Étiquette : Angèle Paoli


  • Carnets de marche. 23

       



    CARNET N.23

    23.

         Je pars tard aujourd’hui, malgré la douceur printanière. Les grands froids annoncés pour le début de la semaine se font attendre. Les lauriers sont en fleurs et les mimosas sur le point d’éclore.


         Un parfum de résine guide ma marche au-dehors du hameau. Peut-être cette marche va-t-elle adoucir mon angoisse, celle qui m’a prise au milieu de la nuit dernière et m’a tenue longtemps éveillée au bord de la suffocation. Le soleil voilé tient la mer à distance. Il semble qu’elle se soit provisoirement absentée. Son éloignement m’inquiète. Dans cinquante ans peut-être, l’île ne sera plus que dunes de sable. Ou pire, un vaste paysage de détritus encastrés les uns dans les autres. Une décharge généralisée de Muragellu. Le grand vent de dimanche, encore vif sous ma peau, balaie ces images funestes. Le paysage millénaire du Monte Minerviu surgit au détour d’une courbe. Paysage ancestral qui fait surgir en moi le sublime Kaos de Pirandello. Aucun vol de vautour ne vient cependant lanciner dans les airs. Seules de violentes rafales secouent le vaste plateau d’herbes sèches puis s’engouffrent en tourbillons dans les cavernes qui trouent le piton rocheux. Ici et là, une bergerie abandonnée, un enclos, des murets qui délimitent l’espace et parlent d’un passé défunt, encore habité par ceux de ma famille, il n’y a pas si longtemps. Un maquis serré grimpe le long des pentes, qui m’interdit tout accès aux rochers en surplomb. Vus d’en bas, je les croyais pourtant très accessibles. Seule et inexpérimentée, je suis forcée de renoncer. Les ruines de Ficajola me hantent. Je sens tout proche mais invisible le vieux hameau incendié jadis par les lansquenets d’Andrea Doria. Que cherchait le condottiere dans ces lieux inhospitaliers, livrés au maquis et aux vents ?


         Une houle légère glisse sur la mer, bleu de nuit sous le soleil. Je revois la longue silhouette sèche de mon grand-oncle, « expert en chasse au veau marin ». Une hulotte toute proche lance au-dessus des toits sa note mystérieuse.


         Dépassé Hanging Rock (Australie), l’odeur forte du cochon me saisit tout entière. Je fais halte pour humer pleinement ces effluves. Le petit ruisseau galèje sous le pont. Je me penche au-dessus du muret pour l’entendre. Son murmure d’en bas, assourdi par les lianes, n’a pas la clarté joyeuse qu’il a en bondissant sur la roche rouille. Un coup de feu égaré troue le silence. Une odeur d’humus remué par le passage des bêtes monte de la terre. Le soleil a déserté la route. Je hâte le pas en direction des Petrelle. La Punta de Merchiò émerge dans la lumière, pareille à une dent solitaire. Le mugissement de la mer est effacé par la rumeur grossissante du Furcone, le torrent montueux qui court à la rencontre de la marine écrin d’émeraude. Densité sombre des verts touffus. Le Mulinu di Pendente n’est plus très loin.


         De menus frétillements invisibles secouent les frondaisons. Le torrent se rapproche de moi. Les taillis gagnent en épaisseur. Une humidité pétrifiante m’enveloppe. Les arbres mangés de lierres et de lianes donnent au maquis des allures de jungle. De furtifs froissements d’ailes ébrouent les feuillages. Un dernier cercle de lumière auréole le sommet du Cucaru. Je frissonne au-dessus des eaux du Furcone. Et me penche. Superbes massifs d’Helleborus corsicus.


         Je reprends ma route en sens inverse. Un rouge-gorge gît dans le fossé. Une minuscule fleur mauve pointe sa corolle fragile au-dessus des feuilles. Les premiers crocus. Les jonquilles sauvages, cœur safrané. Le soir tombe, mais pas encore la fraîcheur qui d’ordinaire l’accompagne. Comment, de la route, retenir le moindre détail ? Chaque jour me réserve une surprise. Une anfractuosité mise à nu, un sentier insoupçonné, à garder en mémoire pour le printemps, d’autres marches dans les murets. Rien n’est jamais tout à fait identique. Une forme en dévoile une autre, qui recèle ses propres secrets. Odeur de branches coupées, bruyère et mousse. Elle passe sous Hanging Rock (Australie). Elle était là lorsque la voix l’a appelée. Elles ont parlé de la douleur. Des formes qu’elle prend pour se manifester. C’est par là, par ce talus, qu’elle grimpera jusque là-haut. Un jour ! Cette douleur cuisante qui assaille sa peau, la nuit. Cette brûlure sur son bras gauche, à vif. Ce prurit sous ses ongles. La perle de sang qu’elle devine sous son doigt, dans le noir. Insomnie. Tenter d’oublier ces démangeaisons qui l’assaillent sans relâche. Faire la sourde oreille à leurs sollicitations. Les réduire au silence. Les annihiler par des pensées agréables. Impossible. Ça reprend ici, puis plus haut, sur le lobe de l’oreille, plus bas, au bas du dos. C’est un feu que le vent éparpille, ouvrant des brasiers insolites qui ne s’éteignent que provisoirement et reprennent de plus belle au moment où elle croit qu’ils sont enfin éteints. Une odeur d’urine poivrée monte du rocher où elle s’est installée. Elle sent son ventre se nouer. Peur d’avoir peur de cette angoisse qui la saisit sans crier gare et la pousse hors de raison. Elle a peur de ses éclats qui la prennent à l’improviste, sans qu’elle puisse les contenir. Est-elle en train de perdre la raison ? Elle sent monter en elle des gerbes de folie. Volcan et eau à la fois cratère en fusion feu de sa peau qui crache son venin lacère les pores de sa peau la brûle de mille aiguilles piquantes la nuit est délestée de ses étoiles la beauté du jour achèvera de la consumer.


         Un croissant de lune bleue volette au-dessus d’elle aile d’oiseau blessé lune froide et fidèle qui calme sa brûlure en même temps que l’odeur forte de l’urine des chèvres. Des phosphènes de lumière rousse scintillent à travers les arbres. Une vache blanche broute l’herbe vespérale. Une hulotte lance son cri. L’étoile du berger luit au-dessus de la mer. Il est six heures. Une nuit américaine enveloppe le monde du village. Il fait nuit.


         Posé en équilibre parfait sur une absence de nuages, le croissant de lune claire.

    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli

       

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  • Carnets de marche. 22

       



    CARNET N.22

    22.

         Et ce vallon qui descend jusqu’à la mer, peut-être pourrais-tu le rendre à sa poésie des origines ? Toi qui sais le pouvoir des images, peut-être pourrais-tu délier par tes mots le Muragellu enfermé au creux de la terre ? Invisible. À moins que de mémoire d’homme, il ne soit englouti ― pour toujours ― sous les monceaux de détritus que chacun persiste à déverser dans sa gorge éventrée. Par dessus le muret qui ceinture le pont du Muragellu, gravats, crachats des maçons lâchés en trombe de poussière du haut des bennes hyper-mobiles.


         Poussière de briques et de ciments carreaux dépareillés machines à laver telluriques téléviseurs implosés matelas vermoulus sommiers et gazinières Delux pourrissantes dans leur gaze de rouille literies défoncées maculées d’urines d’ancêtres, sommiers sommiers encore ondulés décatis épaves de ménageries humaines déménagées jusqu’ici balancées par-dessus le muret du Muragellu maquis dévasté envahi alentour à profusion de déjections diverses quincaillerie en tous genres postes de radio TSF vélos et moteurs armatures de mobylettes carrosseries de voitures chaises dépareillées divans de salons couverture marron à fleurs de chez « Tati corse » tout le mauvais goût du quotidien dévale dans le vallon le quotidien réduit à cette ruine des arbres du maquis dépenaillés effilochés détruits terre à vif décapitée de sa vie.


         Une brume grise, légère et cotonneuse descend des hauteurs, flotte au-dessus du recreux qui m’abrite, franchit la route, recouvre le vallon en contrebas, enveloppe la ferraillerie délestée de son usage quotidien tout terrain vie domestique et convivialité, loisirs pour tous. Les réfrigérateurs évidés s’enfoncent un peu plus dans la terre, rongent les racines des chênes en détresse, sectionnent les branches, émondent les derniers feuillages. Les vallonnements ombreux du Muragellu succombent sous la présence harcelante d’un quotidien défunt, réduit à sa carcasse ferrailleuse et crâne, à sa crasse de gonds disjoints et de verre brisé, roues de bagnoles déjantées pots de chambre, lave-linge et valises, frigidaires encore.


         Des genêts maigrichons s’agrippent vaillamment aux fourneaux d’une cuisinière, un ciste solitaire a pris racine dans la laine pourrie d’un matelas pisseux, un ressort de sommier abrite un entrelacement de lianes. La nature reprendra-t-elle un jour ses droits ?


         Le brouillard se densifie. Il glisse par nappes successives d’un versant de la route à l’autre. Une chape de brume grise recouvre le maquis étouffe le mugissement régulier de la mer. Des rires et des cris soudain trouent le silence, lacèrent l’atmosphère ouatée. Une planche qui roule écorche la route dans un bruit de ferraille.


         Elles sont trois à courir et à s’esclaffer. En noir toutes trois. Pomponnées mode et coiffées dernier cri. Par grandes saccades de rires, elles s’exclament haut et fort, se rapprochent du promontoire que je n’ai pas quitté. Je les vois qui s’agrippent à tour de rôle au plateau d’une table à apéritif version catalogue de Saint-Étienne, montée sur des roulettes, abandonnée à côté de la cahute aux encombrants. Les trois mignonnes hurlent, arrimées dans la descente à leur véhicule de verre. Emballée dans sa course, la table emporte les demoiselles, plus vite, encore plus vite. Et leurs cris percent le silence. Elles s’éloignent toujours davantage et se rapprochent du Muragellu. C’est là, sans doute que la table roulante va finir son premier et ultime parcours de folie. Balancée par dessus bord, désarçonnée. Les roulettes continuent à rouler l’air de roulements imbéciles. Les jeunes filles contemplent, balcon du Muragellu, les armatures brisées. La brume épaisse noie les rumeurs. Les rires se sont dissous dans le vallon. À peine un cri d’oiseau dans les ramées. La mer en contrebas est rendue à son opacité première. Qui, le premier, a jeté la pierre au Muragellu ?

    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli

       

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  • Carnets de marche. 21

       



    CARNET N.21

    21.

         Première marche dans le maquis depuis le retour de Paris. Première rencontre au sortir du hameau, le berger et son fils, chacun dans son véhicule. Échange de paroles, sourires. « Alors, on profite ? » Oui, on profite. De la douceur de l’air, de sa tiédeur. De l’éclat jaune or des belles-de-jour en fleurs dans les talus. La mer est grosse encore de sa tempête de la veille. La clarté du ciel m’incite à pousser jusqu’aux Petrelle, esplanade naturelle d’où le regard embrasse le paysage. Je ne me sens disciple de personne. Je me laisse porter par la première sensation de pierre chaude sous le frisson argenté des chênes. Les troncs des arbres grincent. Une page a été tournée qui m’emmène vers d’autres saisons et, au-delà, vers un univers de sensations dont je ne parviens pas à soupçonner la teneur. Mon état d’esprit a changé sans que je puisse vraiment dire en quoi. Le temps de novembre me semble loin derrière. La mer d’un vert pétrole aujourd’hui ne m’apporte pas de réponse sur l’élasticité du temps.


         Plein soleil sur Hanging Rock (Australie), pris dans la houle mouvante de la chênaie. Des trouées de lumière filtrent au travers du maquis. Les cris des bergers venus rassembler leurs chèvres roulent d’une pente à l’autre. Seuil. La chasse est fermée depuis quelques jours déjà. Le temps a basculé vers d’autres rives. Absence de sensations propres à ressentir l’absence. Bonheur d’être là, dans la lumière et dans le vent. Tourbillons d’air qui giclent et virevoltent, et m’enveloppent de leur présence invisible et pourtant palpable. Promontoire d’où je domine l’anse de la marine. Turbulences des flots qui s’engouffrent dans le resserrement des roches. Les mugissements du vent enflent dans le labyrinthe de mes oreilles, camouflant provisoirement le grondement des vagues en contrebas. Je savoure ma solitude ― illusoire solitude ― au milieu des pics et de la rocaille. Les pierres oscillent sous mon pied. Mes cheveux volent en tous sens. J’aspire le soleil, sa douceur, les effluves de lumière caressante.


         Tu t’allonges sur un rocher plat grêlé de trous. Surtout, ne jamais décider à l’avance de ce que « tu-vas-faire » ni de « jusqu’où-tu-iras ». Suivre ton penchant du moment.


         Elle a emporté un roman, offert par son frère à Noël. Retrouvé ce matin au milieu de la pile des ouvrages en attente de lecteur. Elle ne connaît pas l’auteur, son nom ne lui dit rien. Il est corse, pourtant. Sur quelle phrase s’ouvre cet autrefois féminin ?


         Elle surveille du coin de l’œil les ondulations des arbres, masses festives mouvantes, signe tangible de la présence du vent.


         En exergue, une phrase de Faulkner, en anglais. « Parce que la mémoire, le souvenir était sur le point de s’amorcer et de claquer ». C’est quelque chose comme ça. Le Bruit et la Fureur peut-être. Penser à vérifier, penser à chercher. Pas de table des matières mais des chapitres numérotés en toutes lettres. De un à ? Neuf ! Pas dix, non ! Un à neuf, peut-être à cause de 1959, année de naissance de l’auteur. 1959, n’est-ce pas aussi l’année de naissance de son frère ? À moins que ce ne soit 58. Elle ne sait jamais. Est-ce elle qui bouge ou le rocher grêlé de trous sur lequel elle est allongée ? Une histoire de bibliothèque ancienne à ranger. Un récit autour d’une femme corse, noble et célèbre. Diana Petri. Une discussion houleuse entre mère et fils.


         Les bergers lancent leurs hululements à travers la montagne, insensibles à sa présence et à ce qui l’occupe, elle. Ignorants de sa lecture, de sa présence insolite dans le paysage. En est-elle bien sûre ? De là-haut, ils dominent et ils l’ont sans doute vue, allongée sur la roche plate grêlée de toutes parts, ou accroupie derrière un buisson de ciste. « Aou, aou, aië ». Modulations étranges, indistinctes, imprévisibles. Le vent souffle par rafales qui la bousculent et la refroidissent. Elle change de place, abandonne un instant ses feuillets au vent. Les pages claquent comme de petits drapeaux. Elle se cale dans un creux de roche, plus à l’abri. De là, à travers ce trou de rocaille, « il y a une photo à faire ». Le tintement plus clair des sonnailles lui dit que le troupeau se rapproche. Hululements et mélopées des bergers. Le silence existe-t-il vraiment, un silence en soi ? Quel silence au moment de mourir ? Un silence glacial ? De ce même froid que celui qui fige la peau du cadavre que l’on effleure pour la dernière fois.

         Des sifflements aigus, de plus en plus intenses et rapprochés, lui font lever la tête. Ils sont là-haut, sur les pentes arrondies de la montagne. Sur l’autre versant de Hanging Rock (Australie). Tout un mouvement de houle lumineuse s’étire à l’aplomb de la montagne. Sur la ligne de crête, une silhouette en ombre chinoise s’affaire au rabattage des bêtes. Sifflements. Variations, hululements. « Aou, aïe, aou ». Sur combien de notes ? Combien de temps pour faire dégringoler le troupeau jusqu’à la route ? Les taches moutonnantes s’échelonnent, lumineuses, sur le vert sombre. Modulations, stridulations. « Ffff, ffff ». La silhouette ombre chinoise a disparu, happée sans doute par un pan de rocaille, invisible de l’endroit où elle se trouve. Elle lit quelques pages encore sur Diana. Son esprit est ailleurs, tourné vers ces pâtres d’un autre temps qui continuent à mener leur vie ancestrale avec leurs bêtes. Elle songe à Virgile, aux Bucoliques dont, enfant, elle récitait des chants entiers. Elle pense à la Méditerranée qui conserve encore des modes de vie antiques, invisibles et insoupçonnables l’été, en pleine période de bains de mer et d’effervescence factice. Elle voit en surimpression du visage tanné et hirsute du berger qui lui livre son bois à dos d’âne, le visage de cet autre pâtre grec, annoncé salle Cortot pour interpréter au piano Images de Claude Debussy. Un Ulysse barbu et noir, qu’elle s’était plu à imaginer tombé des Météores ou droit sorti d’un combat en lointaine Colchide. Un jeune pâtre qui n’avait de pâtre que l’apparence rustique. Mais un faune raffiné qui aurait assimilé au plus profond et au plus juste l’élégance très française de la musique de Debussy. Un pianiste et un virtuose, mais aussi un artiste, capable de sentir la musique de l’intérieur. L’élégance d’un pâtre grec, nommé Styros.


         Il serait temps que tu sortes de ta tanière et que tu reprennes la route du village. C’est ce qu’elle se dit tout en rassemblant ses affaires, sac à dos, livre et carnet. Elle saute d’un caillou sur l’autre, en s’agrippant aux branches dégarnies des genêts. Heureusement, la croix n’est pas loin et la bergerie non plus. Elle se dit aussi qu’il lui faut rapporter du bois. Elle sait où s’approvisionner en rondins mais elle ignore s’il en reste encore. Elle grimpe le long d’un talus de terre meuble, recouvert de sciure fraîche. Elle fait sa collecte, emplit son sac à dos à ras bord, le charge sur ses épaules, se laisse glisser dans la sciure et rebondit sur la route. Elle rapporte ses notes de l’après-midi, ses rondins, ses photos. Elle s’arrête et se penche sur le premier hellébore en fleurs. Helleborus corsicus.

    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli

       

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  • Carnets de marche. 20

       



    CARNET N.20

    20.

         Cet après-midi, ton désir de gagner la route est irrépressible. Tu ne sais trop si c’est le désir de marcher ou celui d’écrire, le désir d’être seule aussi. Sans doute les trois désirs conjugués. Tu quittes la terrasse au tilleul, laisses derrière toi le carrughju. Tu es aussitôt face à l’horizon. Vu d’ici, l’arrondi de la terre est déjà parfaitement perceptible. En face, droit devant toi, Nice, visible ces jours derniers, plongée dans un halo de brume aujourd’hui. Phil le marin dit que c’est une illusion d’optique. Une question de réverbération des montagnes dans la mer. Je le crois volontiers, Phil. J’ai confiance en lui et en son savoir, qu’il tient de sa belle expérience. Tu te laisses bercer par la lumière douce qui glisse sur les vallonnements des chênes et des oliviers. Le temps semble mort, inexistant, suspendu. Seule la beauté rend supportable cette immobilité. Une beauté pourtant excessive, crue, dure. Une beauté qui fait mal ! Les sonnailles des chèvres déjà. Le retour des chasseurs. Ils te saluent au passage, l’un après l’autre.


         Tu te penches sur l’à-pic. La mer est là, toute proche, à l’aplomb de la pente. Vert-de-gris, émeraude violine. Sur le muret du premier pont un objet insolite attire ton attention. Posé là sur un angle de pierre, cet arrondi culotté, est-ce un casque de la Grande Guerre ? Que fait-il là, ce casque minuscule, pour tête d’enfant ? Tu le retournes. Ce n’est qu’une casserole, sacrément cabossée. Rongée par l’humidité et la moisissure. Par quel hasard abandonnée là ?


         Tout un dégradé de violine s’étire sur la mer. Elle goûte sa solitude extrême dans cette extrême douceur. En cet instant précis et en ce point précis du paysage, elle aimerait être un oiseau et se propulser vers l’au-delà des monts. Les vagues montent à l’assaut des rochers, lèchent les écailles dures des écueils, puis retombent en lames farouches selon le même rythme. La Punta di Minerviu dresse ses arrondis et ses pics dans la lumière. Elle revoit les chèvres dispersées à flanc de montagne, chaque chèvre installée dans son trou, dans sa grotte, regards tournés vers le large. Leurs cornes dessinant des croissants de lune dans le ciel du soir. Soir de Nativité dans le dernier soleil.


         Hanging Rock (Australie). Pas de changement apparent. Le même persiste ici dans la permanence. Le soleil pourtant s’est éclipsé. Une langue de lumière pâle glisse le long des pentes jusqu’à la route. Tu accélères le pas, tu voudrais aller jusqu’au Mulinu di Pendente. En marchant vite, tu peux y être avant que ne tombe la première fraîcheur du jour.


         Elle arrive à hauteur de l’arbre à gri-gri cra-cra. Les dernières ficelles ont disparu et le chêne ne porte plus la trace de la liane clé de fa qui était enroulée à son tronc. La liane a été arrachée à son tour. Elle traîne un peu plus bas au revers du talus.


         Le mugissement régulier de la mer. Demain, elle prendra le sentier et descendra jusqu’à l’écrin vert émeraude. Le temps stagne, à l’identique d’un jour à l’autre. Elle se sent en état d’apesanteur. Elle flotte entre les deux versants de la route. De chaque côté, c’est le même entrelacement de lianes, le même fouillis de ronces, les mêmes amoncellements de feuilles desséchées, le même abandon de l’âme. Un coup de fusil troue le silence. Puis un autre. Un troisième encore. Un gazouillis d’oiseaux s’ébat dans la feuillée.


         La Tour d’Amour dresse sa silhouette dense, mise à nu par le déboisement. Il y a quelques jours à peine, tu étais là avec ta sœur. Elle n’était jamais montée jusqu’à la tour. C’est ce qu’elle t’a dit.


         Ensemble, elles prennent les sentiers et grimpent dans les sous-bois, longent les anciennes masures en ruines. Elle lui montre les arcades, les restes de cheminées. Elle lui raconte la mise à sac du hameau au XVIe siècle, par les troupes de l’amiral génois. Andrea Doria. L’incendie qui a fait fuir les familles jusqu’aux hameaux proches de Barrettali. Elle ne savait rien de tout cela. Ni elle non plus, d’ailleurs, avant d’habiter son hameau. Elle la suit partout où elle va. Ensemble, elles pourraient monter jusqu’au sommet de la montagne. Elle lui dit son inquiétude ; elle lui dit qu’elle est une aventurière et qu’elle prend des risques. Elle éprouve à son tour la magie du lieu, son « inquiétante étrangeté ». Elle lui reproche son inconscience et lui demande si elle n’a pas peur. Non elle n’a pas peur. De quoi pourrait-elle bien avoir peur ? Elle lui fait jurer de ne pas commettre d’imprudence, de ne pas attiser la curiosité des esprits du lieu. Elle l’emmène du côté des piani à découvert. Elle fait son plein de rondins de bûches comme d’habitude. Elles franchissent les barbelés, elles reprennent la route, heureuses de leur complicité de maquisardes. Elle essaie de contenir la douleur que crée en elle son absence.


         Et cette lumière qui tombe comme une nappe sur le téton du Cucaru, enserre les effleurements de roches ! Arbres défeuillés pris dans le coton de la brume. Ses photos d’Allemagne, prises ces jours derniers. Elle aime leur côté japonisant. Elle entend les explications qu’elle lui a données ; elle s’étonne de ces phénomènes météorologiques qui la subjuguent. Ils lui rappellent des choses vues en Asie, les pains de sucre du Vietnam plongés à mi-parcours dans les nuages, la tête émergeant au-dessus d’une mer floconneuse. Elle pense à elle. Elle sait qu’elle va la voir bientôt. Elle se retient de ne pas souffrir. La nappe de nuages glisse, silencieuse et paisible. Demain sera un autre matin.


         Elle se dit qu’elle aimerait être ailleurs, dans d’autres montagnes, d’autres froids. À Barre-des-Cévennes par exemple. Peut-être à cause de cette barre striée de crevasses parallèles, qu’elle n’avait jamais remarquée jusqu’alors, là-haut, sur la ligne de crête. Une odeur d’humus monte en même temps qu’une vague d’humidité. Elle remarque au passage un sac en plastique qui pendouille, entortillé à une branche. Ce n’est pas un gri-gri. Seulement une marque de chasseur. Un coup de feu troue le mugissement régulier des vagues. La chasse n’est pas terminée. Elle pense aux enfants déguisés dès leur plus jeune âge en chasseurs. Les enfants mâles, bien sûr. Encore un bout de tissu noué dans les branchages. Autant de signes dont le langage lui est inconnu.


         Elle s’habitue au bruit de ses pas sur le goudron de la route. Parfois, elle l’oublie. Elle oublie même qu’elle marche. Peut-être ira-t-elle jusqu’à oublier qui elle est.


         Elle croise Papo, au volant de son dodge, accompagné de son chien. Il la salue d’un geste de la main. Il va « aux cochons ». Odeur de terre remuée. Odeur de lisier. Il a dû ouvrir l’enclos. Elle l’entend qui lance des « Tchou ou ou ou ! » Un cri identique lui répond, qui monte de la mer. Les chèvres sont là, elles aussi, camouflées quelque part dans les taillis. Tous les jours les cochons à nourrir, tous les jours les chèvres à rentrer, à sortir, à traire ! « Tchou ou ou ou ! ». Elle quitte la route et grimpe le long d’un escalier ancré dans la murette. Elle s’agrippe aux branches des arbres, prend appui tantôt sur une pierre tantôt sur une souche. Elle s’arrime aux branches sèches qui se détachent, se rattrape de justesse, s’enroule dans des ronces invisibles qui s’agrippent à ses vêtements, à ses cheveux. Elle n’en revient pas de leur ténacité. Il faudra qu’elle pense à se munir d’une serpette. Elle finit par se hisser en haut du talus et se cache dans les fourrés, guidée par les sonnailles du troupeau. Elle s’assied sur un lit de feuilles. Elle sent la piqûre des bogues. Il va peut-être pleuvoir. Odeur de silence et d’éternité. Elle pense à Azzana, au village perdu au loin dans les montagnes, sous la neige. Elle est seule, loin de tout elle aussi, loin du monde. Elle attend. Elle attend le retour des chèvres et, plus loin encore, celui du printemps. Les chèvres prennent le chemin des écoliers, jamais elles ne se pressent. Elles tardent à se montrer au détour du chemin. Elle tend l’oreille. Des froissements d’ailes, des crépitements d’élytres, des pépiements d’oiseaux. Des battements de becs. Elle est encerclée de menus bruits. Un peu plus tard, tapie à nouveau dans d’autres fourrés, à hauteur de la Croix, elle épiera les cris de Papo rameutant son troupeau de chèvres. « Rra, rra ». Un corbeau lui répond. Les cris se précisent et s’enflent. « Tjgoé, oé, oé, oé… Wéa, éja ! Joé, tjoé ! Aië, aïe aïe ! aoj, aoj ! Waoé… » Deux gouttes de pluie tombent sur sa main. Le moteur du dodge s’éloigne. Les chèvres ne passeront plus. Il est temps qu’elle sorte de sa tanière. Il est temps qu’elle prenne la route du retour.


         Une belle lumière, tout en retenue, inonde le cirque des montagnes. Au sortir d’une courbe, elle traverse un ballet d’insectes qui dansent dans un dernier rai de soleil. Elle repasse sous Linaghje. Les arrondis des murettes viennent à sa rencontre, découvrent leurs marches moussues. Elle marche pour oublier que chaque jour ici ressemble à un dimanche. Elle marche pour oublier l’absence, toutes les absences. Le rythme de ses pas comme une lallation. Une odeur de feu de bois enjambe la route. Il n’y a plus que cela. La lumière, les bruits, les odeurs. Plus rien d’autre ne semble exister. Tout semble loin, comme effacé de l’horizon. Ou enfoui quelque part dans l’invisible de sa chair, sous sa peau, sous ses muscles. Elle se rapproche du ciel et des nuages, parfois, le soir, de la nuit étoilée. Toutes ces étoiles, ces milliers de minuscules lumières qui clignotent impassibles au-dessus de sa tête ! Elle frissonne, d’effroi et d’admiration. Tout tient, à longueur de jour, dans cette beauté insaisissable.


         Elle ne cotillonnera pas ce soir !

    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli

       

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  • Carnets de marche. 19

       



    CARNET N.19

    19.

         Aujourd’hui, veille de fête, lever aux aurores. Matinée informatique prévue depuis plusieurs jours déjà. Le téléphone sonne. Déjà. En même temps que les sonneries réveil des différents portables répartis dans le franghju. Je me suis couchée tard ou tôt, très tard. Je sors sur la treille et scrute le ciel. Il fait doux. Les grands froids annoncés et la neige attendue au-dessus de sept-cents mètres, ce n’est sans doute pas pour aujourd’hui. La maison résonne déjà de mille coups. De la cave au grenier, de haut en bas. Les ouvriers du haut s’acharnent sur le carrelage. Travaux programmés depuis des mois. C’est précisément aujourd’hui que la question du carrelage arrive sur le tapis et que l’équipe se met au travail. Panne d’électricité. Ça vient encore de disjoncter. Pas d’eau chaude non plus. Il faut remettre la douche à plus tard. Je me dépêche. Le temps me rattrape. Faire la chambre, ranger l’espace informatique, trier livres et fringues. Pas assez de place, je fulmine. Il faut que je compresse et que je m’habitue.


         Je mets la main sur mon dictionnaire de langue corse, introuvable jusqu’alors. La première bonne surprise de la matinée. J’espère qu’elle sera suivie de quelques autres. Je vais pouvoir m’attaquer à la traduction de Manfarinu, mon âne de Noël. Je me suis mis ça en tête ! Je mettrai le temps qu’il faudra mais pour Noël prochain, mon conte sera prêt. En attendant, il sort ces jours-ci dans une revue wallonne spécialisée sur les ânes. Ces incompréhensibles contrastes me font sourire. Tout cela est bien surprenant !


         Un bruit de sabots dans la venelle me tire de mes rêveries. Les ânes, ce matin ? Je les attendais demain. Oui, chargé de bûches, l’âne solitaire déboule sur la terrasse. En même temps que l’informaticien qui dépose ses mallettes et son matériel sous le tilleul ; un troisième homme est là qui traverse la terrasse avec la porte vitrée de la cuisine sous le bras. Il me faut une seconde pour le « remettre », comprendre qui il est et ce qu’il est en train de faire. Je n’avais pas prévu sa visite. Il ne s’était pas annoncé. Je le regarde interloquée. « Je viens pour la crémone. » La crémone ? Je pense à « crémaillère », mais ce n’est pas ça. « Oui, la crémone. Je vais aussi changer les cavaliers ». J’avais aussi oublié les fameux cavaliers. Je suis toujours étonnée de la batterie de mots inouïs qui surgissent au détour de la vie. « Très bien, faites donc ». De toutes façons, je n’ai pas le choix, il est là avec ses outils, ses taquets, ses rivets et ses mots bredouillés qui trébuchent sur les lèvres. Je marche dans du verre brisé. Je lève les yeux vers les fenêtres de l’étage. Il ne manquerait plus que ça ! Non rien de cassé dans les hauteurs de la maison.


        Ma mère surgit en plein milieu de tout ce tintamarre. Elle ne comprend rien à ce qui se passe de la cave au grenier. Je la fais rentrer dans la maison, les courants d’air ne lui valent rien.


         Le jeune ânier, beau et racé comme un pâtre grec, échange en corse quelques bribes de mots avec le menuisier. Vagues onomatopées qui suffisent au dialogue. La porte vitrée est allongée sur une table, les perceuses grincent, l’âne brait. Je passe de la terrasse à la treille, de la treille à la cave, de la cave à la cuisine. Je nourris l’âne de tout le pain sec amassé ces jours derniers. Ce n’est pas de refus. Il ingurgite la baguette sans renâcler. Armée de mon balai de sorcière, je nettoie la terrasse couverte de verre et de feuilles. L’assiette du chat y est passée. Les chiens du berger sans doute. Qui folâtraient d’une murette à l’autre. Les pas de l’âne qui va et vient, monte et descend rythment la matinée. EDF appelle pour dire que le rendez-vous de lundi est annulé. Il faut téléphoner à nouveau. Je sens la rage qui monte. Je m’acharne sur les feuilles mortes et le verre pilé. Le balai valse et les feuilles-obus du tilleul aussi.


         Les bruits de marteaux ont cessé. La boîte à outils du menuisier s’est envolée. L’âne a disparu du carrughju. Seul demeure encore l’informaticien. La maison est retombée dans le silence. La matinée est terminée. Un rayon de soleil illumine mon écran. Vais-je pouvoir enfin travailler ? Cet après-midi, peut-être !

    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli

       

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  • Carnets de marche. 18

       



    CARNET N.18

    18.

         Avion. Vastes étendues enneigées, plissements pliocéniques des montagnes. L’île vue de haut. Disparition. Elle perçoit les limites de ce qui commence, de ce qui finit. D’autres géométries surgissent, organisées avec précision. Mamelons, ravinements, langues d’écoulements, bassins de réception. Elle cherche des yeux la trace minuscule des skieurs, des randonneurs perdus, attirés par le vertige des cimes. Les étendues glacées sont lisses, vierges de toute présence humaine. Un volatile fuselé, blanc de la même blancheur que la neige, déchire le ciel à basse altitude. Elle envie la liberté agile de cet avion miniature qui trace sa route paisible et silencieuse au-dessus des pics.

         Tu penses à d’autres paysages, à d’autres voies, à d’autres appels. Aux grandes dunes du désert, à Djanet où d’autres vivent, dans le même temps où toi tu remontes vers le nord. Petits villages endormis au creux des vallées. Le blanc mousseux des nuages, celui de la neige ou des dunes, d’un mousseux tout différent. Les maisons de pisé encastrées dans les murailles de schiste du Tassili Nedjar, aux confins des grands sables. Solitude des espaces où l’on croit pouvoir renaître. Illusoire projection vers un ailleurs inaccessible. À jamais.

         Tu revois ton amie aixoise, depuis longtemps perdue de vue, livrée aux silences de ton cimetière intérieur. La voilà rendue à sa jeunesse, le temps d’une nuit. Le temps de la perdre à nouveau au réveil. Pourquoi a-t-elle surgi cette nuit-là, justement ? Le jour de ton départ pour Paris ? Au réveil, tu te grises de calculs : quel âge a sa fille aînée maintenant, celle qu’elle a adoptée après la naissance de la tienne ? Et sa cadette, celle qu’elle a eue, quelque temps à peine après la naissance de la tienne ? Quelle différence d’âge entre la brune et la blonde, tes filles et les siennes ? Ton fils et le sien ? Tu revois les enfants, cet été-là, leurs jeux et leurs espiègleries, leurs farandoles et leurs fâcheries, leurs courses en pneumatiques sur les vagues. Cet été-là. Vous aviez loué une villa en bord de mer, de l’autre côté du Cap. Ultime résurgence de vies partagées dans la communauté aixoise de votre jeunesse. Que reste-t-il de ce temps qui te semblait hier si proche ? Aujourd’hui si lointain.

         Elle se dit qu’elle n’a pas très bien dormi. Sans doute la prise de bec de la veille avec sa mère. Elle est contente de s’éloigner pour quelques jours, de prendre du champ, et plus encore du nombre de jours qui va les séparer en janvier. Elle l’a laissé, lui, sa silhouette lourde et pesante sur la route. Elle en a eu l’âme lourde aussi, et le cœur déchiré. C’est sans doute cette tristesse-là qui l’empêche de goûter la plénitude de ce moment d’intense liberté. Elle se dit qu’il leur faut trouver. Trouver autre chose. Reconquérir ensemble une part de bonheur.

         Les villages ce matin, à l’approche de Noël. Les pingouins incongrus d’Albu, maladroits sur leur piste de simili-glace en simili-plastique. Nonza, elle n’a rien remarqué. Le village à lui seul est déjà une crèche. Elle s’efforce de retrouver le décor de Luri. Quelques guirlandes lumineuses en bleu et blanc autour de la fontaine. Le sapin géant de Saint-Florent. Les personnages pains d’épices d’Oletta. Pauvres Noëls de pacotille qui s’obstinent à vouloir ressembler à des Noëls nordiques, réduits à des « chromo » de cartes postales avec traîneaux pailletés et sapins. Une grande tristesse l’envahit, qui lui fait espérer que quelque chose d’autre existe. Quelque chose d’autre, un jour ! Il lui tarde d’être de l’autre côté de ce temps de l’avent qui a perdu son sens.

         Les méandres de la Seine se déplient dans le soleil. Il fait beau à Paris. Elle respire du bonheur de se sentir soudain loin des brumes épaisses du Nebbiu, loin des pluies sombres qui balayaient le golfe, lourd de menaces contenues à grand-peine. Elle se demande si les premières neiges sont tombées sur le Cintu. Il ne semble pas. Des rubans de fumée s’étirent le long des pentes des Agriates, qui renforcent encore l’impression de désert de cette région.

         Tout ce qui parasite ta pensée vient te distraire de la descente en toi-même, s’interposer entre toi et toi avec tyrannie et finalement te détourner de l’essentiel de ce que tu es. Tu te demandes si tout cela n’est pas au fond un moyen facile pour faire diversion. L’avion n’en finit plus de tourner au-dessus de la piste. Les ronds-points tournent, tournent en même temps que les automobiles. Combien de temps encore va durer cette ronde monotone et inquiétante qui te sépare de la terre et de la vraie vie ?

    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli

       

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  • Carnets de marche. 17

       



    CARNET N.17

    17.

         Elle est celle…

         Elle est en retard pour sa marche quotidienne, retenue au bar et invitée par son ami du carrughju. Elle est la seule femme pour le moment, excepté celui qui sert les cafés. Il y a quelques têtes connues dont elle ignore encore les noms. Peu à peu, les noms rejoignent les visages et le puzzle de son agenda personnel villageois se reconstitue. Ce qui ressort de ces rencontres, c’est qu’elle est connue, elle. Elle est celle qui marche et qui écrit.

         Elle annonce qu’elle est mamona depuis deux jours. Sa petite Colomba est née depuis lundi. La nouvelle ne va pas tarder à se répandre comme un feu de poudre. Ce nouveau statut joue sûrement en sa faveur.

         Tu te demandais si l’enfant qui allait venir serait vraiment un bébé. C’est vraiment un bébé. Un vrai bébé. Avec des menottes longues et fines, des oreilles bien ourlées, des yeux déjà ouverts sur le monde, un petit nez en trompette. Et une moue volontaire. Tu te sens fondre devant ce tout-petit qui te vient de ta fille. Il te tarde de la prendre dans tes bras, de sentir son odeur de nourrisson nourri au lait maternel, de serrer contre toi ce petit bout de future femme sorti du ventre de ta fille. Ta difficulté à concevoir cette idée-là autrement que par les mots habituels. Impossible d’aller au-delà. Une chose est sûre : l’enfant ne retournera jamais dans les entrailles d’où il est issu. Rebrousser chemin ne se peut. Remonter à la source oui, mais au-delà, le parcours devient improbable.

         Elle est en retard. Elle se gare à la Leccia, accueillie par le braiment pitoyable des ânes. Elle marche sur la route, dans une atmosphère douce, à dominante vert-de-gris. Nulle trace de soleil aujourd’hui. Seuls les reflets moirés de la mer signalent des espaces de lumière. Les échancrures de la côte se dessinent d’un trait sûr, sans la moindre ombre d’écume.

         Tu penses à Ficajola, le hameau abandonné au-dessus de Minerviu. Tu n’as pas encore réussi à le localiser. C’est un nom de ton enfance, du temps de tes aïeuls. Tu arrives à Linaghje. Le hameau détruit au XVIe siècle. Rayé de la carte par les troupes de l’amiral Doria. Tout ce passé meurtri, tombé dans les oubliettes de l’histoire.

         Tu marches vite. Ton cœur est léger aujourd’hui. Tu es heureuse. Pour la première fois depuis si longtemps. Tu ne penses à rien de précis. Tu te laisses porter par ton propre rythme. Écouter ton pas, sentir la légèreté de tes pieds, la souplesse de tes genoux. La route est déserte. L’enclos est fermé. Tu te diriges vers le chêne. Tu t’appliques à construire ta marche sur de menus rituels. Tu regardes la branche clé de fa sans comprendre. Le sac à duvet a disparu. Il ne reste qu’un ruban. Unique trace de son ancienne présence. Ce matin, le sac à duvet a été coupé, séparé net de sa branche. Cette découverte t’inquiète. Je sais à quoi tu penses. Tu penses ce que tu as toujours pensé. Tu penses que ce sac, confectionné dans un bout de tissu ficelé, est un véritable gri-gri, destiné à attirer le mauvais œil sur la personne qu’il est censé reproduire. Elle guette la route. Elle se sent vue, surveillée, épiée. Les yeux masqués du maquis, invisibles comme les chèvres qui s’y abritent. Tu cherches des yeux la dépouille du sac à duvet gri-gri cra-cra. Tu ne vois à tes pieds qu’une touffe de duvet, une boule compacte de fils enchevêtrés. Tu ne vas pas la ramasser tout de même ! Tu ne vas pas fourrer ça dans ton sac ! Tu voudrais trouver l’enveloppe, avec ses yeux de clown et sa bouche peinte. Tu tournes autour de l’arbre sans rien voir. Tu te laisses glisser le long du talus. Peut-être, en prenant du recul, vas-tu trouver ce que tu cherches ? Voilà, il est là, caché sous une masse d’épineux. Le voilà, ton sac à duvet gri-gri cra-cra, ce qu’il en reste. Il gît, décapité, éventré au milieu des feuilles de chêne. Tronqué par le geste violent qui l’a arraché à sa branche. Je me baisse, je ramasse ce qu’il reste, nombril entortillé de ficelle, yeux, bouche peinte, ventre ouvert, bout de ruban cra-cra.

         Tu considères la dépouille avec consternation.

    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli

       

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  • Carnets de marche. 16

       



    CARNET N.16

    16.

         Elle glisse, glisse entre les immeubles de verre jusqu’à l’infini du ciel. Arrimée sur sa planche de vitre biseautée à sa taille, elle file, file dans le vent qui lui caresse la joue au passage. Elle descend, descend à travers la ville blanche. Elle ne sait si elle pourra refaire la route en sens inverse. Pour le moment, grisée, elle se laisse emporter par la vitesse. Au détour d’un virage, elle aperçoit la patte miniature d’un animal. Un éléphant grandeur nature qui l’observe de son regard liquide, embué de lumière. Elle frôle un grand lion ténébreux qui lui cède le passage puis rejoint la silhouette de ses enfants, elle, minuscule et lui, immense. Elle se retourne et lui fait signe. Ils vont à la plage, de ce côté-ci de la mer. Elle a beau faire, elle ne peut les rejoindre. Le sentier lui échappe et le temps a déjà changé. D’énormes vagues battent le rivage. La petite crique, à l’abri des regards indiscrets, conviendrait mieux à son attente. Elle glisse, glisse comme le petit bonhomme de « Jean Mineur publicités » sur son ruban filmique.

         Tu t’es réveillée tard ce matin, au-delà de dix heures. Il te faut une heure pour te préparer. Il est trop tard pour te lancer dans ta marche matinale. Tu as juste le temps de porter le pain sec aux ânes, en prenant garde de tailler des quignons pour chacun d’eux. Avec quelle violence ils se battent, donnent chacun des coups de croupe à l’autre pour l’empêcher de s’emparer du croûton ! Un troisième survient qui fait de même et c’est la guerre. Les trois sont au bord du précipice, le muret risque à tout moment de s’effondrer. Toi, tu regardes impuissante les étapes d’un drame dont te voilà responsable !

         Douceur de l’air ce matin. Étrange calme après la tempête d’hier. Des vents à couper le souffle, des gouffres blancs d’écume jusqu’à l’extrême horizon. Tu penses qu’il y a quelque chose de surréel à être ici, dans ce lieu de ton enfance, décor de pierre et de mer. Dans quinze jours, c’est Noël. Pourquoi es-tu là et non plus là-haut, dans les brumes où tu as vécu si longtemps ? Le marché couvert illuminé regorge de victuailles. Ici, tu as juste ta petite épicerie de village. Tu regardes avec tristesse les sapins de la supérette, blêmes de neige artificielle. Des visages surgissent, qui ont fait partie de ta vie. Tu peux les faire revenir à ta mémoire n’importe quand, tu peux imaginer le sourire de la crémière, ou la gouaille féroce du poissonnier ; tu peux les regarder vivre et travailler, comme si rien n’avait changé. Eux ne savent plus où tu es. Tu es partie sans laisser de trace. Tu t’es portée disparue.

         Installée devant la flambée de fin de matinée, tu écoutes Riccardo Cocciante. C’est la musique qu’il a choisie pour toi. Et toi, tu pleures, et tes larmes coulent en gros grains, en gros sanglots irrépressibles sur tes joues. Tu te sens broyée de nostalgie. Le manque de l’Italie se creuse en toi, te prend à l’improviste, te submerge. Tout un pan de ta vie noyé, emporté dans l’abîme. Tu iras, tu iras au printemps. Il le faut !

         Être ici, cela te renvoie à tout ce que tu as perdu. Tu sais pourtant que tout ce qui faisait ta vie n’était plus depuis longtemps, bien avant que le choix de l’exil eût été fait. Le passé refait surface par nappes mauves semblables à celles de la mer d’aujourd’hui. Les accents déchirants de la musique de Cocciante te lacèrent le cœur. Un cœur de midinette qui pleure sur elle, sur la vie qu’elle a laissée, sur la part d’elle-même qui n’est plus. Abandonnée où ? Depuis quand et pour combien de temps encore ? Elle ne sait plus. Elle se perd. Elle se sent traversée de méandres aux issues introuvables. Promis à quels ailleurs ?

         Le grand vent d’hier est tombé, la violence des rafales qui balayaient la mer s’est estompée. Le mugissement sourd de l’étendue noire s’est apaisé. Étrange cette sensation qu’elle a du rapprochement de la mer, de sa montée, de son inquiétante proximité, chaque fois qu’elle s’enfle et se gonfle. Les étoiles perçantes à travers les grandes embardées de nuages exaltants. Tu envies leur fluctuance, leur extravagance, leur ubiquité inconsolable. Leur force tranquille et décidée que rien n’entrave ni n’arrête. Tu penses à tous les exils. Et au tien, bien moindre que celui de tant d’autres. Sèche tes larmes. Il n’y a vraiment pas de quoi gémir.

    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli

       

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  • Carnets de marche. 15

       



    CARNET N.15

    15.

         Le vent de la nuit est tombé. Le désir la prend d’aller marcher sur la route côté ombre. De reprendre le fil de son écriture. L’air est vif et pur. Elle marche d’un bon pas. Le premier feu de talus l’attend juste dans la première ligne droite.

         Elle pense à la question du « elle », abordée l’autre jour avec Sol. Ce « elle » qui la dépersonnalise. C’est ce que lui dit Sol. Cette distanciation, toujours, qui l’empêche d’assumer son « moi ». Elle, elle hésite. Le « je » qui se met sans cesse en avant, ça la contrarie. Elle le trouve trop exclusif, trop égocentré. Elle lui préférerait le « tu », qui ouvre le dialogue avec cette autre part d’elle-même, instaure le va-et vient entre une forme de regard et une autre, un angle de vue et un autre.

         Cette manie qu’ils ont de faire des feux le long des talus. Et ces pans entiers de verdure qui peu à peu finissent en branchages calcinés, renversés dans le vallon !

         Elle pense à son « moi dévitalisé », à cette mémoire du jour qui s’enfuit sans laisser de trace. Elle entre dans le soleil. La caresse douce dans son dos. Ses pensées fuient, sans laisser de signe tangible de leur passage. Elle voudrait les retenir, un peu, pas toutes, seulement certaines. Pourquoi au juste ? Elle ne sait pas.

         Elle croise le pêcheur sur sa vespa, une grande brassée de bruyère posée devant lui.

         Tu t’interroges jour après jour sur la vie étrange des gens d’ici. Rituels auxquels tu n’as pas accès, dont le sens t’échappe. Et ces petits buissons têtus, chaque jour plus hauts, plus touffus. Tu viens de comprendre que ce sont les buissons d’asphodèles. Les touffes neuves émergent autour des tiges anciennes. Les ferlucci desséchés ploient sous le vent. Une odeur de charogne persiste encore autour de la chênaie. Toute trace d’oiseau a pourtant disparu. Les choses ainsi surgissent, puis disparaissent sans que l’on comprenne pourquoi.

         Tu envies à ton amie ce souffle, cette inspiration qui l’habite et l’enlève vers un au-delà des mots, inaccessible. Elle porte en elle d’autres forces vitales qui la font s’extasier vers cette « autre lumière ». Hanging Rock (Australie) étire son dôme grêlé de cratères. Partie dans le soleil, partie dans l’ombre. Un oiseau lance son pépiement. Rythme binaire, syncopé 2/2 ; 2/2 ; 2/2… Tiens, il a changé de côté. Il t’a contournée sans que tu t’en aperçoives.

         Tu croises l’inconnue de Barrettali, dans sa Toyota décapotable. Le friselis léger de la mer, bleu turquoise ce matin. Tu frissonnes comme si tu mettais un pied dans l’eau. Elle doit vraiment avoir fraîchi. Les premières maisons de Barrettali dans un triangle de lumière douce. L’enclos est toujours fermé. Tu ne dis plus où tu vas, dans quelle direction ni jusqu’où. Ainsi tu te réappropries l’espace et, avec lui, le temps, son compagnon indissociable. Ici, l’espace anéantit le temps. Provisoirement. L’heure tourne et tu ne t’en aperçois pas. Les sonnailles timides des chèvres, en contrebas. Un petit avion pointe son museau bruyant au-dessus de la Punta. Une nappe onctueuse de nuages mauves étire ses filaments. La mer en un instant est devenue violine, le temps de grimper vérifier si l’enclos est ouvert ou fermé et de redescendre. Des flammèches plus claires s’épanouissent en gerbes dans le ciel. Le petit sac à gri-gri duvet cra-cra oscille, suspendu à la clé de fa d’une liane. Le cliquetis des sonnailles se rapproche. Elles ne sont plus loin maintenant. Une tache mouvante bouge dans la lumière. Le troupeau est là, tapi à l’affût dans les feuillages, disséminé de part et d’autre de la route. Les chèvres t’observent, intriguées, immobiles, figées presque. Un grand bouc brun surgit des hauteurs, derrière un arbousier. Une petite courtaude te fixe de son air incrédule. Elle te rappelle quelqu’un, mais qui ? Les buissons tremblent, secoués ici et là par les mâchoires qui tirent sur les branches. Une autre descend, qui s’agrippe aux bruyères. Le maquis crépite.

         Tu voudrais bien continuer ta route. Tu reprends le rythme de ta marche. Les cabrettes s’éclipsent aussitôt et se faufilent entre les branches. Elles soulèvent en cavalant des odeurs de champignons et de musc. Barrettali étire ses hameaux dans la pleine lumière. L’écrin vert émeraude de la marine dans le déploiement des cloches de midi.

         Les ondes vives sont silencieuses aujourd’hui.

    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli

       

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  • Carnets de marche. 6

       



    CARNET N.6





    6.


         Beauté des feuilles mortes, ce matin. Platanes, châtaigniers, figuiers. Détail surprenant : toutes les feuilles sont à l’envers. À cause du grand vent d’hier, sans doute.


         Elle marche jusqu’à la Tour de Linaghje ― la Tour d’Amour ― et se faufile dans le maquis pour grimper un peu plus haut. Elle découvre, en contrebas de la tour, un véritable hameau avec ses dépendances, ses casemates, son four à pain, ses foyers. Partout des fenêtres à meneaux. Aux temps reculés de l’occupation génoise, il devait régner ici une animation intense. Elle imagine une tour de guet fourmillante de gens d’armes. Plus tard, bien des années après l’incendie du hameau par les lansquenets d’Andrea Doria, les villageois se sont servi de la tour et de ses dépendances pour remiser le lin. Ils l’ont baptisée Linaghje. Dans ces piani étroits et sauvages, difficile pourtant d’imaginer des terres cultivées de lin. Ses aïeuls, lui a-t-on dit, y possédaient quelques terrains. Ils venaient y travailler.


         Elle fait son plein de petit bois, charge son fardeau sur ses épaules, hâte le pas vers la maison pour s’en délester au plus vite. Ce matin, tout comme hier, au même endroit, un épervier plane au-dessus de sa tête, dans le tourbillon du vent. D’un trait, il s’est mis à fondre sur une proie invisible, ailes repliées en arrière !


         Météo, météo, le petit coquelicot n’est plus. Nulle autre fleur ne l’a remplacé. Les pétales gelés du petit « coqueli » sont tombés. Roulés, broyés par la tempête. Un vent glacial transit l’espace. La mer semble avoir pris du volume et s’être rapprochée. Elle gagne sur la montagne. Bleu vert foncé. Elle pense au coquelicot de Zanzotto. Que sait-elle du papavero ? Elle lui plante le coquelicot de Zanzotto dans le cœur. Météo, météo.




    Même jour ― autre regard ―


         Aujourd’hui, rien. Rien qui aille. Rien qui va. Rien lu. Rien fait. Pensé à rien, sinon à attendre la fin du jour. Lumière nocturne toute la journée. Et ce rêve de limaces géantes qui lui donnent la chasse. Tout en repensant à cette course visqueuse, elle cherche des yeux le petit sac à plumes. L’étrange gri-gri qui la nargue, accroché à ses rubans de crasse. Elle note la marche inversée des arbres. Pareils à l’armée de Duncinan, ils viennent à sa rencontre, au rythme de ses pas. Un noir intense descend sur la mer. Les eaux brouillées du ciel rejoignent la ligne de crête des vagues. S’y plongent. Le triangle de lumière a encore rétréci. Ciel et mer, immergés l’un dans l’autre, broient du noir.


         Le petit coquelicot n’est plus. Il est mort ce matin, broyé par les vents d’hiver. Ses pétales gisent, recroquevillés dans les trous de rocaille. Nulle autre fleur tardive ne l’a remplacé. Météo, météo, météo. Le coquelicot de Zanzotto bat de l’aile dans sa tête. Elle rumine son refrain. Lallation de douleur. Un stylet planté dans le cœur. Rouge sang. Météo, météo, météo.


         Elle cherche des yeux l’étrange gri-gri, le petit sac à plumes cra-cra. Le voilà, toujours accroché à sa branche, rubans et ficelles luisants de goudron. Un vautour plane au-dessus de la route, grisé par le vent. Elle marche vite, les dents serrées sur ses mauvaises pensées. Ton regard posé sur les feuillages tavelés par le froid. Frilosité. Tremblements minuscules, à peine perceptibles. L’odeur âcre des cendres mouillées. Les sonnailles des chèvres concentrées dans un coin du maquis, cachées dans un réseau d’épineux. Invisibles. Et l’enclos à chevreaux, toujours fermé.


         Linaghje. La Tour d’Amour, dressée sur ses contreforts enchevêtrés de ronces. Les nuages filent, impassibles, au-dessus des casemates abandonnées, cheminées et lucarnes, amoncellements de lauzes masqués par les broussailles. Elle rejoint la route par la pâture à chevaux, passe devant la roulotte patinée de noir, trébuche sur les bogues fendues des châtaignes. Tu te sens en territoire interdit. Tu as l’air coupable de celle qui viole un espace qui ne lui appartient plus.


         Au-delà de Linaghje, un chemin de terre grimpe raide vers l’inconnu de la montagne. Le vent apporte à tes narines une odeur de cochon et de lisier. Une odeur reconnaissable entre mille. Odeur chaude d’enfance. Un premier enclos, un second. Tout un bric-à-brac invraisemblable de planches, de claies, de bidons, de ferrailles et de montures de lit. La porte de ta salle de bain est là, elle aussi, au milieu des encastrements de chaises en plastique. Le Club des cinq resurgit des lointains de ton enfance. Des voix arrivent jusqu’à toi. Tu te retournes, tu cherches, prête déjà à trouver refuge derrière un amas de branchages. Des cyclistes sur la route. De là où tu es, tu découvres d’autres toits de tôle, d’autres baraquements construits à la va-vite. Tu comprends les raisons du déboisage systématique du maquis. Tu grimpes encore, jusqu’au gargouillis de cette fontaine de fortune. Un tuyau de caoutchouc déverse son jet dans un cul de tonneau.


         À continuer ainsi, tu vas arriver aux bergeries, tout là-haut, du côté de Pedricaghjola. Un nouveau frisson de vent, plus vif, t’incite à rebrousser chemin. Tu quittes le sentier bourbeux. Tu te sens vue, épiée. Tu accélères le pas. L’armée des arbres roule à ta rencontre. Le jet d’eau vive. Envie très forte d’uriner. Tu repenses aux culottes en coton tricotées par sa mère, Ginger Ale, cette autre mère dont ils s’apprêtent à fêter les quatre-vingts ans. Tabula rasa de ses souvenirs.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli



       




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