée en café-restaurant, 42, avenue Louis Roche ; et Moha le ferrailleur ; un ancien ouvrier de chez Thomson, rue du Fossé Blanc ; le Rrom, avenue Louis Roche ; Timzguida, rue Arsène Houssaye, Nikola Svitlic, rue Louis Roche.

    Après le cahier hors-texte de photos, le voyage se poursuit encore, de janvier à août 2016. Cette seconde partie, « Facta est lux », s’ouvre sur un poème interrogatif de quelques lignes (« de sa vie un poème ») :

    « comment faire de sa vie un poème

    comment faire d’un poème sa vie

    Déjeuner au Café Portugal. Le petit monsieur est toujours à l’hôpital. Ma mère l’est aussi. Sous morphine. Les hanches.

    04.01.16 – Café Portugal »

    Elle se clôt sur une page-photo où l’on voit un émouvant face-à-face. Celui de Madeleine en dialogue avec Carmen, son arrière-petite-fille. La mort de la grand-mère du poète signe la fin du projet, son dénouement. Les deux événements coïncident qui marquent l’effondrement de tout un pan de vie. Et laissent le poète anéanti, au bord du gouffre :

    « Je suis dévasté, je ne peux pas être à mon travail, les choses m’échappent, je pers contrôle, un trésor va s’enfouir à des centaines de kilomètres de moi. »

    « Poésie pauvre » ? L’expression surprend parce qu’inusitée dans le domaine de la poésie. Il y a bien, dans le domaine artistique contemporain, l’arte povera italien, manifeste politico-social apparu sur la scène internationale dans les années 1960. Guillaume Déloire, lui, jeune fonctionnaire qui s’en veut d’avoir échoué au concours qui lui aurait permis d’offrir davantage d’aisance à sa petite famille, s’invente délibérément en poète pauvre. La poésie qu’il admire est celle de Richard Brautigan dans le Journal japonais, que Déloire tient pour un « summum de poésie simple, nue, sans manières. » Poésie pauvre, poésie simple. Telle est la ligne directrice que défend le poète dans son ouvrage. Poésie en prise directe avec sa passion de la « zone », de son langage et de ses signes, la poésie de Guillaume Déloire rend compte de ses habitudes et de ses préoccupations, de ses désirs. Du désir fiévreux qui le pousse à donner corps à son projet d’écriture. Un projet fragile qui pourrait s’effondrer d’un instant à l’autre. Mais qui lui tient au corps et au cœur : « manger ouvrier » / « restos… ouvriers » / écrire ouvrier. La langue qui est celle de Guillaume Déloire est une langue volontiers parlée, prompte à s’attacher aux mots des autres et à les faire siens, à leur histoire et à leur idiome propre. Derrière cette pauvreté, revendiquée comme un trésor, c’est toute une philosophie de l’accueil et de la générosité qui se dégage. Poésie spontanée, détachée de toute ambition de style, la poésie de Guillaume Déloire est directe, sans chiqué. Prosaïque plutôt, non seulement parce qu’elle adopte le rythme de la prose, son déroulé narratif, mais parce qu’elle est ancrée dans la langue quotidienne de gens modestes. Héritier d’une famille d’ouvriers, le poète aime partager son temps libre dans le quartier qu’il affectionne, avec les habitués des cafés qu’il fréquente et où il lui arrive de venir « grailler » avec son ami peintre, Cyrille Brégère. À l’affût du détail qui le bouleverse, détail futile le plus souvent, comme ce carrelage de bistrot qu’il voudrait prendre en photo, le poète note au jour le jour ce qui fait le sel de sa vie, non sans jouer sur les mots, non sans un certain humour :

    « bâbord on mange le couscous royal

    tribord des tripes »

    ou encore :

    « la carte propose des vins arabes

    le chef demande si j’ai aimé ses tripes

    et me ramène du rab »

    ou bien

    « les jeunes déjeunent

    les vieux dévieillissent »

    Parfois la plume s’envole vers des notations subtiles :

    « chaque visage recèle une histoire qui s’épuise

    chaque histoire une âme qu’on épouse

    avant qu’elle ne s’évanouisse »

    Passionné de rencontres, de liens fondés sur l’écoute, l’amitié et le partage, Guillaume Déloire sillonne « la zone », ses friches ses terrains vagues ses grilles et ses murs, dans l’espoir d’arracher un instant d’éternité au passé disparu ; ou à un avenir incertain, sur le point d’être anéanti à son tour avant qu’il laisse place à l’oubli. « La zone » qu’affectionne le poète vagabond a pour nom Gennevilliers. Son port ses docks ses maisons de briques livrées à la démolition recèlent des trésors. À la fois objets de la quête et butin du poète. Aimanté par les rues de la ville, Guillaume Déloire photographie ferrailleurs et ouvriers, émigrés, apatrides, Rroms et maghrébins, portugais et serbes. « Poésie ouvrière, la classe » — elle aussi menacée, au même titre que les usines où tous travaillaient jadis, et dont il ne subsiste que ruines.

    Écrire /Photographier. Les deux activités vont de pair. Pour témoigner d’une France que tous aimaient, et qui a sombré. Où ? Comment ? Depuis combien de temps ? En matière de photographie, l’artiste qui retient l’attention du jeune poète est le peintre Jürg Kreienbühl, « l’une des références esthétiques majeures pour mon projet », écrit-il.







    Kreienbühl
    Jürg Kreienbühl (1932-2007), Le Coup de rouge, 1965
    Source







    Ainsi exulte le poète lorsqu’il prend en photo le Rrom qui vient d’être délogé de son squat :

    « Je le photographie, avec son outil de travail à la main : sa pancarte de mendiant. Il se laisse faire, il veut bien être mon modèle pour ce court moment, je le photographie à différents endroits de la friche, ça y est, je suis dans une toile de Kreienbühl, avec un sujet misérable et des couleurs magnifiques, je le photographie dans la pièce qui est sa chambre, sur son lit, puis avec sa famille, ces gens n’ont rien et ils l’offrent à ma vue. »

    (12.05.15 – Dans la Fiat, p. 100)

    Tout le projet de Guillaume Déloire est là, contenu dans ces lignes où se lit aussi l’authenticité de son émotion.

    L’auteur de ce voyage poétique peu ordinaire n’en revient pas de la ferveur qui l’étreint, jour après jour ; celle qui le pousse dans ce projet ouvrier qui le taraude : écrire ce livre qui l’habite autant qu’il l’habite. Le conduire jusqu’à son terme. Jusqu’à « la dernière feuille blanche ». Dans la peur tenace d’une page qui se tourne.

    Happé de manière irrépressible par la zone de Gennevilliers qui vit au ralenti, dans une sorte de bonhomie bienveillante, accueillante et conviviale où se retrouvent les habitués du petit salé aux lentilles ou du foie de veau persillade, autour d’une bière ou d’un verre de Boulaouane, Guillaume Déloire découvre un jour, tardivement, le pourquoi de cette aimantation qui a occupé sa vie son temps ses loisirs deux années durant.

    Une révélation qui lui vient de Madeleine, sa grand-mère, évoquant pour lui le bistrot que tenaient sur le quai National à Puteaux ses arrière-grands-parents, La Chope formidable :

    « Je connaissais évidemment cette page de notre histoire familiale, mais c’est à cet instant comme une révélation, une évidence, mon obsession depuis bientôt 2 ans pour cette zone industrielle qui tombe en désuétude, avec ses quelques restos ouvriers et ses ouvriers de plus en plus rares, mais toujours présents, bon sang mais c’est bien sûr, ça vient de là, et c’est presque inconsciemment que j’ai remonté jusqu’à l’origine, que j’ai remonté l’avenue comme on remonte le temps, je n’ai fait que clamer l’appartenance à une région, une région sans drapeau, rouge, ouvrière, ici quai National il ne reste plus trace du passé, de ce qui s’est passé, plus de Chope formidable, mais je sais qu’il existe, on me les a déjà montrées, deux-trois précieuses photos de la Chope formidable, avec mes aïeuls qui posent devant, il me faut absolument remettre la main dessus.

    17.04.16 — Chez moi »

    L’aventure du livre prend fin avec la mort annoncée de Madeleine et le désespoir du poète.

    « Je suis dans une impasse, qui n’a pas encore de nom et donne au bout de la rue des Cabœufs, sur l’immense terrain vague duquel émergent des structures métallisées qui préfigurent à quoi ressemblera peut-être cette zone dans quelques années, des entreprises sans ouvriers, mais pour l’heure on peut encore voir l’horizon, c’est sûrement pour ça que j’ai choisi instinctivement de me poster à cet endroit pour recevoir ce coup de fil décisif qui menace d’amputer ma vie d’une force d’amour, de rituels précieux, si les nouvelles sont mauvaises et m’étriquent, au moins je vois loin […]

    Je suis face à l’abstraction, je dois trouver une parade alors je roule dans les mêmes rues désertes, Le Viking, Le Père tout va bien, tous les cafés sont fermés, je roule dans l’abstraction […] je suis dévasté. »

    Face à l’abstraction de la disparition d’un être cher, il reste l’œuvre d’un poète. Son témoignage bouleversant.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Guillaume Déloire  Le Graillon





    GUILLAUME DÉLOIRE


    Guillaume Déloire




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site du Parisien)
    une lecture du Graillon par Olivier Bureau
    le site des éditions des Vanneaux



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  • Jean-Pierre Chambon, L’Écorce terrestre

    par Angèle Paoli

    Jean-Pierre Chambon, L’Écorce terrestre
    éditions Le Castor Astral, 2018.
    Dessin de couverture et frontispice : Jean-Frédéric Coviaux.



    Lecture d’Angèle Paoli


    La lumière existe-t-elle
    La lumière existe-t-elle encore
    ou n’est-elle plus que l’ombre de ce qu’elle fut ?
    Ph., G.AdC






    AU-DELÀ DU VACILLEMENT DE LA PAUPIÈRE



    Qu’y a-t-il derrière, dessous, dans les interstices et les maillages, dans le tremblé des particules, les réseaux de veinules, cendres écumes cristaux du verre écorces, escarbilles de la lumière, flocons de neige ? Qu’y a-t-il de perceptible derrière, dessous, sous ce que l’œil ne voit pas, ne capte pas, noyé « dans le flux des transparences » ? Ces interrogations sur l’infime, multiples et pénétrantes, occupent l’espace poétique des huit sections qui composent L’Écorce terrestre, dernier recueil de Jean-Pierre Chambon.

    Quel que soit l’univers que le poète approche — la lumière, la cendre/l’écume, la méduse, les tournesols, l’écorce terrestre, la poussière/le silence, la pierre, la neige — et quelle que soit la forme que prend le poème à l’intérieur de chacune des sections qui composent le recueil, le regard est au centre, qui suscite le questionnement. « Je vois, je vois. Qu’est-ce que tu vois ?… », interroge le poète José Angel Valente dans l’exergue d’ouverture de « Spéculation sur le défaut de lumière », intitulé de la première section. Et Jean-Pierre Chambon de rebondir en écho :

    « Qu’est-ce que

    voir encore

    quand toutes les choses

    ont été dépouillées

    de leur vêtement

    de lumière… »

    Et l’on saisit d’emblée que ce questionnement ouvre sur une multiplicité d’autres interrogations : sur les mots et sur le sens, sur les interprétations dont nous les recouvrons, l’un et l’autre. Et jusqu’aux « vues de l’esprit » qui agissent comme des leurres sur les choses elles-mêmes dont se saisit le regard. Ainsi des termes « Spéculation », « Défaut » ? Quelles acceptions leur donner, qui varient en fonction du contexte dans lequel les mots se trouvent enclos ?

    Ici le contexte est pour ainsi dire voilé, tourbillonnant, vibrionnant, phosphorescent, mais voilé. La matière poétique est celle des nuages, de contours flous et fluctuants en fonction des mouvements de la lumière et de l’eau, des tourbillons de lucioles ou de grains de sable, de cristaux et de sel. Mais aussi du « grain du silence ». Et l’on assiste avec émerveillement à un enchâssement de questions toujours renouvelées, imbrications inépuisables, chaque poème en incluant de nouvelles, comme par rebonds légers, pour cerner ce qui, dans ce maillage continu et changeant, se mue et donne à appréhender les myriades de molécules en suspension. Dans l’air dans l’eau dans la lumière… Chemin faisant, au cours de cette expérience poétique qui lui est propre, le poète s’interroge sur les possibles transmutations, le passage d’un état à l’autre de la matière, ce qui se donne à voir ou ce qui dissimule ses formes dans la trame, avec ses frontières ses imperfections ses contradictions et ses tremblements, dans l’attente peut-être d’une manifestation divine, d’une révélation ou d’un avènement :

    « Quels sont ces nuages

    d’objets ces corps

    disloqués ces cendres

    envolées

    avec la fumée

    ces ailes

    de corbeaux déjà

    dissoutes dans le ciel

    vespéral —

    quelles sont ces ténèbres et

    cette épiphanie ? »

    Attente qui peut aussi s’installer au cœur de l’absence et du vide, comme dans ce poème de « L’écorce terrestre » (intitulé de la cinquième section du recueil) :

    « Le prolongement

    au cœur d’un monde sans événements

    de l’attente instante et toujours différée

    d’un avènement »

    Au terme du premier voyage initiatique, l’ultime question qui se pose à travers l’énigme de la lumière est bien celle de son existence (mythe de la caverne ?). La lumière existe-t-elle encore ou n’est-elle plus que l’ombre de ce qu’elle fut ?

    « de quelle mélancolie

    du souvenir de la lumière

    sont-ils [« lambeaux de membranes »]

    la projection ? »

    Commencé avec la lumière et le questionnement qu’elle suscite, le voyage poétique se poursuit avec « la cendre/l’écume ». La lumière et ses variations n’en sont pas oubliées pour autant. À partir de poèmes brefs, neuvains, dizains, onzains, un paysage étrange se dessine, paysage flottant et incertain d’un avant ou d’un après la Terre. Partout les contours s’estompent, obscurcis par le mélange sel/sable. Jusqu’à effacement. Effacement qui se renouvelle et que l’on retrouve dans la section centrale « L’écorce terrestre » :

    « On ne voit rien

    presque rien »

    Où se confirme également l’impression étrange d’un monde autre. Antérieur à la vie humaine ou postérieur :

    « On dirait des paysages

    d’avant l’humain

    ou d’après

    Il n’y a nulle part

    personne »

    Dans le paysage dévasté de « L’écorce terrestre », l’œil photographe ne croise que des ombres dont ne subsistent que « des traces fantomatiques/ des taches aveugles ». Le champ visuel se réduit encore pour ne garder que l’essentiel, une abstraction :

    « Ne demeure que l’essentiel

    une nudité âpre sans effets ».

    La boite noire du cerveau a bien du mal à dégager les mots de leur gangue trompeuse, de leur luminosité fallacieuse. Il faudrait pourtant qu’elle s’y attelle pour atteindre le cœur actif.

    En amont, dans la section « La cendre, l’écume », le regard qui effleure le monde et les êtres — une barque/un nageur — est un regard désincarné, sans présence humaine. Résiduelles, légères, les particules (liquides et solides), soumises aux fluctuations insaisissables, témoignent de la fin d’un monde. Ce qu’il en reste après que tout a disparu. Quelques frémissements et ce peu de lueur qui encore s’attarde. La mort plane, la nuit enveloppe ce qui est en suspens. Des ombres furtives froissent les eaux. La barque glisse, « aveugle », en l’absence du nautonier et de l’âme du défunt :

    « la barque vide

    heurte la rive du sommeil

    […]

    la nuit a versé dans la mer »

    Reste le regard, cette « plaie béante » qui saisit le résidu de lumière. Ces accrocs qui font souffrir le nageur :

    « l’eau le vacillement le reflet

    une poignée de sel jetée

    dans le ciel noir

    sur la plaie béante

    du regard ».

    Le troisième tableau entraîne le lecteur dans un univers à la fois autre et semblable. Le tout premier regard est celui de « l’ange » que son plongeon icarien conduit jusqu’à l’« Œil de Méduse ». Confrontation, en apnée, avec la gorgone et ses colonies de cnidaires phosphorescents. Chaque page de cette nouvelle section présente une succession de quatre à six phrases espacées par des interlignages symétriques et réparties en trois temps. De sorte que l’ensemble suggère un rythme visuel régulier. Pourtant intemporel. La plongée dans le monde sous-marin des méduses rejoint un présent éternel qui est aussi le temps des vérités de toujours, lesquelles évoluent en abstractions mystérieuses cryptées et éminemment poétiques :

    « L’eau pure a le goût de l’invisible. »

    ou encore :

    « L’eau réduit la distance amère qui sépare le corps de son ombre. »

    L’univers pélagique traversé par les mots est celui mystérieux et mythique de la mer, univers saisi et amenuisé dans la loupe cristalline de l’œil :

    « Le nageur mimétique est passé dans l’écarquillement

    du miroir dont les écailles se sont brusquement resserrées. »

    Mais les substances indéterminées des méduses, leur être hermaphrodite qui transite entre deux eaux, constitué de cellules gélifiées et immatérielles, sont appréhendées avec un vocabulaire scientifique, spécifique des émulsions et des flagelles. « Germe » / « albumine » / « soucoupe vibratile » / « ventouse diaphane » et « membranes ». Le lecteur navigue de surprise en surprise et se laisse porter par les combinaisons d’images. Les espaces métaphoriques se frôlent, se rejoignent pour créer un paysage singulier qui fusionne les univers :

    « Dans la forêt sous-marine, un trait de lumière harponne

    la volve et l’anneau translucides d’un champignon flottant. »

    Les visions évoluent sous « l’œil de cyclope » du nageur. Le monde des phosphorescences marines se mue en un monde médical, avec son bloc opératoire et ses projecteurs :

    « Méduse phosphorescente comme frisson gélifié, hologramme de l’effroi »

    et sur la page suivante :

    « Au-dessus de l’opération, ce visage de gorgone sous la cagoule du bourreau. »

    Les visions se succèdent, les unes magnifiques comme celle, métaphorique de la « cathédrale engloutie » qui convie la fusion des mondes :

    « Nonchalamment voltigent, à l’aplomb de la cathédrale engloutie, des poissons séraphiques arborant les couleurs subtilisées à la rosace. »

    D’autres, plus inquiétantes, évoquent à nouveau le monde médical, la « main gantée de latex » du chirurgien et « le polyèdre d’un verre d’eau flamboyant de lueurs d’améthyste » de l’énorme projecteur.

    Entre les deux se glisse « le murmure du poème de la mer conservé sous une cloche de verre. »

    Le retour sur la terre ferme se fait dans un champ de tournesols.

    « Champs de tournesols, embrasements et ténèbres ».

    La forme poétique laisse ici place à une prose poétique. Deux paragraphes habitent la page. L’œil évolue sur « le tournoiement confus des tournesols ». Surgit un monde excessif saturé de soleil :

    « Trop de lumière »

    « chaleur accablante ».

    Un monde vaguement inquiétant qui combine les contraires, arrogance et mollesse. La rencontre du « je » avec « la masse mouvementée des tournesols » est rude et le choc, brutal. Le « je » spectateur est emporté dans un vertige sidéral. Une sorte d’envol céleste l’enlève, qui le transplante dans un univers intergalactique déboussolé :

    « Ce sont bientôt des frictions de galaxies, des mécaniques célestes aux mouvements détraqués, le flottement d’amas lumineux, de grands soleils tisonnant l’espace… Ce ne sont encore, avant la dérive insensée des images, que les disques grisâtres des tournesols. »

    La confrontation du spectateur avec le « sourd vrombissement des tournesols » a quelque chose de violent et de chaotique. Le poète est en proie à « un abusif miroitement des signes ».

    Confrontée aux excès caniculaires, la splendeur des tournesols sous le soleil porte dans son perfectionnement même la marque évidente de son déclin. L’œil cyclope se rapproche, livre au regard le « cœur navré des héliotropes. »

    D’une section à l’autre du recueil, les images surgissent dans un même déploiement de correspondances, un même mouvement d’interpénétration des mondes. L’univers des tournesols n’échappe pas aux métamorphoses silencieuses et secrètes qui le travaillent, intérieur et extérieur, dans les fluctuations invisibles de la matière, grumeaux, agglomérats, floculations et agglutinations de germes. On assiste en spectateur intemporel au défilé d’une armée de vieux soldats arcimboldesques ou à la mise à mort de la Terre « l’échine piquetée de banderilles ».

    Parvenu à ce point de l’expérience poétique, le narrateur avoue ses difficultés à dire, à se saisir des mots, à se saisir du sens qu’ils charrient dans le flux inépuisable des images :

    « Un dernier souffle ravive la braise jetée par l’étendue aride…

    Mais les mots n’en captent que faiblement l’énergie… Ils ne parviennent plus à dire ce semblant de feu… Sans doute le regard s’est-il trop longuement attardé à ce discret versant du monde où, à présent, dans la lumière du déclin, s’étiolent les fleurs si puissantes et profuses ».

    Partout, d’un point à l’autre de cette épopée poétique, le regard interroge ce qui se dérobe à son emprise, au-delà du vacillement de la paupière. De l’écorce terrestre — qui englobe des formes multiples même si insaisissables et éphémères —, il s’attache à appréhender ce qui écorche et ce qui saigne dans la pure beauté des mots :

    « On voit

    comme à travers la peau

    écorchée du regard

    […]

    On touche des yeux

    le grain de l’opacité ».

    Le poète, lui, continue en solitaire son chemin singulier, nous laissant avec ses mots et notre propre solitude :

    « je marche

    à l’envers de mon ombre

    dans la neige inachevée »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Chambon  L'Ecorce terrestre 2





    JEAN-PIERRE CHAMBON


    Jean-Pierre Chambon  en vignette
    Source




    ■ Jean-Pierre Chambon
    sur Terres de femmes


    L’Écorce terrestre (lecture de Cécile A. Holdban)
    [Je touche le grain du silence] (extrait de L’Écorce terrestre)
    Des lecteurs (extrait)
    Des lecteurs (lecture d’AP)
    Détour par la Chine intérieure (poème extrait du Petit Livre amer)
    Le Petit Livre amer (lecture de Sylvie Fabre G.)
    [Fleurs dans la fleur]
    Fragments d’un règne (poème extrait du Roi errant)
    Noir de mouches (extrait)
    [Sur le papier la lumière](extrait de Sur un poème d’André du Bouchet)
    [À partir de l’inaliénable singulier] (extrait de Tout venant)
    Tout venant (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Zélia (lecture d’Isabelle Lévesque)
    L’invention de l’écriture (extrait de Zélia)
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre (extraits)
    Jean-Pierre Chambon | Marc Negri, Fleuve sans bords (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site du Castor Astral)
    la fiche de l’éditeur sur L’Écorce terrestre de Jean-Pierre Chambon



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