Étiquette : Annie Le Brun


  • 2 décembre 1814 | Mort du marquis de Sade

    Éphéméride culturelle à rebours



        Le 2 décembre 1814 meurt Donatien Alphonse François (Louis Aldonze Donatien), marquis de Sade. Il meurt à l’asile de Charenton où il a été enfermé, après l’avoir été à Sainte-Pélagie, à Bicêtre. Sade aura passé une grande partie de sa vie à fuir ou à s’évader des geôles où il a été incarcéré pour escroquerie, mauvaises mœurs, orgies et débauches, séances de flagellations et crime de sodomie. En dépit de sa demande, Sade est enterré religieusement. Mais, conformément à son souhait, toute trace de sépulture disparaît.






    Le Marquis de Sade-  au ch-teau de Lacoste- sculpture de  Yasuo Mizui
    Ph., G.AdC







    LES CENT VINGT JOURNÉES DE SODOME


        En 1773, le marquis de Sade réussit à s’échapper du fort de Molians, en Savoie, où il est tenu prisonnier depuis le 8 décembre 1772. En 1777, alors qu’il vient de se rendre à Paris auprès de sa mère mourante, il est arrêté sur lettre de cachet et incarcéré au donjon de Vincennes. Après une évasion de trente-neuf jours, il est enfermé à la Bastille, le 29 février 1784.
        C’est au cours de son séjour à la Bastille ― qui dura 5 ans, de 1784 à 1789 ― que le marquis de Sade rédige Les Cent Vingt Journées de Sodome, roman qui met en scène, au château de Silling, dans la Forêt Noire, quatre libertins et leur sérail, hermétiquement cloîtrés dans leur demeure pendant quatre mois.
        Le 2 juillet 1789, des fenêtres de sa prison, Sade ameute les passants, criant « qu’on égorgeait, qu’on assassinait les prisonniers de la Bastille, et qu’il fallait venir à leur secours ». Le marquis de Launay, gouverneur de la Bastille, obtient le transfert de Sade au couvent de Charenton. Au moment de quitter la Bastille pour Charenton, Sade laisse derrière lui son précieux roman : une longue bande de douze mètres, constituée de feuillets de douze centimètres de large, collés bout à bout et couverts d’une écriture minuscule. Récupéré par Arnoux de Saint-Maximin, le « précieux rouleau » est remis entre les mains de la famille de Villeneuve-Trans.
        Le 2 avril 1790, Sade est libéré. De nouveau arrêté le 8 décembre 1793, il est condamné à mort l’année suivante, le 27 juillet 1794, puis remis en liberté en octobre de la même année. Le château de Lacoste est mis en vente en 1796. Sade vit dans la misère et se produit sur des scènes de théâtre. Une nouvelle arrestation, le 6 mars 1801, le conduit tout droit à Sainte-Pélagie. De là, il passe à Charenton, le 27 avril 1803.
        Après bien des péripéties, Les Cent Vingt journées de Sodome seront publiées pour la première fois à Berlin, en 1904, par Eugen Dühren, puis par Maurice Heine, de 1931 à 1935.
        En 1947, Jean-Jacques Pauvert se lance dans l’édition des Œuvres complètes. Dix ans plus tard, J.-J. Pauvert est condamné pour outrage aux bonnes mœurs pour avoir édité La Philosophie dans le boudoir, La Nouvelle Justine, Histoire de Juliette et Les Cent Vingt Journées de Sodome. Jugement confirmé en appel le 12 mars 1958.





    ANNIE LE BRUN


        Écrivain, poète, philosophe et critique littéraire, notamment spécialiste de l’œuvre de Sade (On n’enchaîne pas les volcans, Gallimard, 2006), Annie Le Brun a tenté de rendre compte de l’expérience des limites propre à cette œuvre. Dans l’article « Une perspective contre nature », paru dans le catalogue de l’exposition Corps à vif – Art et Anatomie, exposition qui s’est tenue au musée d’Art et d’histoire de Genève (18 juin-13 septembre 1998), Annie Le Brun replace Les Cent Vingt Journées de Sodome dans l’héritage culturel du « théâtre anatomique » de la Renaissance italienne.






    Anni Le Brun
    Image, G.AdC






    UNE PERSPECTIVE CONTRE NATURE (extrait)


        « Il reçoit la fille dans un cabinet rempli de cadavres de cire, très bien imités ; ils sont tous percés de différentes manières. Il dit à la fille de choisir, et qu’il va la tuer comme celui de ces cadavres dont les blessures lui plaisent le mieux ».*

        C’est grâce à cette cinquante-deuxième passion parmi les cent cinquante « de troisième classe, ou criminelles » d’entre les six cents exposées dans Les Cent Vingt Journées de Sodome que, tentant de concevoir, voilà dix ans, la première exposition consacrée au marquis de Sade**, je commençai à entrevoir le moyen de rendre visuellement compte d’une des plus extraordinaires aventures de la pensée. En effet, alors même qu’il me paraissait quasiment impossible d’illustrer celle-ci, le seul fait que, pour saisir un désir autrement irreprésentable, Sade ait recouru à un équivalent des cires anatomiques, fort prisées dans les cabinets de curiosités de ces années-là, me fut une précieuse indication. Non seulement à ce qu’il utilisait à ses propres fins un incontestable goût de l’époque pour ces représentations, mais en ce que, dans le même temps, il nous découvrait de ce goût l’origine inavouable.

        À partir de là, je m’aperçus que, contre toute attente, Sade pouvait ainsi être vu à travers ce qu’il réussissait à dévoiler de l’intérêt de ses contemporains pour certaines images. Images qui, montrant aussi bien telle catastrophe naturelle que tel exemple de mœurs sauvages, avaient en commun d’établir une inquiétante équivalence entre les égarements de la nature et les égarements des hommes, et par là d’explorer l’intérieur des êtres et des choses pour y mieux discerner ce qui agit les uns et les autres.

        C’est sans doute pourquoi, d’entre toutes ces images qui ont hanté la nuit du XVIIIe siècle, Sade aura porté une attention particulière aux représentations anatomiques, avant même d’avoir écrit quoi que ce soit, puisque dès le Voyage d’Italie qu’il rédige en 1776 ― soit presque dix ans avant le premier texte sadien que sont Les Cent Vingt Journées de Sodome ― il mentionne Florence comme la capitale de la céroplastie où, écrit-il, « le prince forme actuellement un cabinet d’histoire naturelle dont toutes les parties de détail m’ont paru bien remplies. Celle d’anatomie, toute en cire, est belle et complète. On désirerait cependant que le grand duc l’augmentât du cabinet d’un chirurgien de la ville nommé Galletti (sic). Cet homme a une collection en terre cuite, coloriée au naturel, de tous les différents accouchements et une jeune fille de neuf mois, en cire qui se démonte, et sur laquelle on peut faire un cours complet d’anatomie : morceaux tous achevés et qu’il cèderait volontiers à son maître. Mais on assure que l’économie dans laquelle on tient aujourd’hui ce jeune prince ne permettra pas cette acquisition qui serait cependant nécessaire dans le cabinet dont nous parlons. »***

        On remarquera d’abord l’exactitude des informations de Sade soulignant à juste titre le rôle déterminant dans l’histoire de la céroplastie du professeur d’obstétrique Galetti, secondé par le sculpteur Ferrini, avant que le naturaliste Fontana n’obtienne du grand duc de Toscane le transfert des pièces déjà existantes au Studio de physique et d’histoire naturelle du palais Pitti, pour y ouvrir la plus importante collection d’écorchés de cire.

        Néanmoins, ce qui pourrait passer pour la légitime curiosité d’un voyageur cultivé prend une tout autre valeur quand, après avoir évoqué, toujours dans le Voyage d’Italie, les quatre petits théâtres en cire réalisés en 1692 à 1695 par Zummo ou Zumbo, l’« inventeur » de la céroplastie ― « La Peste », « Le Triomphe du Temps », « La Corruption des Corps », « La Syphilis » ―, Sade y revient, presque dans les mêmes termes, dans l’Histoire de Juliette, où son héroïne, de passage à Florence, retrouve le chemin de la célèbre galerie, mais pour s’enthousiasmer à sa façon devant ces réalisations qu’elle découvre dans la « chambre des idoles » :

        « Une idée bizarre est exécutée dans cette salle. On y voit un sépulcre rempli de cadavres, sur lesquels peuvent s’observer tous les différents degrés de la dissolution, depuis l’instant de la mort, jusqu’à la destruction totale de l’individu. Cette sombre exécution est de cire, colorée si naturellement, que la nature ne saurait être ni plus expressive ni plus vraie. L’impression est si forte, en considérant ce chef-d’œuvre, que les sens paraissent s’avertir mutuellement : on porte, sans le vouloir, la main au nez. Ma cruelle imagination s’amusa de ce spectacle. À combien d’êtres ma méchanceté a-t-elle fait éprouver ces affreuses gradations !… Poursuivons : la nature me porta sans doute à ces crimes, puisqu’elle me délecte encore, seulement à leur souvenir. »****

        Le fait est qu’avec ces confidences de son intrépide héroïne, Sade déchire purement et simplement le rideau de l’objectivité scientifique, pour nous faire envisager derrière la réalité du « théâtre anatomique » un tout autre théâtre. Un tout autre théâtre dont le fondement est de nous révéler la plus inattendue des évidences : pour susciter tant de trouble, ces représentations anatomiques ne peuvent avoir été engendrées que dans un aussi grand désordre sensible. Et cela au point de se demander si la théâtralité, qui caractérise ces images depuis leur apparition au cours du XVIe siècle, ne sert pas autant à contenir ce désordre sensible qu’à en exprimer la puissance.

        Nul doute que cette théâtralité compta pour beaucoup dans la fascination du XVIIIe siècle finissant pour les collections de cire proposées aux amateurs de Florence, Paris, Vienne et d’ailleurs. […]



    Annie Le Brun, Une perspective contre nature in De L’éperdu, Éditions Stock, 2000 ; Gallimard, Collection folio essais, 2005, pp. 397 à 402.





    * Donatien Alphonse François de Sade, Les Cent Vingt Journées de Sodome, Œuvres complètes, Pauvert, 1986, page 393.
    ** Petits et grands théâtres du marquis de Sade, Paris, Art Center, 1989.
    *** Donatien Alphonse François de Sade, Voyage d’Italie, Fayard, 1995, page 61.
    **** Donatien Alphonse François de Sade, Histoire de Juliette, ou les Prospérités du vice, quatrième partie, Œuvres complètes, op. cit., 1987, page 19.





    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Terres de femmes)
    2 juin 1740 | Naissance du marquis de Sade (extrait d’Aline et Valcour)
    → (sur Post-Scriptum, revue de recherche en texte et média)
    Sade : « un théâtre de l’irreprésentable, une conscience physique de l’infini », un compte rendu de Geneviève Quevillon sur On n’enchaîne pas les volcans, d’Annie Le Brun, un ouvrage autour de Sade, paru chez Gallimard en 2006
    → (sur booksgoogle.fr)
    Sade et la loi, de François Ost (Odile Jacob, 2005)
    → (sur Terres de femmes)
    11 janvier 1771 | Mort de Jean-Baptiste de Boyer, marquis d’Argens
    → (sur Terres de femmes)
    Annie Le Brun | Chacun de mes masques scintillants (extrait d’Ombre pour ombre)
    → (sur Terres de femmes)
    Imperceptiblement le lichen tétanise l’espace (extrait d’Ombre pour ombre)
    → (sur Terres de femmes)
    Annie Le Brun | J’ai été un automne décisif (extrait d’Ombre pour ombre)




    Retour au répertoire de décembre 2010
    Retour à l’ index des auteurs
    Retour à l’ index de l’éphéméride culturelle

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • 6 avril 1917 | Naissance de Leonora Carrington

    Éphéméride culturelle à rebours



    Le 6 avril 1917 naît à Clayton Green, dans le Lancashire, Leonora Carrington, issue d’une famille de riches industriels du textile.





    Carrington Autoportrait
    Leonora Carrington,
    Autoportrait (L’auberge du cheval de l’aube), 1937-1938
    Huile sur toile, 65 x 81,2 cm
    Collection Pierre et Maria-Gaetana Matisse
    New York City, The Metropolitan Museum of Art
    Source







    En 1936, inscrite à l’Académie d’art créée à Londres par Amédée Ozenfant, elle visite l’Exposition internationale du Surréalisme aux New Burlington Galleries. Sa rencontre, en 1937, avec Max Ernst, marquée par un coup de foudre réciproque, l’entraîne dans une relation triangulaire entre elle, Ernst et son épouse, Marie-Berthe. Cette relation lui inspire une nouvelle, Le Petit Francis. Auteur du Cornet acoustique, Leonora Carrington, célèbre pour ses peintures d’inspiration surréaliste, vivait à Mexico, où elle est morte le 25 mai 2011.

    Une exposition « Leonora Carrington, la mariée du vent » a été présentée à la Maison de l’Amérique latine, à Paris, du 30 mai 2008 au 18 juillet 2008.






    EXTRAIT DE LEONORA CARRINGTON, LA MARIÉE DU VENT D’ANNIE LE BRUN


    « Nous sommes en 1937. Et il ne faut pas attendre longtemps pour que Max Ernst nous la présente, « bon vent, mal vent », dans sa préface à la Maison de la peur de Leonora Carrington. Bien sûr, il est follement amoureux d’elle, comme elle l’est de lui. Et bien sûr, depuis lors, la pauvreté et l’abondance des commentaires, tour à tour ou en même temps universitaires, psychologiques, esthétiques, féminins, féministes, ont empêché de voir à quelle lumière d’éperdu, pour l’un et pour l’autre, « l’inconscience du paysage devient complète ». Ainsi se sera-ton bien gardé de chercher pourquoi Max Ernst commence par se demander si « la femme dont le haut du bras est cerclé d’un mince filet de sang, ne serait autre que la Mariée du vent ». Et pourquoi les questions s’enchaînent les unes aux autres : « Qui est la Mariée du vent ? Sait-elle lire ? Sait-elle écrire le français sans fautes ? De quel bois se chauffe-t-elle ? » Que veut donc Max Ernst ? Est-il indécis ? Hésitant ? Certainement pas. Cette « Mariée du vent », seul lui importe de la reconnaître.

    Car elle lui est apparue, dix ans plus tôt, comme en témoignent trois toiles de 1927, justement intitulées La Mariée du vent, où, à chaque fois, un entrelacs de chevaux impétueux, comme échappés des « hordes » de la même époque, devient le centre tourbillonnant du tableau, dont l’organisation et la beauté tourmentées rappellent celles des Deux Jeunes Chimères et de la scène d’érotisme sévère, aussi de 1927 […]

    A-t-on voulu ignorer la puissance visionnaire de ce qui s’est joué dans la jungle des formes courant à la rencontre du désir ? A-t-on voulu oublier qu’il y allait de la poésie comme exacte mesure des « influences mystérieuses qui régissent la vie des hommes » et que la grandeur du surréalisme aura été de tout mettre en œuvre pour nous en apporter les preuves bouleversantes ? […]

    Alors, comment ne la reconnaîtrait-il pas, un an plus tard, la « Mariée du vent », sous les traits de Leonora Carrington, pour qui les apparences ont si peu d’importance que, dans son autoportrait de 1938, le cheval à bascule, la couronnant comme une immense parure de tête, va donner au tableau sa structure tournoyante qui emporte d’abord le regard vers l’échappée d’un cheval blanc dans un paysage d’aube, pour d’autant mieux ramener l’attention sur une hyène noire, aux yeux bleus et aux mamelles gonflées, qui se tient en arrêt au centre de la scène, face à la jeune femme en tenue cavalière ? Comment ne la reconnaîtrait-il pas, la « Mariée du vent », dans l’innocence de celle qui dévoile quelle sauvagerie veille à l’aurore des choses comme à la naissance des rêves ? Car, à y bien regarder, ce n’est pas à l’éclat de quelque étoffe que les jambes de la jeune femme doivent d’être le centre lumineux du tableau, mais à une blancheur animale évoquant celle d’un pelage ou celle de la robe improbable dont sont revêtues les cavales du rêve. Et il n’est pas jusqu’aux petites bottines noires de la cavalière qui n’annoncent les sabots luisants dont Max Ernst va bientôt chausser nombre des apparitions de Leonora Carrington dans sa peinture des années suivantes.

    De sorte qu’on se sera beaucoup trompé à vouloir expliquer ce qui a lié et séparé les amants, à partir des grilles en mou de veau de la femme-enfant ou de la femme-muse, alors que ce sont, à l’évidence, les trajectoires du rêve qui, de part et d’autre, ont déterminé leur rencontre.

    Peut-être même, quand ils se retirèrent en 1938 à Saint-Martin d’Ardèche pour construire leur monde au moment où le monde était au bord de la destruction, ont-ils cru, comme Max Ernst l’avait rêvé, quinze ans plus tôt, dans un de ses tableaux les plus érotiques, que « les hommes n’en sauront rien. »


    Annie Le Brun, Leonora Carrington, La Mariée du vent, Maison de l’Amérique latine/Gallimard, 2008, pp. 31-39.




    Ernst - Carrington
    Source





    ■ Voir aussi ▼

    → (sur America Latina)
    « L’aventure surréaliste de Leonora Carrington, évoquée par l’écrivaine Elena Poniatowska »





    Retour au répertoire du numéro d’avril 2009
    Retour à l’ index de l’éphéméride culturelle
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes