Étiquette : Antoine Wauters


  • Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour

    par Isabelle Lévesque

    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour,
    Cheyne éditeur, Collection grise, 2014.
    Préface d’Antoine Wauters.



    Lecture d’Isabelle Lévesque





    Mon sens se givre.





    Tout recommencer : d’un coup refonder l’alphabet.

    Je, d’un accident ou d’amour, au comble, le narrateur sujet sans verbe, contre quel nom a-t-il buté ? Un arbre, une phrase : les substantifs inondent la ligne. Le titre lui-même où se fonde « je » identité bouleversée, virgule en tête : avant la causale ? Les deux noms de l’alternative seront exposés dans le texte comme des équivalents ou le fruit conjoint de la rencontre (chamboule-tout).

    Parenthèse enchantée d’une semaine à Paris au mois d’août ou début d’un amour fort et durable, amour d’acier ou de fonte ?

    Hadrien, le narrateur, sort du travail à 17h30, fait un tour au jardin du Luxembourg et fait la rencontre d’Adèle aux yeux verts assise sur l’une des mythiques chaises vertes (en acier ou aluminium) du parc parisien. Le mythe se concentre sur un prénom, une couleur fondatrice, le vert (le thé bu ensemble l’est lui aussi). La jeune femme lit Sur la plage de Chesil, de Ian McEwan, qui leur donnera une accroche pour les mots de rencontre. La difficulté à se trouver physiquement dans l’amour pour les personnages du romancier anglais contraste avec l’entente immédiate d’Adèle et Hadrien. Amour parfait : sensuel et intellectuel. Goûts philosophiques, littéraires, gastronomiques, œnologiques… Et union physique… Tout est partage : unisson. Promenades dans Paris et discussions le jour, amour la nuit. Hadrien s’absente de son travail, se déclare malade. Mais, le cinquième jour, Adèle doit reprendre le train Gare de l’Est, pour, à 300 km de Paris, retrouver Martin… De son côté, Hadrien a rompu l’histoire routine et « déroute » avec Delphine. Envahi par la pensée d’Adèle et son départ douleur, Hadrien perd le contrôle de sa voiture et percute un arbre. Coup de foudre ou/et choc : la tête sur le volant, grand bruit dedans, son langage se trouble. Les verbes disparaissent de ses phrases.

    Adèle, partout des noms glissent et phrases autres : syntaxe troublée. Hadrien entreprend d’écrire le livre de son amour pour Adèle. Mémoire intacte d’Hadrien.

    Loïc Demey dit avoir eu cette idée en entendant Arthur H chanter le poème d’amour sensuel de Gherasim Luca, Prendre corps, dans lequel les verbes sont remplacés par des noms ou des adjectifs qualificatifs. Mais sa langue dans Je, d’accident ou d’amour invente. Ce qui pourrait n’être qu’un procédé un peu mécanique et lassant, devient, au contraire, une langue souple et sensuelle, humoristique parfois aussi (« Je m’acier »). Forme inattendue pour une rencontre unique.

    Parfois le nom sonne comme un verbe et produit un curieux effet polysémique : « Mon sens se givre », « Je me lit, je me draps et les rideaux tirés ». Les mots glissent, refondent, se substituent à d’autres. Les expressions toutes faites se reconstruisent autrement. Pas assise en tailleur : « Hier soir encore, ici-même, assise en couturier après l’amour et bouteilles de vin blanc tiède. » Tout ce que fait Adèle entre en langue nouvelle traduisant son exception. Déroge à la règle Adèle (unique !). Des mots disparaissent, simplement, établissant le nouvel ordre syntaxique et temporel de l’ère Adèle : « Elle se saphir dans le regard, paupières précieuses et clignements. / Je la lèvres. Enfin. » Un nom en remplace un autre : « Plus rien d’importance depuis cette fille sur une chaise verte du jardin du Luxembourg, voiliers miniatures et lecture de poche. » (lecture/livre) Langue bouleversée pour dire le bouleversement de la vie depuis la rencontre.

    Jours heureux dans Paris. L’éditeur nous apprend que l’auteur vit en Lorraine, à Hagondange, qui pourrait bien être aussi la ville où habite Adèle. Région de la sidérurgie, le métal est le matériau du texte : ainsi les amoureux en bateau-mouche admirent le Pont-au-Double, constitué d’une arche en fonte avec des entretoises d’acier, couvert de cadenas, comme la passerelle du Pont des Arts, mêlant les signes anonymes des amoureux qui passent là et veulent laisser une trace. Autrement nommé Pont des amoureux, pour Adèle et Hadrien… Le moment de la séparation est particulièrement sidérurgique : « Un enlacement, un dernier contact. Un ultime baiser. Elle se fauteuil, je m’acier. Elle se fusion, s’effusion. Je me sidérurgie, me sidération. On se laminoir et anéantissement. » Volcanique assise, ébullition syntaxique mimétique de la fusion organique et du coup de foudre.

    Initier les lettres. Adèle. Point zéro, voyelle origine. Or Adrien a dérapé : -h- incidemment vient débuter le nom. Patronyme, non. Adam et Eve, on est là. Tout commence : on va dire comment ? 1. Chaque fragment numéroté, de 1 à 16, enclenche. Un acte, une page du scénario, une scène ou le pitch. Adèle a envahi la trame : pratique, le –a– amorce et son nom prolifère en tête, en livre :

    « Elle m’obsession. »

    Le lexique dénote sa présence par son nom (appel, rechute, envahissement). Tout semble actualisé : « [h]ier soir encore, ici même », simultanément, partout, toujours Adèle. L’éternité dans le présent des pensées rassemblées. Dit l’excès, la redondance « depuis cette fille sur une chaise verte du jardin du Luxembourg ». Point zéro passé par. Met Delphine au placard et les mots derrière où se bousculent les idées. Verbes absents (décimés) restés dans pensée logique — or Adèle. Un autre temps. Conjugaisons devenues encombrantes. Ralentisseurs. Les verbes ont vécu :

    « Mon langage se confusion ».

    Les pronoms, excès, sujet-objet, les deux. La mesure, c’est elle. Où ? Si loin. Repart d’où elle vient (300 kilomètres) et le narrateur en désordre loupe un virage, la syntaxe, se cogne et rien de possible.

    Or cet ébranlement, hébétude d’un nom totem sur les lèvres, trouble la diction qui se calque sur le ressenti limité à elle (Adèle), soumis à une incapacité prédictive. Des noms seuls, juxtaposés, phrases courtes et aléatoire passionnel : « désordre », « confusion », « amour », « au revoir », « cadeau d’un baiser ». En lieu et place du verbe, des noms entiers sans la dispersion passé/présent/futur des temps de conjugaison. En apnée, la syntaxe :

    « Je dérapage. Un arbre. Ma tête se coup dans le volant […]. Depuis ma pensée se confusion et mon langage se désordre. »

    Au dérapage de perdre, l’oiseau s’envole, Adèle sur le quai repart et boum ! La langue de stupeur avale les verbes incapables. Tout se substantive — verbes de l’ordre de la vie rangée disparus. Alchimie, Adèle est passée :

    « Mégot dans le cendrier lorsque sonnerie du téléphone. Cinquième appel, patiemment et nerveux. Nouveau, long temps du message. Delphine se colère et se plaintes.

    Mais Adèle, rien qu’Adèle. »

    Et Delphine ? Stop.

    Horizon sémantique et seul horizon d’un nom qui occupe l’espace, le nouvel espace (le cœur). Autour, rien : une périphérie ordonnée et vide, « [e]n cause d’Adèle ? ». Monde soumis à la rencontre : lettres de l’alphabet de son nom d’où tout dater. « Jour premier » sans elle, temps caduc. Comme un enfant revenu à une pulsion immédiate et accaparante : c’est pourquoi cela gagne la langue. Rien n’échappe, la grammaire subit l’accident d’Adèle (l’enchantement).

    Son apparition déclenche les mots-lumière :

    « Elle me soleil et m’étoiles, je me des astres à venir. »

    Dialogue limité, centré sur l’essentiel à dire :

    « Hadrien.

    — Adèle. »

    Pas plus. Jour premier encore, ils se retrouvent et corps :

    « Mais nous, ici et uniquement. »

    Le passé dit brièvement n’a pas la force :

    « Je l’affection aussi Delphine. Mais, depuis quelques mensualités, nos sentiments se pâles et se fades. Le rouge se rose et le blanc se boue. »

    Pas debout, le passé se range derrière. Quand Adèle prend le pas, des groupes nominaux (classiques) étayent le texte – ou le sapent :

    « Une déclaration, une dernière phrase. Un ultime mot. »

    Avant le départ d’Adèle : la syntaxe classique existait mais depuis que le wagon s’est éloigné, tout se nominalise. Le nom, au cœur de la phrase, semble un verbe absolu, non modalisé, non conjugué. Noyau absolu du sens. Comme si deux époques, l’avant / l’après Adèle, avaient été culbutées en fossé. Mort du conjugué qui borne et limite. Éternité de maintenant gagnée. Mythe fondé.

    Pour finir, les verbes d’Adèle dans une lettre, restitués à l’infinitif absolu des promesses. Et là, miracle, la structuration syntaxique du dernier fragment, le 16 (« J’ai reçu, ce matin, d’Adèle une lettre. »), de nouveau vacille :

    « Car je, d’un accident et d’amour. »



    Isabelle Lévesque
    D.R. Isabelle Lévesque
    pour Terres de femmes





    __________________________________
    1. L’épigraphe du livre dit : « Au commencement était le Verbe (…)». / Évangile selon Jean.





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    LOÏC DEMEY




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  • Antoine Wauters, Nos mères

    Antoine Wauters, Nos mères,
    Éditions Verdier, 2014.



    Lecture d’Angèle Paoli



    L'écriture prend le relais des chimères anciennes
    Ph., G.AdC







    « DIEU BÉNISSE NOS DISPARITIONS »



    Mères plurielles, les mères de fiction d’Antoine Wauters sont celles à qui l’enfant de Nos mères s’adresse sans jamais dire « maman ». Dès les premières pages, la lectrice que je suis est surprise par cette pluralité maternelle à laquelle rien, ni dans ses lectures ni dans sa vie, ne l’a préparée. S’agit-il de plusieurs mères différentes, construites sur le même moule, aux réactions identiques ? Interchangeables ? Ou, au contraire, d’une même et unique mère, démultipliée au travers du kaléidoscope de l’imagination de ses nombreux enfants ? Le « nous » enveloppe-t-il plusieurs enfants d’une même fratrie ou bien un seul et unique sujet, confronté aux multiples accoutrements de son être et tenu à l’étroit dans une enveloppe charnelle à laquelle il tente d’échapper ?


    « Elles nous aiment, c’est évident, simplement elles ne supportent plus grand-chose depuis qu’elles sont seules avec nous » ? confie la voix narrative qui mène le récit dès l’incipit de Nos mères, dernier roman d’Antoine Wauters publié chez Verdier. Il faut un temps de lente et patiente immersion dans le récit, pour s’approprier cette démultiplication de voix et pour faire siennes, dans le déploiement de leur multiplicité, ces pluralités étranges qui résultent cependant du choix délibéré d’un enfant. Et, derrière l’enfant, de celui d’un jeune auteur dont l’écriture, par son originalité même et par son inventivité, ne cesse de surprendre.


    L’enfant, c’est Jean. Jean aux voix multiples, qui s’invente toute une compagnie de son âge pour tenter de survivre. « Comme si j’étais plusieurs enfants et toi plusieurs mères à la fois, et comme si tout ce que je souhaitais finalement c’était ça : diluer nos souffrances en fragmentant nos vies. » Ainsi s’exprime Jean Charbel dans l’exergue de la première partie du récit, livrant la clé maîtresse de Nos mères. Jean qui se dédouble en Charbel et donne vie, tout au long du premier volet du roman, à « de petites extensions farfelues » qui peuplent son imagination et habitent sa détresse : Moukhtar, Tarek, Pierre, Abdel Salam ; ou encore Tarek, Joseph, Charles, Nizar, Maroun et Abdel Salam. C’est-à-dire Luc. Luc, petite fille triste à qui Jean confie ses chimères. Luc qui annonce la belle et sensuelle Alice de la seconde partie du roman. Alice de Montecucculi, qui combine dans son nom les merveilles des pays du Nord et les bouillonnements ardents du Sud. Alliage salvateur qui conduira Jean vers des hauteurs lumineuses et jusque dans des profondeurs insoupçonnées.


    Mais le chemin est long avant la rencontre d’Alice. Et il faut s’imprégner, dans ce récit de formation « cruel et tendre à la fois », des aventures de Jean et de celles de sa tribu. Lesquelles se déroulent en lieu clos, dans la grotte appelée aussi « taupinière » ou « cage de Faraday ». Le temps est à la guerre et les journées sont rythmées par les tirs de kalachnikovs ou de M16 : TATATATA/PAN/TATATATA. « Petites gifles bien cadencées » qui donnent son phrasé au roman. Qui ponctuent le récit, martelé par les onomatopées sèches : gifles qui pleuvent, pluies de balles qui déchirent l’espace et, plus tard, dans le second volet du récit, déflagrations provenant d’une carrière, qui exhument, avec les tirs de mines, le souvenir des bombes et d’une vie passée à inventer la grotte et à l’animer de fantasmagories et de cavalcades.


    « C’est la guerre, le chaos, la guerre et le chaos.
    Je m’endors avec des bruits de balles dans la tête et me réveille avec. D’autres fois, c’est le silence que j’entends (des trêves, des cessez-le-feu). Ensuite, ça redémarre et ça n’en finit plus.
    TATATATA !
    PAN !
    TATATATA ! »


    Le père de l’enfant est mort, « mort dans la boue des poussières d’obus », transformé en « caramel fondu au soleil » ; et les mères de Jean — exclusives, passionnées, autoritaires, douloureuses, poignantes, folles d’amour pour l’homme qu’elles ont perdu et pour le fils qui leur reste — tentent de protéger l’enfant de la guerre, de lui construire un avenir hors du cocon où elles l’enserrent. « Nos mères, excessives, toujours ». « Paradoxales, toujours. »


    Exclue du monde de Jean, de son théâtre d’ombres et de ses rituels, la mère insiste, tenue à l’écart des mille « cairns » que l’enfant a semés sur son passage, afin de tenir debout et de ne pas sombrer dans la folie. Qu’y a-t-il derrière le rideau, insiste-t-elle, qu’y a-t-il derrière ce « lourd voile de douleur » ? Derrière, il y a le cadavre du père. Mais il y a aussi Luc et Walid, Maroun, Pierre et Mona ; il y a Jean et sa nombreuse compagnie chimérique, « enfants de la ruine et de l’oubli ». Qui tentent de vivre « dangereusement et violemment ». Et s’inventent des mondes, « pour faire diversion ». Pourtant, au plus fort du tumulte et du désarroi, il reste toujours les langues pour chanter pour sourire, « les langues des rifs et des rochers troués de partout pour le rapide passage et le torrent vital et nous sourions ».


    Avec la mort du grand-père, une fois accompli le rituel funéraire de feu et d’eau inventé par les enfants, prend fin la période libanaise du premier volet — « Parler de tout et de n’importe quoi » —. La vie de Jean bascule. À l’autre bout du monde, quelque part dans un village du Nord de l’Europe où l’attend sa famille d’accueil, s’ouvre un monde nouveau, étranger au monde originel de l’enfance méditerranéenne. Une nouvelle famille surgit, avec ses us et coutumes que Jean s’efforce de comprendre ; tout en renâclant et en se rebiffant. Un monde où s’affrontent les sentiments ambivalents de tendresse et de révolte. Échapper à l’emprise de la nouvelle mère, pétrie de souffrances et de frustrations. Sophie, qui s’abîme jour après jour dans la dépression. Sophie, si généreuse et si fragile, implorante et désespérée, qui pleure son père dans son sommeil. Sophie, dont l’histoire douloureuse s’éclairera dans le troisième volet du récit : « Un souvenir de mon père, avais-tu dit ». Jeune femme sur qui, en attendant, il faut veiller sans cesse :

    « Voilà la vérité, le terrible vérité : ces femmes, ou nous veillons sur elles ou bien nous les perdons ! »

    Parfois, au plus fort de la nostalgie, le monde ancien reflue, qui charrie avec lui les voix du passé, ses parfums, ses beautés. La beauté renversante de La Forza del Destino, musique dont raffole le grand-père grabataire et mourant. Beauté des cèdres et des gardénias, des « fines venelles » de Gemmayzeh. Et « l’odeur de l’atâyef », « fines crêpes fourrées à la crème avec un sirop de fleur d’oranger ». Et les voix. Celle de madame Guiragossian qui se veut rassurante et annonce, presque enjouée, le départ de Jean, la fin du rêve, « la fin du monde, de notre monde. Pays de biefs, de cascades d’eau chaude et de fines pluies qui ne souillent pas ».

    « Tu vois la neige au sommet des montagnes ? Eh bien dans quelques jours, toi, c’est encore plus loin que tu t’en vas. Tu te rends compte ? On t’attend en Europe, Jean ! Fais ta valise, allez, ce pays n’est plus pour les enfants comme toi. La guerre a tout détruit, tout ravagé, tout pétrifié. »

    Ou encore la voix lointaine de la mère s’insurgeant contre son fils :

    « Non mais bien sûr que Luc n’existe pas ! Ouvre les yeux, Jean, une jeune fille au nom de Luc, tu as déjà vu ça ?  »

    Parfois « les mots de nos mères résonnent » sous le crâne. Omniprésente, la guerre envahit l’esprit de Jean et son sentiment de culpabilité se fait violent, alors, de n’être pas avec les autres, étendu dans la poussière. Dans ce contexte de souffrances nouvelles où les vieilles luttes intérieures refont surface, Jean rassemble ses « cairns ». Il décline dans sa langue de feu le chant des nombres :

    « Wâhad, tnên, tlête, ‘arbâ, khamse, sette, sab’a, tmêne, tes’a, ‘ashra… ». Se « hisse sur les grands chevaux de l’imaginaire » et se « projette loin, loin, dans les hautes sphères. »

    Il s’évade par la rêverie. La poésie devient son soutien ; son arme la plus fidèle :

    « Clac, voilà : je murmure pour moi seul toutes sortes de poèmes qui me montent dans le ventre, avec des temps de silence, un souffle et un rythme précis, puis qui me sortent par la bouche comme des pétales de feu :

    Nous ne sommes déjà plus nous-mêmes, les mecs. Nous ne sommes déjà plus que le souvenir de nous-mêmes. Verticaux de solitude, voilà ce que nous sommes. »

    Lorsque remontent en lui toutes les voix du désastre et que la migraine, soudain, relâche son étreinte, l’écriture prend le relais des chimères anciennes.

    « Je m’assieds alors sur mon lit et, des heures entières, pensant à vous, vivant de vous, je vous écris, en me répétant qu’écrire est égal à survivre. »

    Avec l’entrée d’Alice dans la vie de Jean, — « Tout ce que j’ai écrit », second volet du récit — une nouvelle chimère se fait jour, engendrée par les inventions de jadis. Celle d’être un écrivain en devenir. Secret contenu dans sa valise de voyage et confié un jour à l’amoureuse :

    « Dedans, il y a tout ce que j’écris, c’est-à-dire tout ce que je vis, tout ce que je pense et tout ce que je suis. Tu comprends ? Et je lui montre alors comme même sous la pluie, en pleine tempête, dans le blizzard, je n’arrête pas d’écrire ».

    À ceux qui lui reprochent sa facilité à s’évader et à rejoindre les vieux rêves que nul, sinon lui, ne peut atteindre, Jean répond par les convictions qu’il nourrit en le silence :

    « Bon Dieu. S’ils savaient seulement que je me prépare à devenir écrivain et à changer la littérature en bombe. PA ! RATATATA ! PAN ! ».

    Le roman de Nos mères, qui prend fin avec un nouveau récit de mort, ne dit pas si Jean est devenu écrivain. Il se clôt, après la lecture d’une lettre au chevet du défunt — « Je vous demande pardon. Je n’ai pas pu vous rendre heureux » —, sur le désarroi silencieux de la mère, qui observe le père haï-aimé-haï, « comme on observe les dieux, les dormeurs et les morts. »

    Long enchaînement de déchirements endurés d’une guerre à l’autre, de blessures transmises d’une génération à l’autre, le récit de Nos mères cache derrière les voix plurielles des femmes, celles plus atténuées mais présentes de « nos pères ». Les uns et les autres meurtris à mort. Et, au cœur de ce vacarme impénétrable, la tentative d’un enfant, pris en otage dans la verticalité de sa solitude, de lutter avec ses forces et son inventivité contre le destin imposé aux hommes par la guerre.

    Admirable roman polyphonique d’amour et de mort, Nos mères est aussi un roman de l’écriture. Construit sur l’entremêlement complexe de réalités différentes — qui ne sont peut-être que mensonges et pures inventions —, il donne à découvrir un style qui joue sur les différences tonales en adaptant ses variations aux voix qui témoignent de cette multiplicité. Mais c’est l’inventivité généreuse d’Antoine Wauters qui sert de liant à cette subtile diversité. C’est elle qui unit entre eux les éléments du puzzle. C’est elle encore qui donne à Nos mères sa surprenante beauté.

    « Grâce à Verdi, on sent, d’instinct, dans nos deux corps, que la beauté est un monstre chaud qui nous dévore le ventre et donne envie d’être écrasé. Anéanti. Écrabouillé.

    — Écrase-moi, Alice.

    — Écrabouille-moi, Jean mon amour, elle répond en retirant mon short tandis que je lui retire le sien…

    Grâce à Verdi, Alice, en larmes, rampe sur le sol, le dos cambré et les fesses nues tendues vers moi comme des offrandes, du pain béni. Grâce à Verdi, elle me montre combien c’est chaud, humide déjà, ce creux qu’elle a entre les jambes et qu’elle caresse de haut en bas, du bout de l’index puis de toute la main, paume et revers. […]

    Plus tard, quand Teneste la promessa devient insoutenable de beauté, que c’est trop, qu’on n’en peut plus, elle demande que je me glisse en elle, et, en un temps record, sur le mot Traviata pour être précis, nous disparaissons.

    Dieu bénisse nos disparitions, les mecs. Et Dieu bénisse Verdi. »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Antoine Wauters, Nos mères, Verdier, 2014





    ANTOINE WAUTERS


    Antoine_Wauters
    Source



    ■ Antoine Wauters
    sur Terres de femmes

    [De bracelets, de colliers de perles] (extrait de Césarine de nuit)



    ■ Voir aussi ▼

    Cacophonie, le blog d’Antoine Wauters





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  • Antoine Wauters | [De bracelets, de colliers de perles]



    [DE BRACELETS, DE COLLIERS DE PERLES]



    De bracelets, de colliers de perles avec le sable d’îles lointaines qu’il faut imaginer terribles, sales, bien moins pratiques que notre belle grande ville avec son fleuve d’aluminium et ses rebuts dorés, on orne Césarine. Doucement, on la couvre des matières du temps. Et quelle joie de lui faire porter, la corseter, la revêtir du plus ancien au plus nouveau tissu : lin, satin et bien sûr élasthanne, qui rend légers ses sous-vêtements et souples ses chemises d’été.



    Antoine Wauters, Césarine de nuit, Cheyne Éditeur, Collection Grands fonds, 2012, page 41.







    Cesarine-de-nuit-d-antoine-wauters





    ANTOINE WAUTERS


    Antoine_Wauters
    Source



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site de France Culture)
    une page sur Césarine de nuit (+ Antoine Wauters dans Ça rime à quoi, émission du 30 septembre 2012)
    Cacophonie, le blog d’Antoine Wauters
    → (sur le site de l’AREAW, Association Royale des Écrivains et Artistes de Wallonie)
    une note de lecture de Michel Voiturier sur Césarine de nuit





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