Étiquette : Angèle Paoli


  • Mazin Mamoory, Cadavre dans une maison obscure

    par Angèle Paoli

    Mazin Mamoory, Cadavre dans une maison obscure,
    Éditions LansKine, Collection Ailleurs est aujourd’hui,
    Domaine irakien, 2018.
    Traduit de l’arabe (Irak) par Antoine Jockey.



    Lecture d’ Angèle Paoli



    « NE T’INQUIÈTE PAS, MÈRE, NOUS NE FAISONS QUE MOURIR »



    Il est des livres qui surgissent comme des obus dans nos intérieurs calmes et douillets. Qui ne vous lâchent plus et qui vous fouaillent le corps et le cœur. Sans répit. Ainsi de ce Cadavre dans une maison obscure, qui a fait irruption avec la violence d’un souffle venu d’ailleurs, et qui tire la lectrice que je suis des tempêtes rageuses qui sévissent sur mon île, vers un univers calciné où les cadavres, bannières déchiquetées, pendent aux fenêtres. Où les corps se disloquent sous la fureur des coups tortionnaires tandis que les explosions achèvent de semer le chaos. Nous sommes en Irak et la guerre fait rage. Odeurs de TNT et de C4, submergeant la puanteur des corps vidés de leur sang et des chairs livrées aux charognes. Nous voilà ramenés sans ménagement, au fil des pages, plusieurs années en arrière, au cœur d’un carnage, dans la « braise sournoise » allumée par « le facteur américain ». Premier épisode, 1999. Puis 2003. « La guerre n’aura pas de fin ». C’était hier. Et c’est encore aujourd’hui.

    Les textes qui composent ce recueil sont l’œuvre du poète irakien Mazin Mamoory. Le narrateur, ce « je » qui décline ses actes et ses pensées tout au long des poèmes, victime des carnages et des crimes perpétrés dans son univers désossé, en est aussi le témoin abasourdi. Face à l’absurde qui règne en maître, face à l’incompréhension que celui-ci fait naître, et à la folie qu’il engendre, seule l’énonciation permet de survivre au désordre. Un désordre que revendique le poète dès le poème d’ouverture : « Mes sorcières fêlées » :

    « Ce désordre représente mes hantises éparpillées

    La noirceur de mes rêves

    Mes arbres calcinés par le soleil

    Le bruit des explosions et la suie de leur fumée colorée ».

    Avec la mise en mots, une forme d’humour, parfois grinçant et âcre, souvent à la limite du joke, se fraie un passage. Il maintient la juste distance pour ne pas sombrer. C’est que Mazin Mamoory est un poète. Un grand poète. Qui sème avec lui les trouvailles au plus fort de l’horreur. Ainsi de l’interrogation faussement naïve formulée dans « Braise ». Interrogation qui ne laisse pas de surprendre, voire de faire sourire :

    « Tout cela est très simple et compréhensible, mais ce que je ne comprends pas c’est comment la braise est passée de l’Amérique à l’Irak. Est-ce possible qu’elle ait ouvert une brèche dans l’océan et atterri dans ma maison ? »

    Chaque poème — c’est de textes en prose qu’il s’agit — est constitué d’une succession de tableautins séparés par des interlignages. Les enchaînements d’actions se font par ricochets de manière itérative (par reprise de termes identiques). Et comme dans les films comiques que dominent les gags, on assiste à des réactions « boule de neige » qui, en roulant, vont crescendo. Ainsi dans « Chute » :

    « Le jour où je suis tombé de vélo, le cœur de ma mère a chuté et a roulé comme une boule de billard

    Le jour de mon mariage, je suis tombé de son cœur

    Et le jour où la guerre l’a fait pleurer, le monde s’est écroulé »

    Le sourire un instant esquissé s’efface pour laisser place à la douleur. L’un et l’autre adret des émotions se jouxtent, simultanément, dans un espace et son contraire, immédiatement réversibles. C’est là, me semble-t-il, une des caractéristiques prédominantes de l’écriture de Mazin Mamoory, qui fait sa force.

    Au demeurant, même si un lien subsiste d’un énoncé à l’autre, il y a toujours quelque part une incohérence qui se glisse. Parce que, écrit le poète, « nous sommes toujours irrationnels » et que, « [d]evant la porte des autres, la raison est une occasion de fuir la réalité. » Si bien que le décalage est permanent entre une réalité et la perception parfois fantaisiste qui en est transmise. Le glissement se fait le plus souvent par la confrontation inattendue abstrait/concret ou par le passage du général au particulier (ou inversement).

    Ainsi de ce constat :

    « L’usage de la mort ressemble à l’usage d’une vieille paire de chaussures ».

    Et dans le même poème où il est fait allusion aux combats de 2003 :

    « Il m’a dit : il ne reste que le sang, et il est froid et bleu depuis 2003

    Tout ce que j’ai vu dans la ville est bleu

    Et de plus en plus froid

    Ma voiture aussi est bleue. Quelle coïncidence que mon sang en soit le carburant »

    De même pour cette image terrifique engendrée par le rapprochement inattendu entre le sort du poisson et celui de l’épouse :

    « Lui a fini dans la cuisine, et moi dans les bras de ma femme ou de ce qui en restait pendant la guerre. »

    Et le poète de peaufiner le tableau par cette affirmation féroce :

    « Chacune aura un poisson pour mettre au monde des enfants invalides de guerre » (in « Identité pour personne »)

    L’enchaînement logique qui est à l’œuvre d’un paragraphe à l’autre échappe à la discursivité d’occidentaux cartésiens. Chaque poème apporte son contingent d’images terrifiantes, — « visages défigurés qui ressemblent à des pièces détachées », visage du narrateur évidé de sa chair et collé à un mur —, difficiles à imaginer, difficiles à soutenir ; en même temps que son pesant d’impuissance :

    « Scotché au mur, mon corps fume une cigarette, voit les gens se

    rassembler et pleurer

    je tente de le détacher du mur pour marcher dans la rue »

    et de désespoir :

    « Nulle main à la maison ne tient ce que je désire

    Nul objet ne m’aide à te toucher à la fin de la nuit »

    Malgré les abominations auxquelles il faut faire face, chacun s’adapte à la situation et la vie continue :

    « Ma tête est devenue écrou fixé au bord du fleuve autour duquel le monde tourne »

    Quant aux germes de cette effroyable boucherie, c’est au sein de la religion qu’il faut les chercher. Les allusions au tandem guerre/religion sont récurrentes. De sorte que si la guerre est confessionnelle, la femme du poète l’est tout autant. Mais, qu’il s’agisse de l’épouse ou de la guerre, les raisons sont irrecevables car rattachées à des mobiles futiles ou à des interdits absurdes. Que l’on soit chiite ou sunnite, ce qui compte, c’est l’aspect extérieur, seul à même de « démontrer » une identité :

    « En 2003, je devins chiite car j’habitais une ville sous contrôle de milices chiites. Si j’avais vécu dans la ville de Ramadî, je serais certainement devenu sunnite, sans que personne ne demande mon avis »

    Ou encore :

    « On dit que c’est une guerre confessionnelle et cela justifie tout

    N’importe quel sunnite peut tuer n’importe quel chiite »

    Et le poète d’ajouter un peu plus loin :

    « Ma présence en Irak signifie que je suis en conflit avec les autres  »

    Face à l’irréductible vérité et à l’étau qui broie les peuples dans les rouages de la mort, quelle issue possible ? Le poète, lui, s’en remet à cet humour indéfectible qui lui fait dire :

    « Ne t’inquiète pas, mère, nous ne faisons que mourir »

    Pour tenter de colmater les brèches qui le labourent, le poète opte pour une forme de légèreté obstinée :

    « Il ne me reste qu’à trouer mon corps, à avancer contre le vent

    puis à planer au-dessus de la corde à linge »

    Dérisoire, la « corde à linge » est la constante colorée et légère de ce qui reste lorsque tout s’effondre autour de soi.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Mazin Mamoory






    مازن معموري
    (MAZIN MAMOORY)



    Mazin Mamoory 2
    Ph. D.R.



    ■ Mazin Mamoory
    sur Terres de femmes

    Ma femme est confessionnelle (extrait de Cadavre dans une maison obscure)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions LansKine)
    la fiche de l’éditeur sur Cadavre dans une maison obscure





    Retour au répertoire du numéro de janvier 2018
    Retour à l’ index des auteurs
    Retour à l’ index des « Lectures d’Angèle »

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Fabio Scotto, “Musée Thyssen Bornemisza Madrid”, Jacob Isaacksz Van Ruisdael




    Ruisdael
    Jacob Isaacksz VAN RUISDAEL,
    Chemin à travers champs de blé dans le Zuiderzee, v. 1660-1662
    Huile sur toile, 44,8 x 54,6 cm
    Museo Thyssen-Bornemisza, Madrid
    Tous droits reserves
    Source








    JACOB ISAACKSZ VAN RUISDAEL,
    Camino entre campos de trigo cerca del Zuider Zee, 1660-1662





    Due sentieri s’incontrano
    nella piana che sale
    Sole che filtra
    tra le nubi
    Lontani
    una casa
    un mulino
    una cattedrale
    Mucche al pascolo
    un viandante
    un cane
    Il grigio minaccia l’azzurro
    Chissà dov’è
    Lo Zuider Zee…



    Fabio Scotto, « Museo Thyssen-Bornemisza, Madrid », Bocca segreta, Poesie 2004-2007, Bagno a Ripoli (Firenze), Passigli Poesia, 2008, p. 48.







    JACOB ISAACKSZ VAN RUISDAEL,
    Chemin à travers champs de blé dans le Zuiderzee, 1660-1662





    Deux sentiers se rejoignent
    dans la plaine qui monte
    Soleil qui filtre
    entre les nuages
    Au loin
    une maison
    un moulin
    une cathédrale
    Des vaches en pâture
    un vagabond
    un chien
    Le gris menace l’azur
    Qui sait où c’est
    le Zuiderzee…



    Traduction inédite d’Angèle Paoli
    pour Terres de femmes (décembre 2008)







    JACOB ISAACKSZ VAN RUISDAEL,
    Camino atraversando campos de trigo cerca de Zuider Zee, 1660-1662





    Deux sentiers se rejoignent
    dans la plaine qui monte
    Soleil qui filtre
    entre les nuages
    Lointains
    une maison
    un moulin
    une cathédrale
    Vaches en pâturage
    un passant
    un chien
    Le gris menace l’azur
    Qui sait où est
    le Zuider Zee…



    Fabio Scotto, “Musée Thyssen Bornemisza Madrid” in Bouche secrète, Éditions du Noroît, Montréal (Québec), 2016, page 40. Traduit de l’italien par Francis Catalano.






    Fabio Scotto  Bouche secrète





    FABIO SCOTTO


    Fabio Scotto
    Source




    ■ Fabio Scotto
    sur Terres de femmes


    A riva | Sur cette rive (note de lecture d’AP)
    Regard sombre (extrait de A riva | Sur cette rive)
    Je t’embrasse les yeux fermés (poème issu du recueil Le Corps du sable)
    Le Corps du sable (note de lecture d’AP)
    Ces paroles échangées (poème issu du recueil L’intoccabile)
    China sull’acqua… (traductions croisées)
    Tra le vene del mondo (extrait de La Grecia è morta e altre poesie)
    La Peau de l’eau (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Venezia — San Giorgio-Angelo (extrait de La Peau de l’eau)
    Musée Thyssen-Bornemisza, Madrid (onze « poèmes peints » traduits en 2008 par AP)




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur le site de l’écrivain Claude Ber)
    un dossier Fabio Scotto (dimanche 27 février 2011)
    → (sur Lyrikline)
    Fabio Scotto disant dix de ses poèmes





    Retour au répertoire du numéro de septembre 2017
    Retour à l’ index des auteurs
    Retour à l’index de la catégorie Péninsule (littérature et poésie italiennes)

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Marie-Hélène Prouteau, La Ville aux maisons qui penchent

    par Angèle Paoli

    Marie-Hélène Prouteau, La Ville aux maisons qui penchent,
    Suites nantaises,

    éditions La Chambre d’échos, 2017.



    Lecture d’Angèle Paoli



    LE POINT DE LUMIÈRE QUI LIBÈRE L’ÉCRITURE




    S’approprier l’espace d’une ville nécessite un patient apprentissage. Cet apprivoisement progressif, Marie-Hélène Prouteau la Bretonne, venue enfant de sa Beauce d’adoption pour vivre à Nantes, le revit par l’écriture. Suites nantaises, La Ville aux maisons qui penchent offre un parcours poétique varié, drainé par le regard sensuel de l’écrivain, un regard aiguisé tout à la fois par la beauté changeante de la lumière de l’eau et par celle de la pierre. Par la magie de leur fusionnement. Mais aussi par les fantômes du passé que la lecture vagabonde à travers la ville éveille. Un univers qui apparie habilement une réflexion profonde à la rêverie flâneuse.

    On entre dans la ville par touches progressives. Couleur mouvement formes Histoire silhouettes. Mais de plain-pied d’emblée avec la couleur saisissante du blanc. « C’est une ville de pierres blanches ». Cette définition rythme par trois fois le chapitre introductif « Éveil ». En ouverture d’abord, dans l’épilogue enfin avec une précision d’importance : « C’est une ville de pierres blanches tranchées au fer ». Entre-deux, à mi-parcours, la phrase est complétée par l’expansion : « Cette couleur en majesté semble vêtir le cœur de Nantes d’une quiétude rare. » Ainsi la ville de Nantes marie-t-elle avec élégance et sérénité les contraires et les contradictions qui la caractérisent.

    Les phrases introductives de chaque début de chapitre sont la plupart du temps des phrases nominales dans lesquelles prédomine la question du lieu. Une sorte de sésame ouvre la voie à la réflexion de la promeneuse qui accompagne le lecteur dans sa déambulation vagabonde.

    « Une marche le long de la Loire, boulevard de Sarrebruck » / « Île de Nantes, les Anneaux de Buren » / « Hauteurs de la Butte Sainte-Anne »… D’autres fois, au contraire, les têtes de chapitres sont amorcées par une tournure impersonnelle ou par une formule plus générale, lesquelles laissent place à la surprise et à l’imprévu : « Il y a des jours où les dernières nouvelles semblent colportées par un diable ricanant de ses dents noires » / « Il arrive que la poésie descende dans la rue » / « L’envie vient soudain de rouvrir le livre 1945 de Michel Chaillou »…

    Quel que soit le paysage qui se déroule sous nos yeux, ce qui frappe sous la plume de Marie-Hélène Prouteau, c’est l’intemporalité de cet univers très particulier baigné par les eaux millénaires de la Loire. Le temps vécu ici est un hors-temps qui met à égalité toutes les distances et tous les âges. Passé et présent se côtoient se mêlent s’enchevêtrent, bercés par « le sentiment de l’eau » et les berges mouvantes du fleuve. Un mouvement continu de nuages d’oiseaux de roselières de fluctuantes ondulations de « palpitations de la marée » fait du temps nantais un temps qui échappe à toute préhension brutale et définitive. D’autant plus insaisissable le temps nantais que se télescopent deux temps antithétiques. Le temps de la Terre et le temps de l’Homme : « Le temps de la terre va lentement, tandis que le temps humain file comme un bolide », écrit la poète dans le très beau chapitre « Il y a des mers qui chantent en nous ». C’est sans doute que Nantes, définie comme « la princesse des mélanges », n’en finit pas de marier à loisir les éléments, air/terres/eaux, jonglant habilement avec les matériaux naturels – tuffeau, roseaux et sables — et les matériaux inventés par les hommes, imprimant au paysage des métamorphoses inattendues. Lesquelles suggèrent à l’écriture, de manière spontanée, des métaphores marines ou navales. Ainsi en est-il du pont Tabarly qui assume pleinement la magie du fusionnement mer/air/pierre :

    « Ce n’est pas un pont, c’est un bateau suspendu magiquement dans les airs. » Quant au promeneur-spectateur, le voilà embarqué, « voyageur en transit » dans une « croisière immobile ».

    Ponts passerelles phares tours, tout un ensemble de cables et de haubans, de constructions maritimes et de décors futuristes, contribuent à brouiller l’espace et d’un même trait à biffer les perspectives temporelles :

    « À cent vingt mètres de haut, le changement d’échelle comprime d’un coup l’espace et le temps ».

    De sorte qu’à « la verticale des eaux » surgissent d’un seul regard « les Anneaux de Buren, la statue de Louis XVI, les tramways, la Cité radieuse du Corbusier, le monument dédié aux Cinquante Otages, la Tour L.U. » Et derrière les constructions inventions créations, ce sont les hautes figures des hommes qui ébauchent leurs statures.

    Des noms font irruption au détour des quais des squares des jardins des chantiers, des chemins de halage, des contrées bordant l’estuaire. Certains connus d’autres moins ou connus des seuls Nantais. D’autres, encore, anonymes, esclaves sans visage autre que celui de l’extrême souffrance à laquelle ils furent livrés, enfermés dans les soutes des navires négriers ou jetés par-dessus bord. Toute la misère d’une époque remonte à la surface qui draine avec elle les malheurs qui rongent notre propre époque. Derrière les esclaves de jadis mangés par le scorbut et avalés par les vagues, les naufragés de Lampedusa « nous mettent face à nous-mêmes ». Implacable zeugma qui prolonge la passerelle entre hier et aujourd’hui et renouvelle ces « effroyables traversées en mer d’indifférence. » Une indifférence qui n’a cependant pas atteint le peintre William Turner dont la présence à Nantes en 1826 marque encore les esprits. Certaines toiles évoquées par Marie-Hélène Prouteau en sont le témoignage. Nantes, Chantiers Navals, vers 1826. Ou encore The Slave Ship. Lorsque, quelques années plus tard, il peint cette toile, Turner fait fusionner le port de Margate avec le souvenir qu’il a gardé du quai de la Fosse à Nantes : « Turner nous met au cœur d’un typhon, dans une vision d’enfer. Une apocalypse de formes et de couleurs », écrit Marie-Hélène Prouteau, ajoutant un peu plus loin : « Est-ce l’eau qui s’enflamme ou le ciel qui se noie ? » Le fusionnement des éléments — leur brouillage incessant — est déjà à l’œuvre sur la palette du grand peintre. Il semble interagir comme un fil conducteur qui guide partout interrogations et réflexions de la poète.

    Au fur et à mesure que s’écoule le temps de la lecture, nombre de fantômes « viennent à notre rencontre ». Des lieux et des hommes. Inscrits dans l’histoire de la « ville aux maisons qui penchent » ou venus d’ailleurs. Les Ducs de Bretagne, bien sûr, en leur Château qui accueille l’exposition « En guerres ». On y croise l’histoire de Marie-Anne Keravec dont l’historiographie mentionne qu’elle a perdu ses quatre fils au cours de la Grande Guerre. Marie-Hélène Prouteau s’attarde sur chacun avec un même regard, généreux et vigilant. Elle accorde une semblable importance ou un semblable intérêt au SDF et aux musiciens des rues sommés de disparaître ; aux hommes uniformément gris d’Isaac Cordal en leur installation prémonitoire, à Maximilien Siffait et à ses Folies, à Rodolphe Bresdin et à ses rêveries fantastiques. Aux enfances de Dostoïevski que font revivre les toiles d’Olga Boldyreff — « Promenade dans le monde étrange de Dostoïevski » — ou aux évocations, tristes, de Michel Chaillou, à partir de la relecture de 1945.

    « Il y avait ce chagrin, vieux de soixante ans, si palpable dans le grain de sa voix… », confie Marie-Hélène Prouteau avant de poursuivre sa quête vers d’autres rencontres. Celle notamment de l’éditeur nantais de La Part commune, « occupé », en ses déambulations, « à saisir l’esprit poète » ; ou celle de l’écrivain pragois Karel Pecka dont le livre — Passage — présent dans la devanture d’une librairie nantaise, draine avec lui les souvenirs d’un voyage de 1984 en même temps que ceux d’une époque marquée par la « camisole du quotidien totalitaire ».

    Observatrice attentive de la misère des hommes ainsi que de leurs multiples talents, la poète ne cesse d’interroger ce que nous sommes et où vont nos désirs. Les pages de La Ville aux maisons qui penchent convoquent les fantômes, ceux qui nous accompagnent, où que nous soyons. Pour peu que nous leur accordions quelque attention, ils s’en viennent à nous. La sensibilité de Marie-Hélène Prouteau les éveille autant qu’elle éveille nos consciences endormies.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Marie-Hélène Prouteau  La Ville aux maisons qui penchent  Suites nantaises







    MARIE-HÉLÈNE PROUTEAU


    Marie-helene-prouteau
    Source




    ■ Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes


    Le cœur est une place forte (lecture d’AP)
    L’Enfant des vagues (lecture d’AP)
    La Petite Plage (lecture d’AP)
    Nostalgie blanche. Livre d’artiste avec Michel Remaud
    Voir Pont-Aven (extrait de Madeleine Bernard, La Songeuse de l’invisible)
    [Monde des limbes pris dans les houles] (extrait de La Vibration du monde)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions La Chambre d’échos)
    la fiche de l’éditeur sur La Ville aux maisons qui penchent
    → (sur La Pierre et le Sel)
    La Ville aux maisons qui penchent (lecture de Pierre Kobel)
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Marie-Hélène Prouteau




    ■ Chroniques et lectures (26) de Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes


    Chambre d’enfant gris tristesse
    La croisière immobile
    Anne Bihan, Ton ventre est l’océan
    Jean-Claude Caër, Alaska
    Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba
    Marie-Josée Christien, Affolement du sang
    Guénane, Atacama
    Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime
    Denis Heudré, sèmes semés
    Jacques Josse, Liscorno
    Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres
    Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…
    Jean-François Mathé, Prendre et perdre
    Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie
    Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
    Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
    Daniel Morvan, L’Orgue du Sonnenberg
    Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
    Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie
    Dominique Sampiero, Chante-perce
    Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
    Ronny Someck, Le Piano ardent
    Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
    Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même





    Retour au répertoire du numéro d’août 2017
    Retour à l’ index des auteurs
    Retour à l’ index des « Lectures d’Angèle »

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Terres de femmes | Terre di donne : 12 poètes corses

    par Alain Nouvel

    Terres de femmes | Terre di donne
    12 poètes corses,

    anthologie bilingue (français-corse)
    coordonnée par Angèle Paoli,
    Éditions des Lisières, Collection Hêtraie
    (voix poétiques féminines bilingues), 2017.
    Linogravure de Maud Leroy.



    Lecture d’Alain Nouvel



    COULEURS DE FÉMININ(S) ?



    « rien ce soir

    rien au couchant

    rien à l’aube

    rien »

    Marianne Costa,

    « Solstice d’hiver »



    « La femme, ce continent noir », soupirait Freud, et Lacan poursuivait en affirmant : « La femme n’existe pas ». Or, Terres de femmes | Terre di donne nous donne à lire 12 « poètes » au féminin, et non pas 12 « poétesses ». C’est que le féminin n’est pas dans les images stéréotypées de « LA » femme, ou de ce que devrait être une prétendue « poésie féminine ».

    Ce que j’ai entendu, en lisant ces voix de femmes (et l’objet-livre donne à entendre-voir ces « noms de femmes », appelés l’un après l’autre, avant chaque corps de texte), c’est la couleur du féminin, et, pour tout dire, les multiples couleurs des féminins.

    Le titre du recueil, déjà, renseigne. Le pluriel est de mise. Même si ces femmes sont toutes corses (ou apparentées corses), leur île est multiple. D’ailleurs chacune est « isolée » chaque fois des autres par une page blanche, comme par une étendue marine. Avec chaque poète, nous touchons un nouveau rivage, une terre nouvelle, autre.

    « Nul ne sait que je suis étrangère », dit Catherine Getten Medori, mais nul n’ignore que nous le sommes tous, et Danièle Maoudj, dans son poème dédié à Angèle, semble répondre en évoquant les Antilles : « J’atteins la prunelle du volcan » ou encore : « La nuit des mots épice l’insomnie des archipels » […] C’est que « [m]aronne le sens de la vie », et la poésie pourrait bien m’inviter « à traverser l’épreuve de l’étrangère »…

    Que savons-nous de nos prétendues « identités », de nos genres ? Ne sommes-nous pas obscurs à nous-mêmes ? Comme le dit Anne Marguerite Milleliri : « L’enfance tremble jusqu’aux os | dans le corps d’une femme » et si « [t]remble l’absence », alors, il ne reste plus que « le risque du chemin », « ce risque d’amour qu’est l’amour », et Lucia Santucci semble lui faire écho en faisant chanter « le marin qui s’improvise sage-femme » et qui accueille dans ses bras le nouveau-né de « l’africaine, la migrante ».

    Mais c’est Hélène Sanguinetti qui apporte à cette question la réponse la plus radicale et la plus forte :

    « Le mal ? vouloir tout […] Ici, je sais qui je suis : personne. »

    C’est sur une plage que la révélation peut avoir lieu, au moment où se confondent la mer et la nuit, au moment où « deux surfaces se sont éprises, battent ensemble ». Et l’on peut également penser à ce « Personne » que fut Ulysse.

    Nous sommes nos contradictions, nous en vivons, elles nous bâtissent. « Une mère pleure », dit Marianghjula Antonetti-Orsoni déplorant la guerre qui « anéantit les couleurs de l’humanité », et Angèle Paoli évoque, elle, « l’ultime conciliabule » entre une mère et sa fille, ce passage terrible de la vie au trépas de « mamma », ce moment où « ELLE EST » tandis qu’elle n’est plus, où « elle » passe d’ici en ailleurs, où elle devient autre, où elle devient tout.

    Peut-être que l’un des traits les plus caractéristiques du « féminin » serait cette aptitude à la métamorphose, ce « oui » dit au passage, à l’accueil de l’autre, en soi ou avec soi. D’ailleurs, nous lecteurs, glissons sans cesse de la langue corse au français, du français au corse comme pour mieux entendre ce qui se dit entre les mots, ce qui s’élabore à travers eux et leur échappe. La poésie est dans cet écart, dans ce mouvement de l’une à l’autre langue : « mer masculine en notre langue, mer-femme en d’autres langues », dit Lucia Santucci. Et Marie-Ange Sebasti continue en inventant en corse le mot Migrazione, qui n’existe pas encore mais qu’elle fait exister dans son poème. Elle parle de « villes grouillantes » dans la version française de son texte, ce qui est traduit en corse par cità bufunime (mot à mot, « villes bourdonnantes »)… Nous avons besoin des deux, du grouillant et du bourdonnant, pour entendre et voir ces villes.

    Après vous avoir lues, poètes, j’ose vous dire :

    « Je me sens femme comme vous, poète et corse, comme vous. »



    Alain Nouvel
    D.R. Texte Alain Nouvel
    pour Terres de femmes




    ______________________________________
    NOTE : Les auteures :

    Marianghjula Antonetti-Orsoni, Marianne Costa, Patrizia Gattaceca, Annette Luciani, Danièle Maoudj, Catherine Medori, Anne Marguerite Milleliri, Angèle Paoli, Isabelle Pellegrini-Alentour, Hélène Sanguinetti, Lucia Santucci, Marie-Ange Sebasti.





    Terre di donne Z
    ALAIN  NOUVEL


    Alain Nouvel portrait 2
    Ph. D.R.




    ■ Alain Nouvel
    sur Terres de femmes

    une lecture d’Au nom du Nord, du Sud, de l’Est et de l’Ouest par Angèle Paoli



    ■ Voir aussi ▼

    le site des éditions des Lisières
    → (sur le site des éditions des Lisières)
    la fiche de l’éditeur sur Terres de femmes | Terre di donne, 12 poètes corses
    → (sur Terres de femmes)
    Kallistè, la Corse, ma terre de mémoire





    Retour au répertoire du numéro de juillet 2017
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Anne-Lise Blanchard, Le Soleil s’est réfugié sous les cailloux

    par Angèle Paoli

    Anne-Lise Blanchard,
    Le Soleil s’est réfugié sous les cailloux, Poésie,
    éditions Ad Solem, 2017.



    Lecture d’Angèle Paoli


    DERRIÈRE LA MENACE, UN CHANT D’ESPOIR




    Il faut beaucoup de courage pour faire entendre une voix qui témoigne du martyre infligé de nos jours aux chrétiens d’Orient. Il a fallu beaucoup de courage à la poète Anne-Lise Blanchard pour vivre pendant cinq mois — c’était en 2014 — auprès des populations meurtries de Syrie et pour affronter avec elles le pilonnage des villes la vie détruite la mort brandie comme une victoire.

    De cet enfer, Anne-Lise Blanchard a tiré un recueil de poèmes. Le Soleil s’est réfugié dans les cailloux. Ce très beau vers, choisi pour titre de son ouvrage, résume à lui seul tout l’obscur toute la peur qui pèsent depuis des années sur la Syrie. Dans ce chaos ininterrompu de feu et de cendres, où la vie peut-elle donc trouver refuge sinon sous ce qui reste de ce qui fut jadis la beauté et la grandeur d’un pays ? Des cailloux secs qu’aucune eau ne vient plus désormais rafraîchir de son chant.

    « Vous quitterez

    jasmins et orangers

    leurs oiseaux

    les fontaines

    et les conversations du soir

    qui se prolongent ».

    Pour la plupart d’entre eux, les poèmes sont marqués d’une date. Août 2014-août 2016. L’écriture et la composition du recueil se prolongent en effet bien au-delà des cinq mois vécus en Syrie aux côtés d’« une jeune association fondée à la suite de la prise de Maaloula… ». La plupart des poèmes, remarquables de densité et de sobriété, égrènent les toponymes de la Syrie détruite. Damas Alep Qalamoun Homs… ou Maaloula, l’araméenne. Mais on croise aussi en chemin les noms de villes assiégées dans les contrées limitrophes, dont Zahlé, au Liban ; Araden ou Duhok, villes irakiennes du Kurdistan ; Erbil, capitale de la région autonome du Kurdistan, au nord de l’Irak. Des noms qui bruissent dans ma mémoire, dans nos mémoires, par-delà nos croyances et nos engagements.

    Que reste-t-il de la « mémorable Hellab » ? L’Alep millénaire que j’ai tant aimée est aujourd’hui méconnaissable :

    « Voilà Alep

    à la blancheur de lait

    devenue ce lointain mouroir

    sans fin ni commencement »

    Alep, août 2015.

    Que reste-t-il de « l’antique Emèse » aujourd’hui « flagellée de roquettes rompue d’obus », vouée à la vindicte des « modérés » d’Al Nosra et « marquée au fer rouge » ?

    « Nous sommes heureux de nous repaître du sang des chrétiens. »

    Homs, août 2014.

    Que reste-t-il de la petite Cristina (3 ans) « arrachée des bras de sa mère par les djihadistes à Qaraqosh » ? Il reste une « Berceuse pour Cristina » et un immense chagrin :

    « le jour s’est fait nuit

    nuit de longue prière

    chante mes entrailles

    sans commencement sans fin

    berçant l’abîme

    de ton petit corps »

    Ainkawa, avril 2015.

    En page de gauche, des phrases isolées rapportent en italiques ce que disent les murs ; ce que les voix font entendre d’appels au secours et de menaces. Phrases notées par la poète au fil des rencontres, au cours des déplacements :

    « Tu te convertis à l’islam ou on te coupe la tête. »

    « Nous sommes ici chez nous, nous ne voulons pas quitter notre terre de toujours. »

    « D’ici quelques années, l’Europe va boire le même calice que nous. »

    Poésie engagée alors ? Oui, sans aucun doute. Car Anne-Lise Blanchard prend ouvertement la défense des chrétiens d’Orient. Sa sensibilité à fleur de peau la place d’emblée au cœur de la tragédie syrienne et sa vie bat /se bat pour dénoncer la violence aveugle que Daesh ou Al Nosra font peser sur le pays mais aussi bien au-delà :

    « L’élégance aérienne

    des norias

    aura-t-elle raison

    de la fatale pesanteur

    des niqabs ? »

    Hama, août 2016.

    9 août 1942 : Édith Stein, jeune juive convertie au christianisme, arrêtée au carmel d’Echt aux Pays-Bas, meurt à Auschwitz sous le nom de Thérèse-Bénédicte de la Croix.

    Le 9 août 2014, Anne-Lise Blanchard évoque à Kessab, en Syrie, le souvenir de sainte Thérèse-Bénédicte de la Croix :

    « j’ai pleuré face à la croix

    ouverte sur le ciel de Kessab

    déchirée mais non vaincue

    qu’éventra un tir de mortier

    […]

    j’ai chanté à la mémoire

    en cette terre d’Orient

    des martyrs de la Croix »

    Engagée, oui, jusque dans l’écriture poétique :

    « Il faut bien

    que l’autre parle en soi

    pour qu’il y ait poème »

    Un très beau chant que celui d’Anne-Lise Blanchard dans ce recueil ; fluide et bouleversant. Empli de l’espoir de résurrection de la Syrie :

    « Au coin du cœur veille

    un coquelicot

    qui garde ouverte

    la porte du retour »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Anne-Lise Blanchard  Le Soleil s'est réfugié dans les cailloux






    ANNE-LISE BLANCHARD


    Anne-Lise Blanchard
    Ph. © Sally Bataillard




    ■ Anne-Lise Blanchard ▼
    sur Terres de femmes

    [Hurlements sirènes] (extrait du Soleil s’est réfugié sous les cailloux)
    [Combien de joies vivons-nous en une vie ?] (extrait des Jours suffisent à son émerveillement)
    Les jours suffisent à son émerveillement (lecture de Michel Ménaché)
    Éclats
    [La nuit vient en dormant] (extrait d’Épitomé du mort et du vif)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Elle est à marée



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Ad Solem)
    la fiche de l’éditeur sur Le Soleil s’est réfugié dans les cailloux d’Anne-Lise Blanchard
    le site personnel d’Anne-Lise Blanchard
    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Anne-Lise Blanchard





    Retour au répertoire du numéro de mars 2017
    Retour à l’ index des auteurs
    Retour à l’ index des « Lectures d’Angèle »

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…

    par Marie-Hélène Prouteau

    Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…,
    Jacques Flament Éditions, Collection / Série : Images & mots,
    08380 La-Neuville-aux-joutes, 2017.
    Préface d’Angèle Paoli.



    Lecture de Marie-Hélène Prouteau


    Voici un livre des éditions Jacques Flament qui consacre la rencontre de deux artistes, celui qui saisit les émotions par les images, celle qui les exprime par les mots. Ève de Laudec, Bruno Toffano. Une alchimie placée sous le signe des mains, de leur danse pleine d’humanité sensible qui nous fascine à l’aune de chaque regard.

    Dans sa belle préface, la poète Angèle Paoli évoque les « vers ciselés d’Ève de Laudec pour dire son plein accord. Musique des mots/tempo tendu de l’image. De cet écho harmonieux naît un livre, miroir de l’âme de la poète et du photographe. Âmes sensibles sensuelles, dont les harmoniques ténues poursuivent en nous leur chemin : “On entend le silence/À son frémissement” ».

    Car tout est silence, comme l’écrit Ève de Laudec, dans le langage immédiat des mains qui concentrent tendresse, émoi, peine, grâce, pudeur, solitude. Ainsi, un tournoiement de tissu, une robe flottante et deux mains. Une manière, pour l’objectif photographique, de suspendre les instants dans un geste, une attitude. Un rien, toute une histoire déjà, et, en écho, ces vers :

    « Que s’épousent nos âmes

    À l’effleure satin

    Du subtil jeu de paumes »

    Devant ces matières séculaires que pétrissent les mains, bois, herbe, eau, épis de blé, glaise, on a le sentiment d’être chez nous. Toutes les matières du monde sont saisies dans la beauté du noir et blanc des photographies. Gros plans pris sur le vif et dans le silence, des mains s’avancent, secourables, besogneuses, ou solitaires. Elles accueillent leur poids de joie, de chagrin, font don à autrui, ouvrent un espace de mystère et de rêve : une danse orientale, un sculpteur breton, les menottes d’un enfant, un corps nu, des mains négatives en graffiti sur un mur.

    Cela réveille les correspondances, les analogies. Les mains se font fleurs, conques, au creux des paumes serrées qui retiennent l’eau :

    « De ses orbites creuses

    Jaillit accidentée

    La poésie saline

    Et les mains en ciboire

    Accueillent ses marées »

    Plus loin, un grillage, des mains serrées, un drame peut-être, éloignement, douleur, impuissance à peine suggérés.

    Toucher, fouiller, tordre, enserrer, effleurer, caresser, autant de gestes des paumes, des doigts. Jusqu’à cette main d’enfant saisie par le photographe dans un magnifique élan de lumière et qui s’ouvre, émouvante, au monde :

    « Des impatiences poétiques lui poussaient

    Au bout des doigts »

    Des réminiscences invitent à retrouver le refrain d’enfance « Ainsi font… », celui-là même du titre du livre.

    Peu de mots et tout un monde. Car les mains, muettes, disent beaucoup. Elles disent tout de l’être, son épaisseur, alors qu’elles ne sont que partie. Tout ce qu’on imagine, tout ce que l’on pressent de lui, que l’on entrevoit à peine ou que l’on n’entrevoit pas du tout. Économie, concision sont le parti-pris des deux artistes en communion. Tact, tendresse d’un toucher, au sens fort. Un rêve que cette main qui s’avance et qui effleure. Mystère de la relation à autrui. En lisant les mots de la poète, on pense à l’énigme de la caresse de Levinas :

    « À tes poignets cambrés

    À tes paumes ouvertes

    Au calice du jour

    Au rire de tes dents

    Le soleil s’offre

    En amant »

    Ailleurs, on suit l’ardeur de ces doigts à l’ouvrage, l’haleine, la sueur, la chair « cramponnée, arrimée/Au bois flotté/Au bois dormant ».

    Ainsi la main du saint de granit sculptée par David Puech :

    « Entailler ta roche

    Au burin des amours

    À la râpe des passés

    À l’étreinte des doigts »

    La force de cette création en duo, à la croisée de l’écriture et de la photographie, est dans sa capacité d’appréhension des émotions les plus ténues qui surgissent dans leur apparente simplicité. Ève de Laudec et Bruno Toffano ont réussi le défi d’une poésie pleinement chaleureuse dans sa présence vive au monde.



    Marie-Hélène Prouteau
    D.R. Marie-Hélène Prouteau
    pour Terres de femmes







    Eve de Laudec  Ainsi font....jpg 3






    ÈVE DE LAUDEC


    Eve de Laudec Ph
    Source



    ■ Ève de Laudec
    sur Terres de femmes

    [Pleine | Gorgée d’esquives] (poème extrait d’Ainsi font…)
    Escroqueviller | Effacer | Quitter (poèmes extraits de L’Ingratitude des oiseaux à becs)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    De tous ces mots



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de Jacques Flament Éditions)
    la page de l’éditeur sur Ainsi font…
    l’emplume et l’écrié (le site personnel d’Ève de Laudec)
    → (sur le site de la revue Ce Qui Reste)
    une page sur Ève de Laudec




    ■ Autres chroniques et lectures (25) de Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes

    Chambre d’enfant gris tristesse
    La croisière immobile
    Anne Bihan, Ton ventre est l’océan
    Jean-Claude Caër, Alaska
    Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba
    Marie-Josée Christien, Affolement du sang
    Yves Elléouët, Dans un pays de lointaine mémoire
    Guénane, Atacama
    Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime
    Cécile Guivarch, mots et mémoire en double
    Denis Heudré, sèmes semés
    Jacques Josse, Liscorno
    Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres
    Jean-François Mathé, Prendre et perdre
    Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie
    Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
    Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
    Daniel Morvan, L’Orgue du Sonnenberg
    Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
    Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie
    Dominique Sampiero, Chante-perce
    Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
    Ronny Someck, Le Piano ardent
    Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
    Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même





    Retour au répertoire du numéro de mars 2017
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Ève de Laudec & Bruno Toffano | [Pleine | Gorgée d’esquives]



    [PLEINE | GORGÉE D’ESQUIVES]




    Pleine
    Gorgée d’esquives
    Et de leurres
    Elle troue les méandres
    De l’ombre
    Je tends à son halo
    Mes doigts conque
    Garder encore un peu
    Le chant de Séléné



    Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…, Jacques Flament Éditions, Collection / Série : Images & mots, 08380 La-Neuville-aux-joutes, 2017, page 29. Préface d’Angèle Paoli.






    Eve de Laudec, Ainsi font....jpg 4






    ÈVE DE LAUDEC


    Eve de Laudec Ph
    Source




    ■ Ève de Laudec
    sur Terres de femmes

    Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font… (lecture de Marie-Hélène Prouteau)
    Escroqueviller | Effacer | Quitter (poèmes extraits de L’Ingratitude des oiseaux à becs)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    De tous ces mots



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de Jacques Flament Éditions)
    la page de l’éditeur sur Ainsi font…
    l’emplume et l’écrié (le site personnel d’Ève de Laudec)
    → (sur le site de la revue Ce Qui Reste)
    une page sur Ève de Laudec





    Retour au répertoire du numéro de février 2017
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Angèle Paoli | Ma main couleur de feuille douce



    Mesmains
    Ph., G.AdC






    [MA MAIN COULEUR DE FEUILLE DOUCE]




    Ma main couleur de feuille douce
    brunie par l’automne

    ma main volubile oiseau qui glisse
    sur le papier crisse
    sous la lime feutrée de la plume

    ma main caresse un peu rêche
    les lignes grenues constellées d’encre

    j’affole les jours

    pulpes et os menus grésillent
    au creux des pages

    crêpelures montent vacillent
    plongent

    mes mains chenilles ondulent
    indépendantes libres
    s’animent

    dansent
    s’indolentent

    agiles phalanges
    vie papillonnante
    au-dessus de la vague

    paumes cueilleuses de figues mûres
    de framboises mille étoiles
    d’encre piquetées
    sur la peau

    mes mains traversières     à travers temps
    corps légers     d’apesanteur

    ma main confidente
    gardienne des mots
    qui sécrètent leur suc
    sous la toile

    ailes éployées
    rémiges au vent
    voiles dansant
    vers la lumière.



    Angèle Paoli in Les Mains, τhαumα n° 14, Revue de philosophie et de poésie, La Compagnie des Argonautes, novembre 2016, pp. 88-89.






    Thauma Les mains



    Retour au répertoire du numéro de décembre 2016
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Martine – Gabrielle Konorski | Verticale



    VERTICALE



    Ainsi tu m’apparais
    dans le drap blanc
    dessiné sur ta peau

    Sous le soleil
    ta bouche de grenade
    écarquille mes yeux

    Ta main cueille la terre
    au creux de l’arbre
    aux pierres

    Ici il est écrit
    Possible         peut-être.



    Martine-Gabrielle Konorski, « Nos heures » in Une lumière s’accorde, Le Nouvel Athanor, Collection Ivoire, 2016, page 22. Préface d’Angèle Paoli. Postface de Claudine Bohi.






    Konorski  Une lumière s'accorde 2



    MARTINE KONORSKI


    Martine Konorski NB 2
    Ph. D.R. Pascal Therme
    Source





    ■ Martine – Gabrielle Konorski
    sur Terres de femmes


    [Les mots cognent] (extrait de Bethani)
    Bethani (lecture d’AP)
    Instant de Terres (lecture de Marie-Hélène Prouteau)
    « Un point ouvert » (extrait d’Instant de Terres)
    un autre poème extrait d’« Un point ouvert » (Instant de Terres)
    [Au versant de la pierre-écritoire] (extrait de Je te vois pâle… au loin)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    [Vissée à la plante des pieds]




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Recours au Poème)
    une recension d’Une lumière s’accorde, par Isabelle Lévesque
    → (sur Levure Littéraire)
    des extraits de Je te vois pâle… au loin (+ une notice bio-bibliographique)
    → (sur Les Carnets d’Eucharis)
    d’autres extraits de Je te vois pâle… au loin (+ une notice bio-bibliographique)
    → (sur le site Robert le Diable, carnet de curiosités littéraires)
    une notice bio-bibliographique sur Martine – Gabrielle Konorski





    Retour au répertoire du numéro de février 2016
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Gérard Cartier, Le Voyage de Bougainville

    par Angèle Paoli

    Gérard Cartier, Le Voyage de Bougainville,
    Éditions de L’Amourier, Fonds Poésie,
    Collection dirigée par Alain Freixe,  2015.



    Lecture d’Angèle Paoli


    UN VOYAGE IMMOBILE AUTOUR DU MONDE



    Avant même d’entreprendre la lecture du Voyage de Bougainville, le lecteur a l’intime conviction qu’il va voyager. Comment pourrait-il en être autrement ? En premier lieu parce que le titre est une invite explicite à l’embarquement immédiat et à la circumnavigation, ensuite parce que le patronyme de son auteur, Gérard Cartier, n’est pas sans évoquer celui du grand explorateur malouin, Jacques Cartier, découvreur en 1534 des embouchures du Saint-Laurent. Cartier, Bougainville. Voilà déjà deux entrées possibles auxquelles vient s’ajouter, comme en filigrane, le nom de Denis Diderot, encyclopédiste et auteur du célèbre Supplément au voyage de Bougainville. Comment ces quelques bribes d’informations vont-elles s’agencer les unes avec les autres ? À elle seule l’interrogation suffit à susciter un désir de lecture.

    Le recueil de poèmes — car c’est bien de poésie qu’il s’agit ici — est cependant précédé d’un préalable platonicien inattendu :

    NUL NE PÉNÈTRE ICI

    S’IL N’EST GÉOMÈTRE.

    Je ne suis ni une géomètre au sens premier du terme, ni une Académicienne, mais plutôt une dame arpenteuse des mots-et-textes. Ce qui m’a conduite à ne pas me laisser dissuader par un tel avertissement. Fort à propos, sur la page précédente, figure en épigraphe à ce Voyage une longue citation empruntée à Fénelon (Les Aventures d’Aristonoüs), laquelle évoque divers domaines de savoir qui exercent sur le jeune Aristonoüs une curiosité qui le conduit à l’étude introspective de lui-même. Voilà qui est réconfortant ! Je poursuis mon entreprise, bien décidée à suivre Gérard Cartier dans son périple, tout à la fois scientifique, littéraire et historique, à travers sa propre vision du Voyage de Bougainville. À la re-découverte de mondes disparus et à la découverte de lui-même. De cet autre monde qui est l’homme. Gérard Cartier.

    Autre surprise : la présence in fine (en fin d’ouvrage donc) d’une liste de passagers clandestins que le lecteur n’a de cesse d’identifier, souvent par tâtonnements et supputations, au cours de sa lecture. D’époques et de provenances diverses, tous se côtoient sur la même page, première énigme passagère qu’un poème aidera peut-être à élucider. Au lecteur de se laisser prendre au jeu, si toutefois cela lui sied, et de tenter de deviner où se cachent Yves di Manno, La Fontaine, Baudelaire, Tite-Live, Jacques Cartier, Tchékhov et les autres… Sans oublier bien sûr Louis Antoine de Bougainville. Un monde d’hommes exclusivement. Tous célèbres chercheurs philosophes écrivains navigateurs hommes politiques ou poètes.

    Suit la table des matières, qui répertorie la série des sections qui structurent l’ouvrage. Six sections au total, qui renvoient chacune à un domaine spécifique de savoir, depuis « Histoire Naturelle » jusqu’à « Littérature » en passant par les domaines « Géographie » « Sciences » « Histoire » et « Philosophie ». À l’intérieur de chacun d’eux, douze chapitres et leurs intitulés (on retrouve bien là le praticien de la géométrie raisonnée et l’ingénieur futé, mais pragmatique). L’ensemble se clôt sur un chapitre à part  : « .Encyclopédie. » En homme de gauche — disciple de Marat et habité par l’idée d’Une cause commune —, pour qui le partage du savoir se doit d’être universel,

    — « l’Ars dialectica

    Et la science des choses tout le savoir pour tous » —,

    Gérard Cartier énonce sa croyance en Wikipédia, « cabinet // Infini de curiosités », accessible en « cent langues ».

    Quant au poème d’ouverture du recueil, il donne à l’ensemble sa tonalité poétique. Dans le foisonnement des informations, des images, des épithètes (parfois « homériques »), des espaces qui ouvrent sur l’Orient et sur l’infinie variété des mondes qui s’offrent, la poésie de Gérard Cartier s’inscrit dans l’épique. Vingt vers se suivent d’un seul tenant — il en sera ainsi tout au long du recueil —, laisse d’un seul souffle sans ponctuation autre que les points qui encadrent le titre :

    . Le voyage de Bougainville.

    et les points de suspension qui clôturent ce premier poème sur le nom de La Boudeuse…, qui préside à l’embarquement. Dans ce poème inaugural, le poète assoit en effet le paysage de l’arrière-pays mental qui le fonde, lié aux souvenirs des anciens grands voyages, espaces marins et hommes

    « déchiffrant l’inconnu       du temps que la raison

    Se promettait l’empire du monde »

    et lui-même s’interrogeant sur ses origines et les raisons de sa nostalgie :

    « suis-je de ce siècle

    À embrasser des passions perdues       dernier peut-être

    Des bâtards semés sur les deux hémisphères

    Par les héros de La Boudeuse… »

    Interrogation première que l’on retrouve plus loin dans le poème .N 49° 40′- W54°00′.

    « Suis-je issu de l’audacieux qui dans l’inconnu

    Trois fois insolemment poussa ses vaisseaux

    Me volant dès l’enfance mon état civil

    De troubles aventures     

    moi qui pensif m’afflige

    D’abandonner mes murs palissés de livres

    Au 7e jour de juillet… »

    Le lecteur soupçonne que cette complexion singulière de l’esprit du voyageur Gérard Cartier l’accompagnera dans chacun des poèmes. Au fil des textes, le poète se dévoile, qui rassemble entre les vers les morceaux éclatés du puzzle qui se reconstitue autour de lui. L’ensemble s’apparente au bilan d’une vie, et le poète, « Homme des bois à l’égal des sauvages », s’ingénie « [à] couvrir de rameaux » son « Monomotapa ». Le rêveur d’aujourd’hui n’en oublie pas pour autant ceux de nos semblables qui ont traversé l’enfer et ont péri dans les charniers.

    De caractère plutôt indolent, « le voyageur immobile » passe beaucoup de temps allongé dans sa « méridienne », « l’esprit flottant » et contemplant le ciel. Il semble appartenir à la catégorie des « pensifs » à qui « suffit // Le récit du monde. » Peut-être est-il résigné, « [i]mpuissant à exister » et préfère-t-il s’absorber dans la fuite des formes que sa vie « ne prendra jamais » ? Ainsi, dans le poème « .Lapides. » (in corpus) [.Roches.](in table des matières), Gérard Cartier évoque-t-il l’époque désormais lointaine où, jeune ingénieur, il était confronté aux projets de son temps, occupé pour sa part, avec d’autres, pour le bien de tous et pour le rapprochement des peuples, à l’aventure énorme du creusement du tunnel sous la Manche. Et tandis qu’il pataugeait dans le bruit des machines et dans l’odeur de gazole, tandis qu’il était absorbé dans « le chantier de Sangatte », « craie » « gouffre » « eaux saumâtres », l’Histoire sévissait à Sarajevo :

    « et tandis qu’à Sarajevo

    La lourde roue de l’Histoire broyait les utopies

    Je jubilais casqué deux cents pieds sous la mer »…

    Et le poète de conclure, peut-être avec amertume, trois vers plus loin :

    « mais rien

    Qui ne me reste mien… »

    Ni les grands événements de l’Histoire (la section « Histoire » occupe une position centrale), ni les actions qui ont marqué sa propre présence au monde ne lui appartiennent en propre. Toutes les illusions se sont dissoutes, toutes les utopies se sont effondrées. L’épopée personnelle du poète se poursuit ailleurs, parmi planches et classifications en tous genres et, pour peu que le lecteur soit sensible à la magie des mots, il se prend à accompagner le rêveur dans ses déambulations et circonvolutions d’encyclopédiste, puis se prend à herboriser avec lui et à s’absorber dans la pensée du :

    « Silène      Alchémille      Armérie maritime

    Et de minuscules collections de lichens

    Argentant les rochers      infimes forêts

    Nées avant l’homme et l’insecte      qui peut-être

    Dureront après eux      flore d’ermite      rien

    Qui offusque la pensée      vie élémentaire

    À quoi sans effort s’accorder » (in . Flores.) [corpus] .Fleurs. [table des matières])

    Si le lecteur traverse nombre d’univers inconnus de lui, il est pourtant loin des images idylliques qu’il s’était initialement forgées en ouvrant le livre. Chaque rive abordée recèle ses désastres. Le progrès scientifique n’a pas tenu ses promesses. Quant à l’Histoire, quelle que soit l’époque, elle a trahi. La traversée sanglante des temps se clôt sur le massacre de Gaza, « l’antique Gaza des Maccabées » à laquelle le poète anéanti dédie

    « un poème sans art

    Sans mots assonants comptés sur les doigts

    Qui troublent et imitent les larmes […] que mes vers soient les ruines

    Où les morts s’envolent devant des foules noires

    Les femmes dans leur sang et les nourrissons

    Avec les combattants… »

    Le paradis, on s’en doute, a depuis longtemps déserté le monde :

    « et nous voici

    À greffer des scions et sur la double échelle

    Marauder dans la foison des arbres

    De frêles paradis ».

    Et les leçons de philosophie pourraient bien se résumer toutes dans cette fine observation :

    « une pomme

    Roulant dans l’herbe m’est un traité

    Lumineux de philosophie… »

    Quelle issue alors pour le poète ? Sinon celle de s’exiler du monde, de s’éloigner de son tumulte et de ses outrances, et de renoncer. D’abandonner là les manuscrits en cours, de fuir la « stérile confrérie » des poètes et de s’inscrire, comme avant lui Baudelaire, dans le silence.

    « pas de vers sur ma tombe […]

    Une borne nue sous un pied d’églantine

    PASSANT      FAIS SILENCE »

    Peut-être ne faut-il voir dans l’expression de ces souhaits qu’une posture un brin formelle, avec ce rien d’insincérité que l’on pourrait lui attribuer ? Peut-être s’agit-il tout au contraire d’une déclaration d’intention à prendre au sérieux ? Peu importe si l’interrogation demeure, seule importe l’image qui s’imprime de cet homme à l’orée de l’âge, voyageur immobile et tendre, délesté de ses illusions. Un homme attachant qui nous ressemble. Le regard douloureux qu’il porte sur le monde, sur nos cultures défuntes, sur nos histoires détruites, est aussi le nôtre. Saluons en Gérard Cartier, poète-voyageur, notre semblable… notre frère.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli







    Gérard Cartier, Le Voyage de Bougainville.jpg 2





    GÉRARD CARTIER


    PORTRAIT DE GERARD CARTIER
    Image, G.AdC



    ■ Gérard Cartier
    sur Terres de femmes



    .La duplicité. (poème extrait des Métamorphoses)
    Les Métamorphoses (lecture de Maëlle Levacher)
    Le philtre (extrait de Tristran)
    Tristran (lecture de Nathalie Riera)
    [Terra nullius] (extrait de L’Ultime Thulé)
    Le Voyage de Bougainville (lecture de Marie-Claire Bancquart)
    .Par moi on va dans la cité dolente… (poème extrait du Voyage de Bougainville)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Gérard Cartier
    → (dans la sonothèque de la revue Secousse)
    des extraits d’une première version du Voyage de Bougainville, lus par l’auteur
    → (sur le site des éditions L’Amourier)
    la page de l’éditeur sur Le Voyage de Bougainville





    Retour au répertoire du numéro d’octobre 2015
    Retour à l’ index des auteurs
    Retour à l’ index des « Lectures d’Angèle »

    » Retour Incipit de Terres de femmes