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  • Rodica Draghincescu, Rienne

    par Angèle Paoli

    Rodica Draghincescu, Rienne,
    Éditions de l’Amandier,
    Collection Accents graves/Accents aigus, 2015.
    Hors-texte de Suzana Fântânariu.



    Lecture d’Angèle Paoli


    Rienne à la maniere de ben
    Image, G.AdC







    UNE POÉTIQUE DE LA DEVISE OU RIENNE EST PLUS COMME AVANT



    Rienne. Féminin de rien ? Néologisme (si adjectival) forgé par Rodica Draghincescu pour son dernier recueil de poésie. Rienne. Est-ce elle ? Ou est-ce elle qui rienne ? Le titre s’affirme d’emblée tant par sa redondance consonantique que par l’aspect énigmatique de sa forme, donnant une existence réelle à un mot apparemment in-existant – pas tout à fait un hapax ni une u-topie toutefois, puisque le toponyme existe bel et bien, tout comme le verbe (plutôt rare à mon sens) rienner (« ne rien faire », bonsoir Mr Barbey). Pour sûr, Rienne surprend et dérange. Avec ses 2 [n], le monème |rienne| mime comme par rebonds l’écho lointain du latin rem, la chose dont il semble tirer son origine. « Rem » ? Oui, cette CHOSE-là même, ce ren à la Tardieu que l’on croise dans la Res Publica… Rienne donc. Rien ne quoi ? La poète décline le mot selon des intonations et des graphies/fantaisies diverses. La table des matières est à lire comme une partition. Variations multiples sur le même… Il en est ainsi de « Choses, corps décédés » du chapitre 4. « CH-OSE » – 1 à 9 puis « Ch-OSE ? CH-oses ! Chaus-Se ; cH-ose ; Ch-Oses(e) ; Ch-eau-Z ; CHO-Ses ; CHOSEs à d’écrire ; Choses à grimper. » Autant de jeux — neuf en tout — (apparents) sur les mots leurs combinaisons phoniques graphiques homonymiques.

    Autre particularité du recueil : avec le [R] de Rodica et le [N] différemment audible de Draghincescu mais aussi avec le [R] de Fântânariu et le double [N] qui file de Suzana à son nom, le dialogue se noue entre la plasticienne roumaine et la poète, ou l’inverse. De l’une/l’autre. De l’autre/l’une. Un même mouvement, une même peau. Synergie et réversibilité. Riennes de femmes sur les objets défunts autour desquels l’une avec l’autre tourne. Avec, en arrière-plan, le maître-philosophe Michel Foucault, à qui est dédié ce recueil — ainsi qu’à ses traducteurs et à ses disciples. Ici, Rodica Draghincescu/Suzana Fântânariu. Les Mots et les Choses. Ceci n’est pas une pipe. L’œuvre majeure de Michel Foucault se profile, qui draine avec elle Le Journal utopique de Suzana Fântânariu, et Rienne, le recueil de Rodica Draghincescu. Deux œuvres liées l’une à l’autre par la réflexion sur la composition — [re-]composition artistique ; l’interrogation que présuppose le rapport entre les mots et les choses ; et sur le regard que nous leur accordons.

    Est-ce là, dans cette mise en perspective des deux artistes avec le philosophe, que se forge la « tRIENité » selon Rodica D. ? Nouvelle « trinité » qui s’opère par glissement d’un [e] entre les interstices des phonèmes pour donner naissance à un nouveau néologisme à trois têtes (l’ajout d’un deuxième [e] donnerait à ce rien un air d’éternité qui n’a pas lieu d’être, puisque « rien n’est éternel », nous dit RD). Deux femmes et un homme donc. Et entre eux trois, les mots | les choses.

    Corp(u)s de choses de noms de corps. Le Journal utopique de Suzana Fântânariu en livre quelques exemples, assez faciles à identifier. « Petits objets » de rien, (r)assemblés là, comme si de rienne était, dans leur espace ; des carrés de toile de jute peints ? Déterminés par des coutures de raphia ou de papier. Plumes d’oiseaux (objet récurrent) ; branche de lunettes ; ampoules ; fermeture éclair ; cordons ; bouton ; flacon ; crayons minuscules ; godet ; pile électrique ; lanières ; épingle à nourrice ; té ; porte-clés ; crochets. Objets défunts ? (ré)unis là, comme rendus soudain à une vie autre. Arte povera qui s’expose à notre regard et l’interroge. Force la réflexion. Sortir les objets des clichés dans lesquels ils sont tenus enclos, les libérer de leur gangue-carapace qui les immobilise. Mais le fait de nommer ne détourne-t-il pas l’objet de son être propre. Ou bien ne l’ombralise-t-il pas ? Objets assujettis donc à nos interprétations, à nos humeurs ainsi qu’à l’épistémê du moment.

    « Et puisque rien n’est éternel et immuable, l’objet pleure dans le jeu, avec le nom qui le compose », peut-on lire dans « Objectum. Le Journal de Khéops » (chapitre III)

    Ou encore, dans « Corp(u)s » (chapitre II) :

    « La pensée crée des noms.

    Le vide bat son plein. »

    « La pensée crée des nuages et des lumières. » Ainsi ombralise-t-elle les objets, créant entre elle et la chose pensée une dépendance étroite qui nuit à la plénitude de l’objet en tant qu’objet.

    Et moi, lectrice (ou riéniste après tout ?, merci Anatole), peu versée (semble-t-il) dans les abstractions philosophiques sur le « rien », pas plus que sur son double antithétique, le « tout », ne suis-je pas en train de cerner d’ombre les objets plutôt que de les rendre à leur vérité première et intrinsèque ? Ne suis-je pas, en bonne platonicienne, en train de privilégier l’ombre des choses plutôt que la chose elle-même ? Malgré tout, en dépit des ou peut-être bien en raison des réflexions que ce recueil suscite en moi, je n’ai pas du tout envie de lâcher prise. Je poursuis ma lecture, habitée de questions.

    Alors ce « Journal » ? Utopique journal ?

    J’examine le corpus des titres.

    « Objectum. Le journal de Khéops » (chapitre III)

    « Choses, corps décédés. Le journal de Khéphren » (chapitre IV)

    « Ces hasards. Le journal utopique » (chapitre VII)

    Je note trois occurrences du mot « journal ». Mikerinos survient (chapitre VI) qui complète, conformément à mon attente ordonnée, la trinité égyptienne des pyramides. Mais de « journal », il n’est plus question. Dans l’intervalle s’est glissé, chapitre V, le nom de Gizeh. Qui impose aussitôt à ma mémoire son sphinx. Et introduit dans le même temps un écart. Car Gizeh, ce ne sont pas les pyramides. Même si elles sont proches et appartiennent à une même « archéologie du savoir ». Un savoir constitué d’images parcellaires sur des pierres défuntes.

    Autre écart : l’absence du mot « journal » pour caractériser ce chapitre V. La poète joue sur nos attentes, les bouscule, les déplace. Elle dé-range. N’est-ce pas l’une des fonctions de l’artiste que de jouer sur les distances, de jouer avec la distorsion, et de dé-jouer ainsi les attentes convenues de lecture et d’interprétations ? En revanche, le terme réapparaît au dernier chapitre dans le titre Le journal utopique. Cet ultime intitulé reprend en écho celui de Suzana Fântânariu. En même temps que la contradiction interne qu’il véhicule. Magnifique oxymore, qui ouvre une nouvelle voie au genre du diario, temps et lieu désinscrits en un « blanc de mémoire. »

    Car si l’écriture et la composition d’un journal répondent à des injonctions précises de temps de lieu d’émetteur et de destinataire, les deux créatrices roumaines n’en ont cure. Ici le lieu est un hors-lieu, un ailleurs non donné, une a-topie ; le temps un hors-temps, une a-chronie qui conduit à des strates indistinctes de morts. Objets défunts, « corps décédés ». D’où ? De quelle époque ? Les règles de l’écriture journalistique sont annihilées. Où l’on retrouve le « rien » dans le nihil ou le nil latin. Ainsi l’Égypte n’est-elle qu’un trompe-l’œil. L’Égypte ancienne est là, hors mémoire, nommée mais vidée de ses objets, de ses mystères de ses écritures de ses morts. Il ne reste d’elle que des noms, mais pour avoir été trop surinvestis, ils ne laissent qu’un grand vide. Pour autant, sous ces noms et leurs intitulés, il y a bien un texte. Qui n’offre cependant que très peu de résonances avec le titre qui le précède. Un texte décalé lui aussi. Qui s’inscrit dans l’écart. Il nous faut revenir au Ceci n’est pas une pipe de Michel Foucault (mise en abyme de la fameuse peinture de Magritte). « Les pierres de Gizeh » parlent de tout autre chose. D’amour par exemple :

    « Quand les choses se mettent à respirer ensemble, c’est que nous sommes déjà séparés. L’un de l’autre. De deux choses l’une. 2 : 2. No-Us. Nous deux», peut-on lire dans le fragment « 2 : 2= un petit rien ».

    « B(l)anc.

    Absorption ferme l’attente ».

    Il n’y a rien dans Rienne qui puisse satisfaire un désir de tourisme poétique. Et le texte ? Oui, qu’en est-il du corps du texte ?

    Sous-titré « poésie », le recueil fait partie de la collection Accents graves/Accents aigus des éditions de l’Amandier. Dans le chapitre premier, intitulé « Zéro », Rodica Draghincescu donne la tonalité de son écriture poétique :

    « Motto : Nous sommes le cerveau de la chose.

    La chose est l’extérieur de notre cerveau ».

    Avec ce « motto » (« devise », à ne pas confondre avec le moto de con moto) ainsi qu’avec les deux assertions qui le composent sous forme de chiasme, la poète imprime l’apophtegme au cœur même de sa pensée. Pensée conceptuelle, énigmatique, qui s’appuie sur la réversibilité. Dont elle dénonce « l’hérésie ». Ainsi du vice-versa. Inversions, va-et-vient, formules à « rebrousse-poil » ou à « contre-courant » jalonnent les aphorismes qui nourrissent la pensée de la poète et lui donnent cette si belle coloration.

    Ainsi trouve-t-on :

    « Dans le corps des noms, les noms du corps ».

    ou encore :

    « Dans les écrits de l’eau, l’eau de l’écrit ».

    Plus loin, dans le fragment « Lignes » (Chapitre VII, Ces hasards. Le journal utopique), la poète s’insurge contre un double emprisonnement : celui que subissent les mots et celui que ces mots imposent :

    « Mur de(s) mots.

    Mots de(s) murs.

    Démons de-mûrissez ! »

    De même peut-on lire dans le même chapitre, fragment « déclive » :

    « Les mots désignent des choses et les choses désignent des mots ». La poète porte sa réflexion jusqu’à l’empathie totale, jusqu’au fusionnement, par sédimentation du savoir :

    « À l’intérieur des mots, les motschoses se déposent sur des chosesmots, tels les joueurs d’échecs sur leur pensée inspirée de l’absence connaissable. »

    De cette réversibilité naît la duplicité du corps. Au cœur des choses et dans leur corps se glissent les jeux sur les mots, polysémies, emboitements ; et jeux d’échos du titre au fragment :

    « D’un regard à l’autre »/« d’un regard à l’autre » ; « Au pied de la fenêtre »/« au pied de la fenêtre » ; « AU NOM DU NOM »/« au nom du nom ! » ; « Poupées vaudous »/« poupées vaudous »…

    Et le dernier chapitre de Rienne — le 7e —, qui se décline en fragments individualisés par leur intitulé, se clôt sur le « refrain de tout ce qu’il n’y a plus ». Les mots, dégagés de leur gangue et de la structure rigide qui les enserre, s’estompent peu à peu, l’un après l’autre, dans l’im-prononcé. Et rejoignent le silence.

    Sortie(s)

    « De gauche à droite : ici, loin.

    Choses, êtres obscurs et autres disparus.

    Innocente et pressée. »

    Les « motschoses/chosesmots » disparaissent comme en fin de spectacle, les acteurs, tirant leur révérence, quittent la scène et ses didascalies pour habiter l’ombre.

    Partir en quête d’une logique cartésienne dans laquelle 2+2 font 4 dans l’évidence de l’infini ne sert à rien dans l’(ap)préhension sensible de Rienne. Plutôt confier à la magie des mots, au-delà du carcan dans lequel le lecteur les emprisonne, le pouvoir d’agir à contre-courant de nos attentes. Et se laisser porter par la beauté intemporelle du texte. Ainsi du fragment Au pied de la fenêtre :

    « La lune me fuit. Elle tombe dans mon corps. Ton indifférence la fait briller encore plus, au pied de la fenêtre. À gauche du crépuscule, la torche du vent s’est éteinte. L’horizon distribue ses charmes sur ma peau humide. Rien n’est plus comme avant. Mes mains y ont composé une levée du sens. La lumière tient encore en haleine les choses exorcisées. »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Rienne
    RODICA DRAGHINCESCU


    Rodica_draghincescu



    ■ Rodica Draghincescu
    sur Terres de femmes

    Blé blanc (l’artdurien)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    EX(o)ilium
    → Interview de Cécile Oumhani par
    Rodica Draghincescu



    ■ Voir aussi ▼

    le site de Rodica Draghincescu
    l’e-magazine trimestriel Levure littéraire (édité par Rodica Draghincescu)



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  • Sylvie Fabre G., Tombées des lèvres

    par Angèle Paoli

    Sylvie Fabre G., Tombées des lèvres,
    L’Escampette Éditions, 2015.



    Lecture d’Angèle Paoli


    Des tableaux
    Ph., G.AdC







    « LA CLAIRE PERFECTION » DE L’ENFANCE



    Éternité de l’enfance, éternité première. Engendrée longtemps avant la naissance, en amont des origines. Quelle durée, la vie fragile de l’enfance ? Qui, mieux que la poète Sylvie Fabre G., saura dire la fragilité de ce temps accordé à la vie, « félicité obscure » prise entre sombre clarté et lumière ? Combien de temps ? interroge la poète dans Tombées des lèvres, recueil qu’elle consacre et dédie à ses petites filles, Anna Livia et Tosca ? Légèreté d’hirondelles, l’enfance, à quelle éternité promise ?

    Égrenés au fil des pages, les poèmes, comme autant de notes tenues sur un fil pour retrouver, à travers l’enfance actuelle et vibrante des deux petites filles, toutes nos enfances, éternelles traversées d’oubli.

    À travers l’observation d’Anna Livia et de Tosca, Sylvie Fabre G. explore, en trois étapes, trois volets — « Le trésor des oiseaux » | « Petites filles traversières » | « À mesure d’enfance » —, « la vie exacte » de la petite enfance.

    Il faut remonter aux origines, rassemblées sous le titre tutélaire « Le trésor des oiseaux », pour renouer avec les mémoires d’enfance, celles que l’on a tues qui recèlent toujours leur part de secret, celles qui affleurent disséminées sous le millefeuille du je

    — « Attentive derrière les mots

    ta mémoire revient vers

    le fils, dont le pays était l’enfance

    dont le pays n’est plus l’enfance » —

    enfance du fils à jamais reçue pour donner naissance à d’autres enfances qui balbutient au ventre de la mère. Cheminement attente qui se précise au fil des jours, « du glissement du cœur vers / le corps en route » ; mystérieux cheminement qui se vit sous les regards des parents, se faufile sous les mots de la grand-mère pour dire l’avènement de l’indicible, l’énigme de la « vivante ».

    Dès les abords de la vie, la langue balbutie qui commence par le cri, l’informulé l’inarticulé de l’angoisse qui accompagne la naissance. Mais le souffle est là, inspir/respir, qui préside à l’acte de vivre, éblouissement et « extension » de la mère à l’enfant ; zeugma qui renouvelle l’alliance des êtres avec le monde auquel ils appartiennent :

    « Porter refonde patiemment l’origine,

    l’alliance de la fleur à la terre,

    de la neige au nuage, engendre

    deux hivers venus de deux printemps,

    père, mère, enfants […] »

    La poésie de Sylvie Fabre G. interroge. Le moindre geste, la moindre manifestation prise entre « épines » de la famille et « pétales de papillon », « détresse » et « douceur » ; « angoisse de la séparation » et « joie originaire de la vie » qui préside à la mort (« le bébé rêveur sait-il déjà la mort ? »). Ainsi, si la naissance d’un enfant accroît le monde, si son apparition est agrandissement de la création, si habiter l’enfance est renouer avec le commencement qui nous lie à jamais au jadis, la venue nouvelle d’un être humain est toujours renouvellement du mystère de l’avant et du mystère de l’après :

    « Une seule vie : devant les yeux

    et derrière, le mystère. »

    Cependant, l’enfance est là, promesse d’un don qui dépasse, d’une grandeur qui pousse vers le « goût d’aimer » ; promesse d’oiseaux dans leur langue, envol des voyelles qui s’élèvent entre le glissement des consonnes au creux des prénoms des petites filles. « Voyelles tombées des lèvres », qui se recomposent sous la magie du verbe pour donner une œuvre nouvelle. Nomination qui conduit au poème, du poème au recueil, de l’écriture à la vie. Nommer et donner vie. Nommer et donner à lire. Nommer et écrire. « Félicité obscure » que cette promesse, d’où naît aussi le sentiment de l’éphémère, puisqu’« il n’y a qu’un seul voyage ». Ainsi de la petite enfance qui ne dure que le temps d’un pépiement. Déjà il faut envisager l’envol des alouettes l’avenir les départs les soucis les chagrins les séparations. Avec l’énigme finale qui gît sous la lame du vers :

    « il y a départ

    et l’issue manque pour le retour ».

    En dépit de la note sombre qui clôt la première section du recueil, la poète poursuit son voyage, observatrice vigilante des « petites filles traversières ». Elle compose pour elles, dans la belle langue de ses poèmes, des tableaux d’enfance heureuse. Ceux des rondes et des comptines, des jeux et des histoires, des chutes et des chagrins, des magies et des joies, des larmes et des baisers, des refus et des maux… Autant de regards qui ramènent sur la laisse de nos mémoires nos enfances oubliées, à croire qu’en dépit de la marche inexorable du temps, les temps de l’enfance se rejoignent, sans cesse réappropriés dans les mêmes gestes dans les mêmes attentes dans les mêmes cheminements. La poète admirative émue retrace ces étapes, accordant à ses petites filles toute l’attention que mérite chaque forme nouvelle sous le regard émerveillé de l’enfant. Ainsi, dans chaque expérience, « la claire perfection » de toute chose s’offre-t-elle au désir de l’enfant dans l’énigme d’une existence qui se change en découverte. Découverte d’un instant qui donne au temps toute sa mesure. Miracle que cette vie des petites filles éprises de curiosité insatiable. Leur talent de magiciennes fuse, propre à transcender le monde ses effrois ses injustices incompréhensibles et de les muer en « don d’amour ».

    « Au tournant de la page

    inlassablement elle suspend son geste

    soucieuse des larmes de la baleine bleue

    que son doigt essuie

    et c’est à chaque fois la douleur

    de la créature qu’elle transmue

    en don d’amour ».

    Rassemblées sous la voix de l’enfant, toutes les voix du monde glissent sous la langue enfantine. Ainsi tous les mystères des histoires patiemment lues ressassées entendues rendent-ils aux voix surgies de la page leur lallation de prières,

    « car ouvrir sa voix

    aux mondes c’est aussi ouvrir le livre des prières ».

    Mais la plus belle découverte, la plus saisissante, la plus admirable, n’est-elle pas, pour une grand-mère poète, celle de l’apprentissage du langage ? Ainsi Sylvie Fabre G. se met-elle à l’écoute du bruissement de la langue d’Anna Livia et de Tosca. Depuis les babils du tout petit enfant qui « trompe la solitude en suçotant sa voix » jusqu’au « butin de gouttes sonores » qui signent l’exploit

    — « aujourd’hui les mots

    jaillissent et chantent pareils aux fontaines,

    réveillant le sentiment de jouvence d’une assoiffée

    dans l’écoute soudain désaltérée à ce qui semble

    couler de source pure… » —.

    Jour après jour, le langage fraie son chemin à travers timbre / tessiture / écho / voix / intonations / rythme et sons. Et tant pis si « la langue trébuche ». D’autres voix aimantes sont là qui apportent leur aide et permettent que les mots retrouvent leur voie. Au-delà, le vent la forêt les étoiles la balançoire la flaque d’eau et « la baleine bleue » sont là pour donner à la vie sa saveur de sel et aux petites filles leur élan vers la lumière.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Sylvie Fabre G., Tombées des lèvres






    SYLVIE FABRE G.


    Sylvie Fabre G.
    Source



    ■ Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes

    Tombées des lèvres (note de lecture d’Isabelle Raviolo)
    [Plus forte que la forêt] (poème issu du recueil Tombées des lèvres)
    [À l’orée] (poème issu du recueil L’Intouchable)
    L’Intouchable (note de lecture d’Isabelle Raviolo)
    Frère humain (note de lecture d’AP)
    Frère humain (note de lecture d’Isabelle Raviolo)
    [La pensée va, et vient à ce qui revient] (poème issu du recueil Frère humain)
    Sylvie Fabre G. par Sylvie Fabre G. (auto-anthologie poétique comprenant plusieurs extraits de L’Approche infinie)
    [C’est un matin doux et amer](poème issu du recueil L’Autre Lumière)
    Dans l’attente d’un prolongement qui se meurt (note de lecture d’AP sur Corps subtil)
    Corps subtil (poème issu du recueil Corps subtil)
    L’Approche infinie (note de lecture d’AP)
    Celle qui n’était pas à sa fenêtre (extrait issu du recueil Le Génie des rencontres)
    La demande profonde
    Lettre des neiges éternelles (extrait de La Maison sans vitres)
    Piero, l’arbre (autre extrait de La Maison sans vitres)
    Le rêveur d’espace [hommage à Claude Margat] (autre extrait de La Maison sans vitres)
    Pays perdu d’avance (note de lecture d’AP)
    Maison en quête d’orient (poème issu du recueil Les Yeux levés)
    [Bien sûr le chant s’apaise dans le soir] (poème issu du recueil La Vie secrète)
    Quelque chose, quelqu’un
    Trouver le mot (autre poème issu du recueil L’Autre Lumière)
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait de Sylvie Fabre G. (+ poème issu du recueil L’Approche infinie)
    Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer, par Sylvie Fabre G.
    Jean-Pierre Chambon, Tout venant, par Sylvie Fabre G.
    Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman, par Sylvie Fabre G.
    Pierre Dhainaut, Après, par Sylvie Fabre G.
    Alain Freixe, Vers les riveraines, par Sylvie Fabre G.
    Emmanuel Merle, Ici en exil, par Sylvie Fabre G.
    Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d’un autre jour, Conversation (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Pierre Péju, Enfance obscure, par Sylvie Fabre G.
    Pierre Péju, L’État du ciel, par Sylvie Fabre G.
    Fabrice Rebeyrolle, un peintre gardien du feu, par Sylvie Fabre G.
    Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer, par Sylvie Fabre G.
    Roselyne Sibille, Entre les braises, par Sylvie Fabre G.
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    L’au-dehors
    → (dans les Chroniques de femmes)
    L’Amourier | Le Jardin de l’éditeur par Sylvie Fabre G.
    → (dans les Chroniques de femmes)
    Anne Slacik par Sylvie Fabre G. : Anne, la sourcière
    → (dans les Chroniques de femmes)
    Ludovic Degroote | Retisser la trame déchirée, par Sylvie Fabre G.
    → (dans les Chroniques de femmes)
    Une terre commune, deux voyages



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la Mél, Maison des écrivains et de la littérature) une
    fiche bio-bibliographique sur Sylvie Fabre G.




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  • Jacques Moulin, Journal de Campagne

    par Angèle Paoli

    Jacques Moulin, Journal de Campagne,
    Æncrages & Co, Collection voix de chants, 2015.
    Dessins de  Benoît  Delescluse.



    Lecture d’Angèle Paoli



    JUSQU’À L’ABRIL D’AVRIL



    Journal de Campagne. Tel est le titre que Jacques Moulin a choisi pour son dernier recueil poétique. Je pense aussitôt à « campagne » d’Italie / d’Égypte / de Russie… Mais non, ce n’est pas cela. Il ne s’agit pas ici d’un énième récit rescapé de la vareuse de quelque grognard de l’armée napoléonienne. L’on pourrait aussi s’attendre, avec le terme « Journal », à une réflexion de diariste (comme le curé de Bernanos), écrite à partir d’un lieu donné et dûment daté. Ce n’est pas non plus tout à fait le cas. Pourtant la campagne existe bel et bien. Celle d’Alsace. Avec le village d’Uffholtz, dans le Haut-Rhin. Et son Abri Guerre, point de départ de l’écriture. Mais en place des dates, le poète en résidence dans son « Abri-mémoire » a choisi les mots. Des mots en rapport avec le thème proposé au résident. La « fortification ». Ces mots font figure d’entrées. Ouvertures vers un espace autre. L’espace du poème. Des poèmes pour se fortifier.

    « Fortifiez-vous c’est comme

    Un chant pour soi une romance un peu d’histoire

    Des retrouvailles dans l’inconnu ».

    À la fin du recueil, un petit lexique reprécise le sens exact de chacun des termes ― quatorze en tout ―, dans le contexte où ils sont employés. Celui de la Grande Guerre. 1914-1918. La terre d’Uffholtz est une terre de frontière avec tranchées, casemates, réduits, remparts. Et, partout, des brèches des fossés des abris. La découverte de cet univers se fait cependant sans heurt, en quatre temps. Et non sans plaisir, côté lecteur, ni sans curiosité. Cheminement / Approches / Meurtrières / Épaulements. Et la progression, par étapes ; ponctuée par les quatre dessins de Benoît Delescluse. Pour dire l’ombre et la lumière, pour dire leur trouée dans les feuillages. Ainsi découvre-t-on, en progressant dans ce curieux ouvrage, que le terme « cheminement » renvoie aux « travaux d’approche pour progresser à l’abri vers l’ennemi ». Dans le même temps, « approches » — au pluriel — désigne les « tranchées pour s’approcher d’une place sans s’exposer ».

    Mais toujours « [l]e poème tient debout sans rempart ». Quant à l’abri, cet Abri Guerre que l’on rejoint au cours de l’avancée, c’est

    « [t]out un chemin de voyelles pour toucher la fissure

    Agripper la paix ».

    On l’aura compris, le poème s’écrit pour résister à. Partant, pour donner vie à. La source les saisons la vigne les vergers. La poésie. Et « le poème prend ». Jusqu’à la paix :

    « Le pré en taupes cloque la terre

    Le rossignol gîte en muraille

    Tout reprend paix devant l’abri ».

    Le lexique du recueil s’approprie la coloration des abris chargés d’oubli et de mémoire :

    « Un abri fortifié souterrain

    Abri pour la mémoire

    Mémoire forte mémoire des fonds

    La mémoire oublieuse sans abri ».

    Et le poète joue, détourne, glisse, creuse, explore l’univers des tranchées, retourne la terre et les mots, les malaxe, de la bouche et des yeux, de l’oreille et des dents :

    « Trachée réduite suffoquer

    Pharynx perdu tu dis plus rien

    Poète casqué vers cadencés ».

    Et, dans le poème suivant, sur la page en vis-à-vis :

    « Tranchée guérite à terre

    Toit à cochons caponnière

    Cou tordu sabots crottés

    Fiente aux ergots

    Creuser toujours ».

    L’univers de l’abri abolit la notion habituelle d’espace, toutes directions confondues. S’abriter alors, nécessite de jongler avec les quatre coins du réduit, pentes talus boyaux :

    « S’abriter sous dedans derrière à l’intérieur

    Au fond paroi par-dessus

    Éviter l’avant se mettre en crypte

    Cultiver ses arrières à couvert

    Consolider son terme prendre asile ».

    L’arrivée à Uffholtz donne naissance à un très beau texte en prose qui résonne comme un rappel des paysages vosgiens, vignes et Ballons, chemins de terre avec « le vent des consonnes dedans les branches », les échos entre les voyelles [u] et [o], entre « ligne de crête » et « ligne de front ». Vient l’emménagement dans l’abri, et la phrase s’adapte au décor dans lequel elle naît : elle se mêle à la terre, suit les courbes et les entailles, murs et collines ; forge et sculpte :

    « La phrase galope la plaine le vers se pose en glaise

    Rencontre la tranchée comme un mot qui cisaille

    Une étendue de pages

    Zigzague un peu ».

    Un monde d’entre-deux se dessine, fait de claies et d’interstices, de palissades et d’ajours, de rideaux de trouées de haies, couloirs de traverse du « vent coulis ». Qui conduisent jusqu’à « l’abril* d’avril » qui scande son refrain :

    « Abri sous printemps

    La fleur sous abri »

    « Être à l’abri jusqu’à l’avril

    La fleur sous abri ».

    Ailleurs, dans F.O.R.T.I.F.I.C.A.T.I.O.N., le poète se livre à tout un travail de creusement et d’approches du mot. Sens et sons. Mot hérissé de fortins avec son « i » central, à la fois « pivot » et « point de rupture ». Un « i » lui-même évocateur d’images sonores et d’assonances aigües :

    « Un i comme on en voit dans la craie prêt à crisser fragile tendresse et calvaire des calcaires pour déliter sa forme et mourir poreux au pied du caillou dur écroulé lui aussi par la vertu du faible. Fort garde-toi de tes i qui ouvrent brèche dans le pli de la ligne. »

    Quant au final de ce beau texte de prose, il prend appui sur la finale du mot pour ouvrir sur un autre espace :

    « On entend la finale du mot comme un éboulement progressif jusqu’aux glacis. Oublieuse nasale qui s’ouvre à d’autres gestes. La vie voyage. L’écho des chutes s’entend longtemps. »

    Ainsi, de fortifications en redoutes, de redoutes en plongées, parvient-on au rondel en trois strophes et en alexandrin ― construit sur deux rimes et comportant un refrain :

    « On court sur la colline on traverse les forts

    On tombe sur des mots qu’on peut envisager

    L’alexandrin revient pour chacun les nommer

    Canon bastion redoute archère et contrefort ».

    Comment ne pas se laisser envoûter par le plaisir jubilatoire de cette belle jonglerie de la langue et des mots ?

    « Le rondel bat la brèche et se joue des rebords

    Sur le chemin de ronde au plus près des fossés

    Il cueille l’hellébore à l’euphorbe associée

    Prend son temps de berme et aux pierres jette un sort

    Il court sur la colline pour un herbier des forts ».

    Et comment ne pas sourire et s’interroger, se regarder en visière dans « For intérieur », texte plein d’humour :

    « On mijote un donjon. D’aucuns le posent encore comme une truffe à l’angle du jardin palissé. Fortin ou fortelet avec l’armée de nains-céramique pour monter aux créneaux. »

    Avec « Meurtrières », la poésie se durcit. La tranchée crache ses os et les quatre poèmes, dont HWK (1-2-3), disent les « Poilus dépecés », les chairs fragmentées, les gisants décapités.

    La traversée de Journal de Campagne se clôt sur une section où dominent l’amitié et le partage. À l’arrière, dans l’abri de la « gorge », le poète fête la vigne avec les vignerons de toujours. Avec les marcheurs du jour, le poème se met « en campagne »

    « Les mots dans le dos

    Sur le sentier en file indienne ».

    Au soir, sur la plate-forme de la « banquette », on se retrouve pour « bistroter ». « Abri café », « Pour faire tribu », « Stammtisch ici ». « Pour prendre mots relus ensemble ».

    Poème en campagne jusqu’à «&nbsp[l]’abril d’avril ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    _____________________________
    * Abril, chez Saint-François de Sales (1567-1622)






    Journal de Campagne







    JACQUES MOULIN


    Jacques-Moulin
    Source




    ■ Jacques Moulin
    sur Terres de femmes


    Écrire à vue (lecture d’AP)
    [Partir à dos de feuilles ou d’arbres] (extrait d’Écrire à vue)
    D 27 et D 28 (extrait de L’Épine blanche)
    L’Épine blanche (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Portique (lecture d’AP)
    Portique 2 (extrait de Portique)
    [Sur le halage certains soirs] (extrait d’À vol d’oiseaux)
    Un galet dans la bouche (extrait)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Æncrages & Co)
    la fiche de l’éditeur consacrée à Journal de Campagne





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  • Isabelle Lévesque, Nous le temps l’oubli

    par Angèle Paoli

    Isabelle Lévesque, Nous le temps l’oubli,
    Éditions L’herbe qui tremble, 2015.



    Lecture d’Angèle Paoli



    Ce défaut de paraître… (1)
    Ph., G.AdC







    UN VACILLEMENT ENTRE RENAISSANCE ET RE-CRÉATION




    Le poème. Quelque chose sourd sur la page. Une exclamation jetée au centre, livrée à sa propre soudaineté. Étonnement. Davantage encore. Sidération. « Ah ! » Est-ce plaisir ou souffrance ? L’arbre survient à son tour. Son sang lié aux mots qui adviennent. Et prennent corps.


    « Ah !       

    Tout à coup
    des mots nouveaux.


    Sidère


    à rompre
    le sang
    de l’arbre. »



    Ainsi s’ouvre le dernier recueil d’Isabelle Lévesque. Nous le temps l’oubli. Sur une sidération. Qui prend le lecteur dans l’étau serré de ses mots. Passée la première sidérante surprise survient en nous le questionnement. Le poème parvient-il à nouer le « nous » à l’oubli et au temps ? Ou au contraire cherche-t-il à dénouer ? Singulier, disloqué à force de désossement, le poème retient en lui-même son énigme. Il garde, au cœur de la page, dans la tension des mots qui s’affrontent, le mystère de son surgissement. Seuls les mots. Posés là. Sans lien apparent. Liaison brisée. Le liant grammatical s’abstient. « Mots courts alignés. » Phrases nominales. Verbes absents. Le point, comme hache qui tombe. Couperet. Les mots sont impuissants à retrouver à relier à recréer ce qui fut. Ici, dans ce recueil où se cherche la trinité du « nous », de l’oubli et du temps, ce qui renoue raccommode répare, ce sont les peintures de Christian Gardair. Cinq peintures colorées (six avec celle de la première de couverture), vibratiles, aériennes ; traversées de folioles de follicules d’envols de signes qui soudent les poèmes à l’image, confèrent à l’ouvrage sa respiration ; lui octroient une légèreté. Entre les pages, le « nous » qui jadis faisait corps est détruit. Réduit à son démembrement. « Je » et « tu », obstinément séparés. Les mots qui prennent place sont ceux de la rupture ; du désarroi de la défaite. Le « je » obéit à l’arme du vainqueur :

    « Il raye. Il rit. Il supprime. Je laisse à sac,

    Je replie.

    Corps sans chair. Sensations

    armées d’absence.

    Au pied, le reliquat. »

    Le temps et l’oubli peuvent-ils remédier à la condamnation ? Du naguère affleure tout un tissé d’images. Une perfection tout entière enclose dans le murmure d’un blason, forme et frémissement. Un amour scellé dans le fusionnement, dans l’invention d’un monde qui renoue avec la création.

    « Nous fûmes Adam et Ève. »


    « Tu t’approchais

    Les mois : blason fut fait

    de nos dix doigts.

    Lent   le fruit   le seuil.

    Tu fis forêt du murmure,

    une feuille un son.


    Tout fut

    frisson. »

    Il y a désormais un présent qui se vit dans l’oubli des saisons. La braise ardente de l’été, ce « bouton d’or », a fait place au manque. Imprévisible, le vide s’installe ; puis, tour à tour, la violence, le repli et le renoncement.

    « À fibre d’os,

    tu squamanbules et je forcepse.


    À quoi bon ? »


    Le poème disloqué s’écrit dans la négation. Seuls les mots posés sans lien. Liaison brisée.


    « Ne.        


    Seul au bord hagard.

    Toi.


    Avant la vie. »



    Écorce / écorche / mettre à vif. Le poème cherche sa voix pour dire la perte, lambeaux à rassembler pour affronter ce « deux » dissous disparu séparé écalé. « Perdue, la traîne des nuages. »

    Au-delà des meurtrissures survient pourtant la volonté de guérir de la plaie qui saigne. De « recommencer » ; de « diriger la faille vers la lumière » ; nécessité survient de renaître.

    « Quel silence traverser

    pour renaître ? »

    ou, plus loin, cette affirmation :

    « Or je veux.

    (Naître.) »

    Le poème « intente » / « invente ». Déplace les termes par dérivation. Les bouscule les tire hors de leur forme habituelle :

    « Où naître ?

    Je tentacule, tu monstres court. »

    Un « je » affronte les mots à coudre à rassembler pour que quelque chose perdure de cet amour perdu. Quelque chose qui garderait trace de ce qui fut, qui laisserait son empreinte et résisterait encore à l’effondrement.

    « J’avais l’or.

    Vue perdue, miracle, tu.

    La nuit n’avait plus. Or

    le jour revenu de tout.

    Blason, passé se garde.

    Temps te tient.

    Présent l’oubli. »

    Perfection du poème enclos dans le cercle des mots et des sons. Tenu au plus près, au plus serré. Tissé à cœur, dans les mailles des contradictions essentielles. Présent / passé ; oublier / garder ; perdre / retenir / avoir / ne plus avoir… De ce qui fut, il reste l’image ronde de la perfection amoureuse : « Blason, passé se garde. »

    Le désir, parfois, se dit de ne pas renoncer à ce qui fut :


    « C’était sera. »


    D’autres fois, au contraire, fuse le vent de la révolte. Physique. Le poème se rebiffe, hésite refuse se nie s’affole dans le rien, négation de lui-même. Tâtonnent / ânonnent les mots dans le déplacement heurté de la syntaxe. Éclats du verbe. Explosion. Implosion. Violence. Ainsi, de ce poème, exemplaire pour dire le chevauchement des contraires jusqu’à dislocation déconstruction :


    « Rien.

    Plus ou moins.

    Bruit de sable. En bouche, graines,

    les mots sinuent. Chuchoté chahute

    Le dire. Je bégaie. Bredouille

    rien. Colporte à cloche-lèvre des

    Murmures. Rien. Plus ou moins. Des

    Rancunes culbutées, phrases courtes

    in-ex. J’orthographie. Je sais. Mais

    le poème ?

    Disgrâce et syntaxe. Éclate !

    Des morts, peut-être. Vieux mots. C’était.

    Je tue (rituel). Sans

    gravité. Mort-né. Cloporte et ciel. Couvert de

    cailloux. Sourciers. Risque écarte

    Le poème. Je sature. Sons (implosifs).

    Rien. Plus ou moins. »


    Le poème se joue de nous. Ruse de ses ambiguïtés et amphibologies. « Plus prise. » Davantage prise ou plus jamais prise ? Quelle « prise » ? Le nom ou le participe ? Lectures plurielles. À chaque lecteur son emprise du poème.

    Le « seul tenant » n’est plus. Le « je », le « tu » prennent distance avec le « nous » fusionnel. Il arrive que le lecteur perde le fil et s’interroge. À qui appartiennent les gestes ? Sont-ils les siens (ceux du « je ») ou ceux de l’autre (ceux du « tu ») ? Coudre les poèmes ensemble ; en reconstituer les échos. Nouer rassure.

    « Oh !

    ce défaut de paraître… »

    « Oh !

    ce désordre de disparaître ! »

    Le tissé du recueil s’assemble peut-être entre ces deux poèmes. Où se lient les deux versants de l’amour. « Tu murmures ma bouche », lit-on dans le premier. « Tu recommences, / dépouillant les armes : blanc sera / ce que fut l’aube », énonce le second.

    « Du chaos naît le poème », écrit Isabelle Lévesque. Un écho, sans doute, à l’exergue tiré de Aa, Journal d’un poème, de Caroline Sagot Duvauroux :

    « avec l’allégresse cependant et l’audace qui est la

    grâce des herbes

    au bord des précipices. »

    Mots choisis pour dire au plus près le vacillement de ce dernier recueil :


    « Nous le temps l’oubli       


    (vacillant). »



    Et rejoindre ainsi en final l’aveu de renaissance. Entre amour et re-création :


    « Nus sous le ciel défaillant.      
    Ce livre,

    nous. »




    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli







    Isabelle Levesque






    ISABELLE  LÉVESQUE


    Isabelle Lévesque
    Source



    ■ Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes

    [Les feuilles envolées du peuplier] (extrait d’ En découdre)
    [Oh, ce désordre de disparaître !] (extrait de Nous le temps l’oubli)
    C’est tout c’est blanc
    Chemin des centaurées (lecture de Pierre Dhainaut)
    Chemin des centaurées (lecture d’AP)
    Mai | La Ronde (extrait de Chemin des centaurées)
    [Entends, c’est jour, la forme aimantée du point] (poème extrait de Ravin des Nuits que tout bouscule)
    Le Fil de givre (lecture d’AP)
    Le Fil de givre (lecture de Jean Marc Sourdillon)
    [Nous vaut la force courant le vent] (poème extrait de Va-tout)
    [Oh, ce désordre de disparaître !] (poème extrait de Nous le temps l’oubli)
    Ossature du silence (note de lecture d’AP)
    [Ouvre et lis entre les lignes] (poème extrait du Fil de givre)
    [Peine singulière] (poème extrait d’Un peu de ciel ou de matin)
    Ravin des Nuits que tout bouscule (note de lecture d’AP)
    [Les serments] (poème extrait de Le tue braccia saranno)
    Va-tout (note de lecture de Jean-Louis Giovannoni)
    Voltige ! (note de lecture d’AP)
    Pierre Dhainaut | Isabelle Lévesque | L’origine de l’écriture | [Si léger… tu cours] (extraits de La Grande Année)
    Pierre Dhainaut | Isabelle Lévesque, La Grande Année (lecture d’AP)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Territoire
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait d’Isabelle Lévesque (+ un poème extrait de Va-tout)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Recours au poème)
    une recension de Nous le temps l’oubli par Sabine Huynh
    → (sur le site des éditions L’herbe qui tremble)
    la page de l’éditeur sur Nous le temps l’oubli
    → (sur La Pierre et le Sel)
    Isabelle Lévesque, de la terre à la lumière, par Pierre Kobel
    le site de la revue Diérèse et des éditions Les Deux-Siciles
    → (sur Recours au poème)
    une notice bio-bibliographique sur Isabelle Lévesque




    ■ Notes de lecture (55) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Edith Azam, Décembre m’a ciguë
    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre

    Pierre Dhainaut, Après
    Pierre Dhainaut, Ici
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Estelle Fenzy, Rouge vive
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
    Laure Gauthier, kaspar de pierre
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Mélanie Leblanc, Des falaises
    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Jacques Roman, Proférations
    Pauline Von Aesch, Nu compris





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  • Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval

    par Angèle Paoli

    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval,
    L’Escampette Éditions, 2015.



    Lecture d’Angèle Paoli



    CE ROUGEOIEMENT QUI BRÛLE, C’EST CELA QUI DEMEURE



    Il y a un avant il y a un après. Et l’écriture du poème, en ligne de partage entre le taire et le dire. Entre les mots tenus sous silence, sous le boisseau de la blessure. Sous l’armure. Et les mots venus un jour dans le dire, lâchés loin très loin par-delà l’horizon de l’enfance.

    Le nom de l’adolescent sous sa cuirasse, nom de guerrier et nom de roi, c’est Perceval. Il fait lever avec lui, derrière ses chevauchées solitaires, le souvenir lointain de la quête éperdue d’un chevalier au cœur pur, à travers sentes et forêts ; des paysages, des combats à la lance et à l’épée, paysages abolis dans le réseau incertain de nos mémoires. Avec lui, avec le nom de Perceval, surgissent les souvenirs enfouis du Roi Pêcheur, mystères et secrets d’un roi « méhaigné » ; blessé et impotent, qui attend la délivrance miraculeuse de son mal. Et tout autour — de lacs énigmatiques en joyeuses bonnes chères dans les châteaux, de gués à franchir et de langues à dénouer — une errance infinie à travers vals et ravins, et des défis à relever. Et du sang. Trois gouttes dispersées dans la neige sous le sabot du cheval. « Trois gouttes de sang ». « Trois flocons rouges ». « Trois braises dans la neige ». Autant de « pierres taillées », dressées dans l’à-vif du poème, sur le blanc de la page.

    Trinitaire, le recueil d’Emmanuel Merle : Dernières paroles de Perceval. La traversée du « Chevalier d’Effroi » s’effectue dans un lent continuum à trois temps. « L’homme percé de cris » / « Terre foraine » / « Le regard et la voix ». Trois volets pour dire la quête. Non pas quête de sens, mais quête de « pleine incarnation ». Cheminement — questionnements et doutes —, jalonné de retours sur soi, sur le passé qui heurte la cuirasse ; chute dans le ravin et dans l’inconscience ; acceptation du « lointain veuvage » et presque consentement. Depuis la « terre veuve » — où se tenait « l’enfance ramassée » aux côtés de la mère, terre devenue soudain « stérile » et « gaste », « sans paroles autres que mal prononcées » —, Perceval poursuit son errance et passe en « terre foraine ». À la fois étrangère et familière, autre et semblable, cette « terre nouvelle » le conduit des corniches escarpées des montagnes au consentement final, accordé au regard et à la voix :

    « Dire, oui, c’est diviser, mais quelques paroles,

    ici, célèbrent encore la vie :

    les prononcer comme des prénoms. »

    Consentir n’est pas chose aisée. Cela se fait par étapes. Accepter d’abord que l’errance prenne une autre forme :

    « Errer presque immobile, laisser la présence

    surgir, sauvage, comme un lointain

    qui bondit sur tous les yeux de l’âme. »

    Accepter aussi d’accueillir la parole, dans ses affleurements et ses incomplétudes :

    « Dire cela, des paroles tutoyées,

    des éclats de verbe. »

    [Dernières paroles de Perceval]

    Au terme de cette itinérance, Perceval, en partie réconcilié avec lui-même, énonce, en une double acceptation, la mystique sans christ qui lui est propre :

    « Ce monde est sans réponse,

    peut-être est-il sans question. »

    En ouverture du recueil d’Emmanuel Merle, deux poèmes : « Je m’appelle Perceval » et « La terre veuve ». Poèmes liminaires – un écho, peut-être, du prologue de Chrétien de Troyes — qui posent les pierres enfouies de l’enfance, du nom, de la mère et du silence, et les redresse dans la beauté musicale du poème.

    « Je veux écrire un visage

    sur le blanc du silence. »

    Quel visage ? « Aux plis profonds » ? Visage aimé ? Du père de la mère de l’autre femme ? Pour quel vertige, pour quelle énigme, pour quelle langue secrète ? Comment savoir ?

    « Il ne reste rien du visage d’un être

    lorsque, vraiment, on le regarde, rien

    qu’une prière dans une broussaille. »

    Tout commence avec la quête du nom. « Ma mère ne m’appelait pas par mon nom », confie Perceval. Est-ce à cause de ce taire que le dire s’est si longtemps absenté de Perceval ? Avec la révélation de son nom survient la mort de la mère. Avec sa mort, Perceval découvre, lié à elle, le sentiment de la faute. Désertée de longue date par le veuvage, la mère est cette « terre veuve » à partir de laquelle vont se faire les apprentissages du fils. Jusqu’alors élevé dans le retrait et dans la solitude, par crainte de non-retour. Chevauchées et rencontres.

    « Mais mon nom est venu. Il est venu

    des lèvres de ma mère : c’est le nom

    de son dernier souffle.

    Il a traversé la terre veuve

    et s’est posé sur mes lèvres. »

    Avoir un nom suffit-il pour vivre et pour mourir ? s’interroge Perceval. Chacun semble le croire. Perceval, lui, se tait. « Parole tue ». Tuer et taire. Où est la frontière ? Ses lèvres parlent pour lui. Et sa blessure saigne. Énigmatique blessure. Imaginaire ou réelle ? Entrelacs de l’un avec l’autre.

    « Comment pouvait-on souffrir, étant roi ?

    Je ne comprenais pas, je mangeais

    pour contredire mon silence. Je rêvais

    aussi bien. J’imaginais les lèvres de la plaie

    faiblement remuer, ouvertes, comme cherchant à dire

    la douleur, m’appelant presque, m’enjoignant

    de les refermer. »

    La blessure est ancienne, qui s’ouvre, lèvre à lèvre, et suinte, palpitante de sang. Elle est associée à la « barrière de bois », « au pied du champ ». C’est là que s’ancre le drame qui enclot à jamais l’enfant dans son deuil. Et pour longtemps, dans son mutisme. « Terre gaste » où s’inscrit le manque ouvert par la disparition du père. « Pente dévastée ». Le mystère de Perceval privé de mots gît dans cet espace. À même « le souvenir / de celui que je n’ai pas connu. » « La barrière de mon père », ligne de partage entre un passé antérieur, lié à un avant insaisissable et attaché à un présent qui cherche sa voix dans l’enchevêtrement de l’existence. Perceval ? Une « armure vide qui chevauche ». Exilé de lui-même, au-devant d’une « terre d’enfant disparu ». La barrière, désormais, sépare et « divise le monde ». Elle divise aussi l’enfant, pris entre son « impatience à vivre » et « cette soudaine / imperfection produite par un défaut / de lumière et maintenant. »

    Le long retour sur l’enfance, son seul langage de galops de branches et de lances, dit, dans le poème de « La terre veuve », le lieu du fondement sans remise en question, lieu de parfaite adéquation avec le monde, lieu d’affirmation de l’être dans l’espace qui est le sien :

    « J’avais lieu d’être », se souvient Perceval.

    Pourtant, si le regard posé sur l’univers qui l’entoure est encore celui de l’enfance, il n’en est pas moins nourri de métaphores sombres, avaleuses de rêves, chargées de violence et de désolation.

    « Tout bondit, comme le temps,

    et disparaît dans la gorge de l’horizon. »

    La geste du chevalier, souffle de haut lyrisme qui s’écrit par grandes strophes, est bientôt traversée par le désir d’autre chose.

    « En moi ça demandait,

    mais je me taisais.

    Je me taisais. »

    Mais l’univers que découvre le jeune homme est le sien ; celui-là même qui le constitue, fibres et âme, viscéralement. C’est en lui que réside sa vérité profonde. Et son profond désarroi. Acceptation ? Première pierre dressée pour le consentement ?

    « Mais cette terre veuve c’était moi, ces chemins

    sans définition c’étaient mes bras,

    ces tourbières et ces étangs mon esprit et mes yeux,

    dispersés, désamarrés, sans jointures

    désormais, phrases sans verbe. »

    Dans cet exil à l’autre et à soi-même, le rouge toujours macule le blanc, couleurs dominantes de l’ouvrage. Parfois survient le noir, « mâchefer », « exil », « vols noirs », « vent noir », « poussière noire ». Le noir de la mort rôde. Fidèlement à l’œuvre dans le poème :

    « La voix de l’hiver, sa voix blanche »

    « et le cœur noir

    des morts de la bataille. »

    L’obsession de la mort travaille Perceval au corps. La mort qu’il a donnée à l’autre, celle qui l’atteint dans sa chair, mort du père, mort des frères et de la mère. Audible de lui seul, le cri qu’ils ont poussé a transpercé sa cuirasse. Et la cuirasse saigne. Cris reçus comme coups fatals, qui mettent à mort le vivant.

    « Je suis Perceval, l’homme percé de cris,

    grevé de râles, comme des mains,

    par poignées. »

    Perceval. Son nom draine dans son sillage un envol de vibrantes. « Dévouement » ; « sauvagerie » ; « aveugle » ; « relevée » ; « dévoile » ; « entredévorement ». Disséminées dans les poèmes, les consonnes voisées s’égrènent au fil des vers. Et composent un tableau serti de noir. « Percevoir » ; « dévasté » ; « ravin » ; « veuve » ; « vivre » ; « délaver » ; « dévaler ». Poésie des mots qui essaime les sons au hasard du chemin. Et renvoie en écho aux pierres « phonolites » qui surprennent la lecture et la marche.

    Peut-on jamais revenir en arrière « pour poser la question » que l’on a oublié de poser ?, s’interroge Perceval. Là où le taire s’est imposé gît la réponse « depuis toujours »,

    « dans le ravin, dans ses pierres échouées

    et ses feuilles dénouées de leurs branches ».

    Revenir en arrière ne se peut, remonter le courant vers un avant ne peut avoir lieu. Là se tient l’irréversible. Que faire alors, sinon tenter l’aventure de l’autre côté ? Tenter de rejoindre l’autre lumière ? Passer en « terre foraine », même si « traverser est une énigme ».

    Et si « la terre foraine » n’était qu’un leurre ? L’avers de la terre d’origine ? Son double inversé ? Un paysage semblable à la « terre veuve », borné comme elle des mêmes cairns, nourri des mêmes doutes, nourri des mêmes effrois ? Alimenté par la même perte du langage ?

    Partout ailleurs, en effet, sur l’autre rive, de l’autre côté du gué, surgissent les mêmes fantômes, et se rouvrent les plaies.

    « Guéer un drap immense et blanc

    dans les eaux du passé, pâlir dans l’eau

    du paysage trois taches rouges. »

    Et de l’autre côté, sur l’autre page, en « terre foraine » :

    « Cette terre, sur l’autre rive du gué, étrangère,

    hérissée pourtant d’arbres semblables,

    parées des mêmes nuages de rouge couchant,

    ravagée elle aussi ? »

    À quoi bon alors poursuivre si traverser recèle la même « immense imploration » ? Quelque chose pourtant survient. Qui a à voir avec le rouge. Un rouge qui éblouit.

    « Le rouge. Un halo de rouge, un mal aux yeux. »

    Ainsi, au moment de s’aventurer en « terre foraine », la peinture entre-t-elle dans le paysage mental de Perceval. Ses « pupilles brûlées » « peignent un sol ourlé de sang ». Lumière aveuglante, le rouge impose sa « pleine présence ». Qui modifie la perception. Promesse d’une présence autre, qui s’achève par un alexandrin nervalien :

    « Rouge est pourtant la couleur pour moi

    de cette lumière, parce qu’elle sourd,

    pleine présence, de l’horizon,

    ce peintre qui parfois se repose et m’attend. »

    Promesse de courte durée. Il en est de la peinture comme de la langue et des hommes. Noyés les mots sur les lèvres. Abandonnés les pinceaux et les objets à peindre. Abandonné jusqu’au désir.

    « Quel est ce lieu où tout se retrouve

    mais délavé, comme un écho ? Où tout

    semble être le pinceau abandonné

    par le désir du peintre ? »

    ou encore :

    « Qu’a fait le peintre de sa charrette

    enfoncée dans ce chemin ? »

    Ailleurs, dans « Le regard et la voix », Perceval se prend à rêver d’une autre dimension. Peut-être a-t-il croisé, dans une autre vie, le Chef-d’œuvre inconnu ?

    « Cette femme a le visage de la neige,

    et peut-être des peintres ont-ils laissé

    leurs pinceaux pour seulement dessiner

    leur fièvre sur cette toile, des traits

    épars, des commissures, des cils,

    des désespoirs. »

    La quête se poursuit longtemps encore. Et la « terre étrangère » est le miroir délavé de la terre jadis connue. Étrange ressemblance qui fait que le nouveau à l’ancien répond. Jusqu’aux sentiers qui se croisent :

    « Lequel de ces deux sentiers

    est-il l’écho de l’autre ? »

    Jusqu’aux paysages qui se superposent, « ligne de partage des yeux ». Paysages couleurs visages âmes des morts. Tout semble délavé. Pâle reflet de ce qui fut. Et lui-même qui est-il ?

    « J’ai tant voulu un nom. Ne suis-je,

    en terre foraine, qu’une autre ombre,

    qu’un habile coup de pinceau ? »

    Dans le « tableau renversé » qui s’offre à lui, Perceval ne perçoit qu’« un présent inutile », qui lui renvoie son incapacité à vivre et à aimer. Ou simplement à dire cette attente :

    « Dire l’autre, c’est difficile. Un rebord,

    et l’espoir fou d’une main sur la poitrine,

    qui retiendrait. »

    C’est dans un exil de roches dispersées dans le pierrier des montagnes, dans un horizon vertical résonnant de phonolites, dans le « ciel de pierres » vers lequel il grimpe, que Perceval poursuit désormais sa quête. « L’ancienne langue / sauvage et ivre » continue de vibrer en lui. Les « anciennes paroles / prononcées par une aube enfantine » poursuivent en lui leur conciliabule. Mais les mots ne demandent qu’à trouver des lèvres accueillantes. Le poète tâtonne, cherche leur complicité bienveillante et créatrice. Son désir se fait jour qui s’énonce au travers du regard et de la voix.

    « Le regard et la voix, embrasures du corps,

    je voudrais leur connivence,

    que ce que je vois rougoie

    dans la braise des mots. »

    Le regard et la voix, « pierres dans le vide » ?

    Assurément non. Longtemps après que Perceval nous eut quittés, longtemps après que le chevalier errant eut laissé tomber sous le sabot de son cheval les dernières paroles, survient :

    « une lumière intime, comme deux couleurs

    côte à côte, et c’est l’air

    qui commence à vibrer. »

    Que dire d’autre ? Sinon que cet enchevêtrement des motifs de Perceval et du poète est d’une infinie et bouleversante beauté. Et que cette quête des signes est aussi la nôtre. Ne garder des mots que leur fièvre. Ce rougeoiement qui brûle, c’est cela qui demeure.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval







    EMMANUEL  MERLE


    Vignette Emmanuel Merle




    ■ Emmanuel Merle
    sur Terres de femmes

    Dernières paroles de Perceval (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Le rouge] (extrait de Dernières paroles de Perceval)
    Amère Indienne
    [Cape Cod]
    Le Chien de Goya (lecture d’AP)
    Cet ancien lieu (poème extrait de Démembrements)
    Démembrements (lecture d’AP)
    Ici en exil (lecture de Sylvie Fabre G.)
    ils attendent ce qui (extraits du Grand Rassemblement)
    [Je me discerne davantage dans le miroir de la couleur](extrait des Mots du peintre)
    [Ramper sur la glace](extrait de Nord, seul point cardinal)
    [Tout est matière, sauf ma décision] (extrait de Olan)
    Tourbe (lecture d’AP)
    [Il n’y a plus d’arbres] (extrait de Tourbe)
    [Une promesse, dis-tu]
    Emmanuel Merle & Thierry Renard | La Chance d’un autre jour, Conversation (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Emmanuel Merle & Thierry Renard | [Jour de pluie ici aussi]



    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Terres de femmes)
    Sylvie Fabre G. | Une terre commune, deux voyages
    → (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature])
    une fiche bio-bibliographique sur Emmanuel Merle





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  • Anne Malaprade, Lettres au corps

    par Angèle Paoli

    Anne Malaprade, Lettres au corps,
    éditions isabelle sauvage, Collection présent (im)parfait, 2015.




    Lecture d’Angèle Paoli


    DANS LA “CHAMBRE D’ÉCRITURE” D’ANNE MALAPRADE



    Lettres plurielles pour un corps singulier. Lettres au corps. L’énigme du titre happe l’attention. Quel être au corps ? Pour quel alphabet ? Ce corps unique est-il celui de l’écriture ? Corps qui lie Anne Malaprade, l’épistolière de cet ouvrage, et son auteur, à l’écriture des autres ; non pas tous les autres mais quelques-uns ; qu’elle fréquente et qu’elle aime — corps et mots. Corps des mots.

    Lettres. Adressées à. Quoi ? Qui ? Depuis quelle temporalité ? Il faut chercher jouer le jeu, tenter de deviner sous les indices ou derrière. Admettre de se tromper de ne pas trouver. S’essayer à. Décrypter, pour le plaisir de déchiffrer. De cerner les rouages. De livrer un diagnostic. Qu’est-ce qui meut Anne Malaprade ?

    Lettres au corps. Sept lettres sans destinataire apparent. Singulières. Énigmatiques. Hors normes. En jouant sur les invariants formels de l’art épistolaire, Anne Malaprade déconcerte. Adresse, espace-temps, énonciation, signature du scripteur. Tous les codes sont décalés — non sans un certain humour — et s’offrent au plaisir du déchiffrage. Détournement d’un genre pour aller au-delà. À la recherche de l’écriture. D’une écriture.

    Ainsi de la première lettre, adresse et final :

    « Paris, présent continu / À l’inconnue, dans l’accord au nom des choses et relations, […] Chère inconnue, j’ai promis d’écrire la nécessité en toutes lettres. »

    Au-delà du jeu épistolaire, ces lettres sont bien autre chose. Fondatrices d’une écriture qui s’affirme dans ses choix. Lesquels vont aux écritures qui interrogent la « tentation de l’ordre ». Anne Malaprade aime que les textes qui la portent procèdent par écarts, distorsions, déhanchements. Qu’ils lui opposent une résistance. « Je choisis vos inventions inaccessibles », écrit-elle dans Le mari amant, l’un des deux, ni un ni deux, trois ?

    De ces résistances naît le désir du déchiffrage. Ainsi, dans l’excipit du recueil, « Pour ne jamais en finir », Anne Malaprade met-elle l’accent sur cet exercice constant qu’elle pratique de longue date, révélant la méthodologie qui est la sienne :

    « Non pas travailler, non pas jouer, mais déchiffrer, avec ce qu’il y a de rigueur mathématique et de décompte intérieur, avec ce qu’il faut d’abandon au sentiment et au sexe : ce qu’aucune chambre d’hôtel ne peut surprendre ni suspendre. »

    Aborder le texte de l’autre comme l’on s’attarde à déchiffrer une partition. Dans la durée mais avec légèreté. « À peine accompagner. Essayer, reprendre, interrompre et passer outre. » Sans s’imposer. « Elle déchiffre et ne laisse pas de trace. » Plutôt s’attarder à découvrir, dans la ferveur et la lenteur, le plaisir que cet « envol » engendre. Déchiffrer, pour tenter de rendre au texte sa liberté première.

    « Elle voudrait qu’un texte s’en prenne à l’espace et qu’il s’échappe par la fenêtre du dernier étage. »

    Comment écrire, interroge Anne Malaprade ? Depuis où écrit-on ? Quel est le point de départ ? Cela dépend. Cela dépend des mots des autres et de ce qu’ils entraînent de résonance en elle, de décalage, de distorsions. En tant que lectrice d’abord, en tant qu’écrivain ensuite. Pour la destinataire dont il est question dans la lettre-aveu J’aime votre féminité salée, le départ de l’écriture est multiple ; foisonnant ; ouvert.

    « Vous écrivez depuis le Sud […] Vous écrivez depuis un féminin engagé par une maladie et son histoire […] Vous écrivez depuis une famille et un nom […] Vous écrivez depuis un alphabet que je redécouvre […] Vous écrivez depuis des filles qui cherchent la femme […] Vous écrivez depuis l’accident […] Vous écrivez depuis la main ». Mais aussi : « Vous écrivez l’orpheline qui a trouvé la couleur du manque […] Vous écrivez en névralgie, vous semez, vous déjouez. »

    Que se passe-t-il ensuite ? Une fois décryptés les points d’ancrage de l’écriture de l’autre ? Une fois trouvés les angles d’appui ? Il s’ensuit un « renversement général ». Celui-là même qui fait conclure l’épistolière par une déclaration bouleversante :

    « J’écris depuis la certitude de votre être ».

    Le « renversement général » se poursuit. On en trouve la présence, ailleurs, dans la lettre à Dorothée.

    « De Théodore à Dorothée, la bouche en hiver, février déporté | Vous seriez un don de Dieu ? »

    À partir de cette interrogation court la question du pacte entre épistolière et destinataire. Anne Malaprade avoue :

    « J’aime vos confidences qui renouvellent le pacte sans jamais l’énoncer ».

    Première entorse. Premier renversement. Lequel se poursuit un peu plus loin et se déclare ouvertement :

    « Ce matin vous relisant la lumière s’évapore. Vous contredisez l’hiver par des propositions : “nulle part”. Tout se renverse, la part du nul, la catégorie du féminin, le genre et l’aube, l’indistinction des lieux. De vos livres une pensée blanche persiste à tenir et sous ce verbe je devine d’autres équations, des soulèvements, une rupture en fracas. Il nous reste à frapper le ciel, à attendre d’autres déluges… »

    Ailleurs, dans la lettre adressée à Vous dont le prénom hésite, d’un masculin si féminin, l’épistolière conclut : « Je salue vos entorses de toute beauté. »

    Quant au brouillage dans l’énonciation, il apparaît dès le texte d’ouverture : « L’être à l’importe quoi ». À travers les allitérations en « l », souvent anaphoriques, se décline l’instabilité des pronoms personnels Il/Elle. Qui fusionnent en une entité nouvelle : Ilelle/Ellil. Avant de permettre au je « de s’introduire de manière insistante : « Je reviens… je reviens… je reviens… je reviens… je retourne… » ; puis de laisser la place à l’élision : « ‘lle s’habille/’lle a résisté… »

    Dans l’intervalle des vers de la « Lettre à l’importe quoi » se délie le poème. Il se dénoue, livrant dans les interstices ses questions sa temporalité son histoire ses souvenirs. Jusqu’à la conclusion :

    « L’importe qui gît entre la sœur et le poème »

    Autant de morceaux glanés çà et là au cours des lectures. Avec lesquels recomposer un puzzle qui révèle fractures et séismes. Et qui pourtant persiste à nourrir l’imaginaire de l’épistolière.

    Ainsi lit-on dans la lettre à Dorothée (sixième lettre) :

    « De vos lettres j’ai recouvert mes murs. L’une, démesurée, sur un papier délicatement cadré, expose une situation dans un paysage, une adresse dans un champ, une table de bois sur un mur blanc, un espace pour préparer le texte comme on cuisine les mains dans les épices. Toutes les odeurs dans le tissu des lettres, votre alphabet pour écharpe. »

    D’où écrit-on ? Les Lettres au corps reviennent sans cesse sur cette question. De quel lieu, depuis quel moment, à partir de quel pronom, depuis quelle personne ?

    « Depuis tout lieu pourvu qu’il soit de nuit, subjonctif imparfait, date précipitée »

    ou bien

    « Présent antérieur, janvier en chute libre, brouillard déguisant votre maigreur »

    Le point de départ de l’écriture, comme les codes qui en sont le prétexte, est souvent distorsion par rapport à la norme. Entorses. Mais aussi, contournement des obstacles. Cela commence avec le « lire ».

    « Lire à l’envers, depuis ce qui n’est pas dit, depuis votre tu. »

    « Mettre à jour et au jour » les obstacles. Ainsi, dans la première lettre, la lettre À l’inconnue, l’aveu d’obstacles à surmonter s’énonce clairement :

    « On m’a demandé d’écrire sur parce que je ne sais pas écrire »

    ou encore :

    « J’écris à côté, ne sachant départir le lieu des lectures de celui de leur réception. »

    Il s’ensuit une déclinaison de possibles : Écrire sur | Écrire sous | Écrire à côté. Écrire en dessous.

    « Elle écrivait : en dessous. Sous les mots d’autres mots dévorent les premiers. Vos mots disposent de cette grâce qui libère les jalousies autant que les envies. Je glisse dans vos mots, soufflée, essoufflée. »

    De « Elle » à l’autre, homme ou femme, l’épistolière se glisse. Tâtonne. Entre dans le paysage. Cherche dans la « chambre d’écriture » de l’autre écrivain, la sienne propre, en écho. En dessous. Et, suivant son exemple, pose d’autres mots. Sous. Ainsi se composent des strates. Sous lesquelles ouvrir son propre chemin. « J’existe parce que je lis et lie », affirme-t-elle dans « L’être à personne. »

    Parfois, cet engagement est cruel. Se nourrissant des évocations de l’autre, la poète en adopte les monstres. Réveille — en l’autre ? en elle ? — des souffrances oubliées.

    « Dans chacun de vos livres se glisse un souvenir, semblable à ce cauchemar par sa nécessité. Je glisse à nouveau sur la torture  : violence à vomir », confie Anne Malaprade dans Vous dont le prénom hésite, d’un masculin si féminin.

    Les mots s’intercalent, qui prennent place dans un espace de partage. Dans ce tressage où se mêlent s’entrelacent allusions personnelles et images mentales, le drame émerge, rendu soudain visible par le dialogue que la poète instaure entre elle et l’autre. Quelque chose de poignant se dégage, qui avoue son impuissance et sa défaite. Qui bat en retraite. Et va jusqu’à l’aveu de la « stérilité » et du « désêtre » :

    « Tu m’as demandé l’être et j’ai attendu entendu le désêtre : une vie de lectures qui ne sait que crier malmener les préfixes les enfants les souvenirs

    d’entre les vivants », écrit Anne Malaprade dans « L’être à personne ».

    Quoi qu’il en soit, quel que soit le mode d’écriture et la lecture qui l’engendre, « lire lier la terre au corps » préexiste. Et si le « je » peut s’affirmer, c’est qu’il existe par les autres, par le bruit de leurs mots. Les mots des autres se cherchent du bout des lèvres avant d’exister pour soi. Cheminement dans le mystère et le silence. Temps suspendu.

    « Contre tes livres contre tes lèvres m’endors. »

    Avec Lettres au corps, Anne Malaprade donne à lire un texte d’une force bouleversante. Un grand texte. D’une beauté singulière.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Malaprade_15





    ANNE   MALAPRADE


    Anne Malaprade 2
    Source




    ■ Anne Malaprade
    sur Terres de femmes

    Au conditionnel, dans la ferveur, quoique lente (extrait de Lettres au corps)
    Une presqu’île. Presqu’elle, presqu’il (extrait de Notre corps qui êtes en mots)
    Négatif, inspiration | Tirage, expiration (extrait de Parole, personne)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions isabelle sauvage)
    une notice bio-bibliographique sur Anne Malaprade
    → (sur le site des éditions isabelle sauvage)
    une présentation de Lettres au corps d’Anne Malaprade





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Claude Louis-Combet, Le Nu au transept

    par Angèle Paoli


    Claude Louis-Combet, Le Nu au transept,
    L’Atelier contemporain,
    François-Marie Deyrolle éditeur, 2014.
    Images d’Yves Verbièse.




    Lecture d’Angèle Paoli




    LA FEMME, ŒUVRE D’ABSTRACTION




    Incisions incrustations palimpseste texte — photos en surimpression femme-mystère corps nu dévoilé/révélé — vera icona — dans son impudicité fondatrice première. Ève au miroir fondue confondue fusionne avec les ostensoirs ciboires crucifix guirlandes et dorures icônes de Vierge à l’Enfant cul offert ouvert — sexe-fleur-figue — épanoui dans le chatoiement des draperies en noir et blanc incandescence chapelets bracelets, rayonnement froid des soleils d’église, Ève tentatrice tendue offerte ouverte au désir du regard.


    Quel regard ? Celui du photographe — Yves Verbièse — attaché à rendre par ses images la beauté exaltée du texte de Claude Louis-Combet ? Celui de la lectrice qui effeuille parcourt égrène Nu au transept plonge avec la fébrilité d’une innocente aux mains nues aux mains pleines à la rencontre d’un récit attendu soupçonné jamais écrit ni rencontré toujours existant présent enfoui mis au ban secrètement désiré découvert ? Aimé ! Celui de Joseph ? Le théologien et prêtre qui interroge — à partir de la peinture-prétexte de Courbet, Baigneuse à la source, 1862 —, les profondeurs de son être. Et confie à son ami, le temps de leur entretien, le mystère de sa rencontre avec la Femme, prénommée Maria par le narrateur. Rencontre déterminante survenue cinquante ans plus tôt dans la cathédrale de Bourges. Celui de l’écrivain Claude Louis-Combet, enfin, dont on sait qu’il a renoncé à la prêtrise ? Mais non à la femme. La Femme éternelle à qui il offre avec ce Nu au transept, un hymne de gloire majestueux magistral. Regards croisés, intimement lacés-enlacés pour un ouvrage dédié à une esthétique du regard qui mêle Eros-Thanatos-Divin dans une seule et même chorégraphie. Une même iconographie ardemment fantasmée.


    L’œil de la Mort guette qui observe lorgne vers le vivant désir de femme pupille dilatée qui interroge notre désir, écho du désir du jeune homme du récit appelé par vocation à la prêtrise et convié un jour à la connaissance révélée de l’être-femme — ce fut comme une apparition — visité un jour de ses vingt ans par l’ostentatoire nudité tentatrice nudité d’une jeune beauté errant nue par les rues de la ville déambulant nue dans les travées de la cathédrale de Bourges, éveillant en lui, le chaste Joseph, une incandescence insoupçonnée, incisant au plus profond de sa conscience une « césure » douloureuse entre un « avant et un après », mise en abyme du regard désir du regard désirant affublé de tentures-couronnes de fleurs-cierges-tabernacles-ciboires-châsses-voiles-nimbes dorés, et le pubis sombre triangle du désir confondu fondu fusionnant avec un ostensoir soleil serti de pierres précieuses, assomption de la Vierge assimilée mêlée au corps dévêtu de l’Ève blonde, cette Maria aux cuisses campées sur l’autel des dévotions angéliques, visions pyramidales d’angelots musiciens, enfants aux visages purs, étoiles fleurs des champs plis et surplis de robes enlacements des corps qui font corps avec la statue de la Vierge vêtue de draperies couronnes célestes, et derrière, en filigrane, en surimpression palimpseste, Maria nue dansante parmi les gisants, cheveux longs librement flottant sur les épaules éternellement blonds éternellement symbole du désir lascivité qui vient coller aux images éternellement pieuses et adorantes des églises. Maria s’adonnant sans réserve à un rite sacré, énigme qui la livre à un corps à corps de feu avec le marbre froid qui emporte sa chair. Sous le regard éperdu interdit de Joseph. Et pourtant.


    Joseph reconnaissait « que la contemplation d’une femme, sans qu’il eût échangé une parole avec elle, sans qu’il l’eût jamais touchée, sans même qu’il l’eût regardée de très près, avait constitué en soi une expérience absolument dominante, une épreuve d’intériorité, en toute plénitude, au-dessus de tout ce qu’il avait connu ou pourrait connaître. […] Et c’était cette femme-là, anonyme par-delà son faux nom de Maria, qui avait révélé non au croyant, non au prêtre, mais à l’homme, ramené à sa simplicité première, quelques essentielles vérités de nature… »


    Le Nu au transept — titre somptueux du dernier ouvrage de Claude Louis-Combet publié par l’Atelier contemporain et illustré par les images (photomontage ?) d’Yves Verbièse — donne à découvrir la danse de Maria, jeune prostituée de Bourges, Ève souple aux seins ronds et lourds qui cache son visage entre ses bras ailes du désir sous le regard impassible d’angelots absorbés dans leur prière et dans leurs chants. Elle danse tendue sur l’autel de la mort, crucifiée peut-être, offerte de dos, nue dans son dialogue de chair aux prises avec ce qui fut jadis un vivant dont la chair a été avalée néantisée par la mort et par le sexe jadis dressé dans les convulsions de la possession, réduit à jamais à poussière, chair dense d’elle, souffle fraîcheur vibrante du plaisir qu’elle se donne sous le regard interdit du jeune homme chaste désirant interdit de chair par vocation de prêtrise, embrasements de la chair sculptée dans l’à-vif face aux squelettes ombreux desséchés et ombreux qui gisent et veillent en leur silence de pierre dans le transept de la cathédrale.


    À la tiédeur des sentiments d’aujourd’hui dégagés à jamais de la gangue des images mystiques, alliances secrètes amour- extase-mort, à la médiocrité des passions et des désirs de tout un chacun, Claude Louis-Combet oppose l’incandescence. Incandescence du regard et de l’écriture, l’une à l’autre enlacée comme chèvrefeuille unissant les amants à leur lien de fidélité éternelle, l’un servant l’autre jusque dans l’impudeur. Une impudeur naturelle, libérée de la faute originelle, librement assumée par la Femme mais aussi par le photographe et l’écrivain qui revisitent en complices la présence érotisée de la Femme dans le lien viscéral et charnel que celle-ci entretient avec le sacré, déambulant nue jusqu’au transept où elle s’unit nonchalante désinvolte langoureuse à la Vierge à l’Enfant éternellement absorbée dans le recueillement du mystère de la maternité divine, à la Mort qu’elle transcende. La Femme, « Être suprême » vécu dans Le Nu au transept comme « principe de puissance et d’amour ».


    Femme initiatrice qui donne à l’homme de découvrir sa propre intériorité. Dans la contemplation réitérée de ces offrandes charnelles, Joseph « découvrait, avec une étrange sensation de vertige intérieur, de douceur trouble, de malaise également sensuel et métaphysique, que son âme n’était pas simple, n’était pas une, mais double pour le moins, et qu’un être de femme, comme vestigial, comme résiduel, la peuplait tout autant que son être d’homme. »


    Ainsi, au cours des « douze dimanches de suite » répartis en huit tableaux qui composent cette fable théologique de haute tension, l’idée de la femme évolue-t-elle dans l’esprit de Joseph, et avec elle, sa conscience torturée. De tentatrice lubrique, la « démone acharnée au ravage des sens » se change peu à peu en « détentrice d’un noyau de mystère dont la révélation était essentielle pour la connaissance de soi ». Joseph entrevoit avec lucidité que « la prostituée était une sainte, au-dessus de toutes les saintes ». La réflexion du prêtre se tourne vers davantage de distanciation et presque de froid détachement. Son esprit s’applique « à la perception du corps féminin comme à l’observation d’un paysage ou d’un tableau ». « Loin de toute complaisance sensuelle », ses considérations le conduisent du côté de l’esthétique. Jusqu’à la « contemplation intérieure de la femme ». « Œuvre d’abstraction ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Claude Louis-Combet, Le Nu au transept






    CLAUDE LOUIS-COMBET


    Claude_louiscombet_par_ric_toulot_3
    Eric Toulot, Portrait de Claude Louis-Combet
    Source



    ■ Claude Louis-Combet
    sur Terres de femmes

    Bethsabée à jamais
    Celle par qui la ténèbre arrive (note de lecture d’AP)
    Depuis le temps que la chair s’épure
    Hiérophanie du sexe de la femme
    Isula, insula
    « J’écris du désir comme du désert »
    Mala Lucina (note de lecture d’AP)
    Noyau central
    Radeau de la première femme, III (extrait de Dérives)
    Résurgences
    Suzanne et les Croûtons (note de lecture d’AP)





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  • Valère-Marie Marchand, La Clef des rives

    par Angèle Paoli


    Valère-Marie Marchand, La Clef des rives,
    Mythologies au fil de l’eau,

    Éditions La Part Commune, Rennes, 2014.
    Illustrations réalisées par l’auteur.




    Lecture d’Angèle Paoli


    Les non-dits qui ponctuent ses rêveries lustrales
    Ph., G.AdC







    LES NON-DITS QUI PONCTUENT LES RÊVERIES LUSTRALES




    Elle s’était inventé une histoire ; une histoire d’eau qui lui donnerait « la clef des rives » et des rêves. Une histoire qui ouvrirait sur la mémoire de l’enfance, « la légèreté des larmes », le « sourire des vignes », le « vacillement des guêpes ». L’histoire s’agencerait comme une marelle ; « une marelle impossible à décrire ». Cependant, la marelle existe. Elle a pour titre La Clef des rives. Valère-Marie Marchand l’a imaginée pour nous, lecteurs. Dessinée au fil des pages pour notre plus vif plaisir.

    Sous-titré Mythologies au fil de l’eau, élaboré à partir de récits communs à tous, La Clef des rives est un petit opus hors du commun. Mythologies et réalités scientifiques s’y croisent avec bonheur et élégance, tressent ensemble un singulier ouvrage tout de poésie et de songes.

    Inscrit sous le double parrainage de Gaston Bachelard, dans la lignée de L’Eau et les rêves, et de Pascal Quignard — Boutès —, le recueil se répartit en deux temps ; deux temps d’un même flux : « Les rives de l’éveil / Les rives en sommeil. » La traversée se fait en longeant deux rivages à la fois distincts et inséparables. Mais le lecteur peut guider sa flânerie à sa guise, guéant d’une rive l’autre parmi les formes que peut prendre l’eau depuis les origines du monde, eaux placentaires et eaux lustrales, eaux des glaciers des fleuves des rivières eaux des cascades et des torrents ; eaux calmes des étangs et eaux tempétueuses des abysses, où règnent dieux marins, Océanides et sirènes. Eaux des cieux archaïques et déluges des temps ancestraux, royaumes des planctons miniatures et des géantes baleines. Noé et Jonas. Ulysse et Calypso ; Ulysse et Nausicaa ; Ménélas et Protée ; Protée et Arcimboldo ; Narcisse en proie à ses reflets, Diane et ses sortilèges ; Jean Le Baptiste et Salomé ; la Samaritaine et la Sérénissime ; les eaux du Léthé et celles du Gange… Tous, personnages et lieux, proches ou lointains, alimentent les rêves des hommes, irriguent la mémoire de Valère-Marie Marchand, ouvrant « des parenthèses » qu’à la suite de ses créations, « nul ne songe à refermer. »

    Au commencement furent « les eaux primordiales ».

    « Un peu partout, on se mit à voir différemment, à détailler la surface des vagues, à ramasser les galets en bordure de plage… »

    Un jour vint Léonard, « fruit naturel d’une union de passage. » Léonard observe, Léonard écrit.

    « Ses premiers textes sont de simples marelles tracées à même le sol. Et ses premières interrogations concernent autant les figures du ciel que l’ombre des taillis. »

    Plus tard, « il décrira la complicité entre l’étang et la rivière, le rebond des cailloux en cercles concentriques… » De planche en planche, dessins et écrits organiseront le monde, monde observé et monde rêvé. Léonard « vivra ce que peu osent vivre grâce à des reflets que lui seul devine, grâce à cette encre exhalant une douce odeur de terre. » Ainsi naîtra le très fameux Codex Atlanticus qui rend compte de l’émerveillement toujours renouvelé de Léonard.

    De curieux petits dessins, schémas et cartes, réalisations de Valère-Marie Marchand, illustrent chaque chapitre. On y croise un nautile, un nymphéa, une felouque nazaréenne, la trirème d’Odysseus, chapiteaux et arches, médaillons et miroirs, graphiques et schémas — cycle de la vapeur d’eau et vue en coupe du torrent — cartes calquées sur les cartographies imaginaires… Autant d’images qui parlent à nos mémoires d’enfant, suscitent la curiosité en éveil : l’inventeur du Nilomètre et de « la harpe éolienne » hante-t-il toujours le détroit de Gibraltar ? D’aucuns le disent, qui prétendent avoir vu le spectre d’Athanasius Kircher « rejoindre les rivières souterraines qui relient les continents entre eux. » Les eaux du Léthé sont-elles vraiment « porteuses d’oubli », elles qui « s’évaporent au contact de l’air et passent d’une vie à l’autre sans qu’on s’en aperçoive » ? La mer de Téthys a-t-elle vraiment existé ? Qu’importe, si les hommes continuent de rêver « à ses parois abruptes, à ses falaises et à ses îlots cachés par l’abondance des herbes » ?

    Il faut lire ce petit livre magique. Qui offre une vision du monde élaborée et ludique. Savourer chaque récit. Jusque dans les chutes qui ouvrent sur une réflexion nouvelle, inattendue. Ainsi de Neptune, à qui nous devons sans doute « notre fascination pour les cartes de géographies et pour les lieux où nous n’irons jamais… » Et qui lègue à ses descendants « plus de parenthèses à vivre que d’invitations à conclure… ». Il faut suivre Valère-Marie Marchand dans ses pérégrinations de conteuse et recueillir derrière elle, comme autant de petits palets, les non-dits qui ponctuent ses rêveries lustrales. Le lecteur émerge de leurs rives ébloui et régénéré.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli







    Valère-Marie Marchand
    VALÈRE-MARIE MARCHAND


    Valère-Marie Marchand en bleu
    Source




    ■ Valère-Marie Marchand
    sur Terres de femmes

    Le Grand Bleu (extrait de La Clef des rives)
    [C’est bien connu. Les livres naissent des arbres] (extrait du Premier Arbre)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions La Part Commune)
    une page sur La Clef des rives





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  • Angèle Paoli | [Paroles sous silence]



    Les chants englués sous la chape se terrent
    Ph., G.AdC








    [PAROLES SOUS SILENCE]



    Paroles sous silence
    vertige des mots fouis
    libère le plomb qui sertit
    sous la langue décline

    air oiseau nuage étau de poix

    les chants englués sous la chape
    se terrent
    obscurité des voix qui s’enlisent
    sous l’inerte perte du sens


    le désir ne cesse d’aspirer de croître
    ivresse de vie qui tend vers le dire
    partage des mots autres

    en errance
    à travers monts et feuillages
    ruissellements
    torrents et pierres le long des abrupts

    jamais ne cessent d’attendre
    la lumière de la voix restituée

    mains sourires regards
    bienveillance des lèvres
    ouvertes sur l’accueil




    Angèle Paoli, in Liberté de créer, liberté de crier, contre les censures visibles et invisibles, PEN Club français, Anthologie poétique réunie par Françoise Coulmin, Les Écrits du Nord, Éditions Henry, 2014, page 77.






    Liberté de créer




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