Étiquette : Arfuyen


  • Carles Riba | [dels invisibles corrents]



    [DELS INVISIBLES CORRENTS]




    dels invisibles corrents, dins l’obac obrador subterrani

    on l’abella de l’erm va, esmunyedissa a fe’ el rusc.
    Itaca, regne petit, conec la cova profunda!

    Olivereda amunt, fora camí, en el rocall;
    closa i subtil com l’hora d’un sol pensament, per a entrar-hi

    calen un front humil sota la llinda i un salt.





    [DES INVISIBLES COURANTS]




    des invisibles courants, dans le sombre atelier souterrain

    où l’abeille du désert va, se glissant, faire sa ruche.
    Ithaque, royaume petit, je connais la grotte profonde !

    Au-dessus des oliviers, hors chemin, dans la rocaille ;
    close et subtile comme l’heure d’une seule pensée, pour y entrer

    il faut un front humble sous le seuil, et un saut.



    Carles Riba, Élégies de Bierville, édition bilingue catalan-français, Arfuyen, Collection « Neige », volume 35, 2017, pp. 48-49. Traduit du catalan par Jean-Claude Morera.






    Carles Riba 2






    CARLES RIBA


    Riba_carles
    Source





    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    une notice bio-bibliographique sur Carles Riba
    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    la page de l’éditeur sur Élégies de Bierville de Carles Riba





    Retour au répertoire du numéro de mars 2017
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Ishikawa Takuboku, Le Jouet triste

    par Angèle Paoli

    Ishikawa Takuboku, Le Jouet triste,
    Éditions Arfuyen,
    Collection Neige, volume 34, 2016.
    Précédé de Pour la mort d’Ishikawa Takuboku par son ami Toki Aika
    et suivi de Diverses choses sur la poésie d’Ishikawa Takuboku.
    Traduits du japonais et présenté par Jérôme Barbosa et Alain Gouvret.



    Lecture d’Angèle Paoli




    « IL EST DE BON TON DE CHANTER LIBREMENT CE QUI NOUS INSPIRE »



    Les nuits de pleine lune ont ceci de merveilleux qu’elles permettent de lire un ouvrage sans discontinuer. J’ai ainsi pu traverser d’une seule traite Le Jouet triste d’Ishikawa Takuboku. Un poète japonais qui, il y a peu, m’était inconnu et qui pourtant continue de me tenir compagnie. Aujourd’hui encore, je le savoure dans l’écoulement tranquille et silencieux du jour. Le titre m’habite, d’une sobre beauté. Tout autant que le recueil, édité par Arfuyen.

    Le corps de l’ouvrage est élégant, porté par la légèreté des poèmes retranscrits en langue originale. Ensemble, ils dessinent sur la page une flottaison de signes. Des pluies de neige silencieuse. Pour autant, la poésie de Takuboku est tout sauf bucolique. Pas de cerisiers en fleurs ni de cérémonies du thé dans des temples millénaires. Rien de tout cela qui ordonne les stéréotypes de notre paysage mental. Ici, seule la vie triste d’un homme triste qui va mourir. À peine âgé de vingt-six ans.

    En feuilletant le recueil et en lisant le « court essai » final du poète, « Diverses choses sur la poésie », je découvre ce qui aurait dû être le titre complet du recueil : La poésie est mon jouet triste. Titre bouleversant comme l’est aussi le regard que pose le poète sur la poupée de sa fille. Et sur sa fille elle-même :

    « Au chevet de mon enfant qui fait la sieste

    j’arrange la poupée que je viens d’acheter

    et me réjouis seul. »

    Le désarroi du poète est à l’aune de sa solitude.

    Les poèmes sont brefs. Trois phrases. Pas davantage. Cette brièveté est celle des tankas. Ainsi le précise une note du préfacier, Alain Gouvret. L’ensemble du poème est constitué de 31 syllabes réparties selon un rythme 5/7/5/7/7 ; les rythmes contractés 5/7/5 étant réservés au haïku.

    J’apprends de son ami Toki Aika, auteur d’un des textes d’introduction du recueil, que Takuboku est mort le 13 avril 1912, dans la 45e année de l’ère Meiji. Il laisse derrière lui une épouse et une enfant de cinq ans qu’il se plaît par moments à appeler du nom russe de Sonia. Rassemblés par l’éditeur sous le titre Le Jouet triste, les poèmes ont accompagné Takuboku dans les derniers moments de sa vie. Ils sont un témoignage au jour le jour, dénué de pathos, sur la maladie qui a fini par avoir raison de lui.

    Triste ? Le poète l’est. Dès le second tanka.

    « Bien que j’aie fermé les yeux,

    rien ne m’est apparu.

    Tristement, à nouveau, je les ouvre. »

    Dès lors, la tristesse va se décliner. Sous forme d’adjectif, de nom, de verbe ou d’adverbe. De pleurs aussi. La tristesse est un leitmotiv prédominant du recueil :

    « Ce triste réveil ! » / « Tristesse de ce matin » / « Je masse tristement cette cuisse un peu engourdie » / « Quelle tristesse que ces insomnies » / « J’ai envie de pleurer et j’attends l’aube » / « Cela m’attriste »…

    « Tristesse lourde » / « Tristesse vague », quelle que soit la forme qu’elle prend, la tristesse interroge. Elle angoisse le poète et le plonge dans une inquiétude existentielle :

    « La plus grande tristesse de l’Homme

    est-ce donc cela ?

    et, d’un coup, je serre mes paupières ».

    Serrer les paupières pour ne pas pleurer.

    Torturé par la maladie, en proie aux maux qui le rongent, le poète se débat avec un mal-être continu qui l’obsède jusque dans ses rêves. Qu’attend-il ? Qu’aimerait-il voir apparaître qui se refuse à lui ? Sa vie se déroule dans la grisaille. Un constat qui le laisse désemparé. La moindre des broutilles le déprime. La médiocrité de la « misérable province » dans laquelle il vit, loin de sa région d’origine qui lui est inaccessible ; les « coquilles » dans le quotidien du matin. Les reproches de son épouse et les pleurs de sa fille. Son métier d’employé auquel il tente de se dérober. Jusqu’à la pluie qui le fait pleurer. Le désarroi s’accentue encore après l’hospitalisation du malade. La maladie est sans doute pour beaucoup dans ce désarroi. Le poète ne se reconnaît plus dans l’homme qu’il est devenu. « Je me fais peur », écrit-il. Il se considère sans comprendre :

    « Comme étrangers à moi-même ces mains, ces pieds.

    Cet indolent réveil !

    Ce triste réveil ! »

    À quoi donc s’occuper quand on est à ce point diminué ? Que les désirs d’antan ont disparu et qu’il ne reste plus qu’à attendre ? Le poète se contente de menues satisfactions. De considérations minuscules. La couleur d’une « salade fraîche » ; « la lumière de la pluie » ; un bouquet de tulipes ; les traits de son enfant endormi… Et il écrit.

    Takuboku écrit. La nuit surtout. Il se lève et écrit. Il note les impressions qui le traversent au fur et à mesure de leur surgissement. Il note ce qu’il observe des autres et de lui-même avec une lucidité sans détours et sans fioritures. Sa seule fantaisie est dans la ponctuation. Dans l’emploi des doubles tirets. Un usage qui témoigne de l’influence occidentale et du goût du poète pour certains signes de modernité. D’autres gestes et notations relèvent de l’intime. La cigarette, le saké, la saveur de l’ivresse ou, tout au contraire, la nausée. Il revient souvent sur ses ongles dont l’observation détachée le laisse désemparé :

    « Fixement

    je regarde ces ongles que teinte le jus d’une mandarine,

    désemparé ! »

    Il s’observe, écoute les moindres rumeurs de sa carcasse. Bâillements/bruits/ongles/cuisses. Soumis à l’usure visible de ses organes, son corps malade s’impose comme une réalité pesante, désagréable. D’un ridicule insoutenable :

    « Sous une poche de glace

    dardant mon regard,

    en cette nuit d’insomnie je hais autrui. »

    Takuboku rêve que la nouvelle année lui apporte un corps nouveau. Il aimerait faire peau neuve. Quelque chose sans doute va se produire qui doit changer sa vie. Néanmoins tout le ramène à sa triste réalité. Faite de déceptions et surtout de mensonges. Le mensonge reste la grande affaire qui occupe durablement sa pensée. Ainsi de ces trois tankas qui se suivent sur la même page :

    « J’ai pensé que je ne dirais plus de mensonges — —

    c’était ce matin — —

    à l’instant encore j’en profère un. »

    « D’un coup,

    Je me considère comme un tas de mensonges,

    Je serre mes paupières. »

    « Tout ce qu’il y a eu jusqu’à présent,

    tout ce que j’ai voulu changer en mensonges,

    n’aura pas le moins du monde consolé mon cœur. »

    Quant à la déception qu’il éprouve au sujet de sa personne

    « Ainsi, j’en étais venu à me considérer

    comme un grand homme.

    Je n’étais qu’un enfant. »

    elle redouble à la révélation de la vérité qui lui vient de sa défunte mère :

    « J’ai bien connu ce qu’il y a au fond de ton cœur,

    dans un rêve ma mère m’était apparue

    et repartait en larmes. »

    Cependant, derrière les considérations peu gratifiantes que le poète porte sur lui-même, derrière l’esprit inconsolable qui le caractérise, se cache une forme d’humour doublé d’un esprit moqueur qui surprend et fait sourire. Derrière le malade affaibli se cache le lutin malicieux, enfantin et ludique. Le poète se livre à de petites comédies simiesques et à de menues cruautés ordinaires. Sans doute pour se distraire ou pour se prouver à lui-même qu’il a encore un peu de maîtrise sur le réel ou, peut-être, pour se jouer de ce réel. Nombreux sont les tankas qui réjouissent le lecteur en même temps qu’ils lui donnent à découvrir tout un pan inattendu de la personnalité fondamentalement chagrine de Takuboku. Une personnalité habitée par un léger goût du nonsense ou, à tout le moins, du décalage :

    « Bien que j’aie attendu longuement

    ce jour où la personne qui devait venir n’est pas venue,

    j’ai déplacé mon bureau. »

    ou encore :

    « Dis-donc !

    Même lui a pu faire un enfant.

    Quelque peu satisfait je vais me coucher. »

    « Couette tirée par-dessus tête,

    jambes recroquevillées,

    au hasard j’ai tiré la langue. »

    La poésie singulière de Takuboku accompagne le lecteur dans une tendresse partagée. Elle sème du poète des sourires en demi-teinte. Avec cette once d’émotion douce que baigne la lenteur familière des jours. « La poésie est mon jouet triste », confiait Takuboku à son ami Toki Aika quelque temps avant sa mort. Poésie consolatrice pour celui qui précisait ainsi son art poétique :

    « Il est bon de chanter librement ce qui nous inspire, sans nous laisser limiter par quoi que ce soit. Si l’on procède ainsi, dans les limites de notre condition, cela qu’on appelle poésie — cette émotion propre à chaque instant de ce qui se lève et s’efface dans le cœur au sein de notre vie affairée —, cela ne périra pas. »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Ishikawa Takuboku, Le Jouet triste






    ISHIKAWA TAKUBOKU


    TAKUBOKU portrait
    Image, G.AdC




    ■ Ishikawa Takuboku
    sur Terres de femmes ▼

    [Pour la première fois depuis longtemps] (extrait du Jouet triste)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    les pages de l’éditeur sur Ishikawa Takuboku





    Retour au répertoire du numéro de novembre 2016
    Retour à l’ index des auteurs
    Retour à l’ index des « Lectures d’Angèle »

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Ishikawa Takuboku | [Pour la première fois depuis longtemps]




    FUME
    « Même la tristesse de ce jour où la poitrine me fait mal,
    comme une cigarette à l’arôme délicat,
    j’ai peine à l’abandonner. »
    Ph., G.AdC







    [POUR LA PREMIÈRE FOIS DEPUIS LONGTEMPS]




    Pour la première fois depuis longtemps,
    d’un coup j’ai ri aux éclats ——
    La drôlerie de cette mouche se frottant les mains.



    Même la tristesse de ce jour où la poitrine me fait mal,
    comme une cigarette à l’arôme délicat,
    j’ai peine à l’abandonner.



    Ce moi d’il y a un instant,
    qui désirait faire du tapage,
    je m’en attendris.




    Ishikawa Takuboku, Le Jouet triste, Arfuyen, 2016, page 76. Traduit du japonais par Jérôme Barbosa et Alain Gouvret.






    Ishikawa Takuboku, Le Jouet triste






    ISHIKAWA TAKUBOKU


    Takuboku




    ■ Ishikawa Takuboku
    sur Terres de femmes ▼

    Le Jouet triste (lecture d’AP)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    les pages de l’éditeur sur Ishikawa Takuboku





    Retour au répertoire du numéro d’octobre 2016
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Emily Dickinson | [Je compte]




    [I RECKON]





    I reckon — When I count it all —/ First — Poets — Then the Sun —/ Then Summer — Then the Heaven of God —/ And then — the List is Done —// But, looking back — the First so seems / To Comprehend the Whole —/ The Others look a needless Show —/ So I write — Poets — All — (P 533, 1863).





    [JE COMPTE]



    Je compte — Quand cela m’arrive de compter — / En premier — les Poètes — Puis le Soleil —/ Puis l’été — Puis le Ciel de Dieu —/ Et puis — La liste est complète —// Mais, en y repensant — les Premiers semblent // Tellement englober le Tout —/ Que les Autres semblent un Spectacle inutile —/ Aussi j’écris — les Poètes — c’est Tout —



    Emily Dickinson, Ainsi parlait / Thus spoke Emily Dickinson, Dits et maximes de vie choisis et traduits de l’américain par Paul Decottignies, Édition bilingue, Arfuyen, Collection « Ainsi parlait », 2016, pp. 48-49.






    Ainsi parlait Emily Dickinson



    EMILY DICKINSON


    Emily Dickinson Guidu
    Image, G.AdC





    ■ Emily Dickinson
    sur Terres de femmes


    10 décembre 1830 | Naissance d’Emily Dickinson
    15 mai 1886 | Mort d’Emily Dickinson
    [As imperceptibly as Grief]
    Quatrains
    [We learned the Whole of Love](poème extrait de Nous ne jouons pas sur les tombes)
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait d’Emily Dickinson (+ Lettre à Thomas W. Higginson)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    une page sur Ainsi parlait Emily Dickinson







    Retour au répertoire du numéro d’août 2016
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel

    par Isabelle Lévesque

    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel ,
    éditions  Arfuyen, Collection « Les Cahiers d’Arfuyen »,
    volume 228, 2016.



    Lecture d’Isabelle Lévesque


    De cet espace, je ne garde rien.
    J’écris, pour que tout demeure possible.

    C. A. H.





    Quel après susciter, quel chemin longer pour rejoindre ce qui ne s’atteint pas ? Les épigraphes de Poèmes d’après de Cécile A. Holdban orientent la lecture : « temps perdus dans la ténèbre » pour Novalis, « [t]able rase de la lumière ou de l’ombre » pour Juarroz.

    Ce volume publié par Arfuyen rassemble deux recueils. Le premier, Poèmes d’après, est organisé en trois parties. La première est nocturne et hivernale. « C’était une période où Dieu se taisait », prévient l’auteur. Elie Wiesel, dans La Nuit, découvrant l’horreur inimaginable d’Auschwitz-Birkenau, écrivait : « L’Éternel, Maître de l’univers, l’Éternel Tout-Puissant et Terrible se taisait » 1, mais aussi : « Et le monde se taisait ». Ce jour commence donc par la nuit, par le chaos douloureux de la nuit. Nous savons les crimes, les guerres, les violences d’avant et celles d’aujourd’hui. Comment vivre après ?

    Sceau de la dispersion : les premiers vers de Poèmes d’après trébuchent sur une interrogation qui fonde ce livre :

    « Quelle main rassemblera

    les fragments laissés à la nuit ? »

    Par sa quête, le poème restitue les fragments d’une unité perdue. L’errance est située dans un temps immémorial et présent : celui des « maisons » où « des toits aux fondations / rien ne tremble ». Quelque chose appelle qui demande à être éveillé, une langue perdue qu’il faut étreindre pour éprouver sa matérialité et sa force, plusieurs langues sans doute pour l’auteur, traductrice et porteuse de cultures plurielles.

    Le choix de couverture le figure : le détail de la toile Le Rendez-vous des amoureux, de Tivadar Kosztka Csontváry, rappelle les origines hongroises de la poète et isole le chemin et l’horizon liés par la couleur alors que le couple du rendez-vous, accompagné d’un ange (ou Cupidon ?) aux longues ailes blanches, devenu hors-toile figure l’arrière-pays présent/absent (escompté).

    Une langue veut exister, revendique l’unité perdue.

    Le roi Nimrod, défiant Dieu du haut de la tour de Babel, semble apparaître au détour d’un tercet :

    « Un archer fou veut ficher

    ses flèches dans le ciel

    toutes elles retombent et se brisent. »

    Et la tour se brise aussi, et l’unité humaine. Quelle langue pour écrire après Babel ?

    Le poème s’invente par l’épopée créatrice « de toutes les eaux » comme en déluge on sauverait les mots rassemblés qui se lèvent et s’ajoutent les uns aux autres pour constituer le tissu de la langue, « des étoiles aux étoiles » pour rendre la vue. Des unités de sens (de force) se constituent : « vivre » et « naître » en dérivés signifiants fondent et assument le poème qui s’engendre. Au futur, prophétique et accompli, « nous serons », se trouve la direction d’instinct, de destin, « saumons à l’amont du combat des eaux ».

    Monde animé, parcouru de forces, le soleil « debout » accomplit sa tâche, la nuit est parfois brisée par ses rayons silencieux, cohorte de mots assignés : ils conduisent les « rêves durcis », filant une métaphore d’équipée maritime porteuse de « soif ». La poésie de Cécile A. Holdban porte une langue de combats, elle ranime des forces amenuisées pour ouvrir l’horizon. L’instrument de lutte, ce sont les mots et les modes : impératifs d’assaut, « [a]ccueille ton capitaine », le futur proche qui accomplit les promesses par la certitude de l’indicatif. Les verbes d’action se dressent dans le vers, succession en parataxe dénotant l’urgence comme l’ordonnance d’un destin que l’on construit. En cela, la liberté guide le vers et associe langue et combat au ciel d’un absolu qui se conquiert. Nulle tranquillité en ces poèmes énergiques, l’heure est aux miracles, « l’océan s’ouvre ». Cela coule (sang, sève), debout et allant. Des vers d’autres poètes sont cités, ceux d’Anna Akhmatova, Janet Frame, de Sándor Weöres, Edith Södergran, célébration par le texte qui entre dans les poèmes de Cécile A. Holdban. Un monde perdu / restitué nous est offert : à cet égard l’emploi strict du verbe « être » comme copule restitue une vocation unificatrice de ce terme : au présent ou au passé, malgré la fragmentation. Ce qui est écrit passe par une assimilation directe de réalités (métaphores), comme si sans détour les équivalences établissaient des évidences incontestables. Le passage par la lutte permet au poème de renouer avec la clairvoyance (foi en ce que la poésie peut délivrer).

    Des scènes sont imaginées, envisagées, revécues : fulgurance d’ogre pourléché, un enfant « blotti au chaud dans son ventre », il « dévore la lune entre les dents des feuilles ». Ces visions, secouées par des « peut-être », font surgir des hypothèses inattendues, lune poursuivant sa course dans le ventre de l’ogre « mais qui n’éclaire rien », des réalités cachées sont envisagées qu’il nous faut détecter. Poète déchiffreur, poète « peut-être » dans un « ciel bleu muet » captant « dans ce long cri muet/caressé au ciel » un « OISEAU » majuscule, alors la lecture de ce monde devient poème, un miracle accru, « courants invisibles/perdus pour l’amour ». À la troisième personne se jouent l’histoire, l’épopée, la mémoire. Les trois, ensemble, augurent le temps révolu, mythe créé d’une lecture atemporelle de la réalité dans laquelle chacun avance aveuglément. Aveuglement temporaire, puisque le voile est levé par celui ou celle qui, parcourant les surfaces vides (mystérieuses ?), « les yeux collés à la vitre », verra : « un arbre a poussé là / où la croix s’est défaite et les branches sont tombées ». Alors « il marchera » « avec d’autres langues », elles portent les disparus car chacune révèle celui qui la parla. Ce dernier poème de la première partie porte pour titre le nom de l’observatoire astronomique qui mesure avec précision la distance de la Terre à la Lune : « Apache point ». La Lune nous rappelle que le Soleil n’est pas mort. Elle donne sa lumière quand la nuit s’impose. La Lune féminine, Séléné ou Luna, commande aux océans et à leurs marées. Les folies qu’elle provoque ne sont que passagères.

    La seconde section du livre est consacrée à la petite fille que la femme porte en elle. Comme le dit le poème de Sándor Weöres, ici traduit et placé : « Et l’enfant vieillard que j’étais, / je le porte avec moi dans un cercueil minuscule / comme une amulette. » Cette « petite-fille » se déplace « à cloche-pied » sur la grande marelle des âges, tout est possible, l’avenir est ouvert, et le poème chante :

    « aucun escalier aux abois

    aucun brasier funeste [6 syllabes]

    ni corbeaux aux jardins [6 syllabes]

    ni ton sang dans les sources [6 syllabes]

    ni chapelle où renoncer

    aucun blason, aucun centaure, aucun guerrier [alexandrin trimètre]

    sous un ciel de dentelle, de jasmin et d’étoiles [deux hexasyllabes]

    tu sautes à cloche-pied »

    Poème d’après la nuit, d’après les guerres. De quelle robe s’habillera la « petite fille » ? « Les oiseaux du jardin », ceux qui « connai[ssent] les secrets de [s]a nuit v[iendront] s’y poser ». Une robe de lune ? Cette « lune / envers du visage, œil aveugle et blanc de paroles / ouverture à la perte aux échecs aux aiguilles… » ? Vient-elle de la lune cette « cuve de néant versée sur les montagnes, une lune lumière de la nuit ?

    La « fillette » se livre au jeu des dînettes « dans sa maison de poupée », ici ou près « des minarets » dans le déplacement constant de la fable, des contes et des langues. Elle voyage. Comme dans une chanson traditionnelle, un marin invite la jeune fille à monter dans son bateau. Mais la chanson finit mal. La « petite fille » doit combattre les chimères, les images serrées les unes contre les autres l’arment : elle et son fil face à « l’ombre du Minotaure ». Plusieurs poèmes sont lancés par une remémoration, une adresse ou un appel à sourdre. Autour, les arbres, l’étang, l’ogre hiver, les personnages vivants de la fabuleuse histoire visitent les rêves dont il ne restera rien, « quelques osselets / l’ivoire dur du ciel ». Comment y voir ? Les symboles mêlés, formes des nues révélées, avalent le silence de la petite fille, « sa présence absolue voudrait / renouer l’univers ».

    On perçoit l’union entre la poète et les éléments d’un monde dont on entrevoit la proximité secrète : mouette de l’océan cherchant ses oeufs dans les rochers, quelqu’un la regarde qui voudrait être l’objet de sa quête. Une porosité existe entre le vivant, lieu du désir, et la nuit : l’obscur est la page de Cécile A. Holdban, elle y écrit son poème – ou le rêve. L’impossible n’est pas écarté, tout palpite et se vit, dans le monde animé de l’océan, des abysses. Victoire fragile du poème qui existe et fait émerger « des créatures rares et sombres ». Les légendes et les mythes fondateurs se déroulent sur un ciel animé d’intentions et de gestes. On pénètre les lieux secrets d’une conscience où se mêlent des éléments culturels alors que la voix de la petite fille ne s’éteint pas. Elle relit ses cauchemars, transforme ses souvenirs en visions traversées de force que la nuit libère. Les vers courts du début de livre cèdent à l’ampleur du conte pour des versets qui secrètement visent, à force de flèches, une identité polymorphe et entière :

    « si je suis venue, et l’oiseau à ma suite, c’est pour trouver mes yeux

    dans l’océan, où le regard est double. »

    Activation sans fin d’une démarche qui se nourrit d’écume et de mots comme racines et ciel se joignent. Affirmation de volonté farouche : la poète retrouve des silhouettes, les décrit – les enchante :

    « Tu te penchais sur la terre en toute saison, creusant de tes mains, tu semais, tassais, cueillais, caressais et frappais la terre. »

    Ainsi soient les gestes retrouvés, séparés d’un ancrage précis, l’immémorial affirme son règne dans un présent immédiat et oraculaire. Les pronoms personnels tournoient : qui parle ? Ou plutôt : d’où partent ces voix sans cesse ? Polyphonie de cette « bouche  » où « s’enlacent / les fleurs les fruits les oiseaux », ici l’impossible dans ces voix qui se mêlent et s’aimantent. Alors la « petite fille » « referme la boîte de sa maison » qui « brûle », elle « prend son cahier et commence à écrire ». Partir, grandir, mûrir, écrire.

    Dans la troisième partie, nous atteignons un autre paysage. Le monde se découvre dans sa réalité. Il s’agit d’abord de le nommer avec les mots justes. La voix qui s’élève ne s’arrête pas, nourrie d’identités multiples, elle se refuse à une définition unique, comme ne cesse l’énumération des biens hirsutes et libres qui nourrissent les listes sans fin :

    « Aubier, souche, sève, écorce, pousses ligneuses, bourgeons, pétioles, aiguilles, tiges, segments, arêtes, résine, drageons »…

    Ces trésors, pour nous engendrer à l’infini : fruits de reliefs, de saveurs, délibération ouverte aux osmoses, l’écriture s’alimente dans l’inépuisable, le poème est cette trace mystérieuse et polysémique qu’elle a générée. Ici les virgules suivent ce mouvement fou de multiplication, il le suit comme il appelle encore, toujours, de nouveaux noms à énumérer. Alors l’impératif (« Murmurez, bénissez, soyez… ») invite à épouser cette prolifération, le poème veut la vie autant que la vie le requiert. La poète marcheuse « tête levée » perçoit les nuages (répétés, ils envahissent le poème) : leur texture, leur visage, leur symbole, leur parole, voici que par le regard tout devient ces nuages, « ton œil renverse le ciel pour leur offrir l’abri ». En cela, l’ombre et la magie se joignent pour délivrer l’impossible, une force va qui réduit les contraires à de la poussière d’or. L’aube, l’enfance existent toujours, mais portées par un autre âge :

    « Il y a dans le paysage de midi quelque chose de figé qui pourtant tremble,

    un paysage portant moins loin le regard que l’offrande d’un oui

    et des dons passe-murailles d’une solitude à l’autre »

    Ce qui change tout, à commencer par le poème, c’est la rencontre, l’amour :

    « Si je mâche mes mots, longtemps, infiniment

    c’est pour qu’ils soient de l’eau

    c’est pour qu’ils soient liquides, qu’ils soient rendus au bleu

    c’est pour que tu y plonges

    et que tu m’y retrouves. »

    Vers, prose, échappée narrative à peine, d’une teneur fabuleuse, au miroitement de la reconnaissance une parole revient, « c’est toi » ponctuant chaque fin de vers d’un autre poème :

    « ma source et mon désert et ma Jérusalem – c’est toi

    mon soleil souverain, mon berceau et ma nuit – c’est toi. »

    La poète énonce sans fin, retournant au miracle d’un paysage devenu l’aimé applaudi et fêté.


    Les trois parties du recueil contiennent des poèmes (ou des extraits) traduits de six poètes écrivant dans six langues différentes : trois fois Janet Frame (néo-zélandaise) en anglais, deux fois Sándor Weöres en hongrois, Roberto Juarroz (argentin) en espagnol, Anna Akhmatova en russe, Novalis en allemand, Edith Södergran (finlandaise) en suédois. C’est que les poèmes sont toujours des poèmes d’après d’autres poèmes, ceux qui ont été lus, éventuellement traduits. Les poètes sont lecteurs et habités par les voix de ceux qui les ont précédés et touchés.

    « Les morts sont bien morts. Mais ils ne dorment que d’un œil. Dans les cimetières poussent les crocus. Ce sont les flèches. Le soleil monte lentement de la terre. »

    Cécile A. Holdban, née en Allemagne avec des origines hongroises et vivant en France, traductrice du hongrois et de l’anglais, l’éprouve en sa voix. C’est ce qu’Armand Robin2 appelait le « monde d’une voix » 3. Dans la présentation qu’il faisait de ses traductions de trente-quatre poètes écrivant dans dix-huit langues différentes, il déclarait : « […] je me fis tous les grands poètes de tous les pays de toutes les langues. J’atteignis un Eden d’avant la Tour de Babel ; tous y parlaient une outre-langue […]. Eux-moi sommes UN. Je ne suis pas face à eux, ils ne sont pas face à moi. Ils parlent avant moi dans ma gorge, j’assiège leurs gorges de mes mots à venir […]. » 4 Dans Ma Vie sans moi, il mêlait des poèmes traduits et des poèmes personnels. Dans le volume Poésie/Gallimard de 1970, l’éditeur a choisi de mutiler l’œuvre et de ne publier que les poèmes personnels.

    Dans Poèmes d’après, les poètes francophones sont présents eux aussi ; ils sont les exclusifs dédicataires. Ils sont cinq, tous bien vivants : le Suisse Philippe Jaccottet, Lórand Gáspár, Français d’origine hongroise, Jean-Marc Sourdillon, Thierry Gillybœuf et Estelle Fenzy. Les quatre premiers d’entre eux sont aussi traducteurs. Leurs univers se reconnaissent dans les poèmes qui leur sont dédiés.

    Les poèmes d’avant sont bien dans les poèmes d’après.


    La Route de sel ne contient aucun poème traduit. Son sous-titre désigne une dédicataire : Poèmes pour Emilia. S’agit-il d’Emilia Wandt5 ? Sur le titre on s’interroge également. Quelle est cette route de sel ? Les Poèmes d’après nous assuraient qu’« à l’océan détourné par les vagues, certains soirs / un chemin obscur est promis », chemin aux « nourritures salées ». Et Janet Frame ajoutait par la voix de Cécile A. Holdban que « L’eau salée est poésie ». Cette route de sel, sans doute est-ce le chemin de poésie, avec son sel nourricier, son sel qui brûle aussi. Les routes océanes ne sont pas tracées, ce sont les plus risquées et les plus belles. Mais le sel de la vie, c’est aussi celui du vent, le « sel d’autan »6 et le sel des larmes, en cette eau qui n’apaise pas les plaies :

    « Les larmes ne cicatrisent rien

    étincelles trop proches

    d’un fer rougi »

    Les blessures sont toujours présentes, ouvertes, saignantes, les blessures de ce qui commence à finir en naissant même. Comment, sans les refermer, les apaiser ? Pour cela : printemps et eau fraîche de la pluie. L’annonce est clairement formulée : « le printemps arrive ».

    « Il faut guetter la nuit

    la dérobée

    une veine d’eau vive

    pour le cœur apaisé

    chercher la faille

    où glisser ce baume

    l’ombre sur la plaie du jour. »

    Pierre-Albert Jourdan écrivait au printemps qui commence, le samedi 27 mars 1980 : « Frémissement, mot admirable, habillé de feuilles et de chair, de vent et d’amour. » 7 Cécile A. Holdban confie à son tour :

    « Mars,

    la barque du ciel glisse d’un jardin à l’autre

    vent, vagues, frémissement

    à la cime des arbres ».

    Tels sont les mouvements ascendants et descendants, du ciel vers la terre et de la terre vers le ciel, de la sève, du sang et de l’eau. La vie est un échange. Notre galaxie est blanche comme le sel et, vue de loin, semble une route, c’est la « Voie lactée ». Simples individus, nous ne sommes pas grand-chose parmi tant d’infinis, pris entre la première division de l’atome et un achèvement impossible à calculer : « Au silence réuni de l’atome / la trame du cosmos / d’avant, bien avant / forgea l’ombre entre les étoiles ». Nous venons bien après « le vieil Éden ». Les « étoiles », les « constellations » et leur « langue de feu » traversent le texte pour nous situer. Les poèmes créent des liens, tressent des fils pour nous guider dans les labyrinthes extérieurs et intérieurs :

    « au-delà de mon corps j’ai étendu un arc

    et relié les mondes – point démultiplié »

    Des fleurs innombrables traversent les poèmes, comme les arbres qui viennent de l’intérieur de la Terre pour grimper vers le ciel (« les arbres sont des passerelles »), ou les oiseaux qui vont du sol au ciel : le printemps paraît une grande fête de la vie organisée par le dieu-lune, le grand Pan.

    La tour de Mélisande se dresse dans le ciel au royaume d’Allemonde dans l’opéra de Debussy et Maeterlinck. Mélisande se coiffe à sa fenêtre et chante que ses « longs cheveux descendent jusqu’au seuil de la tour ». Pelléas les prend dans ses mains et chante à son tour : « Je les tiens dans les mains, je les tiens dans ma bouche… Je les tiens dans les bras, je les mets autour de mon cou… Je n’ouvrirai plus les mains cette nuit… » 8 Ce chant d’amour sensuel retentit dans les poèmes de Cécile A. Holdban. Était-ce déjà Mélisande qui, dans Poème d’après, « démêl[ait] sa chevelure  » ? Dans La Route de sel, une « tour jaillit » de la nuit. Mélisande apparaît, mais au bord de la fontaine où elle a laissé tomber la bague de Golaud, elle va rencontrer Pelléas.

    L’eau, le printemps apaisent les blessures, mais plus encore l’amour écarte le pire. La figure de l’amoureuse dans La Route de sel éclabousse les poèmes d’éclats vivants, plumes, pétales : « sur ma paume / quelques lignes de sang ». La « femme tourelle » (tour, tourelle et tourterelle), se révèle protectrice, et sa verticalité de songe guide les pas du marcheur qu’elle attend, « une seule présence / pour que surgisse le jour ». Soleil et lune, en une croisée singulière dans le ciel de Cécile A. Holdban, nous apprennent que le destin des astres n’est pas incompatible. Le ciel les ouvre aux traversées et à l’alliance, le paradis perdu peuplé d’oiseaux merveilleux interpellés depuis la terre ; ils unissent la mer à la route, l’aube aux routes célestes, intercesseurs hardis comme les poètes lus ou traduits qui offrent leurs forces convergentes dans l’énigme de l’univers parcouru de signes fous. Bien des lignes ne seront pas décryptées, c’est que le vol, nourri de son élan, ne se lit pas, il se suit du regard dans le mystère de sa trajectoire de mars. Sur la page, l’un des derniers poèmes, haïku, parole de vent :

    « Ici

    rien que des mots

    le désir est ailleurs »

    où tremble, peut-être, le fil nu de l’encre du poème.



    Isabelle Lévesque
    D.R. Texte Isabelle Lévesque
    pour Terres de femmes




    ________________________________
    1. Elie Wiesel, La Nuit, Éditions de Minuit, 1958/2007, page 77.
    2. Armand Robin (1912-1961) avait le breton comme langue maternelle. Il apprit le français à l’école, puis une vingtaine d’autres langues. Il fut le premier traducteur de nombreux poètes, dont Anna Akhmatova. Il traduisit du hongrois André Ady et Attila József.
    3. Armand Robin, Ma Vie sans moi suivi de Le Monde d’une voix, Éditions Gallimard, 1970. Sur le sort éditorial de ces textes, voir le site de Françoise Morvan :
    https://francoisemorvan.com/recherche/edition/armand-robin/.
    4. Armand Robin, Poésie non traduite, Éditions Gallimard, 1953, page 11. Les deux volumes de Poésie non traduite n’ont jamais été réédités.
    5. Poète néo-zélandaise méconnue que Cécile A. Holdban traduirait ? Mais existe-t-elle vraiment, cette Emilia cousine d’Emily Dickinson ?
    6. En latin, altanus ventus signifie « le vent qui vient de la mer ». Dans le Sud de la France, c’est un vent du sud-est, qui vient donc de la mer. Il est réputé pouvoir faire perdre la tête… « ma raison glisse / plus loin encore », lit-on dans l’un des poèmes.
    7. Pierre-Albert Jourdan, Les Sandales de paille (Notes 1980), Éditions de L’Ermitage, 1982, page 39.
    8. Maurice Maeterlinck, Pelléas et Mélisande (pièce et livret), Éditions L’Escalier, 2010, page L25 (livret Acte III, scène 1).







    Cecile A Holdban






    CÉCILE A. HOLDBAN


    Cecileaholdban




    ■ Cécile A. Holdban
    sur Terres de femmes

    À la fenêtre (poème extrait du recueil Ciel passager)
    Ciel passager (présentation publique de Thierry Gillybœuf)
    Hiéroglyphes (poèmes extraits du recueil L’Été)
    [Il n’est pas d’autre lieu que celui de l’absent] (poème extrait de La Route de sel)
    Poèmes d’après suivi de La Route de sel (lecture d’Emmanuel Merle)
    Toucher terre (lecture d’AP)
    Îles (poème extrait du recueil Toucher terre)
    [Suspendre ma voix] (poème extrait du recueil Un nid dans les ronces)
    Xénie
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    [Je ne tuerai point]



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur La Pierre et le sel) Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel (lecture de Marie-Hélène Prouteau)
    → (sur le site des éditions Arfuyen) la page de l’éditeur sur Poèmes d’après suivi de La Route de sel, de Cécile A. Holdban
    → (sur le site des éditions Arfuyen) une fiche bio-bibliographique sur Cécile A. Holdban
    → (sur le site des éditions de la Lune bleue) une notice bio-bibliographique sur Cécile A. Holdban




    ■ Autres notes de lecture (54) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Edith Azam, Décembre m’a ciguë
    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre
    Pierre Dhainaut, Après
    Pierre Dhainaut, Ici
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Estelle Fenzy, Rouge vive
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
    Laure Gauthier, kaspar de pierre
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Mélanie Leblanc, Des falaises
    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Au pied de la cascade
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Jacques Moulin, L’Épine blanche
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Jacques Roman, Proférations
    Pauline Von Aesch, Nu compris





    Retour au répertoire du numéro de mai 2016
    Retour à l’index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Antoine Raybaud | Lied



    LIED, II
    (extrait)




    Dyonisos 1 : matinale





    La légèreté
    des cascades dégorgeant
    de leur source, lé-

    gèreté de l’homme,
    mais plus légère la danse
    des mailles de l’eau

    aérienne, aimant
    la pesanteur s’en défaire,
    allégée de sa

    chute, d’un bond haute
    à ses échelles d’aube, aux
    drisses d’ipomées

    voile hissée de
    la légèreté liquide
    vibrante aux manœuvres




    2 : méridienne





    Le torrent qui danse
    le scintillant qu’un coude
    du roc emprisonne,

    truite contre la
    pierre noire, une impatience
    frémit, étincelle,

    bondit jusqu’au noir
    miroir, tain de granit comme
    un lait de violettes

    où sombre la rose
    de midi dans la touffeur
    du jour pourrissant___

    remonter aux sources
    d’ondoiements frais de l’incom-
    mencement de tout !




    3 : nocturne





    Je lève les yeux,
    des mers lumineuses roulent
    là-haut,___ silence

    ___nuit,___fracas
    mortellement silencieux,
    scintillante lente-

    ment jusqu’à moi une
    constellation descend,
    j’épelle des signes,

    ___nécessité,
    je t’aime,___ éternité,
    je serai ton oui,

    tu ne grondes plus,
    un retable pur, je t’aime
    ___éternité



    Antoine Raybaud, « Lied, II » in Stimmen, Arfuyen, Collection Les Cahiers d’Arfuyen, volume 227, 2016, pp. 72-73-74. Préface de Salah Stétié. Postface de Jean-Claude Mathieu.







    Antoine Raybaud, Stimmen





    ANTOINE RAYBAUD


    Raybaud_Marseille_2011-2
    Antoine Raybaud, Marseille (été 2011)
    D.R. Ph. Sylviane Dupuis
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site d’Alain Paire)
    Antoine Raybaud, Aix-en-Provence et Genève, par Alain Paire





    Retour au répertoire du numéro de février 2016
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Shakespeare | [What light is light]



    [WHAT LIGHT IS LIGHT]




    What light is light, if Silvia be not seen? / What joy is joy, if Silvia be not by? / Unless it be to think that she is by / And feed upon the shadow of perfection. / Except I be by Silvia in the night, / There is no music in the nightingale; / Unless I look on Silvia in the day, / There is no day for me to look upon. (VALENTINE — TGV 3, 1) *




    La lumière est-elle lumière si Silvia n’est plus visible ? La joie est-elle la joie si Silvia n’est plus là, à moins que je ne puisse penser qu’elle est auprès de moi et me nourrir de l’ombre de ses perfections ? Si je ne suis pas près de Silvia la nuit, le rossignol est privé de musique. Si je ne vois pas Silvia le jour, il n’est pas de jour que je puisse regarder.



    Shakespeare in Ainsi parlait Shakespeare, Dits et maximes de vie choisis et traduits de l’anglais par William English et Gérard Pfister, édition bilingue, Arfuyen, Collection Ainsi parlait, 2016, pp. 36-37. Préface de Gabrielle Althen.





    ______________________
    * TGV = Les Deux Gentilshommes de Vérone : The Two Gentlemen of Verona






    Ainsi parlait Shakespeare





    SHAKESPEARE



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    la fiche de l’éditeur sur Ainsi parlait Shakespeare





    Retour au répertoire du numéro de février 2016
    Retour à l’ index des auteurs


    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Gabrielle Althen, Soleil patient

    par Matthieu Gosztola

    Gabrielle Althen, Soleil patient,
    Arfuyen, Collection Les Cahiers d’Arfuyen n° 225, 2015.



    Lecture de Matthieu Gosztola




    « Ce livre, même s’il dit aussi la complexité ordinaire de l’expérience existentielle, voudrait évoquer un trajet, avance l’auteure dans un éclairant « En guise d’argument ». Un trajet qui aille du gris, peut-être erroné, du moment à quelque visite furtive du meilleur. Trouver manque, son premier titre, était une expression de ma mère. Bretonne, transplantée en Algérie, elle pouvait dire qu’elle trouvait manque des ciels mobiles de sa Bretagne natale. La langue lui eût permis de dire tout simplement qu’elle en manquait. Mais l’expression – venue d’où ? – qu’elle employait, dans le paradoxe qu’elle institue entre le fait de trouver et celui de manquer, possède un caractère actif qui me touche. Il y a une initiative dans trouver manque. Falloir, le second titre, correspond à une autre initiative. Celle de répondre. Continuer et se battre pour secouer la grisaille ? Sans doute. Bien davantage cependant s’appliquer, comme on entretient un feu, à mériter son désir. »

    « [L]a poussière […] commençant à nos cœurs », la peine, la douleur apparaissent bien en premier (mais c’est pour que puisse avoir lieu – ensuite – la consolation) : « Choses noires avec choses blanches / Dans l’heure qui se tourmente / Le monde debout près de la peur […] ». « Tu appartiens à ta douleur ». « [A]imes-tu encore ton corps qui se délabre ? » « Il n’y a là aucun salut / C’est un oubli de la lumière ! »

    « La lumière est certaine mais elle est en voyage ». Quelle posture adopter, en conséquence ? Faire pousser des ombres ! « Je traversai la vitre et me baignai dans la couleur / Dans le jardin je fis pousser des ombres ». « Que la couleur me pardonne / J’ai fait pousser des ombres ! » « J’avais besoin de fleurs ». « J’étais venu pour du lilas ». « On a coupé tous les lilas ».

    « Le soleil dort encore / Et la fleur tient son cœur ». Puis la lumière paraît, cette enfant. « Dans les bois de la lumière, marche un ange à la rencontre du moment, sceau sur le jour qui fléchit, sourire à l’ombre dans l’inattendu que d’aucuns croient blessure. » « Les pentes sont très douces et la clarté aussi ». « Amen dit la lumière de la lumière ». « Car chacun, vois-tu, habite son ogive. Malgré l’ombre, une musique s’y concentre et des soleils s’entrecroisent. On cherche des accords. Sans murmures, rayonnement pour rayonnement, le tout reste secret. »

    Des larmes à la joie, des larmes au mystère : vivre ce trajet intérieur, jusqu’à l’amour (« Repère les crissements de la neuve aventure, et si parfois l’espace manque, c’est que le cœur y est futur. » « La limpidité n’épelle pas ses chemins, bien que les signes ni ne manquent ni ne mentent. Vous parcourrez ainsi beaucoup de passerelles, puis ce sera l’amour. »)

    Cela nous est possible grâce à la parole poétique (qui est notre « imperceptible clef de voûte »). Grâce à ce feu. Grâce aux doigts fous, amoureux, du vent (notre sensibilité), qui jouent, tendres, dans la chevelure de ce métaphorique (mais non moins vécu) feu.

    Si le feu qu’est la parole poétique est vécu, c’est parce qu’il n’est pas donné. Il est à construire. C’est-à-dire à recevoir (activement), avec une disposition d’accueil de tout l’être, avec une écoute sans limites données à la profondeur de cette dernière. « Nous avions il est vrai revêtu d’implacables prisons / Dans l’anfractuosité de nos phrases banales ». « Il n’y a pas encore de mots à l’horizon. » « Un mot / Pour attirer la foudre / Dans le gris sans éperons du moment ». « Des perles manquent au chapelet de la parole ». « J’ai prié / Pour que / Chaque jour la parole m’éveille ».

    Cette parole poétique, Gabrielle Althen (dont il faut lire également les très beaux essais que sont Proximité du Sphinx, Intertextes, 1991 –, Dostoïevski, le meurtre et l’espérance, Le Cerf, 2006 – et La Splendeur et l’Écharde, Corlevour, 2012), Gabrielle Althen l’abreuve au moyen (la liste n’est point exhaustive) de la mythologie, de l’Antiquité, des contes, d’une forme réinventée de la ballade, d’allusions faites à Rimbaud (« Autres saisons, autres châteaux. », « Au-dessus de la chance perdue des saisons de l’offense, la danse surélevant ses lignes où des ponts se parlaient. »…) ; elle l’abreuve et l’ouvrage (écrire : « nous étions la table où s’enfante le jour » ; « [l]a liberté fut nue sur la table du jour ») en se servant des outils de haute valeur et fort difficiles à manier que sont la formule (sa justesse, sa précision) et la beauté onirique, imprécise du rêve, se situant ainsi bellement, et de frappante manière, en ce recueil, à mi-chemin entre René Char (qu’elle a connu dès 1974) et Georges Schehadé.




    Matthieu Gosztola
    D.R. Texte Matthieu Gosztola
    pour Terres de femmes







    Gabrielle Althen, Soleil patient 2




    GABRIELLE ALTHEN


    Gabrielle Althen
    Source



    ■ Gabrielle Althen
    sur Terres de femmes

    Soleil patient (note de lecture d’Isabelle Lévesque)
    Corps à corps (poème extrait de Soleil patient)
    La Cavalière indemne (note de lecture d’AP)
    L’isole (extrait de La Cavalière indemne)
    Sans titre
    Vie saxifrage (extrait)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Une fois le gris devenu l’autre versant du bleu
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    un poème extrait de Vie saxifrage



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    la page de l’éditeur sur Soleil patient
    le site personnel de Gabrielle Althen
    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Gabrielle Althen
    → (sur La Pierre et le Sel)
    Gabrielle Althen, entre splendeur et écharde






    Retour au répertoire du numéro de janvier 2016
    Retour à l’ index des auteurs


    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Gabrielle Althen, Soleil patient

    par Isabelle Lévesque

    Gabrielle Althen, Soleil patient,
    Arfuyen, Collection Les Cahiers d’Arfuyen n° 225, 2015.



    Lecture d’Isabelle Lévesque




    La pierre résiste au vent impérieux,
    mais cède au pied patient.

    Albert Camus
    1



    Quelle initiale pour le premier poème ? Le « mot », matière et magie, « [p]our attirer la foudre » ? Quelque chose à rompre par l’éclat, le gris sur ce socle de parole où manque quelque chose qui n’est pas nommé mais que « L’épée », titre d’un des premiers poèmes, pourra peut-être fendre de son tranchant salvateur ? « [D]ans le temps sans paroles », il faut pénétrer, (en) découdre, trouer, faire briller sa lame et, d’estoc ou de taille, traverser le gris.

    Tout commence sous le signe des épines, « [t]e voilà écorché ». Par cette écorchure passe la lumière et le mouvement sera déclenché par l’impératif « danse » répété quatre fois, cerclé ou auréolé de ce que ce verbe engendre : le poème.

    Le livre est constitué de trois parties, le sens apparemment paradoxal de la première, « Trouver manque », est expliqué par l’auteur en fin de volume (« En guise d’argument »). « [U]ne expression de ma mère », nous confie-t-elle, Bretonne allée en Algérie loin du ciel changeant du pays : elle instaure le manque comme fruit d’une action ou plutôt aboutissement d’un processus qui n’est pas vain. Trouveur, celui qui cherche en la langue une source que le poème accomplit. L’emploi de l’impératif régulier confirme la démarche volontaire d’un sujet, de « [l’]enfant pesant comme un caillou / Sur le chiffon des choses / Et ce n’est que le vent sur la ville sans toits / Son cri à l’unisson / Et le mot qui grandit sur ce morcellement ». Émiettement qui grandit, fragments multipliés pour le « mot du monde », cela « s’écrit lentement ». Les poèmes courts et longs alternent, comme le vers (majoritaire) et la prose :

    « Des perles manquent au chapelet de la parole ».

    Ce qui se passe, en suite logique, « [e]t le gris va au gris sans laisser de sillage », placé sous le signe du morcellement et du manque, il diffracte le temps, les mots en appellent d’autres, « forêt verte » et « vertèbres », l’arbre devenu personne humaine, tandis que les « épines » de la mer côtoient « [u]n liseron béant ». L’homme, lié à l’espace infini, s’accroche aux parois, fines écorces, marquées par l’effroi, le temps réduit au silence « des vieux châteaux de craie ». Manquent le commencement, l’augure pur et sa portée libre inclinée vers la promesse mais « [l]e moment se referme », les courtes proses envisagent le constat démis, l’impossible accru :

    « L’incroyable t’aura touché la main, puis il est reparti, sans laisser de restes. »

    Constat, langue d’éviction alternant le temps d’une projection caduque, futur antérieur, et celui du passé : fermeture de la faille où passait la lumière.

    Si les « phrases noires » « ne donnent pas d’ombre », l’espoir (espérance ?) subsiste là où « irradient des feuilles mortes », liées à la mémoire oubliée de ce qui fut un. Glissement d’un mouvement vers une sensation : vol des brindilles puis leur bruit, comme si la perméabilité du monde autorisait les transferts (les suscitait). Au milieu, « je », instance d’écriture mais aussi personne au monde qui voit ses défaillances, son tremblement. L’analogie fonctionne comme révélateur et laisse une présence immanente. Toutefois « [l]e sens gît à terre / Mais il ne se voit pas », comment le dévoiler ? La mémoire offre un accès mais « [o]n croit l’histoire tombée / Fond de puits ou bien vide prolixe ? » Où trouver quand cherche encore Ulysse, aidé par les étoiles (ont-elles manqué ?) ? Le nom fait-il foi dans la quête et le retour vers le lieu ? Le chemin n’est-il pas sa propre réponse quand Personne écarte l’assaut d’une possible vengeance ?

    La craie à la trace effaçable apparaît dans des contextes différents : auprès des corps nus avant le baiser, elle éloigne, comme un bâton de pluie, la durée cruciale et la discorde. En perpétuelle osmose ou conversation, l’abstrait et le concret se rencontrent sur le socle du questionnement : « l’absolu rit depuis sa robe nue », des siècles de langue ou de faits glorieux traversent le poème pour fixer en ce « soleil patient » les repères évanouis mais incontournables de la mémoire. La musique les éveille comme la fable, ou le « mot » du poète repris du premier poème. Les compléments du nom assoient l’alliance entre l’invisible, ou l’idéal, ou l’abstrait, et les parties du corps ou les objets, « la main du poème ».

    Le titre de la seconde partie, « Falloir », est un infinitif, celui de la nécessité absolue, de la volonté surtout qui fait agir et entreprendre pour fermer ou traverser la faille. Ce verbe, doublet de « faillir » est issu du latin populaire « fallire » qui signifie « faire défaut ». Le manque y est inscrit.

    Des vers courts présentent une suite d’actions au passé récent des constats, sans autre complément que l’essentiel et minimal :

    « Tu as bu ton café

    Tu as fermé le gaz

    Rangé ta chambre

    Et rassemblé tes feuilles ».

    Départ sans fin, solitude et la vieillesse mesurée au corps abîmé :

    « Les épaves rouillent ainsi devant l’oubli ».

    Le vent garant traverse les poèmes, peut-être assure-t-il la pérégrination constante du cœur ou du geste salvateur et fécond qui fait du gris une durée limitée. Parenthèses nombreuses (ou tirets), commentaires ou l’écho affirmé d’une voix consciente de ses actes, prosopopées successives, le « je » se déplace :

    « Je ne suis pas à ma place dans l’abri de mon cœur ».

    Le verbe « falloir » en son subjonctif, « qu’il y faille », répété, fait entendre le nom commun de l’interstice ou de la fragilité avouée, grise et persistante. Vie florale (la rose) ou le bleu pour percer cette brume indécise, en italique :

    « Le jour qui se déplace n’attend personne
    Et fait rouler dans le soir ses éponges d’air bleu ».


    Incantation, le poème prend appui sur des mots redits : assise, affermir la voix avant de poursuivre. Rien n’est sûr (gris seul), la note rejouée favorise le vol, le vent portant sa mélopée dans « la déperdition des rues ». C’est peut-être la possibilité de lier le monde aux hommes, le lien naturel perdu se lit à travers ce refrain, parfois des anaphores (« Volonté » en tête de vers), qui établit une continuité :

    « Étourdis, étourdis que nous sommes ! »

    comme se répondent les mots aux sonorités différentes mais dont le sens, proche, faisant référence à un même domaine (la cassure, les tessons…), assure dans le tissu du texte la présence d’un fil sémantique formant écho lui aussi, ici le tranchant, déjà présent au début du texte. La douceur possible est démentie par la nécessité de la coupure établie tel un passage nécessaire vers vivre et écrire, « interstice », « porte précaire » : « Et bleu sur brun », le temps de l’apparition.

    « Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience » 2, affirmait René Char. Or ce qui vient ici mérite la plus grande patience. Il interrogeait aussi : « Comment montrer, sans les trahir, les choses simples dessinées entre le crépuscule et le ciel ? » 3 Les « trous dans les nuages », l’« épiphanie de l’interstice » permettent d’envisager l’envers du gris. Il faut le vouloir, longuement. Il faut beaucoup de patience. « À l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes » 4, annonçait Arthur Rimbaud. À l’« homme-roi » des villes, ce roi pauvre au « corps éclairant », mais « précaire », le poète demande : « Comment, comment vous reconnaître ? »

    Il est établi que le soleil est né voici plus de quatre milliards et demi d’années, il lui resterait encore plus de temps avant de s’éteindre. Et, parmi toutes les étoiles que nous regardons, beaucoup sont éteintes : obstination de cette lumière. Dans l’avant-propos à sa Belle Mendiante, Gabrielle Althen expliquait ce qu’elle doit à René Char pour son apprentissage de la patience : « Ainsi le patron me fut-il définitivement légué de la patience devant l’œuvre à prononcer et du rassemblement d’énergie nécessaire à la parole à naître. » 5


    Troisième partie, « Le troisième jour », « un peu de vocation lui tenait encore aux doigts », « [l]e ciel pour fleur qui se peut couper ». Vient le temps de conciliation, de résurrection :

    « Ah ! Qu’il faille aimer le jour parce qu’il est le jour ! »

    Entendue autrement, la « faille » au subjonctif de l’accomplissement désiré, miraculeux et évident propose une lecture apaisée du chemin parcouru. Signes de semence, temps d’une résolution des contraires :

    « Tu es ma consternation et ma consolation

    Tu es ma colère et mon rire ».

    On pense au titre actif de la première partie, « Trouver manque », la rose et le bleu fossoyeurs du gris reconnu, la floraison s’annonce. L’impératif relaie le mode précédent, « [m]ontre-moi », ordonne trois fois le narrateur en ses forces retrouvées et certaines, « [u]ne fois le gris devenu l’autre versant du bleu » 6.

    Un poème, « Köchel 467 », propose en exemple le Concerto pour piano n° 21 de Mozart, dont Gabrielle Althen aime la « distance tendre » 7. Le mouvement lent (andante) de cette œuvre laisse percer l’angoisse, dans un climat de mélancolie :

    « Un pas plus loin nous savons bien que c’est le drame

    Avec le sol qui craque au-dessus de la mort

    Et moi qui comprends si peu comment va la lumière

    En tremblant je m’en vais avec elle jusqu’au dernier accord

    Qui déjà m’avait tout pardonné ».

    Mais avec Mozart, « tout finit dans l’allégresse », remarque Gabrielle Althen, et le troisième mouvement du concerto est un allegro vivace assai. René Char, dans un poème assez sombre de 1978, déplorait « l’entrain de l’obéissance » auquel « la plupart des hommes sont voués », mais il concluait : « Nous n’avons cessé d’assister à cela. Charme bizarre : sans renoncer à l’espoir ! »8

    Espérance, vertu « la plus difficile »9, selon Charles Péguy. Elle est à l’œuvre ici.

    Temps des mots exaucé pour l’écrivain silencieux qui tente enfin de « recomposer tous ces morceaux », hors le gris, passé. Voici le bleu :

    « Les veines de Dieu courent sur la mer

    Des mots s’écrivent que l’eau noue et délace

    L’esquif tente sa grâce

    – Un bleu pensant posé sur la peau nue ».



    Isabelle Lévesque
    D.R. Texte Isabelle Lévesque
    pour Terres de femmes




    ________________________________
    1. Albert Camus / René Char / Henriette Grindat, La Postérité du soleil, Gallimard, 2009
    2. René Char, Fureur et Mystère, Éditions Gallimard, 1962
    3. La Postérité du soleil, op. cit.
    4. Arthur Rimbaud, Une saison en enfer – « Adieu »
    5. Gabrielle Althen, La Belle Mendiante suivi de Lettres à Gabrielle Althen de René Char, Éditions L’Oreille du Loup, 2009
    6. On lira une autre version de ce dernier poème de Soleil patient dans l’anthologie poétique Terres de femmes de Terres de femmes
    7. Gabrielle Althen parle de Mozart dans l’émission : Au singulier – France Culture – 26/06/2015.
    8. René Char, Fenêtres dormantes et porte sur le toit, Éditions Gallimard, 1979
    9. Charles Péguy, Le Porche du Mystère de la Deuxième Vertu, 1911






    Gabrielle Althen, Soleil patient 2




    GABRIELLE ALTHEN


    Gabrielle Althen
    Source



    ■ Gabrielle Althen
    sur Terres de femmes

    Corps à corps (poème extrait de Soleil patient)
    Soleil patient (lecture de Matthieu Gosztola)
    La Cavalière indemne (note de lecture d’AP)
    L’isole (extrait de La Cavalière indemne)
    Sans titre
    Vie saxifrage (extrait)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Une fois le gris devenu l’autre versant du bleu
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    un poème extrait de Vie saxifrage



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    la page de l’éditeur sur Soleil patient
    le site personnel de Gabrielle Althen
    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Gabrielle Althen
    → (sur La Pierre et le Sel)
    Gabrielle Althen, entre splendeur et écharde




    ■ Autres notes de lecture (54) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Edith Azam, Décembre m’a ciguë
    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre
    Pierre Dhainaut, Après
    Ici (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Estelle Fenzy, Rouge vive
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
    Laure Gauthier, kaspar de pierre
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Mélanie Leblanc, Des falaises
    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Au pied de la cascade
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Jacques Moulin, L’Épine blanche
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Jacques Roman, Proférations
    Pauline Von Aesch, Nu compris






    Retour au répertoire du numéro de novembre 2015
    Retour à l’ index des auteurs


    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Hart Crane | Passage



    PASSAGE



    Where the cedar leaf divides the sky
    I heard the sea.
    In sapphire arenas of the hills
    I was promised an improved infancy.

    Sulking, sanctioning the sun,
    My memory I left in a ravine,—
    Casual louse that tissues the buckwheat,
    Aprons rocks, congregates pears
    In moonlit bushels
    And wakens alleys with a hidden cough.

    Dangerously the summer burned
    (I had joined the entrainments of the wind).
    The shadows of boulders lengthened my back:
    In the bronze gongs of my cheeks
    The rain dried without odour.

    “It is not long, it is not long;
    See where the red and black
    Vine-stanchioned valleys—”: but the wind
    Died speaking through the ages that you know
    And bug, chimney-sooted heart of man!
    So was I turned about and back, much as your smoke
    Compiles a too well-known biography.

    The evening was a spear in the ravine
    That throve through very oak. And had I walked
    The dozen particular decimals of time?
    Touching an opening laurel, I found
    A thief beneath, my stolen book in hand.

    “Why are you back here—smiling an iron coffin?
    “To argue with the laurel,” I replied:
    “Am justified in transience, fleeing
    Under the constant wonder of your eyes—.”

    He closed the book. And from the Ptolemies
    Sand troughed us in a glittering, abyss.
    A serpent swam a vertex to the sun
    —On unpaced beaches leaned its tongue and drummed.
    What fountains did I hear? What icy speeches?
    Memory, committed to the page, had broke.






    PASSAGE



    Au point où la feuille de cèdre divise le ciel
    J’ai entendu la mer.
    Dans les arènes de saphir de ces collines
    Une meilleure enfance me fut promise.

    Boudeur, vivant sous la règle du soleil,
    Mes souvenirs, je les ai laissés dans un ravin, —
    Poux grossiers qui ourdissent l’avoine,
    Qui nappent les rocs, rassemblent les poires
    Par boisseaux au clair de lune,
    Et réveillent les allées d’une toux invisible.

    L’été brûlait dangereusement
    (Je m’étais enrôlé dans les exercices du vent).
    Les ombres des blocs m’ont étiré le dos :
    Dans les gongs de bronze de mes joues
    La pluie a séché sans laisser d’odeur.

    « Ce n’est pas long, ce n’est pas long ;
    Regarde là-bas, là où le rouge et noir
    Vignent à bâtons levés les vallées ! » : mais le vent
    Mourut, comme sa parole passait les générations que tu connais
    Et étreins, cheminée sous la suie, cœur d’homme !
    Ainsi me fit-on virer, revenir sur mes pas, tout à fait comme
    Votre fumée compile une biographie trop connue.

    Le soir était une lance portée dans le ravin,
    Forte à fendre le chêne. Aurais-je donc passé
    Les décimales singulières que le temps compte par douzaines ?
    Au contact d’un laurier qui s’ouvrait, je tombai
    Sur un voleur tapi, qui tenait mon livre dérobé.

    « Pourquoi reviens-tu ici — avec un cercueil de fer pour tout sourire ?
    — C’est pour me quereller avec le laurier », répondis-je :
    Suis bien en droit d’être éphémère, si c’est pour fuir
    La stupeur constante de ton regard —. »

    Il referma le livre. Et, des Ptolémées
    Le sable nous siphonna dans un abîme étincelant.
    Un serpent fit sa nage de vortex vers le soleil
    — Apposa sur des plages vierges sa langue, et tambourina.
    Quelles fontaines ai-je ouïes ? quels discours glacés ?
    Le souvenir, une fois couché sur la page, s’est rompu.



    Hart Crane, Bâtiments blancs, in L’Œuvre poétique, édition bilingue, Arfuyen, Collection Neige, volume 31, 2015, pp. 64-65-66-67. Traduit de l’américain par Hoa Hôï Vuong.






    Hart Crane




    HART  CRANE


    Crane
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    une notice bio-bibliographique sur Hart Crane
    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    la fiche de l’éditeur sur L’Œuvre poétique de Hart Crane






    Retour au répertoire du numéro d’octobre 2015
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes