Étiquette : Anne Bihan


  • Anne Bihan, Ton ventre est l’océan

    par Marie-Hélène Prouteau

    Anne Bihan, Ton ventre est l’océan,
    Éditions Bruno Doucey,
    Collection « Soleil noir », 2011.



    Lecture de Marie-Hélène Prouteau


    « SE TENIR ENTRE »



    Voici un recueil de poèmes qu’Anne Bihan place résolument sous le signe de la dualité :

    « Deux ciels s’épousent à la césure des mers

    de l’un je reconnais la langue goémonière

    de l’autre les voies ouvertes à qui suit ses chemins

    […]

    deux pays s’étreignent là où je m’assemble

    ce cahier est sans retour. »

    Le recueil gravite autour de l’expérience de l’entre-deux : entre îles et continent, entre les terres et les mers, bretonne et océanienne. Entre deux postulations, l’une sensitive et sensuelle, l’autre méditative et réflexive qui sont peut-être les deux facettes de cet écrivain. Mais il serait réducteur de ramener cette dualité à la biographie de celle-ci, originaire de Bretagne et vivant depuis de nombreuses années en Nouvelle-Calédonie. D’ailleurs le texte lui-même ne cite jamais aucun de ces toponymes et préfère celui de « Kanaky  ». Loin de la carte postale et de l’exotisme de pacotille, on saisit que se joue ici une rencontre authentique de l’autre.

    Dans ce flux d’impressions qu’est le recueil, il y a ces trois « amers » posés de part en part qui s’ouvrent en six « variations ». Ils balisent cette suite composite de poèmes brefs, de petites proses, de souvenirs d’enfance et de bribes de chansons, tissés dans le fil du texte à côté d’injonctions à soi-même. Comme le suggère le mot « variation », cela produit une composition musicale très élaborée qui se dédouble en poèmes sur le mode mineur et d’autres sur le mode majeur. Ces derniers étant le plus souvent liés à la présence marquée de l’enfance : il n’est presque pas de page où l’on ne trouve un enfant. Mais point de temps retrouvé ici : l’enfance est une matrice d’un certain rapport au monde et aux grands espaces entre mer et Loire qui fut celui d’Anne Bihan. Se souvenir, pour elle, c’est sentir. Et les souvenirs appartiennent aux yeux, à la bouche, aux oreilles :

    « goûte

    ce mulon blanc

    les yeux

    points noirs

    des civelles

    ne regrette rien

    ton ventre est l’océan. »

    Anne Bihan engage le lecteur dans un dialogue qui regarde le monde. Dialogue tout à la fois vivant et essentiel. La présence liminaire de Jean-Pierre Abraham le confirme, la poésie est, pour elle, traversée autant intérieure que géographique. D’autres poètes passent dans son trajet d’écriture : « la diverse parole » semble un clin d’oeil à Segalen, le « cahier sans retour » à Césaire.

    Ici, on est dans le « décalage », tel est le titre d’un des poèmes. Mais ce décalage, loin de n’être qu’horaire, est bien existentiel. C’est aux antipodes de toutes nos références que nous nous trouvons. Dans le décentrement de l’être, en un non-lieu que ne désavouerait pas Gilles Deleuze dont la lecture est familière à Anne Bihan. « Se tenir entre », tout est là. Dès l’entame, l’injonction à l’infinitif en est posée et se répète sur ce mode verbal dans une douzaine de poèmes ― étonnant usage du mode le plus impersonnel pour dire le plus intime :

    « Temps venu

    de se déprendre

    habiter l’évidence de n’être

       ni l’un   ni l’autre   oser

    se tenir entre

    t’assembler par-delà. »

    Il s’agit d’une poésie de l’apostrophe qui s’adresse autant au poète qu’au lecteur. Qu’est-ce que l’identité ? Qu’est-ce que l’appartenance ? s’interroge celle qui choisit les « appartenances plurielles ». C’est se situer à l’opposé de l’enracinement, des certitudes ancrées et de nos perceptions ordinaires du monde. C’est échapper aux cadres, habiter dans la mouvance et dans l’incertitude de l’entre-deux, loin des vieilles digues de l’habitude :

    « Se tenir

    entre       reconnaître

    à la source la radicale      étrangeté

    de l’autre de tous ces autres sans qui […]

          oser l’ombre debout de l’ignorance »

    Et aussitôt, jouant à merveille de cette dualité si caractéristique, cette écriture quitte le terrain méditatif pour se faire charnelle : le monde s’ouvre alors aux odeurs iodées des mers bretonnes ou « aux souffles du grand dehors sous l’arbre-éventail ». Le lecteur qui attendrait des sensations pittoresques en est pour ses frais. Et si l’on en doutait, les mines de nickel ou la chaussée des pauvres nous parlent de l’envers de l’exotisme. Anne Bihan le dit : elle ne se veut pas écrivain voyageur. Les éléments de la nature, les objets sont posés là comme autant de signes ethnologiques, cauris, nattes, sel et brisants, dents et coquillages, qui s’entremêlent subtilement. Aux folles hirondelles de la Loire fait écho, en surimpression rouge et verte, « le vol des perruches ébouriffant l’aube de lignes éphémères ». Où sommes-nous ? Que suis-je ? se demande celle qui parle. Ni atlantique ni océanienne, c’est entendu. Une femme océanique avec un corps à la dimension de l’océan, dirions-nous en suivant l’image audacieuse du titre. Au commencement était la mer. Car sa poésie prend corps en cet océan originel, matriciel, comme l’évoque la superbe seconde page :

    « …elle a toujours été là, dans le mouvement du fleuve, a toujours été par tout temps son horizon, son infini, à la démesure du ciel […] son odeur ― iode, goémon, marée ― sûrement a pénétré en premier le corps par les narines, cela ressent tout à son âge ; ou alors c’est avant déjà bien avant, écrit dans l’immensité bleue des yeux du père, peut-être dans sa voix entendue à travers la paroi de son ventre à elle, qui toujours en rêve… »

    « il » et « elle » et la mer, rien de plus. Comment dire plus simplement l’enfance de l’humain ? Et cette femme-océan mange la chair des choses, le sel des marais bretons et la pulpe des mangues savourée devant la mer. Autant de gourmandises que sa poésie incarnée nous met en bouche.

    Mais cette posture de l’entre-deux n’est pas facile à vivre. Traverser ce que Segalen nomme le « divers » n’est pas sans risque. Cela renvoie constamment à cette « étrangèreté » de qui n’est pas d’ici et se trouve confronté à d’autres rites, à d’autres us et coutumes :

    « sous l’abondance cérémonielle et composite

    des couvre-chefs

    lentement tresser l’organique parade

    le fil sans fin d’une autre parole. »

    Ce parti-pris oblige à des pertes consenties, à des déprises parfois douloureuses. Pour dire « ces jours sans rive » de ce qui fut quitté, Anne Bihan fait naître de puissantes métaphores :

    « Le matin qui s’étonne

    de la voûte à grande eau lavée par la douleur

    livre aux vents la chambre vide »

    ou bien encore cette image étrange pour exprimer de secrètes fêlures :

    « sur la cour des enfants s’empoignent pour

    ne pas pleurer »

    À plusieurs reprises, les paroles du père, l’évocation de sa mort reviennent en ligne d’échos dans le recueil, tramées comme ces objets tissés qu’affectionne Anne Bihan, en une texture de vie irréductible :

    « …il dit ma petite est comme l’eau elle est comme l’eau vive, ne chante pas très bien mais l’emmène en bateau ; peut-être ce n’est pas la mer qu’elle voit d’abord mais sa présence et la joie qu’elle pose, la mer, sur le visage du père »

    ou bien :

    « Un vol de paupières obscurcit l’horizon

    bleus les yeux du père sève des regards

    sa mort livre au noir »

    Les déchirures, les séparations, les morts sont évoquées avec la plus grande simplicité, suggérées en sourdine à travers des réseaux d’images : « entre les écueils les fissures les gouffres ». Souvent, ces images sont reprises quelques pages plus loin et font un effet de ressac, comme ici :

    « et par-delà les fissures et les gouffres

    choisir

    l’effacement sans fin de toutes choses. »

    L’absence de ponctuation, les blancs typographiques qui brisent les vers font souvent flotter le sens. Poème après poème, le lecteur se perd sans s’égarer, dans l’immense de l’océan.

    Il faut lire et relire, laisser les mots faire leur travail. Le lecteur aussi doit se déprendre. Le questionnement vaut pour tous et pointe le chemin d’une quête toujours ouverte. Exigence heuristique qu’Anne Bihan sait marier à la force poétique profonde de la langue. Cela donne à sa poésie un éclat singulier, à la fois grave et jubilatoire.



    Marie-Hélène Prouteau
    D.R. Marie-Hélène Prouteau
    pour Terres de femmes







    Anne Bihan, Ton ventre est l'océan





    ANNE BIHAN


    Anne Bihan photo Marc Le Chélard
    Ph. Marc Le Chélard
    Source




    ■ Anne Bihan
    sur Terres de femmes

    [Traquer](extrait de Ton ventre est l’océan)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site Île en île)
    une bio-bibliographie d’Anne Bihan
    → (sur La Pierre et le Sel)
    Anne Bihan, femme debout « à la césure des mers », une contribution de Roselyne Fritel
    → (sur Poésie maintenant, le blog de Pierre Maubé)
    un autre poème extrait de Ton ventre est l’océan
    → (sur Dailymotion)
    Anne Bihan, 5 Questions pour Île en île (un entretien réalisé par Thomas C. Spear à Nouméa le 28 août 2009)
    → (sur le site de France Culture)
    La Poésie n’est pas une solution : une carte postale poétique sonore néo-calédonienne de Régine Chopinot & Textes d’Anne Bihan dits par Adrien Michaux & Entretien avec Marie Borel (en résidence en Nouvelle-Zélande)




    ■ Autres chroniques et notes de lecture (25) de Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes

    Chambre d’enfant gris tristesse
    La croisière immobile
    Jean-Claude Caër, Alaska
    Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba
    Marie-Josée Christien, Affolement du sang
    Yves Elléouët, Dans un pays de lointaine mémoire
    Guénane, Atacama
    Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime
    Cécile Guivarch, mots et mémoire en double
    Denis Heudré, sèmes semés
    Jacques Josse, Liscorno
    Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres
    Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…
    Jean-François Mathé, Prendre et perdre
    Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie
    Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
    Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
    Daniel Morvan, L’Orgue du Sonnenberg
    Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
    Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie
    Dominique Sampiero, Chante-perce
    Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
    Ronny Someck, Le Piano ardent
    Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
    Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même






    Retour au répertoire du numéro de février 2015
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Anne Bihan | [Traquer]


    Lignes éphémères.
    Ph., G.AdC







    [TRAQUER]



    Traquer   &nbsp   traduire
    la diverse parole

    s’ouvrir aux souffles
    du grand dehors sous l’arbre-éventail

    à l’irruption du voyageur
    empruntant l’allée latérale    son pas
    os peau muscles ligaments
    sans hâte et sans désir d’exploits
    à accomplir

    s’ouvrir

    à rouge et vert ce vol de perruches
    ébouriffant l’aube de lignes
                                          éphémères.




    Anne Bihan, « Amer II – Graines Plumes Coquillages », Ton ventre est l’océan, Éditions Bruno Doucey, Collection « Soleil noir », 2011, page 57.






    Anne Bihan, Ton ventre est l'océan





    ANNE BIHAN


    Anne Bihan photo Marc Le Chélard
    Ph. Marc Le Chélard
    Source




    ■ Anne Bihan
    sur Terres de femmes

    Ton ventre est l’océan (lecture de Marie-Hélène Prouteau)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site Île en île)
    une bio-bibliographie d’Anne Bihan
    → (sur La Pierre et le Sel)
    Anne Bihan, femme debout « à la césure des mers », une contribution de Roselyne Fritel
    → (sur Poésie maintenant, le blog de Pierre Maubé)
    un autre poème extrait de Ton ventre est l’océan
    → (sur Dailymotion)
    Anne Bihan, 5 Questions pour Île en île (un entretien réalisé par Thomas C. Spear à Nouméa le 28 août 2009)
    → (sur le site de France Culture)
    La Poésie n’est pas une solution : une carte postale poétique sonore néo-calédonienne de Régine Chopinot & Textes d’Anne Bihan dits par Adrien Michaux & Entretien avec Marie Borel (en résidence en Nouvelle-Zélande)





    Retour au répertoire du numéro de septembre 2012
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes