Étiquette : Antoinette Fouque


  • Catherine Weinzaepflen, L’Odeur d’un père

    par Angèle Paoli

    Catherine Weinzaepflen, L’Odeur d’un père,
    des femmes-Antoinette Fouque, 2021.



    Lecture d’Angèle Paoli


    UN DESTIN D’ÉCRITURE




    L’Odeur d’un père n’est ni un roman ni un recueil de poésie. Le titre même de l’ouvrage oriente la lecture vers l’écriture autobiographique. Récemment paru aux éditions Des femmes-Antoinette Fouque, le récit de Catherine Weinzaepflen est dédié à sa fille Fanny. « Quand j’ai quarante ans je deviens mère. » Ainsi se clôt L’Odeur d’un père.

    L’étrangeté du titre est plurielle. L’odeur y est première tandis que l’adjonction du mot père est, elle, indéfinie. Est-ce à dire que le géniteur de la narratrice lui est inconnu ? Ou bien que sa personne est indiscernable, parce que démunie de ce que l’on a coutume d’attribuer à l’identité paternelle ? Et donc similaire de celle de n’importe quel autre homme de même statut ? La réponse est formulée dans l’une des pages qui commencent par la formule « Quand j’ai onze ans ».

    « Quand j’ai onze ans je ne sais trop à quoi ça sert un père.  »

    Pourtant, au fil des pages et des chapitres, se précise la figure de ce père que la narratrice associe à l’Afrique. Avec le premier voyage en Afrique équatoriale – qui « deviendra trois ans plus tard, République de Centrafrique » –, se noue et se construit la relation du père avec le lieu qu’il s’est un jour choisi. Pour quelles raisons le père est-il parti en Afrique ? Qu’est-ce qui a motivé ce choix ? La narratrice n’en saura rien. Et les photographies qu’elle consulte ne lui apporteront aucune réponse sur ce point. Peut-être est-ce « la filière Alsace/Afrique noire, pour faire fortune » qui en est responsable ? Mais, grâce aux vacances qu’elle passe, enfant, aux côtés du père, la toute jeune fille découvre un univers qu’elle ne connaissait jusqu’alors qu’à travers Tintin au Congo. Derrière le père, en contrepoint, et séparée de lui par un divorce, la mère aimante et aimée, que l’enfant de onze ans se réjouit de retrouver au retour d’Afrique. Une mère « permissive et progressiste. » Auprès du père, et à l’opposé de la mère, la seconde épouse : D. La belle-mère. Qui ne mérite ni le titre de mère ni l’adjectif qui lui est associé. L’enfant et elle se détestent. D. incarne tout ce que la narratrice fuit. Et la narratrice adulte ne lui pardonnera pas. Car se demande-t-elle : « pourquoi on pardonne à certains de nous avoir fait souffrir, pourquoi on ne peut pardonner à d’autres ». Et, conclut-elle : « Sans doute peut-on pardonner à ceux qu’on a aimés. » S’énonce implicitement sous cette réflexion : l’enfant n’a pas aimé D. En revanche, chemin faisant à ses côtés et dans l’éloignement, elle a aimé son père. Même s’il n’est plus « le héros lointain » qu’elle avait imaginé et pas non plus le Raf Vallone que l’enfant avait fantasmé.

    Chaque chapitre du récit est inauguré par une formule temporelle dont l’âge varie en fonction des souvenirs qui affluent dans le désordre mémoriel. En fonction des lieux évoqués ou des événements. Ce qui n’exclut ni les anticipations ni les retours en arrière qui ponctuent le récit et l’infléchissent différemment. Dès le premier séjour, les onze ans de la narratrice sont associés à la maison de Bangui — « au km 15 sur la route de Boali, isolée » — et à la figure paternelle. Aux vastes espaces de l’Afrique, elle oppose l’Alsace originelle, « riche et xénophobe », ses vignes, ses paysages bien ordonnancés. Strasbourg et sa bourgeoisie cossue sont très vite délaissés au profit d’autres étrangetés. La narratrice leur préfère de beaucoup les populations colorées et joyeuses de l’Afrique, ses animaux extraordinaires et les virées en Land Rover dans le désert aux côtés du père qui toujours l’emmène dans ses déplacements. Au père s’oppose en tous points la mère, restée en France après le divorce, lorsque l’enfant avait quatre ans.

    « Je suis née un 1er juillet dans un été continental torride, à onze ans j’ai découvert la chaleur moite de l’Afrique : mon amour du désert est la résultante de ces deux contextes climatiques. »

    Ainsi, au fil du temps, la narratrice reconstruit-elle son passé d’enfant et son évolution personnelle, mêlant au présent de l’écriture, les âges de la vie dans une chronologie déstructurée tout à fait séduisante. La tournure/formule « Quand j’ai onze ans » revient de manière itérative, créant à la fois un tempo et une attente. Attente d’Afrique et d’exotisme, d’images et de saveurs. Attente interrompue ou retardée par l’immixtion d’autres âges : « Quand j’ai vingt-trois ans/quand j’ai douze ans/quand j’ai trente ans… ».

    Aux antipodes se situent la toute petite enfance — « quand j’ai trois ans » — et les prémices de la vieillesse — « Quand j’ai soixante-ans » — avec une variante : « Quand je suis âgée ». L’écoulement d’une vie, avec une intrusion hors temps : « Quand je ne suis pas née ». Des écarts qui permettent de modifier et d’enrichir l’approche mémorielle, de surajouter des images ayant trait à un passé lié à des souvenirs flous qui ne prendront tout leur sens que bien des années plus tard ; ou d’évoquer une Afrique antérieure à la sienne, celle de Gide par exemple, dont l’adulte lit le Journal. C’est aussi à onze ans que la narratrice découvre l’écriture, un moyen pour l’enfant de braver les interdits et de contourner la sieste imposée. La poésie, écrit-elle « dans un grand cahier à couverture marbrée vert et noir », « m’apparaît comme une forme codée à l’abri de vos intrusions ».

    « L’Afrique est le premier envoutement de ma vie », écrit Catherine Weinzaepflen, et, avoue-t-elle, « je reste « africaine″ ». Jusque dans ses lectures qui la conduisent du côté de Joseph Conrad — Lord Jim, Au cœur des ténèbres — ou de Robbe-Grillet, lorsqu’elle découvre La Jalousie. Mais aussi de M.D. « L’Indochine coloniale de son enfance a le même parfum que l’Afrique de la mienne. »

    Car les odeurs sont omniprégnantes sous la plume de Catherine Weinzaepflen.

    « Quand j’ai onze ans je découvre que l’odorat est mon sens de prédilection. Plus que le regard. Plus que le son. »

    Tout un bouquet d’odeurs se diffuse par strates successives autour de la narratrice, odeurs parfums fragrances, capiteuses ou putrides, en relation avec le père et l’Afrique : « parfum de savon Camay rose », « odeur agressive de l’aftershave Gillette bleu », « lotion Pantene pour les cheveux… » ; odeur de moisi de la douche, odeur de champignon « qui rivalise avec l’antimite que D. met dans l’armoire » ; « odeurs de friture » et « odeurs de fiente de poule » ; « odeur des fruits blets tombés au sol ». Et, du côté du fleuve, « effluves de terre, de boue et d’eau » et « intense odeur des poissons qu’on vient de décharger d’une pirogue ». Ou encore l’absence totale d’odeur dans le living ; « bougainvillées sans odeur » ou « parfum suave » des daturas. Tout l’espace africain s’organise autour des odeurs et des parfums. Ces sensations olfactives puissantes resteront à jamais gravées dans la mémoire de la narratrice. Au point qu’elle ira plus tard à leur recherche au cours de ses nombreux voyages. De sorte que lorsqu’elle évoque son voyage au Moyen Orient, les odeurs d’Afrique refont surface. Se mêlent, enivrantes ou nauséeuses, « odeur du feu de bois » « odeurs nocturnes » ; « exécrables effluves » ; « odeur d’œuf pourri » et « puanteur du manioc ». L’enfant semble s’être construite ainsi, à l’entour des odeurs de l’Afrique. « C’est l’Afrique qui m’a fait naître », écrit-elle. « Quand j’ai onze ans. »

    À l’âge vingt-trois — « Quand j’ai vingt-trois ans » , un tournant s’opère dans le récit. Catherine Weinzaepflen fait une pause qu’introduit un texte en italiques. Une sorte de prise de conscience sur ce qu’est véritablement ce récit. Pause au cours de laquelle l’auteure pose un regard sur son travail d’écrivain. Et s’interroge sur ce qu’il lui faudrait désormais envisager de faire :

    « Comme il arrive qu’un voyageur effrayé, perdu sur des terres inconnues, s’arrête pour faire le point, je suspends un temps, mon exploration du passé. J’ai soudain la sensation que ce récit constitue une réhabilitation de mon père. Mais l’anamnèse dont il procède fait forcément resurgir des épisodes que j’avais préféré oublier. Jusqu’ici je suis allée piocher des éléments ″exotiques », progressant avec prudence sur les chemins de la mémoire. Or ce qu’on pourrait qualifier d’exotique s’assèche, et il va bien falloir faire face à des épisodes plus violents que l’ingestion de viande chevaline ou la méchanceté de D. Et in fine me rappeler la Lettre au père que, à la différence de Kafka, j’enverrai. »

    Il est rare qu’à la lecture, un témoignage autobiographique agisse sur moi avec tant de force et suscite autant de plaisir. Serait-ce l’exotisme de ce récit et cet amour viscéral pour la sensuelle Afrique qui m’ont habitée tout au long de ma lecture de L’Odeur d’un père ? Un patchwork d’émotions sur lequel vient se graver en filigrane la personnalité de Catherine Weinzaepflen. Dont je comprends mieux en la lisant quels sont les fils originels qui l’ont tissée et qui l’ont conduite à ses engagements d’aujourd’hui. Féminisme, anticolonialisme, antiracisme. L’Afrique et ses sortilèges ont façonné la femme en profondeur. Et c’est peut-être à son père qu’elle doit d’être devenue écrivain.

    « L’Afrique a contaminé tous mes livres, de manière plus ou moins visible, et il m’a fallu de nombreuses années pour penser que tu avais ta part dans mon destin d’écriture. » (Quand j’ai onze ans)



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Catherine Weinzaepflen  L'odeur d'un père 2




    CATHERINE WEINZAEPFLEN


    Catherine WEINZAEPFLEN
    Ph. © Vincent Olivier




    ■ Catherine Weinzaepflen
    sur Terres de femmes


    [Quand j’ai onze ans] (extrait de L’Odeur d’un père)
    Avec Ingeborg (lecture d’AP)
    Celle-là (lecture d’AP)
    Le Rrawrr des corbeaux (lecture d’AP)
    Huit [avec Jean-Jacques Viton](extrait du Rrawrr des corbeaux)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    la terre est ronde




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur le site du cipM)
    une page bio-bibliographique sur Catherine Weinzaepflen (+ deux extraits d’archives sonores)





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  • Catherine Weinzaepflen | [Quand j’ai onze ans]



    Petits carnets à spirales
    Ph., G.AdC







    [QUAND J’AI ONZE ANS]




    Quand j’ai onze ans la maison d’Afrique me semble immense. J’aime le plain-pied et les nombreuses fenêtres sans vitre avec des volets à claire-voie, des volets en bois peint en vert. Le grand séjour au sol de ciment peint en rouge. Quatre fenêtres, quatre portes – deux d’entre elles donnant sur l’extérieur. Tout est ouvert. Même dans la salle d’eau, il y a deux fenêtres. Dans l’angle une douche accrochée au plafond sans parois – la pièce est tellement grande qu’il n’est pas nécessaire de la protéger des éclaboussures. Une maison c’est une rencontre : on s’y sent bien, ou mal, sur-le-champ. Ta maison d’Afrique, un parallélépipède posé dans une nature sauvage sous de grands arbres, hante mes lectures. Elle est pour moi générique de la maison d’Elizabeth Bishop au Brésil (de plain-pied, entourée d’une végétation sauvage), celle de La Jalousie (entourée de bananiers), et sur l’île d’Achill en Irlande, la maison de Heinrich Böll. Ingeborg Bachmann a raison lorsqu’elle dit que « les années de jeunesse sont, sans qu’un écrivain le sache au début, un véritable capital ». L’Afrique a contaminé tous mes livres, de manière plus ou moins visible, et il m’a fallu de nombreuses années pour penser que tu avais ta part dans mon destin d’écriture. Ma mère ne cessait d’écrire, de manière compulsive. J’imagine combien ça devait t’agacer et je soupçonne que l’enjeu du sac à main à cordons que je vous ai vus vous disputer, chacun tirant de son côté, devait être le carnet de ma mère. Dans ses petits carnets à spirales, elle consignait aussi bien les choses à faire que les comptes rendus de ses journées. Chaque soir, dans son lit (je parle de sa vie seule avec moi, après votre séparation), elle mettait ses notes au propre dans un agenda plus conséquent, cartonné – son journal. Elle y écrivait ses faits et gestes et jusqu’aux dialogues qu’elle avait échangés avec ses proches. Une sorte de graphomanie. Je ne crois pas lui avoir jamais demandé pourquoi elle remplissait ainsi des carnets et des cahiers. D’ailleurs elle ne m’aurait pas donné d’explication. Et peut-être n’en avait-elle pas. Je les ai feuilletés, enfant, imaginant y trouver des secrets. Il n’y avait rien. Seule une restitution du déroulement de ses journées comme le ferait un capitaine de navire. Adulte, lorsqu’il nous arrivait de séjourner ensemble à la campagne, j’ai revérifié. Rien. Ou plutôt, comme si elle avait imaginé que je pourrais vérifier son journal, des récriminations à mon endroit qu’elle n’aurait jamais osé formuler verbalement. C’était « elle ne m’a pas embrassée », « elle m’a répondu d’un ton agacé », « C. est allée dîner chez des amis. » À sa mort, j’ai voulu jeter ces piles de diaries, quelqu’un m’en a empêchée au motif qu’il s’agirait d’un témoignage ethnologique. Ils sont toujours dans la cave d’un ami, en Alsace.



    Catherine Weinzaepflen, L’Odeur d’un père, des femmes-Antoinette Fouque, 2021, pp. 69-71.






    Catherine Weinzaepflen  L'odeur d'un père 2




    CATHERINE WEINZAEPFLEN


    Catherine WEINZAEPFLEN
    Ph. © Vincent Olivier




    ■ Catherine Weinzaepflen
    sur Terres de femmes


    L’Odeur d’un père (lecture d’AP)
    Avec Ingeborg (lecture d’AP)
    Celle-là (lecture d’AP)
    Le Rrawrr des corbeaux (lecture d’AP)
    Huit [avec Jean-Jacques Viton](extrait du Rrawrr des corbeaux)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    la terre est ronde




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  • Catherine Weinzaepflen, Avec Ingeborg

    par Angèle Paoli

    Catherine Weinzaepflen, Avec Ingeborg,
    éditions Des femmes-Antoinette Fouque, 2015.



    Lecture d’Angèle Paoli




    RENDRE LE MONDE À SON AMPLEUR



    Duo de femmes. Cheminement de l’une vers l’autre. De l’une aux côtés de l’autre. Avec pour traits d’union privilégiés la langue allemande et l’écriture. Mais bien au-delà encore. « D’où vient cette émotion dès qu’il s’agit de Bachmann ? » Ainsi s’interroge Catherine Weinzaepflen. « Ingeborg ma sœur ».

    D’une naissance à l’autre, vingt années séparent les deux femmes. Ingeborg Bachmann et Catherine Weinzaepflen. Vingt années suffisent pourtant à les rapprocher. La plus jeune, en effet, se sent en très grande affinité de pensée et de cœur avec son aînée. C’est sans doute le lien invisible de parenté qu’elle retrouve sur une photo de famille (sa mère et sa sœur jumelle) qui nourrit en Catherine Weinzaepflen ce sentiment émouvant de sororité. « Ingeborg en sœur d’écriture pourrait être une réponse aux jumelles. »

    On n’écrit jamais seul(e). « On écrit avec les autres », confie Catherine Weinzaepflen dans un entretien donné en 2013 à Liliane Giraudon sur Poezibao. Dans ce dernier ouvrage, Avec Ingeborg, ouvrage inclassable puisque d’un genre hybride où alternent prose et poésie, Catherine Weinzaepflen écrit « AVEC Ingeborg ». Elle est accompagnée de sa présence ; elle vit avec ses œuvres, dont elle interroge sens et forme, jusque dans le choix de l’alternance prose/poésie ; elle voyage en sa compagnie dans l’espace et dans le temps. Après s’être libérée des inhibitions et des obstacles qui l’oppressaient, après s’être nourrie en profondeur de l’histoire d’Ingeborg Bachmann, la Strasbourgeoise se lance dans l’écriture de ce texte. Avec Ingeborg. Imprégnée de l’œuvre poétique de l’Autrichienne, Catherine Weinzaepflen s’attache à traduire en français nombre de ses poèmes. Fidèle en cela à la pensée de Bachmann pour qui le travail de/sur la langue est toujours recherche d’une « autre langue capable d’exprimer la conscience et l’expérience de la porosité du même à l’autre, à tout autre, homme, arbre, animal »* ; et, mêlant sa propre voix à celle d’Ingeborg, elle s’autorise un jour à écrire à sa suite, en écho avec elle, en symbiose avec elle. Jusque dans les engagements politiques qui lui font dénoncer les « violences d’État ». « Toutes les violences sont issues de ceux qui nous gouvernent », écrit Catherine Weinzaepflen. En amont et comme en écho, cette réflexion d’Ingeborg Bachmann concernant la catastrophe naturelle survenue à Salerno en octobre 1954 en raison de pluies diluviennes : « La sombre coïncidence d’un jour de fête et d’un jour funeste soulève un problème qui est aussi politique : celui de la colonisation interne et externe de l’Italie. Le Mezzogiorno est demeuré jusqu’à aujourd’hui le point névralgique du pays… »**

    Ainsi, leur histoire se croise-t-elle à travers une sensibilité proche. Cette histoire est celle d’une rencontre à travers une langue commune, l’allemand, porteuse du même poids (ambivalences et contradictions). Fardeau dont il faudra, pour la poète autrichienne, se défaire de la pesanteur afin que puisse advenir une langue autre. Langue longtemps marquée, pour Catherine Weinzaepflen, du sceau de l’interdit :

    « En 2006 je parlais anglais à Berlin, l’allemand coincé au fond de ma gorge. Idem en 2007. En 2010 je parle allemand à Berlin. »

    Une fois franchies et dépassées les barrières, Catherine Weinzaepflen se met sur les « traces » d’Ingeborg Bachmann. Elle remonte le temps. Le sien et celui d’Ingeborg. Jusqu’aux « années de jeunesse », « véritable capital », selon les mots d’Ingeborg, et jusqu’aux terres de l’enfance qui se rejoignent, annonciatrices de désordres à venir :

    « en Europe la terre est noire

    imprégnée des cendres

    de ceux qui y furent exterminés

    en Afrique la terre est rouge

    et la langue dévoyée

    en hurlements coloniaux… ».

    Poèmes et proses sont émaillés de références à l’œuvre d’Ingeborg Bachmann. Citations extraites de journaux et traduites par Catherine Weinzaepflen ; extraits de lettre ; expressions tirées de Trois sentiers vers le lac (traduction de Hélène Belletto, Le Sorbier, 1982) ; allusion à Malina, unique roman de Bachmann qui est aussi « le livre que j’aurais voulu écrire », aveu de la poète strasbourgeoise ; les vers empruntés aux poèmes figurant pour la plupart dans l’anthologie poétique Toute personne qui tombe a des ailes (poèmes 1942-1967), dans une traduction de Françoise Rétif, édition récemment publiée dans la collection Poésie/Gallimard. Souvent, le texte d’Ingeborg Bachmann sert de point d’appui ou d’accroche au poème de Catherine Weinzaepflen. Souvent Catherine Weinzaepflen complète les vers de son aînée en fonction de sa propre interprétation. Ainsi du poème « « je » parle d’autres langues » :

    « entre les squelettes de glace je cherchais mon chemin,

    arrivai chez moi, m’entourai de lierre

    bras et jambes » […] ***

    « aujourd’hui

    « il faut passer d’une lumière

    à l’autre, d’un pays

    à l’autre sous l’arc-en-ciel »

    d’un pays à l’autre

    de langues variées ».

    Dates et noms permettent de suivre les événements marquants de la vie d’Ingeborg. Mais Catherine Weinzaepflen fait des choix. Elle va à ce qui lui parle. Elle prélève les vers qui lui importent. Elle évite ainsi l’écueil du récit biographique qui n’est pas son propos. Elle voyage à travers une œuvre et entraîne le lecteur à sa suite. Elle l’invite dans le même temps à mêler les lectures. Choix de poèmes de Paul Celan « réunis par l’auteur », dans la traduction de Jean-Pierre Lefebvre (éditions Gallimard, 1998). Ou encore les Lettres à Felician, ouvrage publié en 2006 par Actes Sud (traduction de Pierre-Emmanuel Dauzat). L’écriture de Catherine Weinzaepflen éveille la curiosité. Elle est incitation à lire ou à relire les poèmes qui lui ont inspiré ses propres textes. En cela aussi, semble-t-il, CW est proche d’Ingeborg Bachmann pour qui la poésie est ouverture vers l’autre. Toujours davantage.

    Ainsi, le texte intitulé « Vienne », qui s’ouvre sur la jeunesse de la Strasbourgeoise, mêle-t-il des détails biographiques de la vie d’Ingeborg :

    « J’ai seize ans. Je suis blonde, en robe, sur la photo… Nous sommes en janvier, la neige blanchit les toits de la capitale autrichienne. Ingeborg Bachmann est en résidence d’écrivain à Berlin. En agonie subventionnée (c’est elle qui dit cela). Elle a quitté Vienne depuis dix ans. Je suis sur ses traces. »

    1962. Catherine Weinzaepflen a seize ans. Cette année-là, au mois de juin, Ingeborg Bachmann se rend à New York. Et, tandis qu’elle fait la rencontre d’Hannah Arendt, Max Frisch poursuit seul sa vie dans leur appartement romain. Six mois plus tard, la rupture d’Ingeborg avec l’auteur de Stiller vaudra à la poète un séjour à l’hôpital de Zurich :

    « Dépression, tentative de suicide. Plus tard c’est le voyage en Égypte, pays « où le rire m’est revenu », dira Bachmann. Elle aime le désert. »

    Et Catherine Weinzaepflen de poursuivre et d’interroger dans « Désert » :

    « Comment est-il possible (ici les livres en témoignent) que deux êtres qui se rencontrent sur tant de points communs puissent, lorsque leur histoire d’amour s’achève, se haïr avec une telle férocité ? ».

    Longtemps avant Max Frisch, il y eut Paul Celan.

    « Le 16 mai 1948, Ingeborg Bachmann rencontre Paul Celan. Elle a vingt-deux ans, elle est éblouie par lui. Elle aime sa voix, son visage triste, sa démarche »… Elle « aime les poèmes de Celan. Elle sait que cet homme lui prend tout, elle veut tout lui donner. » Paul Celan quitte l’Autriche pour Paris. De cette séparation naît leur correspondance dont témoigne ce texte de Catherine Weinzaepflen, « entre Vienne et Paris » :

    « nos lettres dans la faillite constante

    celles que je ne t’envoie pas

    celles auxquelles tu ne réponds pas

    celles qu’il faut lire entre les lignes

    celles dans lesquelles le mensonge

    comme un virus

    nous infecte… ».

    Dans le texte en prose « de l’impossible », Catherine Weinzaepflen conclut de cette manière étrange :

    « Tous deux effrayés par leur rencontre amoureuse y renoncent — elle, avec l’apparent courage de la sincérité, lui, sans rien dire. Des modalités d’échec qui portent les stigmates du féminin et du masculin. »

    Deux vers du poème « en vérité » d’Ingeborg Bachmann permettent à Catherine Weinzaepflen de faire la jonction avec le poème « Corona » de Paul Celan. C’est l’occasion pour la poète strasbourgeoise de s’interroger sur le mot « corona » et de procéder — sur Google — à une recherche sur les différentes occurrences et définitions de ce mot d’origine latine. Recherche qui la conduit au poème éponyme de Paul Celan mais qui ne nous apporte toutefois aucun éclaircissement sur le lien qui existe très probablement entre ce poème, issu de Pavot et mémoire (1952), et Ingeborg Bachmann qui en est sans doute l’inspiratrice :

     « Mon œil descend vers le sexe de l’aimée :

    nous nous regardons,

    nous nous disons de l’obscur,

    nous nous aimons comme pavot et mémoire

    nous dormons comme un vin dans les coquillages,

    comme la mer dans le rai de sang jailli de la lune. »

    et le poème Wahrlich (« en vérité ») :

    « Celui à qui un mot n’a jamais fait perdre sa langue,

    […]

    il n’y a rien à faire pour l’aider. »****

    Cependant cette recherche aboutit à un élargissement historique :

    « Corona se dit Kronstadt en allemand

    1921 répression à Kronstadt

    c’est Trotski qui menait l’Armée rouge

    je l’apprends aujourd’hui

    en cherchant sur Google

    le sens du mot Corona ».

    La rencontre avec Paul Celan est décisive pour Ingeborg. Le dialogue poétique entre les deux poètes, bien que recelant des points majeurs de divergences, s’avère extrêmement fécond. Pour l’un comme pour l’autre. La nouvelle de la mort de Celan, « un jour de mai 1970 », met Ingeborg au bord du gouffre.

    « Ingeborg s’arrête enfin et s’assoit le dos contre un arbre. Le ciel, au-delà du feuillage, est d’un bleu insolent. Comment pourrait-elle continuer alors que celui qu’elle aimait plus que quiconque s’est jeté dans la Seine ? L’idée de son corps attaqué par le fleuve noircit ciel, pelouses et arbres. Elle en perd connaissance, tombe d’épuisement sur l’une des pelouses de la Villa.

    Plus tard, à la nuit tombée, petits pas d’infirme jusqu’à la station de taxis piazza di Spagna. Elle a 44 ans, il lui reste trois ans à vivre. »

    Tout imprégnée de l’histoire d’Ingeborg Bachmann, Catherine Weinzaepflen poursuit sa route. Elle voyage. Berlin à nouveau. Elle déambule dans cette ville qu’elle aime « passionnément ». Elle croise d’étranges créatures de la nuit, des femmes au « dos osseux tatoué d’un I’m yours en lettres gothiques. » Et la poète d’ajouter : « C’est dans les bars qu’Ingeborg a dû les rencontrer. Les aimer avec cet appétit de l’autre qui était le sien. »

    Cet appétit de l’autre, Catherine Weinzaepflen semble l’éprouver aussi. Elle cherche désespérément à le vivre dans un monde livré à un individualisme forcené. Ainsi la poète fustige-t-elle le « moi je » qui règne en maître :

    « En 1959, Ingeborg revendiquait

    un « je sans garantie »

    en 2011 en France

    chacun pour soi. »

    La poète strasbourgeoise englobe dans sa réflexion les horreurs perpétrées par notre siècle. En témoignent les derniers textes de l’ouvrage qui évoquent les tragédies d’aujourd’hui et leur lot de parias.

    « …les maisons calcinées hurlant au ciel

    et je m’installe avec les parias » *****

    Reliant le présent au passé, Catherine Weinzaepflen implore la poète autrichienne :

    « Ingeborg ma sœur

    écoute rugir les parias

    les pauvres en guenilles

    couverts de la poussière du désert

    pieds nus

    te souviens-tu d’eux ? »

    « Le voyage est fini », écrit Ingeborg dans « Le monde est vaste et nombreux sont les chemins ». Le voyage de Catherine Weinzaepflen prend fin à Berlin. Le livre se ferme sur l’énigme d’une « histoire d’amour ratée », dont témoigne, à travers le filtre des lectures, la correspondance entre Ingeborg Bachmann et Paul Celan. Lecture qui persiste à graver son mystère pénétrant dans la solitude pensive de Catherine Weinzaepflen :

    « je suis échouée

    sur les rives du lac

    sans compréhension ».

    Au-delà de l’incompréhensible demeure l’infini tissage des textes, des lectures et des rencontres qu’ils engendrent. De cet entrecroisement de voix qui se cherchent et se répondent d’une langue l’autre naît « l’ampleur du monde ».

    « Derrière le monde il y aura un arbre,

    aux feuilles de nuages

    et à la cime d’azur […]

    Derrière le monde il y aura un arbre,

    à sa cime un fruit

    dans une peau en or.

    […]****** ».

    À chacun de découvrir ce qui se cache « derrière le monde ». Pour Catherine Weinzaepflen, une part de la révélation passe par Ingeborg Bachmann. Elle trouve dans la fréquentation assidue de la poète autrichienne une personnalité à la hauteur de ses aspirations ; une complicité d’âme qui pousse à l’engagement et ouvre la voie au partage. Lui revient en mémoire un souvenir ancien de voyage et de femmes nomades, robes à petites fleurs ornées de lourdes broderies achetées, puis jetées.

    « [C]omment ai-je pu ? » s’interroge-t-elle.

    Puis vient la promesse que la poète se fait à elle-même :

    « je ne jetterai plus

    (voilà, c’est écrit)

    d’œuvre d’art ».

    Ainsi, à la suite d’Ingeborg Bachmann, Catherine Weinzaepflen s’attache-t-elle à lire le monde. Afin de le rendre à son ampleur.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli




    ________
    * Françoise Rétif, « Introduction », Toute personne qui tombe a des ailes, Poésie/Gallimard, 2015, page 26.
    ** Ingeborg Bachmann, Quel che ho visto e udito a Roma, Quodlibet, 2002, page 34. Préface de Giorgio Agamben. Traduction inédite d’Angèle Paoli.
    *** Ingeborg Bachmann, « Curriculum Vitae », Invocation de la Grande Ourse (1956), Toute personne qui tombe a des ailes, op. cit., page 287. Traduction de Françoise Rétif.
    **** « En vérité » (Wahrlich), in Toute personne qui tombe a des ailes, op. cit., page 427.
    ***** Extrait de « Abschied » in Ich Weiß keine bessere Welt, Piper verlag (Allemagne), page 85. Traduction de Catherine Weinzaepflen.
    ****** Extrait de « Le monde est vaste et nombreux sont les chemins… », Die Welt it weit und die…, in Toute personne qui tombe a des ailes, op. cit., page 117.







    Catherine Weinzaepflen, Avec Ingeborg




    CATHERINE WEINZAEPFLEN


    Catherine WEINZAEPFLEN
    Ph. © Vincent Olivier




    ■ Catherine Weinzaepflen
    sur Terres de femmes


    Celle-là (lecture d’AP)
    L’Odeur d’un père (lecture d’AP)
    [Quand j’ai onze ans] (extrait de L’Odeur d’un père)
    Le Rrawrr des corbeaux (lecture d’AP)
    Huit [avec Jean-Jacques Viton](extrait du Rrawrr des corbeaux)
    8 juillet 1593 | Naissance d’Artemisia Gentileschi (+ un extrait du roman Orpiment de Catherine Weinzaepflen)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    la terre est ronde




    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site du cipM)
    une page bio-bibliographique sur Catherine Weinzaepflen (+ deux extraits d’archives sonores)





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  • Ana Maria Machado, Aux quatre vents

    Ana Maria Machado, Aux quatre vents [Aos Quatro ventos, 1993],
    des femmes | Antoinette Fouque, 2013.
    Traduit du portugais (Brésil)
    par Claudia Poncioni et Didier Lamaison.



    Lecture d’Angèle Paoli


    Ana Maria Machado (1)
    Source






    DE LA MAGIE INVISIBLE DES « ALLIAGES DE MÉMOIRE »



    « Anneaux parfaits », colibris et orchidées, « alliages de mémoire » émaillent dans un même espace les pages du roman Aux quatre vents. Quels liens mystérieux nouent ensemble ces mots qui circulent en boucle sous la plume ingénieuse d’Ana Maria Machado ? Et quels singuliers fluides coulent aussi entre Carlos Augusto – dit Guto –, apprenti écrivain, et le vieux Carlão, son grand-père ; et, comme à contre-courant, remontent, de ce bon géant (à travers lui il m’a semblé retrouver la figure imposante d’Ernest Hemingway) jusqu’à Charlemagne, l’empereur successivement épris par passion dévorante d’une « pucelle allemande », puis de son cadavre, puis de l’archevêque Turpin, et enfin du lac de Constance ; quels fluides encore coulent-ils de Dona Constãncia, « mamie » de Guto, à Vanda son épouse ? Quels étranges zeugmas ― alliages et alliances ― relient dans la même aventure romanesque l’écrivain italien Italo Calvino, le romancier français Jules Barbey d’Aurevilly (et d’autres encore avant lui, dans la chaîne des transmissions mémorielles, comme par exemple l’humaniste Étienne Pasquier dans ses Recherches de la France ou encore Pétrarque dans ses Lettres familières), Vanda la scientifique qui se fait apprentie sorcière pour résoudre l’énigme des alliages médiévaux de l’anneau dont elle a hérité, et la romancière brésilienne Ana Maria Machado ?

    Il faut se laisser prendre par les sortilèges de l’écriture de la romancière brésilienne pour traverser avec elle le temps et l’espace, et pour plonger, comme Guto ― l’une des voix narratrices du récit―, dans l’expérience fascinante et « voratrice » de l’écriture. Car le roman est aussi réflexion sur l’écriture : l’écriture en train de se construire ; les préoccupations créatrices qui la sous-tendent ; les interrogations qu’elle suscite ; les passions qu’elle soulève ; l’exclusive qu’elle nécessite ; la quête obsessionnelle qui en est le levier. Et découvrir avec l’écriture le plaisir qu’il y a « à essayer des variations, à imaginer d’autres façons de commencer, d’autres tons ». Autant de méandres qui conduisent la réflexion vers les mystères qui dépassent l’homme confronté à sa propre création.

    Ainsi, dès le début du roman, sommes-nous associés aux toutes premières perplexités de Guto, novice en matière d’écriture. Perplexités qui vont aller en grandissant au fur et à mesure que va croître en lui la nécessité obsédante et secrète d’écrire :

    « Je regardai attentivement, je cherchai. Ça peut paraître facile, mais ce ne l’était pas. Car parmi les propriétés bizarres de cet anneau, la plus étrange était que son métal possédait une certaine élasticité. Du reste, je ne sais si élasticité est le bon mot. Cette idée qui m’est venue aujourd’hui d’écrire pour étrenner mon nouveau bureau et le matériel qui m’a été offert me démontre qu’il est parfois difficile de trouver un mot pour dire exactement ce que je pense. Ce que je sais, c’est que ce métal, ou cet alliage, peut-être, a une propriété rare. Je l’appelle élasticité faute de mieux. Peut-être serait-il plus juste de parler d’une espèce de malléabilité à froid. Ou à température ambiante, quand il est chauffé par la chaleur du corps de l’utilisateur. Lorsque Vanda avait découvert cela, elle en avait été fascinée. »

    En dix chapitres où s’entremêlent et se superposent ― par successions de cercles et de cycles ― rétrospectives mêlées au présent, Ana Maria Machado conduit son lecteur à la découverte d’univers aussi éloignés que le lac de Constance habité de légendes oubliées mais toujours iridescentes, et le Brésil, ses forêts inextricables où se croisent des personnages hauts en couleur. Dont un vieil érudit solitaire qui ne vit que par/pour l’étude des orchidées et des colibris. Mais aussi le vieux Carlão et son épouse, dona Constãncia, liés par la magie d’une passion exclusive qui puise sa force originelle sur les bords du lac suisse ; Guto, dont l’enfance peuplée d’enchantement et de rêve, remonte par vagues et submerge le présent. Dans l’évocation de cet univers paradisiaque, présent et passé se mêlent et s’harmonisent, abolissant les frontières entre les mondes. Oiseaux et poissons échangent leur espace. Ils en partagent les formes et la teneur.

    « La voix de Vanda interrompit mes souvenirs. Mais j’étais déjà réveillé, les yeux fermés. Je rouvris les paupières, et ils étaient encore là. Les poissons prenant leur envol et devenant des oiseaux qui plongeaient et redevenaient poissons. En couleur, avec des contours nets, sur un énorme papier d’emballage. Ceux-ci se transformant en ceux-là, par la combinaison négatif-positif imaginée par l’artiste. Je reconnus le dessin. D’un artiste néerlandais, si je ne me trompe, dénommé Escher. »

    Jeune homme passionné par les profondeurs sous-marines, Guto adulte rejoint l’icarien Alessandro, son neveu passionné de vols en delta-plane. Dans le fusionnement foisonnant de ces deux univers ― où se rejoignent la « tentation de l’abandon total » et « l’impression de plénitude absolue » ― , Ana Maria Machado nous offre des pages éblouissantes. Des pages d’une beauté puissante. Des pages jubilatoires et inoubliables.

    Pendant ce temps, tandis que Guto s’absorbe dans l’exploration de son labyrinthe, à la recherche d’un schéma conducteur qui permettrait aux éléments de son système de tenir ensemble, l’anneau de Dona Constãncia poursuit son voyage, modifiant peu à peu la vie de Vanda et de son époux. Au terme de dix années d’un bonheur sans faille, une période de doutes et d’incertitudes s’ouvre pour le couple, soudain mis à l’épreuve par les forces insoupçonnées de la « vieille bague oxydée » de Vanda. Vanda la scientifique est confrontée à l’irruption dans sa vie affective de données qui échappent au contrôle de l’objectivité. Attachée à l’observation scrupuleuse des faits et à leur analyse, attentive à l’enchaînement logique des causes et des effets, Vanda n’a de cesse qu’elle ne trouve un moyen concret et efficace de soustraire son couple aux effets maléfiques de l’anneau. Mais, alors même qu’elle croit avoir trouvé la solution qui délivrera Guto de son obsession créatrice, la folie de l’écriture impose sa suprématie exclusive sur l’apprenti écrivain. Envoûté par les exigences de son travail d’écrivain en herbe, Guto s’absente en lui-même, comme en proie à une force qui le tient serré dans un étau. De son côté, Vanda, aveuglée par la crainte de n’être plus au cœur des préoccupations de Guto, n’a pas encore eu le temps de comprendre qu’ils pouvaient à nouveau se rejoindre dans le partage de leurs méthodes de travail et de recherche. Car l’attitude scientifique de l’un n’est-elle pas de même nature que l’attitude poétique de l’autre ? Tous deux ne partagent-ils pas la même passion pour la recherche, pour l’exploration et l’interrogation ? Le même goût pour la précision et pour l’enchaînement des causes et des effets ?

    La difficulté à laquelle ils se heurtent vient sans doute de ce qu’ils n’ont ni l’un ni l’autre pris conscience de ces similitudes et de ce que chacun garde pour soi, enfermé dans sa propre conviction, les clés de sa propre démarche, de son propre système. Ils détiennent pourtant l’un et l’autre toute la chaîne d’objets susceptibles de les réunir dans un échange fructueux. Mais il est trop tôt pour qu’ils en aient la connaissance.

    Il faut laisser au temps le soin d’accomplir son œuvre cyclique : attraction/ répulsion/attraction… À la narration celui de poursuivre la mise en place des particules magiques dont elle a besoin pour tisser ses réseaux secrets. Et à l’écrivain et au lecteur celui de mettre en résonance des magnétismes inexplicables.

    Ainsi en est-il du roman d’Ana Maria Machado. Remarquable d’ingéniosité et de poésie, la chaîne des sortilèges poursuit son œuvre souterraine. Et les « alliages de mémoire » leur magie invisible « aux quatre vents ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Ana Maria Machado, Aux quatre vents






    ANA MARIA MACHADO


    Ana Maria Machado
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    le site personnel d’Ana Maria Machado
    → (sur le site du Salon du Livre de Paris)
    une fiche bio-bibliographique (en français) sur Ana Maria Machado





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