Étiquette : Annie Ernaux


  • 16 janvier 1989 | Annie Ernaux, Se perdre

    Éphéméride culturelle à rebours



    Lundi 16


        Londres. Je suis retournée hier 21, Kenver Avenue. Le métro d’abord, à Tottenham Court Road, les banquettes toujours en tissu, mais tout est sale et dégradé. Je me suis arrêtée à East Finchley : le pont sur la High Road, que j’avais oublié. J’ai pris le bus, demandant comme autrefois l’arrêt pour Granville Road. Mais le conducteur ne sait pas ce que c’est. Il s’y arrêtera cependant. Je vois, à droite, la Swimming Pool, oubliée aussi. La maison des Portner a été transformée, rendue apparemment plus pratique : l’entrée est une cuisine. Quelque chose comme un « déclassement » de la maison, de la rue aussi, qui m’apparaît moins résidentielle et moins chic qu’alors (je venais d’Yvetot, ne pas oublier). La blancheur, cependant, l’uniformité, l’ennui : quelle horreur cela devait être, sans nom, d’être là. Ensuite, l’église : Christchurch, bien identique, elle, avec le banc devant. Ensuite, sauf le Woolworth, aucun magasin reconnaissable. Plus de cinéma, de tobacconist (il s’appelait Rabbit), ni le petit café où se rassemblaient les jeunes en 1960 autour du juke-box, et cette femme à lunettes qui lavait les tasses dans le bruit et les exclamations. Elle ne demeure que dans mon livre de 62-63, non publié. À part la forme de la rue, la High Road, un pub devenu grill, tout était différent, les magasins surtout. Ils sont la partie la plus instable, la forme la plus sensible aux changements (l’économie, donc, prime tout, encore ?). J’ai pris le métro du retour au Woodside Park, me demandant, dans cette rue si peu changée, elle, si c’était dans le parc voisin que j’avais commencé d’écrire en août 1960 : « Les chevaux dansaient au bord de la mer. » La suite, c’était une fille qui se relevait d’un lit où elle était avec un type (toujours la même histoire, la seule). Ces chevaux ralentis, englués dans leur danse, exprimaient la sensation de lourdeur après l’amour. Comme je me souviens bien…
        Cette promenade d’hier était irréelle. La seule réalité pour toujours, ce sont les images que je garde de 1960-1961, dont certaines sont contenues dans Du soleil à cinq heures (« Du raisiné à cinq plombes », disait mon ex-mari). Tous les participants du colloque se sont jetés dans les musées, et moi à North Finchley, dans ma vie passée. Je ne suis pas culturelle, il n’y a qu’une chose qui compte pour moi, saisir la vie, le temps, comprendre et jouir.

        Il y aura six jours que S. n’a pas appelé, et douze que nous nous sommes vus. Pendant mes deux jours d’absence, il ne semble pas avoir appelé. Revenir ici, dans ce lieu où il vient, le supplice recommence.


    Annie Ernaux, Se perdre [2001], in Écrire la vie, Éditions Gallimard, Quarto, 2011, pp. 745-746.






    Ecrire-la-vie





    ■ Annie Ernaux
    sur Terres de femmes

    1er septembre 1940 | Naissance d’Annie Ernaux (+ extrait de Passion simple)




    Retour au répertoire de janvier 2012
    Retour à l’ index de l’éphéméride culturelle
    Retour à l’ index des auteurs


    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • 1er septembre 1940 | Naissance d’Annie Ernaux

    Éphéméride culturelle à rebours



         Le 1er septembre 1940 naît à Lillebonne (Seine-Maritime) Annie Ernaux.



        Après Les Armoires vides, premier roman paru en 1974 et La Femme gelée, publié en 1981, Annie Ernaux, agrégée de lettres modernes, obtient le prix Renaudot avec La Place, en 1984. Les romans récents, Une femme (1988), Passion simple (1992), Journal du dehors (1993) continuent d’explorer, dans une écriture volontairement épurée, les ressorts de la passion, éprouvée par la femme mûre. En 2008, Annie Ernaux a publié Les Années.






        Portrait d-Annie Ernaux
        Image, G.AdC






    PASSION SIMPLE (Extrait)


        À partir du mois de septembre l’année dernière, je n’ai plus rien fait d’autre qu’attendre un homme : qu’il me téléphone et qu’il vienne chez moi. J’allais au supermarché, au cinéma, je portais des vêtements au pressing, je lisais, je corrigeais des copies, j’agissais exactement comme avant, mais sans une longue accoutumance de ces actes, cela m’aurait été impossible, sauf au prix d’un effort effrayant. C’est surtout en parlant que j’avais l’impression de vivre sur ma lancée. Les mots et les phrases, le rire même se formaient dans ma bouche sans participation réelle de ma réflexion ou de ma volonté. Je n’ai plus d’ailleurs qu’un souvenir vague de mes activités, des films que j’ai vus, des gens que j’ai rencontrés. L’ensemble de ma conduite était factice. Les seules actions où j’engageais ma volonté, mon désir et quelque chose qui doit être l’intelligence humaine (prévoir, évaluer le pour et le contre, les conséquences) avaient toutes un lien avec cet homme :



             lire dans le journal les articles sur son pays (il était étranger)
             choisir des toilettes et des maquillages
             lui écrire des lettres
             changer les draps du lit et mettre des fleurs dans la chambre
             noter ce que je ne devais pas oublier de lui dire, la prochaine fois,
             qui était susceptible de l’intéresser
             acheter du whisky, des fruits, diverses petites nourritures pour la soirée ensemble
             imaginer dans quelle pièce nous ferions l’amour à son arrivée.



         Dans les conversations, les seuls sujets qui perçaient mon indifférence avaient un rapport avec cet homme, sa fonction, le pays d’où il venait, les endroits où il était allé. La personne en train de me parler ne soupçonnait pas que mon intérêt soudain intense pour ses propos n’était pas dû à sa façon de raconter, et très peu au sujet lui-même, mais au fait qu’un jour, dix ans avant que je le rencontre, A., en mission à La Havane, était peut-être entré justement dans ce night-club, le « Fiorendito » que, stimulée par mon attention, elle me décrivait avec un luxe de détails. De même, en lisant, les phrases qui m’arrêtaient avaient trait aux relations entre un homme et une femme. Il me semblait qu’elles m’apprenaient quelque chose sur A. et donnaient un sens certain à ce que je désirais croire. Ainsi, lire dans Vie et destin de Grossman que « lorsqu’on aime on ferme les yeux en embrassant » me portait à imaginer que A. m’aimait puisqu’il m’embrassait ainsi. Le reste du livre, ensuite, redevenait ce que toute activité a été pour moi pendant une année, un moyen d’user le temps entre deux rencontres.


    Annie Ernaux, Passion simple, Éditions Gallimard, Collection blanche, 1991, pp. 13-14-15.





    ■ Annie Ernaux
    sur Terres de femmes

    16 janvier 1989 | Annie Ernaux, Se perdre



    Retour au répertoire du numéro de septembre 2009
    Retour à l’ index des auteurs
    Retour à l’ index de l’éphéméride culturelle

    » Retour Incipit de Terres de femmes