Étiquette : Antoine Jockey


  • Rabih el-Atat | [dans l’émail de la tasse une fissure]




    Mur-separe-mexique-etats

    «dans l’émail de la tasse une fissure
    m’aide à contempler
    le cercle de mon enfance »







    [DANS L’ÉMAIL DE LA TASSE UNE FISSURE]




    dans l’émail de la tasse une fissure
    m’aide à contempler
    le cercle de mon enfance



    […]



    la vie est un insecte qui meurt
    dans la toile d’une araignée
    morte



    […]



    un murmure
    donne couleur
    au vide



    […]



    en même temps
    à la source et à l’embouchure
    le fleuve



    […]



    au bout du gant rapiécé
    un fil
    me relie à ma mère




    Rabih el-Atat, humeurs vagabondes, édition bilingue, éditions érès, Collection PO&PSY princeps, 2019. Poèmes traduits de l’arabe par Antoine Jockey. Dessins d’Odile Fix.






    Rabih el-Atat




    _________________
    NOTE d’AP : cet ouvrage est disponible en librairie à partir du 14 mars 2019.





    RABIH-EL-ATAT





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  • Ashur Etwebi | Sous le citronnier lunaire



    [SOUS LE CITRONNIER LUNAIRE]



    Sous le citronnier lunaire
    Les tranches rouges de pastèques
    Se livrent aux becs des oiseaux assoiffés



    L’oiseau n’a que le ciel
    Le jour n’a que la parole
    L’étoile n’a que la nuit
    Les ronces n’ont que le mur
    Le vieil adorateur n’a qu’un semblant de sagesse



    Un pied dans le sable et l’autre dans l’eau
    Ainsi le poème échappe à sa première mort

    Une main dans le feu et l’autre dans l’air
    Ainsi la mélodie échappe à sa première mort

    D’un univers entièrement nu
    Naît la poésie




    Ashur Etwebi, Le Chagrin des absents, éditions érès, Collection Po&psy, 2018, s.f. Poèmes traduits de l’arabe (Libye) par Antoine Jockey. Dessins de Yahya Al-Sheikh.






    Ashur Etwebi






    ASHUR ETWEBI

    Ashur Etwebi Portrait
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  • Mazin Mamoory, Cadavre dans une maison obscure

    par Angèle Paoli

    Mazin Mamoory, Cadavre dans une maison obscure,
    Éditions LansKine, Collection Ailleurs est aujourd’hui,
    Domaine irakien, 2018.
    Traduit de l’arabe (Irak) par Antoine Jockey.



    Lecture d’ Angèle Paoli



    « NE T’INQUIÈTE PAS, MÈRE, NOUS NE FAISONS QUE MOURIR »



    Il est des livres qui surgissent comme des obus dans nos intérieurs calmes et douillets. Qui ne vous lâchent plus et qui vous fouaillent le corps et le cœur. Sans répit. Ainsi de ce Cadavre dans une maison obscure, qui a fait irruption avec la violence d’un souffle venu d’ailleurs, et qui tire la lectrice que je suis des tempêtes rageuses qui sévissent sur mon île, vers un univers calciné où les cadavres, bannières déchiquetées, pendent aux fenêtres. Où les corps se disloquent sous la fureur des coups tortionnaires tandis que les explosions achèvent de semer le chaos. Nous sommes en Irak et la guerre fait rage. Odeurs de TNT et de C4, submergeant la puanteur des corps vidés de leur sang et des chairs livrées aux charognes. Nous voilà ramenés sans ménagement, au fil des pages, plusieurs années en arrière, au cœur d’un carnage, dans la « braise sournoise » allumée par « le facteur américain ». Premier épisode, 1999. Puis 2003. « La guerre n’aura pas de fin ». C’était hier. Et c’est encore aujourd’hui.

    Les textes qui composent ce recueil sont l’œuvre du poète irakien Mazin Mamoory. Le narrateur, ce « je » qui décline ses actes et ses pensées tout au long des poèmes, victime des carnages et des crimes perpétrés dans son univers désossé, en est aussi le témoin abasourdi. Face à l’absurde qui règne en maître, face à l’incompréhension que celui-ci fait naître, et à la folie qu’il engendre, seule l’énonciation permet de survivre au désordre. Un désordre que revendique le poète dès le poème d’ouverture : « Mes sorcières fêlées » :

    « Ce désordre représente mes hantises éparpillées

    La noirceur de mes rêves

    Mes arbres calcinés par le soleil

    Le bruit des explosions et la suie de leur fumée colorée ».

    Avec la mise en mots, une forme d’humour, parfois grinçant et âcre, souvent à la limite du joke, se fraie un passage. Il maintient la juste distance pour ne pas sombrer. C’est que Mazin Mamoory est un poète. Un grand poète. Qui sème avec lui les trouvailles au plus fort de l’horreur. Ainsi de l’interrogation faussement naïve formulée dans « Braise ». Interrogation qui ne laisse pas de surprendre, voire de faire sourire :

    « Tout cela est très simple et compréhensible, mais ce que je ne comprends pas c’est comment la braise est passée de l’Amérique à l’Irak. Est-ce possible qu’elle ait ouvert une brèche dans l’océan et atterri dans ma maison ? »

    Chaque poème — c’est de textes en prose qu’il s’agit — est constitué d’une succession de tableautins séparés par des interlignages. Les enchaînements d’actions se font par ricochets de manière itérative (par reprise de termes identiques). Et comme dans les films comiques que dominent les gags, on assiste à des réactions « boule de neige » qui, en roulant, vont crescendo. Ainsi dans « Chute » :

    « Le jour où je suis tombé de vélo, le cœur de ma mère a chuté et a roulé comme une boule de billard

    Le jour de mon mariage, je suis tombé de son cœur

    Et le jour où la guerre l’a fait pleurer, le monde s’est écroulé »

    Le sourire un instant esquissé s’efface pour laisser place à la douleur. L’un et l’autre adret des émotions se jouxtent, simultanément, dans un espace et son contraire, immédiatement réversibles. C’est là, me semble-t-il, une des caractéristiques prédominantes de l’écriture de Mazin Mamoory, qui fait sa force.

    Au demeurant, même si un lien subsiste d’un énoncé à l’autre, il y a toujours quelque part une incohérence qui se glisse. Parce que, écrit le poète, « nous sommes toujours irrationnels » et que, « [d]evant la porte des autres, la raison est une occasion de fuir la réalité. » Si bien que le décalage est permanent entre une réalité et la perception parfois fantaisiste qui en est transmise. Le glissement se fait le plus souvent par la confrontation inattendue abstrait/concret ou par le passage du général au particulier (ou inversement).

    Ainsi de ce constat :

    « L’usage de la mort ressemble à l’usage d’une vieille paire de chaussures ».

    Et dans le même poème où il est fait allusion aux combats de 2003 :

    « Il m’a dit : il ne reste que le sang, et il est froid et bleu depuis 2003

    Tout ce que j’ai vu dans la ville est bleu

    Et de plus en plus froid

    Ma voiture aussi est bleue. Quelle coïncidence que mon sang en soit le carburant »

    De même pour cette image terrifique engendrée par le rapprochement inattendu entre le sort du poisson et celui de l’épouse :

    « Lui a fini dans la cuisine, et moi dans les bras de ma femme ou de ce qui en restait pendant la guerre. »

    Et le poète de peaufiner le tableau par cette affirmation féroce :

    « Chacune aura un poisson pour mettre au monde des enfants invalides de guerre » (in « Identité pour personne »)

    L’enchaînement logique qui est à l’œuvre d’un paragraphe à l’autre échappe à la discursivité d’occidentaux cartésiens. Chaque poème apporte son contingent d’images terrifiantes, — « visages défigurés qui ressemblent à des pièces détachées », visage du narrateur évidé de sa chair et collé à un mur —, difficiles à imaginer, difficiles à soutenir ; en même temps que son pesant d’impuissance :

    « Scotché au mur, mon corps fume une cigarette, voit les gens se

    rassembler et pleurer

    je tente de le détacher du mur pour marcher dans la rue »

    et de désespoir :

    « Nulle main à la maison ne tient ce que je désire

    Nul objet ne m’aide à te toucher à la fin de la nuit »

    Malgré les abominations auxquelles il faut faire face, chacun s’adapte à la situation et la vie continue :

    « Ma tête est devenue écrou fixé au bord du fleuve autour duquel le monde tourne »

    Quant aux germes de cette effroyable boucherie, c’est au sein de la religion qu’il faut les chercher. Les allusions au tandem guerre/religion sont récurrentes. De sorte que si la guerre est confessionnelle, la femme du poète l’est tout autant. Mais, qu’il s’agisse de l’épouse ou de la guerre, les raisons sont irrecevables car rattachées à des mobiles futiles ou à des interdits absurdes. Que l’on soit chiite ou sunnite, ce qui compte, c’est l’aspect extérieur, seul à même de « démontrer » une identité :

    « En 2003, je devins chiite car j’habitais une ville sous contrôle de milices chiites. Si j’avais vécu dans la ville de Ramadî, je serais certainement devenu sunnite, sans que personne ne demande mon avis »

    Ou encore :

    « On dit que c’est une guerre confessionnelle et cela justifie tout

    N’importe quel sunnite peut tuer n’importe quel chiite »

    Et le poète d’ajouter un peu plus loin :

    « Ma présence en Irak signifie que je suis en conflit avec les autres  »

    Face à l’irréductible vérité et à l’étau qui broie les peuples dans les rouages de la mort, quelle issue possible ? Le poète, lui, s’en remet à cet humour indéfectible qui lui fait dire :

    « Ne t’inquiète pas, mère, nous ne faisons que mourir »

    Pour tenter de colmater les brèches qui le labourent, le poète opte pour une forme de légèreté obstinée :

    « Il ne me reste qu’à trouer mon corps, à avancer contre le vent

    puis à planer au-dessus de la corde à linge »

    Dérisoire, la « corde à linge » est la constante colorée et légère de ce qui reste lorsque tout s’effondre autour de soi.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Mazin Mamoory






    مازن معموري
    (MAZIN MAMOORY)



    Mazin Mamoory 2
    Ph. D.R.



    ■ Mazin Mamoory
    sur Terres de femmes

    Ma femme est confessionnelle (extrait de Cadavre dans une maison obscure)



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    la fiche de l’éditeur sur Cadavre dans une maison obscure





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  • Mazin Mamoory | Ma femme est confessionnelle



    MA FEMME EST CONFESSIONNELLE



    Pour prouver qu’elle est chiite, ma femme accroche une bannière verte au-dessus de la porte de la maison.
    Moi je me rase la barbe et porte des vêtements de jeune afin de de signifier ma laïcité.
    Le sunnite se rase la moustache et laisse pousser sa barbe,
    comme le chiite
    Ils s’habillent en noir et s’entretuent

    La guerre n’aura pas de fin

    Les signes de reconnaissance se renouvellent
    mais ne cessent d’écrire la haine du blanc
    Toutes les belles choses sont blanches
    Toutes les choses hideuses sont noires

    Je me suis mis à colorer les choses en commençant
    par les meubles, et parfois je verse volontiers des couleurs
    sur ce qui est blanc ou noir
    Mais souvent ma femme les essuie avec un chiffon blanc ou noir
    pour m’assurer qu’elle est différente de moi
    Et me dit : tu es un homme de couleur et un jour je te laverai

    Dans le quartier chiite, tu es chiite avec une identité chiite.
    Dans le quartier sunnite, tu es sunnite avec une identité sunnite.
    Et tous s’envoient des grenades
    Comme ils s’envoient les enfants dans des sacs en grosse toile,
    pour l’amour de Dieu

    J’ai atteint Nemrod le géant
    Son cœur palpite dès qu’on touche une terre ancienne
    Des torrents d’histoires deviennent navires fins prêts pour la guerre. Les monstres féroces arrosent les collines de sang

    Le film ne prend pas en compte le hurlement du métal et les barricades
    Seul le silence est à même de bien parler d’une tour endormie sous les nuages

    J’ai plié la scène et l’ai glissée dans ma poche
    Je suis monté dans une voiture boiteuse comme mon ombre
    J’ai vu Nemrod pourchasser la voiture et faire signe
    avec le mouchoir de sa femme tombé de son cœur lumineux




    Mazin Mamoory, Cadavre dans une maison obscure, Éditions LansKine, Collection Ailleurs est aujourd’hui, Domaine irakien, 2018, pp. 21-22. Traduit de l’arabe (Irak) par Antoine Jockey.






    Mazin Mamoory






    مازن معموري
    (MAZIN MAMOORY)



    Mazin Mamoory 2
    Ph. D.R.




    ■ Mazin Mamoory
    sur Terres de femmes

    Cadavre dans une maison obscure (lecture d’AP)



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    → (sur le site des éditions LansKine)
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