Étiquette : Annemarie Schwarzenbach


  • 16 décembre 1934 |
    Lettre d’Annemarie Schwarzenbach à Claude Bourdet

    Éphéméride culturelle à rebours



                                     16 Décembre [1934]




    Mon Claude, mon aimé chéri ―
    en rentrant ce soir (j’ai passé en venant de la Perse 10 jours à Berlin et 2 avec Erika) j’ai trouvé tes lettres ― mon pauvre amour, mon petit garçon, tu ne sais pas à quel point je suis abattue et triste et près de toi avec toute ma tendresse et ma force d’affection, de pensée, de désir de savoir te soulager. Il ne faut pas que cette lettre soit longue. Claude, je sais tout. Et je sais, en ce moment, que je suis à toi. Il ne faut pas cette petite phrase dans ta dernière lettre ― que, pour toi, ce ne sera plus la même chose ――― Non, non, non, Claude : tu te trompes. Que sais-tu donc de mon mariage, des raisons, des sentiments ? Je t’expliquerai un jour. Aujourd’hui, mon garçon, il faut seulement que tu te reposes en moi.
    parce que je sais tu en as besoin.
    Et voilà que je te parles de moi ― ce n’est donc pas de l’égoïsme, c’est la seule chose à t’en parler, comme tu as perdu ta mère aimée et je n’ose pas y toucher ―, et tu crois perdre moi et je ne veux pas te perdre. Chéri, nous avons devant nous un avenir, pénible évidemment, mais qui vaudra la peine.
    Alors ― Il faut que tu viennes à Sils, aussi vite que possible, en Janvier.

    Tu entends, j’y tiens, je te le demande. On sera seuls (quelques amies à moi à Sils ou St. Moritz, mais pas dans la maison) ― comme Erika ne vient pas, ni Klaus.
    Tu comprends :
    elle ne viendra pas, et je ne la verrai pas. Voilà ce qui est arrivé : Il y a eu des scandales nationalistes, provoqués par la haine de ma famille contre Erika, cela a pris des formes affreuses, très désagréables pour ma famille sans doute, mais ruineuses pour l’existence de Erika et ses jeunes artistes.
    ― Quant à moi ― j’étais en Perse. En fuite ― je voulais éviter, et je n’ai rien évité ―.
    Erika m’a donc posé la question. Et toutes mes faiblesses, toute peur, toute hésitation, se vengent en ce moment, aussi cruellement que possible.

    Je tâcherai quand même de vivre. Peut-être de marier Claude, m’aidera. Mais, en ce moment je te répète ce que tu viens de m’écrire : ne m’abandonne pas.
    ― Télégraphie-moi ton arrivée, à Sils-Baselgia, Engadine. J’i serai à partir du 4 janvier. Je viendrai te prendre à la gare de St-Moritz. Il faut que tu as confiance en moi, même si maintenant tu pense que ce soit faute de venir à Sils. Tu verras que j’ai raison. Viens pour moi, pour toi. Je t’attends.

    Annemarie



    Enveloppe : Monsieur Claude Bourdet / 47, Av. d’Iéna / Paris
    Cachet : Zürich 3 / Hauptbahnhof / 17. XII. 1934
    Transfert : chez M Dr Fauconnet / 4 rue St. Ours / Genève / Suisse



    Annemarie Schwarzenbach, Lettres à Claude Bourdet, 1932-1938, Éditions Zoé, 2008, pp. 80-81. Édition établie, traduite et annotée par Dominique Laure Miermont.




    Note : dans toute la mesure des possibilités de mise en page et typographiques, cette lettre est reproduite dans sa forme originale, sans aucune modification ni correction.








    AMS CB





    ANNEMARIE SCHWARZENBACH


    Annemarie_schwarzenbach_2
    Source



    ■ Annemarie Schwarzenbach
    sur Terres de femmes

    23 mai 1908 | Naissance d’Annemarie Schwarzenbach
    3 décembre 1933 | Annemarie Schwarzenbach, Konya
    7 février 1934 | Annemarie Schwarzenbach à Bagdad
    19 août 1934 | Annemarie Schwarzenbach, Lettre à Claude Bourdet
    La Mort en Perse (note de lecture)
    Melania G. Mazzucco | Lei così amata (note de lecture)


    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la Bibliothèque nationale suisse) une
    sélection du reportage photographique d’Annemarie Schwarzenbach en Asie (Perse-Afghanistan-Inde)
    le site de l’Association Les amis d’Annemarie Schwarzenbach (association créée à Genève en février 2007 et présidée par Dominique Laure Miermont)
    → (sur swissinfo.ch)
    une galerie photo consacrée à Annemarie Schwarzenbach
    → (sur Balagan) un
    article de Jean-Pierre Thibaudat : « Ce vendredi, où que vous soyez, lisez Annemarie Schwarzenbach »
    → (sur Les Carnets d’Eucharis)
    Annemarie Schwarzenbach, La Quête du réel (une lecture de Nathalie Riera)
    L’idée de liberté chez Annemarie Schwarzenbach, par Nicole Le Bris
    → (sur Terres de femmes)
    22-23 juillet 1935 | Oasis interdites d’Ella Maillart



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  • 19 août 1934 | Annemarie Schwarzenbach, Lettre à Claude Bourdet

    Éphéméride culturelle à rebours



    AS CB
    Photo de Claude Bourdet, 1932
    © Fonds Famille Bourdet, Paris
    Source






    Moscou, Hotel Metropole, chambre 582 ―


    le 19 août [1934]


    Mon cher Claude ― je me trouve donc a Moscou ― cette ville miraculeuse qui a toujours été un objets de ma plus profonde curiosité ― Je suis arrivé avec Klaus, pour un congrès d’écrivains1 ― qui, en effet, n’est pas la partie la plus intéressante de notre séjour ― comme nous ne comprenons pas le Russe ― Mais, voilà le premier fait émouvant : l’intérêt fervent de toute la population envers les questions littéraires.
    C’est quelque chose qui concerne tout le monde et qui intéresse tout le monde. Alors qu’en Europe il n’y a quasiment plus de gens qui lisent, et que l’écrivain, au lieu d’être à l’honneur, peut s’estimer heureux quand il trouve un éditeur qui le paie mal ― ici, un homme comme Gorki est, avec Staline, au centre de l’intérêt général, c’est un véritable héros national ― et ici c’est bien simple : tout le monde s’occupe de littérature.
    Je suis au lit ― avec un peu de fièvre, je n’ai pas de thermomètre, mais je pense que je serai remise en très peu de temps. C’est mon collègue très admiré Gustav Regler qui me soigne un peu ― Je ne sais pas si tu connais son roman : Der verlorene Sohn2. C’est un peu le mérite de Klaus de l’avoir découvert ― il etait élève jésuite ― un catholique fervent ― et il s’est transformé en un ennemi aussi fervent de l’église. Il est le meilleur et le plus intéressant des jeunes communistes qui sont réunis à Moscou en ce moment.
    Mon ami ― je regrette tellement d’entreprendre tout cela sans toi. Je voulais que tu connaisses Klaus ― je voulais surtout te revoir. Me voila de nouveau très loin de toi ―
    De tes compatriotes il y a Malraux ― très nerveux d’ailleurs, très épris de l’UdSSR ― et Jean- Richard Bloch3 qui me semble très simpathique.

    Il m’est impossible de te raconter tout ce qui nous occupe ici ― mais je vais tenir un vrai journal et il nous servira de base de discussion quand nous nous reverrons. En tout cas, aujourd’hui, au vu du Désastre européen ― personne ne peut ignorer avec dédain la République soviétique. Ce qui se passe ici est plein d’avenir.
    Au revoir, mon chéri ― ecrits-moi ici ― Klaus va quitter Moscou en peu de jours ― moi, je compte rester encore deux semaines, tu sais que je suis toujours trop curieuse pour etre satisfaite par une simple visite. Je pense continuer alors vers Baku et la mer Caspienne, ou je rencontre (je l’espère) un jeune architecte, Krefter4, de Persepolis.
    Écrits-moi ce que tu fais. Il y a tant de choses que je voudrais te demander.

                                           Tendrement à toi, mon vieux
    Annemarie



    Annemarie Schwarzenbach, Lettres à Claude Bourdet, 1931-1938, Éditions Zoe, Carouge-Genève, 2008, pp. 72-73. Édition établie, traduite et annotée par Dominique Laure Miermont.







    AMS CB






    Note d’AP : les passages en caractères italiques sont des passages écrits originellement en français par Annemarie Schwarzenbach (ils ont été restitués tels), les autres passages ayant été écrits en allemand et traduits en français par Dominique Laure Miermont.

    Notes de Dominique Laure Miermont : 1. Le Premier Congrès de l’Union des écrivains soviétiques s’était ouvert deux jours plus tôt. Il rassemblait soixante délégués des républiques soviétiques ainsi qu’une quarantaine d’écrivains étrangers. Klaus Mann faisait partie des douze membres de la délégation allemande. Invité comme participant, et non comme orateur, il avait proposé à AS de l’accompagner. Comme Klaus Mann l’explique dans Le Tournant, il s’agissait pour les organisateurs d’ouvrir la voie à un éventuel front commun pour contrer le fascisme avec la bourgeoisie de gauche. Klaus Mann pensait qu’une collaboration entre socialisme et démocratie était possible, thèse qu’il développera dans ses textes d’exil.
    2. Le fils prodigue ― roman paru en 1933 aux éditions Querido d’Amsterdam ― ce qui explique la remarque d’AS concernant Klaus Mann qui travaillait depuis juillet 1933 pour cette maison.
    3. Jean-Richard Bloch (1884-1947) : Beau-frère d’André Maurois, il fut l’un des créateurs et principaux collaborateurs de la revue Europe avec Guéhenno, P.J. Jouve, Vildrac. Écrivain influencé par Zola, il est surtout connu pour la nouvelle Et compagnie (1918) et de nombreux essais, dont une grande partie sont regroupés dans les quatre volumes des Essais pour mieux comprendre mon temps parus entre 1920 et 1936. Membre du mouvement « Clarté ».
    4. Friedrich Krefter (1898-1995) fut pendant près de quarante ans l’architecte des fouilles de Persépolis. De 1931 à 1933, il fut l’assistant du prof. Herzfeld puis celui du Dr Erich F. Schmidt. Il rencontra AS lors de sa visite de Persépolis en mars 1934 et la photographia sur le site.






    ANNEMARIE SCHWARZENBACH

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    ■ Annemarie Schwarzenbach
    sur Terres de femmes

    23 mai 1908 | Naissance d’Annemarie Schwarzenbach
    3 décembre 1933 | Annemarie Schwarzenbach, Konya
    7 février 1934 | Annemarie Schwarzenbach à Bagdad
    16 décembre 1934 | Lettre d’Annemarie Schwarzenbach à Claude Bourdet
    La Mort en Perse (note de lecture)
    Melania G. Mazzucco | Lei così amata (note de lecture)


    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la Bibliothèque nationale suisse) une
    sélection du reportage photographique d’Annemarie Schwarzenbach en Asie (Perse-Afghanistan-Inde)
    le site de l’Association Les amis d’Annemarie Schwarzenbach (association créée à Genève en février 2007 et présidée par Dominique Laure Miermont)
    → (sur swissinfo.ch)
    une galerie photo consacrée à Annemarie Schwarzenbach
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    article de Jean-Pierre Thibaudat : « Ce vendredi, où que vous soyez, lisez Annemarie Schwarzenbach »
    → (sur Les Carnets d’Eucharis)
    Annemarie Schwarzenbach, La Quête du réel (une lecture de Nathalie Riera)
    L’idée de liberté chez Annemarie Schwarzenbach, par Nicole Le Bris
    → (sur Terres de femmes) 22-23 juillet 1935/
    Oasis interdites d’Ella Maillart



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  • 7 février 1934 | Annemarie Schwarzenbach à Bagdad



    Schwarzenbach
    Ph. angèlepaoli






    Bagdad, le 7 février 1934.     



    Il pleut depuis hier soir. Le froid semble avoir reculé, et la pluie fait l’effet d’une averse printanière tiède et prolongée. Hier soir, quand j’ai quitté l’ambassade d’Allemagne en voiture pour rentrer chez moi, le chemin était déjà détrempé ; et ce matin, il est hors de question de monter à cheval. Au lieu d’aller à Tell Asmar, je vais rester coincée quelques jours en ville.

    En Europe, le temps qu’il fait ne joue pas un rôle très important ; ici, on est encore dépendant de l’eau, de la tempête de poussière, du fleuve, ce qui fait que l’on a un rapport étroit avec la nature. On comprend que les hommes, remplis de crainte et d’espoir, adressent des prières à leurs dieux et que le pouvoir de ceux-ci triomphe toujours de notre volonté. Cela inspire une tout autre forme de patience.

    Si nous n’étions pas revenus du sud du pays hier après-midi, juste avant qu’il ne commence à pleuvoir, nous serions probablement, à l’heure qu’il est, embourbés quelque part entre Kut et Ctésiphon. Et que le ciel me préserve d’une seconde nuit à Kut ! Mais l’excursion dans le Sud fut une expérience extraordinaire qui mit en pièces une part de notre orgueil d’Européens.

    J’étais revenue vendredi soir de Babylone avec le professeur Jordan. Quel dommage que ces ruines soient devenues si facilement accessibles ! Des foules de promeneurs, munis de leurs paniers pique-nique et papotant en anglais, arpentent Babel et foulent sans le moindre respect le pavage de la voie processionnelle de Nabuchodonosor. Ils sont tout heureux de reconnaître sur l’ancienne porte d’Ishtar ces magnifiques animaux fabuleux à la démarche si noble, modestes cousins des émaux bleus plus tardifs que l’on a vus auparavant au musée de Bagdad ; et le lion que Miss Bell* a placé sur un socle pour qu’on puisse le photographier plus facilement résiste avec patience à l’assaut quotidien des Kodak et des Leica. Mais je suppose que tout cela lui est parfaitement égal : indifférent, il scrute la plaine, tandis que l’homme en dessous de lui se rebelle désespérément et s’agrippe à sa crinière de ses mains grossières — en vain, on le voit bien.

    On a dit que le « lion de Babylone » était la preuve que ses créateurs avaient un don naturaliste leur faisant défaut par ailleurs. Mais il s’en faut de beaucoup qu’il soit aussi stimulant et réjouissant que les animaux figurant dans les scènes de chasse égyptiennes de l’époque d’Amarna — il en est tout aussi éloigné que du symbole babylonien et des animaux fantastiques (pour lesquels fantaisie et imagination nous manquent généralement). Je crois qu’il est l’œuvre d’un esprit relativement libre au sein d’un monde de contraintes, d’un grand artiste qui n’a cependant pas pu échapper aux lois fondamentales de l’art religieux de la révélation. Au fil du temps, le lion serait peut-être devenu un symbole ; pour nous, il est d’abord une vision, mais qui va bien au-delà du « naturalisme », et qui est tout juste accessible à notre compréhension.


    Annemarie Schwarzenbach, Hiver au Proche-Orient [Tagebuch einer Reise, Rascher Verlag, Zurich, 1934], Éditions Payot & Rivages, 2006 pour la traduction française, pp. 131-132-133. Traduit de l’allemand (Suisse), présenté et annoté par Dominique Laure Miermont.



    ______________
    * [Note de DLM] Grande voyageuse et archéologue, la Britannique Gertrude Bell (1868-1926), amie des Arabes, joua un rôle important dans la fondation de l’État Irakien. Elle persuada ainsi Winston Churchill en 1921 d’installer l’émir Fayçal sur le trône.





    ANNEMARIE SCHWARZENBACH


    Annemarie_schwarzenbach_2
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    ■ Annemarie Schwarzenbach
    sur Terres de femmes

    La Mort en Perse (note de lecture)
    23 mai 1908 | Naissance d’Annemarie Schwarzenbach
    3 décembre 1933 | Annemarie Schwarzenbach, Konya (extrait de Hiver au Proche-Orient)
    19 août 1934 | Annemarie Schwarzenbach, Lettre à Claude Bourdet
    16 décembre 1934 | Lettre d’Annemarie Schwarzenbach à Claude Bourdet
    Melania G. Mazzucco | Lei così amata


    ■ Voir aussi ▼

    → le
    site de l’Association Les amis d’Annemarie Schwarzenbach (association créée à Genève en février 2007 et présidée par Dominique Laure Miermont)
    → (sur Les Carnets d’Eucharis)
    Annemarie Schwarzenbach, La Quête du réel (une lecture de Nathalie Riera)
    L’idée de liberté chez Annemarie Schwarzenbach, par Nicole Le Bris





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  • 23 mai 1908 | Naissance d’Annemarie Schwarzenbach

    Éphéméride culturelle à rebours

    Topique : Voyage et récits de voyage



    Il y a cent neuf ans, le 23 mai 1908, naissait à Zurich Annemarie Minna Renée Schwarzenbach. Archéologue, voyageuse, journaliste, photographe, Annemarie Schwarzenbach est l’auteur de nombreux ouvrages, récits de voyages pour la plupart. De l’épopée afghane (6 juin 1939 – janvier 1940) partagée avec Ella Maillart, elle a rapporté Où est la terre des promesses ? et de très nombreuses photos (voir ci-dessous).








    Schwarzenbach
    Source







    DEUX FEMMES SEULES EN AFGHANISTAN


    Deux femmes parties seules sur les routes !

    « Comment avez-vous pu voyager ? Comment vous êtes-vous procuré à manger ? Où avez-vous dormi ? N’avez-vous jamais eu d’ennuis ? »

    Ce sont toujours les mêmes questions depuis que nous avons franchi la fameuse passe de Khyber et sommes parvenues aux colonies anglaises bien protégées de l’Inde. Et si, conformément à la vérité, nous répondons que nous nous sommes senties chez nos amis afghans aussi en sécurité que dans le sein d’Abraham, nous nous heurtons au sourire sceptique d’un Anglais ou à l’admiration mêlée d’indulgence de ceux qui n’ont jamais voyagé sans emporter avec eux un repas froid soigneusement préparé dans leur tiffinbox, une douzaine de bouteilles de bière bien au frais, et un boy à côté du chauffeur qui leur fait couler leur bain le soir et repasse leur chemise de smoking. Car les Britanniques sont la nation la plus conservatrice de la planète. Il leur est tout bonnement impossible d’oublier qu’il y a un siècle les tribus sauvages des montagnes afghanes ont infligé plusieurs défaites aux troupes anglaises venues d’Inde ; elles ont attaqué l’armée complètement affaiblie, alors qu’elle opérait une retraite désespérée en direction de la passe de Khyber, et l’ont si cruellement massacrée que cet événement est considéré aujourd’hui encore comme l’une des plus grandes catastrophes subies par l’Empire britannique. À cela s’ajoute qu’entre la province frontière du Nord administrée par l’Angleterre et la zone de souveraineté afghane se trouve un no man’s land appelé territoire tribal parce que les Mohmands, Shinwaris ou Waziris, hommes belliqueux et passionnément démocrates, n’y sont soumis à aucune loi en dehors de la leur. Et même s’ils garantissent la sécurité de la route du Khyber ― du lever au coucher du soleil, aucun coup de feu ne doit y être tiré, chacun devant pouvoir voyager sans être inquiété ―, les autorités anglaises pensent qu’aucune femme ne doit franchir la passe sans être accompagnée d’un gentleman. De l’autre côté du Tribal Territory commence en effet l’Afghanistan, le pays d’origine de ces mêmes tribus insoumises et guerrières ou de tribus apparentées. Quoi de plus naturel pour un Anglais, donc, de supposer que ce pays mystérieux et sauvage est, au moins au sens britannique du terme, non civilisé, dangereux ?

    Pourtant nous avons voyagé seules, sans boy ni chauffeur, et même sans gentleman. Nous n’avions emporté ni bouteilles de bière fraîche ni armes à feu, nous comprenions à peine quelques bribes de persan. Nous avions également renoncé à prendre un interprète. Jamais on ne nous a demandé un passeport, jamais on ne nous a réclamé les papiers de notre Ford immatriculée dans les Grisons. On n’a pas vérifié le montant de nos devises et on ne nous a pas fait payer de taxe pour un poste de radio qui ne fonctionnait d’ailleurs plus depuis longtemps. Certes, dans un trou complètement perdu, on s’est renseigné pour savoir si nous n’étions pas originaires du Japon, mais ça n’était vraiment pas méchant.


    Annemarie Schwarzenbach, Où est la terre des Promesses ?, avec Ella Maillart en Afghanistan (1939-1940), Petite Bibliothèque Payot, 2004, pp. 137-138-139. Traduit de l’allemand (Suisse) par Dominique Laure Miermont.





    ANNEMARIE  SCHWARZENBACH


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    ■ Annemarie Schwarzenbach
    sur Terres de femmes

    3 décembre 1933 | Annemarie Schwarzenbach, Konya
    7 février 1934 | Annemarie Schwarzenbach à Bagdad
    19 août 1934 | Annemarie Schwarzenbach, Lettre à Claude Bourdet
    16 décembre 1934 | Lettre d’Annemarie Schwarzenbach à Claude Bourdet
    La Mort en Perse (note de lecture)
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    sélection du reportage photographique d’Annemarie Schwarzenbach en Asie (Perse-Afghanistan-Inde)
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    Annemarie Schwarzenbach, La Quête du réel (une lecture de Nathalie Riera)
    → (sur Terres de femmes)
    22-23 juillet 1935 | Oasis interdites d’Ella Maillart





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