Étiquette : Arfuyen


  • Anise Koltz | [Dans mes poèmes]




    Dans mes poèmes-1
    Image, G.AdC





    [DANS MES POÈMES]



    Dans mes poèmes
    je retrace
    ma géographie intérieure

    Mes pensées
    alourdissent la parole

    Je perds les questions
    à travers mes réponses

    Une marée noire de mots
    inonde ma page








    Des galaxies
    Image, G.AdC





    [DES GALAXIES]



    Des galaxies
    me traversent
    sans prendre conscience
    de ma mort

    Éteinte depuis des millénaires
    mon image
    a oublié
    qui j’étais



    Anise Koltz, Un monde de pierres, Éditions Arfuyen, Collection « Les Cahiers d’Arfuyen », 2015, pp. 92-93.






    Anise Koltz Un monde de pierres





    ANISE KOLTZ


    ANISE KOLTZ
    Source




    ■ Anise Koltz
    sur Terres de femmes


    L’Ailleurs des mots
    Automne (extrait du Cirque du soleil)
    Béni soit le serpent
    [Gémeau] (poème extrait de Soleils chauves)
    Je me transforme (poème extrait de Je renaîtrai)
    [Je suis l’impossible du possible] (poème extrait de Pressée de vivre)
    Ouverte (poème extrait de Je renaîtrai)
    [Qu’ai-je emprunté à la chair maternelle ?] (poème extrait de Galaxies intérieures)
    Les soleils se multiplient (poème extrait du Cri de l’épervier)




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    une page consacrée à Anise Koltz
    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    une page consacrée à Un monde de pierres d’Anise Koltz
    → (sur Lyrikline)
    dix poèmes extraits du Porteur d’ombre (2001), dits par Anise Koltz





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Gabrielle Althen | Corps à corps




    CORPS À CORPS



    Souffre de ton angoisse comme d’une fable
    Et sois tendre avec le superbe ennui

    Ossip Mandelstam



    S’est posé sur le tapis au milieu de la chambre
    Le temps rond comme une pomme
    L’étoile avait perdu son fard
    Et nous très nus au moment du baiser
    Malgré notre désir d’applaudir
    Nous étions immobiles tous deux
    Ce temps de craie nous faisant face
    La grosse pomme posée sur le tapis
    Sans entrelacs le temps
    La porte torse
    Présent sans bras
    Et craie à remuer
    ― L’évasement de la personne !




    Gabrielle Althen, « Trouver manque » in Soleil patient, Arfuyen, Collection Les Cahiers d’Arfuyen n° 225, 2015, page 31.






    Gabrielle Althen, Soleil patient 2




    GABRIELLE ALTHEN


    Gabrielle Althen
    Source



    ■ Gabrielle Althen
    sur Terres de femmes
    Soleil patient (lecture de Matthieu Gosztola)
    Soleil patient (note de lecture d’Isabelle Lévesque)
    La Cavalière indemne (note de lecture d’AP)
    L’isole (extrait de La Cavalière indemne)
    Sans titre
    Vie saxifrage (extrait)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Une fois le gris devenu l’autre versant du bleu
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    un poème extrait de Vie saxifrage



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    la page de l’éditeur sur Soleil patient
    le site personnel de Gabrielle Althen
    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Gabrielle Althen
    → (sur La Pierre et le Sel)
    Gabrielle Althen, entre splendeur et écharde




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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Michèle Finck, La Troisième Main

    par Isabelle Raviolo


    Michèle Finck, La Troisième Main,
    Arfuyen, Collection Les Cahiers d’Arfuyen,
    volume 218, 2015.



    Lecture d’Isabelle Raviolo


    SI TU VEUX VOIR, ÉCOUTE




    Michèle Finck ou la poétique de l’excès. L’épreuve du noir avec torche de musique



    Il y a ici une voix de femme seule face au néant. Béante de tous ses orifices. En cette béance, elle inaugure un geste nouveau, avec La Troisième Main : geste de vie qui sauve, geste d’élan qui consent à ne rien faire ni prendre, mais à être tout entière l’écriture poétique, celle-ci se faisant sous l’impulsion des sons de multiples partitions ; « jazz pour pas crever » : autant de compositions qui s’entr’appellent et se répondent dans une rhapsodie où les voix vibrent comme en un chœur, arche d’alliance, de vie ;

    « non pas poèmes sur la musique, mais poèmes à et avec la musique ; poésie et musique intensément mêlées, qui tournoient tout au bord du silence. »

    Et

    « […] il suffit

    D’une modulation

    Pour que l’âme du meunier

    Saigne en silence

    Dans le murmure du ruisseau. »

    La modulation opère l’ouverture d’une brèche où « saigne le silence » : « un peu de neige dans le noir ». Entre vie et mort, entre larmes retenues ou exprimées, c’est « ce peu de neige » qui rend possible le tremblement discret de la vie, sa musique excédant toute gravité, et qui, sans l’abolir, rend à la pesanteur sa légèreté : un « zigzag de lumière dans le néant ». Car la neige est noire, de la noirceur du lait, comme la fiancée du Cantique des Cantiques est noire et belle. Quelque chose de pur sourd de la noirceur même ; une lumière autre, cette lumière qui se matérialise ici en sons, en partitions, en chœurs de voix tremblantes : dans leur presque disparition vibratoire, toutes nous invitent au voyage vers l’« autre face de l’oreille », sur cet autre versant du cosmos sonore où le silence se renverse et où une autre expérience perceptive devient possible, où les sons apparaissent en quelque sorte affranchis de leurs limites et transmués. Ici, les yeux de l’âme saignent, les oreilles de l’âme saignent. Le Pleurant le sait, « qui est fait de chair et de larmes pures ». Comme le Pleurant dont les larmes millénaires prient en lui pour nous tous, la voix de Michèle Finck s’arc-boute autour d’une fêlure ventrale. La poétique de l’excès trouve alors son paroxysme dans les oxymores : « Sur la lame du silence un peu de sang et de neige ».

    « […] Ailes noires

    Dans les nuits blanches. Transe utérine.

    Body and soul. Perce-neige noire crie. »

    La voix noire « croque la pomme jusqu’au trognon » ; elle « crie l’amour jusqu’au râle ». Ici, il fait un silence à « réveiller les morts », et la musique « heurte le néant ».





    L’écharde dans la chair



    Dans la violente vie, le désir est « planté comme un couteau », « les sexes saignent de sons sans têtes », le « néant est en rut », et Dieu est cette « dent cariée ». Mais si les « poignards rythmiques » percent le cœur, si la musique « cravache l’âme », si le silence est « une ciguë », Michèle Finck traverse l’opacité comme l’artiste funambule en équilibre sur les sons qu’un rien peut renverser, mais que le souffle et l’attention d’une écoute profonde maintiennent debout, « au-dessus du piano, béante comme une morte », dans le nu vigile de l’acte d’écrire où l’obscur irradie une lumière secrète, inouïe :

    « Voix nue descend dans la souffrance. Descend

    En spirales âpres dans chaque syllabe.

    Descend ronce après ronce. Tout au fond.

    Saigne. Insomniaque. Illuminatrice. »

    Le soleil noir de la mélancolie habite les vers de Michèle Finck, fait chavirer le son, renverse le souffle ; mais si le « la mineur chavire, il chavire encore de désir » ; et le poète est « ivre de silence dans le havre du poème. » Une résurrection dans la vie même est possible. Dans le havre du poème, on entend ces paroles : « lève-toi et marche ». C’est dans ce creuset même de la poésie comme acte d’amour que sourd la puissance résurrectionnelle dont est douée la musique, faisant du poète « la passagère vers l’au-delà du son ». L’écharde dans la chair, le poète écrit dans le clair-obscur, et les mots sont autant de sons, de pépites de lumière dont la présence excédée ne signifie rien d’autre que sa précarité même, son pur apparaître :

    « […] Voix enfant qui s’avance au bord

    Cisaillé de l’amour. »

    L’épreuve de la présence est alors celle même de sa précarité excessive, une présence « sur la lame du silence » : le poète éprouve la joie de cette présence dans la nuit abyssale comme la lumière même de l’obscurité.





    L’œuvre au noir



    Ce nouveau recueil de Michèle Finck s’offre comme une traversée de la nuit. Composé d’une suite de cent poèmes d’« extase musicale », La Troisième Main a été écrit « dans le noir et la pénombre après une opération de la cataracte ». Michèle Finck réalise ici son « œuvre au noir » où du silence naît le verbe, de l’inouï, l’éblouissement de sons qui se font l’amour, élevant l’âme aux vibrations subtiles et fécondes :

    « De la musique l’or l’encens et la myrrhe

    L’énigme la clarté le silence. »

    La matière sonore devient lumière en passant dans le creuset de l’oreille poétique de Michèle Finck : l’épreuve de la création est celle d’une écoute, d’un consentement – ouverture intérieure à l’inouï, « troisième main » qui se fait légère comme un « oui » libre, un « oui » qui ne s’est pas résigné au noir mais l’a transformé, qui a fait naître l’or du plomb.

    « Comme si, [dit-elle] en opérant des yeux, on avait ouvert quelque chose de plus profond : brèche dans l’écoute ».

    Quelque chose comme un rien s’est rompu, et c’est ce rien qui change tout car il rend possible une autre perception des phénomènes, un autre sentiment de soi qui opère une sorte de rapt dont le poème contient la violence en son allitération en « r » (« Brou de sons heurtés. Bris de rythme. Brèche »). La violence se mêle à la légèreté aérienne du vol (« Mains de somnambule ailé volant »). Le poète est en quelque sorte dépossédé de lui-même tel qu’il se connaissait, pour se vivre autre, étranger à lui-même en quelque sorte, mais en cet étranger, l’être profond est libéré comme l’éternité d’une musique qui sans être « au-delà », est plutôt ici « en excès de présence », dans la pure immanence d’un instant d’éternité :

    « Piano aux résonances de cathédrale. Mains

    D’épervier géant volant au-dessus du temps.

    Mains enceintes. Orgasme sacré. »

    Les mains portent l’objet invisible ; elles tiennent le vide, comme les sculptures d’Alberto Giacometti, mais ce vide est paradoxalement ce tout que l’on désire et qui nous fait créer, cette plénitude qu’on ne saurait circonscrire ou comprendre mais qui appelle en nous ce que Michèle Finck appelle des « arpèges de voyance » et qui signe la condition de l’artiste aux mains enceintes, comme un sculpteur à la fois pauvre et riche de sa statue dont il ne saurait se faire le possesseur. Il se retire, et dans ce retrait, exprime peut-être le plus pleinement son acte créateur. Car dans ce don qui consent au retrait s’ouvre la brèche où la grâce vient habiter, nous élever à une dimension qui n’est plus seulement mondaine, et nous fait voir l’invisible.

    « Le pianiste se lève. Reste sur l’ivoire des touches

    Peut-être la buée invisible des doigts de Dieu. »

    La musique est donc cette présence excessive en nous : une

    « […] conscience suraiguë du divin

    En nous. Feu. Ailes de sons planent en cercles

    De la lumière au-dessus de nos plaies.

    La rétine des sons s’ouvre. L’Esprit vole.

    Plus fort que tout. Spirales d’extase rayonnent. »

    Aussi La Troisième Main est-il l’enfant de la nuit, l’enfant du consentement : étoile matutinale qui vient au monde dans la brèche même ― celle où se tient le créateur détaché :

    « Légers il nous faut être :

    D’un cœur léger, avec des mains légères,

    Saisir et retenir, saisir et laisser partir…  »

    Ces paroles de la Maréchale dans Le Chevalier à la rose (Livret de Hofmannsthal. Acte I. La Maréchale) ne sont pas sans écho à l’exigence intérieure qui habite Michèle Finck. Comme la Maréchale, elle « ne renonce pas, mais consent ». Consentir, c’est vivre, éprouver le réel, sa béance à travers la finitude, la fugacité, la fragilité. Mais c’est dans l’épreuve même que le poète fait l’expérience d’un excès de présence : quelque chose en surcroît vient à elle, se donne « à la troisième main » pour trouver forme en elle, s’épanouir en sa singularité même, dans le « phrasé aérien des cordes qui délivre du poids ». Michèle Finck nous décrit cette expérience comme quelque chose de mystique où son corps et son âme, emportés sur les ailes du son, sont transportés vers un « [j]ardin sonore, [un] jardin rythmique ». Dans cet univers salvateur où l’on échappe à l’enlisement dans la pesanteur, où une force vibrante et vivante, une force surnaturelle, vient enlever le poète :

    « Piano est oiseau. Tout est halo.

    Tout tournoie. Piano et Ondes Martenot

    Peignent les mille et une nuits dans l’ouïe. »





    La torche de sons brûlés



    « […] Mais d’où venue la troisième main,

    L’invisible, main de la grâce, qui se pose sur les fronts ?

    Elle porte l’espoir d’une arche future de lumière. Bach

    A écrit pour cette troisième main. Menuhin le sait. »

    Cette « troisième main » est la main invisible qui joue quand les mains sont trop lourdes, cette main légère qui est la main de la grâce et qui s’ouvre pour laisser place à la musique, aux sons à la limite du silence – des sons qui tiennent tête au néant. C’est alors une longue tenue de note ouverte sur le cosmos. Il n’y a là, pour le poète, ni espoir, ni absence d’espoir, mais pur consentement. Et ce consentement est profondeur où se heurte le néant : « Mue d’outre-mort ? » Le consentement s’éprouve comme une pâque, vers une résurrection : l’horizontal et le vertical se rencontrent alors dans l’expérience poétique de la « Lévitation » qui, selon nous, est la clé de sol de ce recueil de Michèle Finck. Ce superbe poème de la page 127 est en quelque sorte la signature poétique de l’auteur, l’épreuve de cette présence excessive qui ouvre la voie « sur le large où neige le souffle. » Michèle Finck exhorte son lecteur à la traversée, sur les rivages sonores et lumineux de l’obscurité ; elle nous invite à écouter vraiment, avec cette « troisième oreille » qui fait de nous des passagers de « l’au-delà du son », un au-delà qui n’est pas autre chose que le son, mais le son lui-même en quelque sorte, dans son pur apparaître de son, son « silence expectoré ». Alors s’éprouve le Don de l’excès comme « Noir avec torche de musique » : « Don. Torche de sons brûlés vifs. Dons ». Ainsi, dans ce recueil, il s’agit bien, pour nous, d’une poétique de l’excès qui conduit l’exigence du poème vitrail et le voyage vers l’au-delà du son. Si l’excès renvoie à l’extase, à la plénitude, à l’orgasme (à toutes les métaphores érotiques qui se déploient dans les poèmes de ce recueil), et donc à quelque chose de dionysiaque (« Le musicien dionysiaque, sans le moindre recours à l’image, n’est lui-même rien d’autre que la souffrance originaire et l’écho de cette souffrance », Nietzsche, Naissance de la tragédie, § 5), il signifie aussi l’expression de la lumière, de l’art, de la beauté, tel que l’exprime l’apollinien. En d’autres termes, la poétique de l’excès signe la rencontre de l’apollinien et du dionysiaque ― rencontre qui se refuse au discours de la raison, et n’apparaît que dans l’éclat sonore et caché du poème, dans « l’arc-en-ciel mystérieux de son timbre. » Le silence est en nous comme un feu, et le son est ce qui nous permet de danser au-dessus de l’abîme, de continuer à tenir debout, sans nous résigner, dans le consentement vivant du grand « Oui » à la Vie, de l’Amor fati :

    « que cela soit dorénavant mon amour. Je ne veux pas entrer en guerre contre la laideur. Je ne veux pas accuser, je ne veux même pas accuser les accusateurs. Détourner mon regard, que ce soit là ma seule négation ! Et, somme toute, pour voir grand : je veux, quelle que soit la circonstance, n’être une fois qu’affirmateur ! » (Nietzsche, Gai Savoir, § 276).

    Une étroite correspondance entre la souffrance et la rédemption traverse La Troisième Main de Michèle Finck : elles s’associent, semblables à ces deux pulsions nietzschéennes :

    « Là s’offrent à nous, dans le suprême symbolisme de l’art, à la fois le monde apollinien de la beauté et son arrière-fond, la terrifiante sagesse de Silène, et de telle manière que, par intuition, nous en saisissions la mutuelle nécessité » (Naissance de la tragédie, § 54).

    Ainsi « le chœur dithyrambique est un chœur d’êtres métamorphosés » (Naissance de la tragédie, § 8). La collusion des antagonistes, l’apollinien et le dionysiaque, devient alors la clé de la création artistique : Dionysos est le fonds inconscient duquel le poète arrache la beauté des créatures imaginaires qui paraissent sur la scène de son théâtre. Et c’est en effet de cette liaison féconde qu’est née la plus haute forme de poésie que conçurent les Grecs, la poésie tragique : la musique chantée et dansée par le chœur exprime le chant de souffrance venu du plus profond de l’être, tandis que les acteurs qui sont élevés sur la scène naissent, par transfiguration apollinienne, de la lamentation dionysiaque que le chœur fait entendre :

    « L’œuvre d’art illustre et sublime que sont la tragédie attique et le dithyrambe dramatique est en réalité le but commun de ces deux pulsions, dont les noces mystérieuses, succédant à leur long combat, se sont accomplies dans la gloire de cet enfant ― qui est tout à la fois Antigone et Cassandre » (Naissance de la tragédie, § 4).

    Chez Michèle Finck, comme chez Nietzsche, on danse sur la corde raide : la tragédie est une fête, celle de la fureur poétique et de la création de l’œuvre, et non un deuil, celui qui se lamente sur la mort des héros. Le héros tragique ne meurt pas : il renaît par transfiguration dans la poésie. Ainsi l’Esprit vole, il a la légèreté du danseur de Zarathoustra (Ainsi parlait Zarathoustra, II, « Le chant de la danse ») :

    « Éternité voilée et dévoilée. Vers où ? »

    C’est peut-être, comme le disait Rimbaud, « la mer mêlée / Au soleil », une éternité profonde, incompréhensible, mais vécue avec La Troisième Main, dans l’exigence du paradoxe toujours tenue, avec foi en la Musique même :

    « Musique : sépulture pour la douleur

    Et l’extase. »

    Douleur et extase mêlées dessinent en quelque sorte la condition de l’artiste :

    « J’étais vraiment comme un ange qui, déchu des ivresses du Paradis, tombe dans la plus insignifiante réalité. Et de même que certains êtres sont les derniers témoins d’une forme de vie que la nature a abandonnée, je me demandais si la Musique n’était pas l’exemple unique de ce qu’aurait pu être la communication des âmes. Elle est comme une possibilité qui n’a pas eu de suites. […] Mais ce retour à l’inanalysé était si enivrant qu’au sortir de ce paradis le contact des êtres plus ou moins intelligents me semblait d’une insignifiance extraordinaire. » (Proust, La Prisonnière).





    Ce qui nous est donné ici n’est pas un monde massif et opaque, ou un univers de pensée adéquate, c’est un langage musical, une poétique de l’excès qui se retourne sur l’épaisseur du monde pour l’éclairer, mais qui ne lui renvoie après coup que sa propre lumière ; « inventer des poèmes qui soient vitraux » :

    « Descendre nue dans les sons jusqu’à en perdre

    La lyre et la langue au fond de la musique. »

    Or c’est en nous éloignant des choses par l’opacité propre de son élément que la parole peut nous y donner accès. Ce n’est pas parce qu’elle quitte le monde mais plutôt parce qu’elle habille les choses en sa propre chair que l’expression peut alors les convertir en leur sonorité silencieuse et profonde où « s’entrebâille le ciel ». Dans la mesure exacte où l’être est toujours déjà signifiant, il ne peut se dissoudre dans la positivité de la signification. Il est plus haut que le fait mais plus bas que l’essence : il est essence sauvage, c’est-à-dire sertie dans l’épaisseur qu’elle articule. C’est là l’Ostinato de Michèle Finck :

    « Ostinato : constellation acoustique

    Criée. Creusement jusqu’aux nerfs

    Des sons. Musique debout sur la pointe

    De l’âme. Cicatrices sonores s’entrouvrent.

    Stalactite ou stalagmite de silence ? »

    Ainsi, le réel ne désigne pas l’être en soi, identique à soi, dans la nuit, mais l’être qui contient aussi sa négation, son percipi. Toute notre expérience sera cette exhibition d’un sens, phénoménalisation de l’être, logos : parce que c’est le silence du monde qui se dépasse dans la parole ; il ne se dépasse jamais complètement et aucune parole ne vient briser le silence dont elle se nourrit. L’expression n’est finalement rien d’autre que cette conversion infinie du silence en parole et de la parole en silence et le réel ce qui soutient cette conversion, ce qui exige de nous création pour que nous ayons expérience. C’est le sens de ce poème relié à la symphonie de Malher. La Symphonie Résurrection :

    « Chœur a cappella à peine audible

    Chauffé à blanc promet la résurrection

    De la poussière. Laquelle ? Celle que nous serons. »

    Instants de grâce, dirait-on, mais surtout ici, pour Michèle Finck, éclats de joie comme éclats sonores de larmes désarmées qui ouvrent l’interstice du silence fécond :

    « Larmes de son ou de silence ? Hallucination

    De l’ouïe, la résurrection ? Joie ? Joie ? »

    Le silence contient en lui la coïncidence des opposés :

    « Silence aussi profond que douleur.

    Silence aussi profond que joie. »

    Quelque chose en lui s’éprouve comme un heurt, une fente dans les ténèbres : « Célesta stellaire : Voie lactée silencieuse ». L’écriture de Michèle Finck transmue de l’espace en durée, donne à entendre l’excès comme l’indissoluble lien entre « présence » et « précarité ».

    « Chaque artiste semble ainsi comme le citoyen d’une patrie inconnue, oubliée de lui-même ; il délire de joie quand il chante selon sa patrie. » (Marcel Proust, La Prisonnière)



    Isabelle Raviolo
    D.R. Isabelle Raviolo
    pour Terres de femmes







    Finck





    MICHÈLE   FINCK


    Portrait de Michèle Finck
    Image, G.AdC




    ■ Michèle Finck
    sur Terres de femmes

    [Chostakovitch, Tsvetaïeva, Akhmatova] (poème extrait de La Troisième Main)
    [Pier Paolo Pasolini, Mamma Roma] (poème extrait de Connaissance par les larmes)
    Connaissance par les larmes (lecture d’AP)
    Pitié (poème extrait de L’Ouïe éblouie)
    [Cette fois nous parvenons à travailler] (poème extrait de Poésie Shéhé Résistance)
    Sur un piano de paille (lecture d’AP)
    Variation 9 :: À Glenn Gould 1981 (poème extrait de Sur un piano de paille)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    une notice bio-bibliographique sur Michèle Finck
    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    une page sur La Troisième Main de Michèle Finck






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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Michèle Finck | [Chostakovitch, Tsvetaïeva, Akhmatova]


    Shostakovitch








    [CHOSTAKOVITCH, TSVETAÏEVA, AKHMATOVA]



    Chostakovitch : Six poèmes de Marina Tsvetaïeva.
    Bernard Haitink. Ortrun Wenkel.



    « O muza platcha, prekrasnejchaya iz muz !
    I ia dariu tebe svoj kolokolnyj grad,
    Akhmatova! I siertse svoie v pridachu. »

    Contralto creuse les graves. Creuse.
    Lave de voix basse et nue. Chirurgicale.
    Larmes pleurées et non pleurées. Galactiques.
    Âpres. Percussion. Silence expectoré.
    Don. Torche de sons brûlés vifs. Don.







    Marina Tsvétaïeva : « À Anna Akhmatova »
    «Ô muse des larmes, la plus belle des muses !
    Je te fais don de ma cité aux mille clochers,
    Akhmatova ― et j’y ajoute mon cœur. »




    Michèle Finck, « VI – Golgotha d’une femme » in La Troisième Main, Arfuyen, Collection Les Cahiers d’Arfuyen, volume 218, 2015, page 100.






    Finck








    LE LIVRE [EXTRAIT DU PRIÈRE D’INSÉRER DE L’ÉDITEUR]



    En épigraphe de la note finale de son recueil, Michèle Finck a placé ce mot d’ordre de Rilke : « Faire des choses avec de l’angoisse. » […] La Troisième Main a été écrit dans des circonstances très particulières : « Ce livre, composé d’une suite de cent poèmes d’extase musicale, a été écrit dans le noir et la pénombre, après une opération de la cataracte. Comme si, en opérant les yeux, on avait ouvert quelque chose de plus profond : brèche dans l’écoute ; non pas poèmes sur la musique, mais poèmes à et avec la musique ; poésie et musique intensément mêlées, qui tournoient tout au bord du silence. Noir avec torche de musique. »

    Comment décrire la subtile alchimie qui transmute la musique entendue en poème, comme un précipité de quelques mots, nullement descriptifs ni impressionnistes, mais rendant la même chose autrement, par d’autres moyens qui ne sont plus les sons mais les mots, avec leur propre économie et leur rayonnement propre. Il s’agit de transcription comme telle ouverture d’opéra de Rossini ou telle symphonie de Beethoven a pu être transcrite pour piano solo par Liszt. Et l’étrange est que les noms des œuvres et des interprètes deviennent eux-mêmes comme des éléments du texte. Citons le premier de ces poèmes-transcriptions, comme un coup d’archet : « Bach : Cantate Ich habe genug. / Hans Hotter. Anthony Bernard. // Seigneur, c’est assez. Baryton descendu /Tout au fond des sons jusqu’à la douleur. / Tout au fond du silence jusqu’à l’amour. / La musique relie les vivants aux morts. / Elle est leur étreinte. Leur bouche-à-bouche. »

    Ainsi chemine l’écriture en creusant sans cesse davantage, du Lamento d’Arianna de Monteverdi au Kat’a Kabanova de Janacek ; du Chevalier à la rose de Strauss à Sequenza III de Berio ; des Leçons de ténèbres de Couperin au Strange Fruit de Billie Holiday ; de la Lulu-Suite de Berg au Arsis et Thésis de Michaël Levinas.





    _____________________________
    Ci-dessous, le texte intégral du poème de Marina Tsvetaïeva, mis en musique par Chostakovitch :


    Ахматовой


    О, Муза плача, прекраснейшая из муз!
    О ты, шальное исчадие ночи белой!
    Ты чёрную насылаешь метель на Русь,
    И вопли твои вонзаются в нас, как стрелы.

    И мы шарахаемся и глухое: ох! ―
    Стотысячное ― тебе присягает: Анна
    Ахматова! Это имя – огромный вздох,
    И в глубь он падает, которая безымянна.

    Мы коронованы тем, что одну с тобой
    Мы землю топчем, что небо над нами – то же!
    И тот, кто ранен смертельной твоей судьбой,
    Уже бессмертным на смертное сходит ложе.

    В певучем граде моём купола горят,
    И Спаса светлого славит слепец бродячий…
    И я дарю тебе свой колокольный град,
    ― Ахматова! ― и сердце своё в придачу.


    19 июня 1916





    À AKHMATOVA


    O muse des pleurs, la plus belle des muses !
    Toi, acolyte perdue de la nuit blanche !
    Tu jettes sur les Russes ta sombre tempête
    Et tes hauts cris nous percent, comme des flèches.

    Nous bondissons de côté, et sourdement : ah! ―
    Des milliers de fois ― nous te jurons fidélité. Anna
    Akhmatova ! Ce nom même ― vaste soupir,
    Tombe dans des profondeurs qui n’ont pas de nom.

    Nous portons une couronne, à seulement fouler
    La même terre que toi, sous le même ciel ― que toi !
    Et celui que blesse ton destin mortel
    S’étend immortel déjà sur son lit de mort.

    Sur ma ville qui chante, les coupoles brillent,
    El l’aveugle qui passe célèbre les louanges du seigneur…
    ― Moi, ― je t’offre ma ville avec ses cloches,
    Akhmatova! ― et aussi mon cœur, en plus.


    19 juin 1916



    Marina Tsvétaïeva, L’Offense lyrique et autres poèmes, Éditions Farrago | Éditions Léo Scheer, 2004, page 195. Texte français Henri Deluy.





    MICHÈLE   FINCK


    Portrait de Michèle Finck
    Image, G.AdC




    ■ Michèle Finck
    sur Terres de femmes

    [Pier Paolo Pasolini, Mamma Roma] (poème extrait de Connaissance par les larmes)
    Connaissance par les larmes (lecture d’AP)
    La Troisième Main (lecture d’Isabelle Raviolo)
    Pitié (poème extrait de L’Ouïe éblouie)
    [Cette fois nous parvenons à travailler] (poème extrait de Poésie Shéhé Résistance)
    Sur un piano de paille (lecture d’AP)
    Variation 9 :: À Glenn Gould 1981 (poème extrait de Sur un piano de paille)




    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    une notice bio-bibliographique sur Michèle Finck
    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    une page sur La Troisième Main de Michèle Finck
    → (sur deezer.com)
    Shostakovich, Six poems of Marina Tsvetaeva op. 143a [dont 6. To Anna Akhmatova]
    → (sur Terres de femmes)
    Marina Tsvétaïeva | J’aimerais vivre avec vous (poème extrait de « Pour Akhmatova »)






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  • Max de Carvalho | Le reflux (ex-voto)



    Letincelante dérive du corail (1)
    Source







    LE REFLUX
    (ex-voto)




    Les marins de longue date
    péris en mer ont la couleur
    de la roussette au clair de lune.
    Ils retournent à la sauvagerie
    des côtes où ils s’échouèrent,
    aux laves primitives, aux caresses
    du vent, à l’étincelante dérive
    du corail, pâture d’écumes.




    Max de Carvalho, « Marines », Sélans, in Les Degrés de l’incompréhension, Arfuyen, Collection Les Cahiers d’Arfuyen, 2014, page 77. Photographie de couverture : Magali de Carvalho.







    Max de Carvalho, Les Degrés de l'incompréhension.jpg 2





    MAX  DE  CARVALHO


    Max de Carvalho
    Source



    ■ Max de Carvalho
    sur Terres de femmes

    Adresse de la multiplication des noms



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de BiblioMonde)
    une fiche bio-bibliographique sur Max de Carvalho
    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    une notice bio-bibliographique sur Max de Carvalho
    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    une page sur Les Degrés de l’incompréhension de Max de Carvalho





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  • Marwan Hoss | [J’ai bu l’eau claire de ta bouche]



    [J’AI BU L’EAU CLAIRE DE TA BOUCHE]




    J’ai bu l’eau claire de ta bouche
    Et sur ton corps j’ai gravé
    Un alphabet millénaire.



    Les mots se cabrent
    Quelques jours d’écriture
    Pour des mois de silence.




    Il y a comme une odeur de cendre
    Comme si je m’étais
    Brusquement embrasé.




    Tu m’as dit de ne pas confondre
    La vie et la mort
    Le soleil et la nuit
    Tu m’as dit de chercher mes mots
    Dans le vent qui se lève.




    Marwan Hoss, La Lumière du soir, Arfuyen, Collection Les cahiers d’Arfuyen n° 220, 2014, pp. 38-39-40-41.







    Marwan Hoss, La Lumière du soir







    MARWAN HOSS



    Marwan hoss finale
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    plusieurs pages sur Marwan Hoss
    → (sur le site L’Orient Littéraire)
    Marwan Hoss ou la traversée de la vie en solitaire, par Fady Noun
    → (sur La Pierre et le Sel)
    une recension de La Lumière du soir par Alain Roussel
    → (sur Recours au poème)
    une recension de La Lumière du soir par Lucien Wasselin





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  • Jacques Pautard | [Ô dieu des Nègres où sont mes rives ?]



    [Ô DIEU DES NÈGRES, OÙ SONT MES RIVES ?]




    Ô dieu des Nègres où sont mes rives ? Où est la terre, et où le fleuve ? Où mon corps, ma réalité ? « L’humanité » n’est jamais qu’un malheur pour l’homme, un rêve de déraciné ou un mensonge des empires… Une larve a fondé la Chine, un poisson fait naître la Flandre, un livre destiné l’arabe. Où sont ma terre et mes victoires, mon livre, mes feux, mon village ? Mon artisanat et ma guerre ? Mes dieux, mon clan, mon roi, ma jonque, mes bannières ? Je suis un fruit ouvert, mes sucres coulent,
    ô dieux de mon père, un homme ne peut non plus se passer d’une histoire, une appartenance,
    à ce niveau-là où il erre des vérités de la terre…
    Ciel de mon père, donne-moi un droit, un point d’appui, une origine, ou un début d’explication… Explique ce mystère, vieux ciel qui m’a donné la vie,
    ciel nain qui m’a donné la terre en cachant la place des puits,
    donné des seaux percés, des outils démanchés, m’a planté en terre étrangère étant semence de pays,
    m’a fait une tête de Maure, de Turc, donné une grande couleur morte,
    une voix qui ne porte pas, n’irrigue pas, ne féconde pas.
    (ce toit percé du jeu des mots pour ma maison…). Ô ciel des fous, m’as-tu semé pour que je meure ? Suis-je là pour rien rencontrer,
    demeurer caché à moi-même ?
    Dis-moi quelle est cette naissance où tout dissone ?
    Ce territoire d’être étranger dans un destin semblant d’emprunt ?
    Dis-moi le sens de cette énigme (de mon énigme ou de la tienne…),
    ce chemin sans début ni fin, cette aumône d’ombre pour sol,
    ces nuits en plein milieu du jour, ces aubes au milieu des nuits,
    ces jours et ces nuits inutiles, ce travail livré aux méchants…




    Jacques Pautard, Mélanine in Grand chœur vide des miroirs, Arfuyen, Collection Les Cahiers d’Arfuyen, 2014, pp. 115-116.








    Jacques PAUTARD couverture






    JACQUES PAUTARD



    Né en 1945, Jacques Pautard est le fils naturel d’un soldat noir de la Deuxième Guerre Mondiale et d’une paysanne de Haute-Saône. Élevé en familles d’accueil, centres d’apprentissage et maisons de correction, puis porté par la vague de contestation des années pré et post-1968, il a vécu une vie de marginal et d’autodidacte. Il s’est forgé ainsi une expérience de vie et un champ de réflexion singuliers et considérables. D’une force et d’une ampleur, qui nous semblent uniques dans la littérature française d’aujourd’hui, Grand chœur vide des miroirs est son premier livre de poésie.
    Dans sa préface au Journal du réel gravé sur un bâton, de Michel Jourdan, Yves Bonnefoy écrivait : « Une dimension manque à la poésie française. Et c’est pourquoi je trouve de l’importance à ce qu’écrit Michel Jourdan, et voudrais contribuer à attirer l’attention sur son œuvre où un possible s’ébauche. » Beatnik impénitent qui a passé sa vie sur les routes en quête d’une sagesse peu conventionnelle, Pautard est de la même famille que Jourdan. Et peut-être ce Grand chœur vide des miroirs est l’un des textes qui évoque le mieux en français, dans sa liberté souveraine, la grande poésie de la beat generation américaine.





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  • Gérard Pfister, Le Livre des sources

    par Jean-Paul Sorg

    Gérard Pfister, Le Livre des sources,
    Éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2013.



    Lecture de Jean-Paul Sorg



    Codex-manesse
    Source







    LE LIVRE DES SOURCES, ROMAN HISTORIQUE ET PHILOSOPHIQUE | RECENSION ET DIGRESSIONS




    Pour son premier roman, Gérard Pfister (poète, éditeur) a monté une puissante machine narrative qui lui permet de rassembler et d’engrener un grand nombre de pièces, documents, rapports historiques, carnets secrets, lettres, copies de vieux manuscrits, méditations poétiques et spirituelles, de différentes époques (du XIVe au XXe siècle) et différents lieux (Strasbourg, Fribourg, Tübingen, Vienne, Rome, Waldkirch, vallée et hauteurs de Munster). De quoi s’agit-il ? Comme dans tout roman au fond, de la généalogie d’un mal (ou de la méchanceté) – d’une faute – d’un crime – et de la bêtise qui va avec, par passion, entêtement, confusion, aveuglement ou surdité, indifférence.




    Strasbourg occupé

    Nous partons sur les traces du Strasbourgeois Serge Bermont, professeur de philosophie au lycée Fustel-de-Coulanges, qui a été arrêté par la Gestapo en juillet 1942, interrogé dans ses locaux rue Sellenick, interné au camp de Schirmeck, torturé, assassiné. Il s’était pourtant tenu coi dans ses fonctions, allant même pour protéger sa famille jusqu’à adhérer à l’Opferring, et il n’avait aucun contact avec la résistance clandestine. Il admira de loin, impuissant, le courage et la lucidité de Marcel Weinum (réseau de La Main Noire) qui était le fils du boucher de sa mère, dans un quartier de Neudorf. Guillotiné à 18 ans, ce garçon, le 14 avril 1942, dans une prison de Stuttgart. Climat de terreur sur l’Alsace. Suspicion générale. Délations.

    Les milieux intellectuels sont surveillés et infiltrés par des agents fanatisés ou pervers. Le directeur du lycée Fustel (débaptisé Hochschule Erwin-von-Steinbach), qui accable et injurie son professeur dans le bureau de la Gestapo, est le Pr Anrich. Son frère, Dr Ernst Anrich, professeur d’histoire moderne et contemporaine, a été « bombardé » doyen de la faculté de lettres. Deux fils du pasteur Gustav Adolf Anrich qui a été, de 1901 à 1903, directeur des études au Thomasstift (Séminaire Saint-Thomas), le prédécesseur dans cette fonction d’Albert Schweitzer qui en démissionna en 1905, quand il commença, à trente ans, ses études de médecine. La trajectoire des Anrich, expulsés de Strasbourg en décembre 1918, avec pour seuls bagages ceux qu’ils pouvaient porter, et revenus en 1940 « dans les valises de l’Occupant » prendre leur revanche et restaurer ce qu’ils considéraient, eux, comme l’état naturel de l’Alsace-Lorraine, la trajectoire de ces hommes et leur dérive criminelle, leur devenir-salaud, sont aussi un produit et une expression funeste de l’histoire européenne dans le bassin rhénan supérieur (Oberrhein). Un romancier comprend (inclut) et relate les faits de manière que le jugement des hommes (des lecteurs) puisse être prononcé équitablement et sans pitié.

    Bien qu’on ne puisse l’incriminer que pour quelques paroles de sympathie échangées avec un élève qui tentera de passer en Suisse et sera pris sur le fait, Serge Bermont est arrêté comme traître dans sa maison à Hohrod, sur les hauteurs de Munster, le 28 juillet 1942. Perquisition. Les Feldgendarmen ne trouvent pas ce qu’ils ont l’ordre de chercher : le manuscrit d’un livre sur les véritables sources de la philosophie allemande. Il a eu l’heureuse idée de le cacher dans une cabane attenante à sa maison d’habitation. C’est là, à la faveur d’une démolition pour transformation, que des décennies plus tard, en 1989, sa veuve Jeanne Bermont (88 ans alors) découvrira, déterrera, une masse de papiers qui, classée, distribuée, reproduite, commentée, fera la substance du roman.



    En finir avec Heidegger

    Une des parties importantes du manuscrit découvert, ce sont les « Carnets secrets » du personnage central donc, qui raconte les péripéties de sa quête philosophique (une sorte de Journal de l’œuvre en train de se constituer) en ces années 1930, puis dans les années de l’Occupation jusqu’à la veille de son arrestation fatale. Ses recherches, en vue d’abord d’une banale thèse d’habilitation, le conduisent en 1933 à Fribourg (Freiburg i. Breisgau), où il fait la connaissance du Pr Heidegger et assiste le 25 novembre à son discours de recteur, retransmis par la radio dans tout le sud-ouest de l’Allemagne. C’est dire la valeur que le régime lui accorde. L’Alsacien est abasourdi par ce délire emphatique qui exalte le devenir-État du peuple et le devenir-travailleur de l’étudiant, en même temps que l’obéissance qui « crée la camaraderie, et non pas l’inverse », et se termine sur un retentissant Heil Hitler.

    Heidegger dévoilé (selon le principe de l’alètheia), son caractère mis à nu, l’homme apparaissant imbu de lui-même, convaincu de remplir une mission philosophique culminante au sein du national-socialisme, voilà qui nous change – et nous venge ! – du culte précautionneux, mais constamment raffermi, que deux générations de philosophes universitaires français ont rendu au maître de Fribourg et sage de Todtnauberg (1 150 mètres d’altitude). Il faut s’étonner, faire mine de ne pas comprendre que tant de philosophes français, urbains, parisiens, farouchement laïques, républicains, formés à l’ENS, se soient engoués de ce pastoureau de l’être qui ne dédaignait pas de paraître devant ses visiteurs comme un vieux paysan en costume traditionnel de sa région de la Forêt-Noire.

    Attrait de l’exotisme ? L’Allemagne si autre et si proche ? Étrangeté dotée d’un coefficient de séduction supérieur ? Ne pas sous-estimer les effets du « système de la mode », les singeries. La mimesis ! Le professeur Heidegger finira par reconnaître qu’il avait « à l’époque commis sans contredit une erreur » (le mot est faible). Quand les philosophes et esthètes français reconnaîtront-ils qu’en portant aux nues, comme le plus grand penseur du XXe siècle, l’auteur de Sein un Zeit (un brillant essai d’anthropologie, pas beaucoup plus), ils ont manqué de discernement ?

    Il y eut un Heidegger 2, postnazi comme on est confusément postmoderne et postpolitique, que Gérard Pfister n’a pas pu intégrer dans sa machine romanesque puisqu’il s’est révélé après la période que recouvre le journal – et la vie – de son personnage. C’est le Heidegger de la Hütte, qui, après le cataclysme de la guerre, cultive la Gelassenheit (le laisser-être, « la sérénité » a-t-on traduit) dans son chalet de Todtnauberg, sur ses Hautes-Terres à lui. Et ce qu’il a médité là et mis en scène (comme lors de la visite de Paul Celan) présente à première vue, ne serait-ce que par une symétrie géographique entre massif de la Forêt-Noire et massif vosgien, des affinités troublantes avec l’expérience spirituelle et les méditations mystiques de la « Communauté du Haut-Pays » (Oberland) au XIVe siècle, d’inspiration eckhartienne, que Serge Bermont (Gérard Pfister) localise quelque part sur les hauteurs des Vosges, montagne alors sauvage, offrant des refuges difficilement accessibles.

    Il en réinvente longuement l’histoire, la naissance, le devenir et la dissolution, sur la base de manuscrits qui étaient conservées à l’abbaye de Waldkirch, au fin fond des forêts bavaroises, et qu’il recopie patiemment et traduit sur place pour la postérité. Oui, là tout est fiction, Dichtung ! Littérature ! Jouons le jeu. Imaginons donc qu’un certain Johannes von Bietenheim, beau-frère du banquier strasbourgeois Rulman Merswin, a consigné par écrit l’aventure humaine et spirituelle de la mystérieuse, mythique, communauté des cinq hommes – ils étaient sept un moment – « Amis de Dieu ».



    L’unité mystique des religions

    Sur cette aventure, historiquement documentée, nous avons un livre : Des Gottesfreunds Fünfmannenbuch, dont l’éditeur Gérard Pfister a publié une version française (L’Ami de Dieu de l’Oberland, Le Livre des cinq hommes, Prix du Patrimoine Nathan Katz 2010). Un texte de spiritualité médiévale, allusif, allégorique, plein de « très chers frères », de « Notre Dame » et de grâces fécondes, pour nous passablement obscur. Le romancier Gérard Pfister lui a substitué le récit circonstancié, informatif, de Bietenheim, sur lequel il a encore monté des notes de Bernard de Hastatt, des extraits du journal d’Abraham Élifas et un court mémoire de Wolfram d’Aspach, autres personnages singuliers. En émerge la vie de tribulations d’une communauté ouverte, évolutive, qui s’élève par moments à une spiritualité sans rivages, œcuménique, dans un sens fort, interreligieuse et même transreligieuse. Au sommet spirituel qu’elle atteint, sans pouvoir y demeurer cependant, « toutes les vaches sont grises » (l’image est de Hegel), ce qui peut vouloir dire qu’à la vive lumière de l’esprit lisant et réfléchissant, les différences dogmatiques entre les religions s’estompent – chacune se montrant dans sa vérité relative, contingente, comme hasardeuse construction de symboles, œuvre du génie humain. Elles renvoient toutes, si on les serre de près, à un sens insaisissable, peut-être un non-sens, un vide, un abîme (Abgrund), une cause sans raison. Warum ? Darum ! La rose est rose sans pourquoi, fleurit parce qu’elle fleurit… Les rites ? Au mieux, des instruments, des outils, dont on accepte humblement de se servir ou d’en être les objets, le matériau, mais en n’en sachant pas moins – ou pas plus ! Nous cherchions une voie nouvelle, la plus simple et la plus innocente possible, car nous étions « fatigués de règles et de rites dont nous sentions trop bien le vide de foi et d’amour qu’ils dissimulaient… »

    Dans le texte original de 1377, Le Livre des cinq hommes, le Juif érudit qui a rejoint la communauté, « le quatrième de nos frères », finit – tout de même – par se convertir et se faire baptiser, persuadé que Dieu avait « un dessein avec la foi chrétienne ». Victoire. Joie des cinq. Dans le roman, début XXIe siècle, Abraham Élifas reste « juif parmi les catholiques », « le cygne dans la bergerie », « le prophète parmi les réprouvés ». Et plus, comble d’hérésie, on est là-haut, par des voies mystérieuses, en relation épistolaire avec le dénommé Yussuf Hamdani, natif d’Akchehir, négociant de son état, qui va plus loin, plus profond, que tous. Il a écrit :


    « J’ai oublié la religion / rien n’est resté que la ferveur. / Quel est ce connaître / plus profond que la religion ? / Abandonner sa religion / est œuvre d’athéisme. / Quel est cet athéisme / plus profond que la foi ? »


    Il va trop loin sûrement, et ce sont des questions, mais sur le chemin spirituel que l’on se fraye il faut les poser et on frôle d’un même geste le néant et le sublime. Le romancier Gérard Pfister a réussi ce tour de force d’imprégner la [sa] communauté du Haut-Pays « d’inspirations issues d’une école mystique des bords du Bosphore ». Chauffés à blanc, les trois monothéismes rigidifiés, judaïsme, christianisme, islam, s’évaporent dans une mystique de l’Un que des personnes recluses et des petites communautés peuvent vivre et soutenir, mais pas les masses, pas les sociétés ?

    Un autre personnage encore, Timothée l’Agnelet, partage cette mystique en toute innocence, sans avoir eu à la conquérir par des exercices et par l’étude. Ancien cuisinier de la chartreuse de Chamont, analphabète, mais d’une grande ingéniosité pratique et doué de voyance, capable de parler aux oiseaux et aux animaux de la forêt comme un saint François, il enchante de sa fantaisie la communauté. Voyons en lui une incarnation romanesque de ce que l’historien Auguste Jundt appelait un « panthéisme populaire », panthéisme diffus, naturel, qui survit jusqu’à nos jours chez les poètes et des paysans demeurés « arriérés ».



    Une Arche dans les Vosges

    Ainsi se compose, ainsi Gérard Pfister a-t-il composé « sa » communauté, en lui donnant le plus large spectre spirituel possible. Il l’appelle une Arche, ce que métaphoriquement elle est, agrippée à son mont Ararat (quelque part un massif des Hautes-Vosges !), tandis qu’en bas c’est la désolation, une fin de monde : deux tremblements de terre, le premier en 1346, le second en 1348, et une épidémie de peste asiatique qui atteint son acmé en février 1349. Souffle pestilentiel et vent de folie. Les Juifs sont accusés d’empoisonner les puits. Et voilà pourquoi la foule se déchaîne contre eux. Rafles, massacres, pogroms. Terrible XIVe siècle. 25 millions de morts de la peste noire en Europe. Combien de millions de morts causeront la peste brune et la rouge, diaboliquement interactives au XXe siècle ? La Seconde Guerre mondiale à elle seule : 40 millions. Le grand intérêt historique du roman de Pfister est de dévoiler le sombre arrière-fond collectif de l’expérience spirituelle qu’il raconte, un fond qui n’apparaissait pas avec autant de force dramatique dans les éditions des textes de Rulman Merswin ou de Tauler.

    Il est effrayant – et instructif – de constater au XIVe siècle comme au siècle dernier, à six cents ans d’intervalle, la même connexion entre l’holocauste, comme extermination systématique des Juifs, et le phénomène de la peste. Cela est gravé dans l’histoire de l’Europe et, il faut le souligner, de la chrétienté. L’histoire, mue par des puissances obscures (agencée par des structures identiques), se répète. De nouvelles répétitions ne sont pas exclues. On n’enseigne pas assez rigoureusement ce passé. Le livre de Pfister, dit justement « des sources », est, intentionnellement d’ailleurs, un livre contre l’oubli, contre la légèreté.

    Dans le même sens et ouvertement, c’est un livre d’utopie. Par un anachronisme (révélateur comme un lapsus ?), il met le mot utopie sous la plume de son personnage, Jean de Bietenheim, dont le récit commence en 1344, alors que chacun sait que ce mot, sous sa forme latine Utopia, a été forgé par Thomas More dans son ouvrage de 1516. Comme aujourd’hui, l’utopie est à son origine la construction d’une alternative à un monde (une civilisation) qui se décompose et menace la survie de l’humanité. C’est à nous, qui vivons à l’aube du XXIe siècle, dans une situation redoutable, que Gérard Pfister destine donc la connaissance de l’utopie communautaire et spirituelle que vit et décrit en détail, avec des hauts et des bas, son personnage, ce Jean de Bietenheim, typiquement un « intellectuel du Moyen Âge » (Jacques Le Goff), homme littéraire, réfléchi et studieux.

    Quel est l’esprit de cette utopie, son fondement idéologique (ou religieux) ? Ce qu’elle désire et vise : une vie contemplative et libre, sainte et philosophique, bienveillante et intelligente, « riche en pauvreté » (Alain de Libera). Elle prendrait sa source dans la pensée de Meister Eckhart (1260-1328), dans ce qui s’en est diffusé à Strasbourg et a rayonné malgré les interdits dans le pays rhénan. Une pensée occultée, refoulée comme hérétique encore du vivant du Maître par le pape d’Avignon Jean XXII, qui en prononça la condamnation solennelle en 1329.

    La catholicité et la valeur spéculative de l’œuvre d’Eckhart seront toujours disputées. Celle-ci attire certains esprits, en raison même de la condamnation dont elle fit l’objet et qui lui laisse une odeur de soufre. Un de ses atouts, au temps des nationalismes du XIXe siècle, sera qu’en partie du moins elle est écrite ou a été prononcée et puis transcrite en allemand (en particulier les Sermons) et que Hegel, par exemple, indiquera en elle la forge du vocabulaire et de la syntaxe de la philosophie allemande, libérée du latin. C’est le feu de la mystique « rhénane » qui lui aurait donné à travers les siècles son génie spéculatif.



    Penser Eckhart contre Rosenberg

    Mais, dans la pathologie du nationalisme qui s’étend au XXe siècle, l’appropriation la plus grossière — un rapt, un pillage — sera opérée par Rosenberg dans Le Mythe du XX e siècle (1930), qui vient renforcer idéologiquement Mein Kampf de Hitler (1927) et être promu par le régime nazi. En 1934 déjà, 42eédition, plus de 200 000 exemplaires. Un ouvrage touffu, brouillon, dont la 3e partie du 1er livre s’appesantit longuement sur Eckhart, montré comme « le fondateur d’une nouvelle religion », purement aryenne, « libérée de l’essence étrangère » (comprenez sémite). À « la vision du monde judéo-romaine », Eckhart aurait substitué « la connaissance nordico-occidentale », et celle-ci serait « la face intérieure de l’homme germanique » (sic).

    Serge Bermont se convainc qu’une juste compréhension du vieux maître rhénan, textes et commentaires à l’appui, pourra déjouer la manœuvre de Rosenberg et miner tout le dispositif du national-socialisme. En quoi le philosophe solitaire qu’il est se fait des illusions qui prêtent à sourire, car le nazisme, idéologie et régime, théorie et pratique policière, tient par des forces obscures, archaïques, chtoniennes, et se maintient par la propagande et la terreur ; ce n’est pas une démonstration philosophique, ce n’est pas une thèse d’histoire de la pensée médiévale, qui va le renverser !

    Que cette illusion du personnage Serge Bermont ne soit pas mise à distance et moquée dans le roman même, que ce roman formidable manque de l’ironie propre à son genre, à son « art » (comme chez un Cervantès, chez Flaubert, chez Proust, chez Thomas Mann, chez Kundera…), rend l’histoire tragique du personnage moins crédible, enlève à l’œuvre l’ultime et désespérante vérité humaine qui touche, il est vrai, au nihilisme.

    Théologien exceptionnel, virtuose, de la mystique, personnage sans doute charismatique, Meister Eckhart a été tôt revêtu de mythe et l’est encore. Le titre de « Maître » qui lui est régulièrement accolé le signale… déjà. De son aura romanesque, faite de mystère, témoigne dans notre littérature mainte œuvre de fiction. La pensée d’Eckhart vole aux extrêmes, elle a quelque chose de sidérant, de non partageable à vrai dire, de non sociable. Elle s’accorde à des communautés monacales qu’elle éclaire et entraîne dans les exercices spirituels, mais elle ne convient pas aux foules. Ce qui fascine, c’est qu’elle trace (dresse) une pensée toute autre et que la vie contemplative qu’elle doit inspirer, emplie de joie, se présente comme toute autre, alternative à la vie active et laborieuse qui est nécessité, lot ordinaire des humains, et qui, grossie par des progrès techniques immaîtrisables, mène la civilisation moderne (l’humanité mondialisée) à un mortel point d’étouffement.

    Gérard Pfister tire une ligne qui va de sa communauté contemplative, à laquelle il attribue le sens d’une utopie contestatrice, au « Mouvement de Mai 68 » qui s’insurgeait contre une société matérialiste de compétition et de consommation. Et de citer le Daniel Cohn-Bendit de vingt ans, de nos vingt ans : « Nous refusons un monde où la certitude de ne pas mourir de faim s’échange contre le risque de périr d’ennui ». Les termes de cette prophétie font sourire cinquante ans après, tellement la situation de l’humanité s’est aggravée (et l’on continue de mourir de faim), mais passons – et reposons-nous la lourde question, qui est l’enjeu du roman, de savoir si la pensée mystique de Maître Eckhart et plus largement rhénane, européenne, avec ses épigones disciples, Henri Suso, Jean Tauler, et plus tard Johannes Scheffler, appelé Angelus Silesius, ouvre réellement une autre voie aux hommes modernes, une voie de renoncement, de pauvreté volontaire, de décroissance, et par là de salut.



    La seconde imposture de Heidegger

    Nous tirerions alors la ligne, le fil rouge, comme le fait bien Alain de Libera (dans Penser au Moyen Âge), jusqu’à Heidegger 2 qui se permet, sur sa montagne de la Forêt-Noire, de prôner la Gelassenheit : positivement sérénité, égalité d’âme ; négativement, délaissement, abandon, laisser-être, laisser-faire, laisser-passer, jusqu’à l’insouciance, l’indifférence peut-être, voire l’apathie ? À sa manière, toujours madrée, dans un commentaire à Sérénité, sous forme d’un entretien imaginaire, il… laisse échapper qu’il a bien emprunté le mot et le concept à Maître Eckhart. Chez qui, dit-il dédaigneusement, « il y a beaucoup de bonnes choses à prendre et à apprendre ». Il veut alors nous faire savoir que par « sérénité » (Gelassenheit) il entend autre chose, lui, de plus profond, de moins moral, une confiance, la confiance que l’homme dans le péril où cependant il se trouve saura garder en éveil sa pensée et « préparer le chemin conduisant au cœur de l’âge atomique et à travers lui ».

    Comprenne qui voudra ces propos sibyllins, qui sur un ton grave singent une sagesse avertie, revenue de tout – de toutes les illusions, de tous les errements. C’est de 1955 que datent ces paroles, prononcées à l’occasion d’une fête champêtre à Messkirch, sa ville natale, commémorant le 175e anniversaire de la naissance du compositeur souabe Conradin Kreutzer. Heidegger 2 ne rachète pas Heidegger 1. Dix ans après la fin de la Guerre, vingt-deux ans après le discours du rectorat sur la Selbstbehauptung der deutschen Universität et après douze ans de cotisation au Parti, on attendait des paroles de repentance et des actes d’expiation, de réparation. Et du penseur, une éthique cohérente de la responsabilité. N’est-il pas curieux, non, symptomatique, que le mot responsabilité (Verantwortung) soit absent du lexique de l’anthropologie de Sein und Zeit, qui se veut pourtant exhaustive ? Il y est question de Schuld (culpabilité) et du Ruf des Gewissens (appel de la conscience morale), mais le sentiment et le principe de responsabilité n’apparaissent pas une seule fois. Oubli contingent !



    D’un lieu de mystique à un lieu de management

    Gérard Pfister termine son roman par une mélancolique méditation poétique (il est poète avant tout) sur le lieu, au bord de l’Ill, de l’ancienne Commanderie de l’Île-Verte. Il le visite en 1993, en compagnie d’un ancien membre du réseau La Main Noire, camarade de Marcel Weinum. Ils regardent ensemble un immense chantier. C’est là que le banquier Rulman Merswin avait fondé en 1371 un Ermitage destiné à des laïques qui voulaient vivre l’Évangile au cœur de la cité. Le bâtiment tomba en ruine. On le rasa et y construisit en 1734 une maison de correction qui deviendra la Prison Sainte-Marguerite, familièrement ‘s Raspelhüs, car longtemps le principal des prisonniers consista à râper du bois de gaïac, « bois de vie » originaire des Antilles et utilisé contre la syphilis. Fin XXe siècle, le bâtiment, jugé insalubre même pour une prison, fut désaffecté ; on le reconstruit et restructura, on le modernisa entièrement pour en faire le siège de l’ENA et encore d’un Centre des Études Européennes de Strasbourg (CEES).

    Quel parcours ! Quelle histoire ! Pleine de bruit et qui ne signifie rien ? Ou qui montre du sens ? Une eschatologie qui conduit à un endroit propre, fonctionnel et moderne ? « Il y a un temps pour tout, un temps pour naître, et un temps pour mourir ; un temps pour planter, et un temps pour arracher ce qui a été planté ; un temps pour bâtir, et un temps pour abattre et pleurer… »

    Les élèves de l’ENA, pépinière de l’élite républicaine, savent-ils quelque chose de l’histoire du lieu où ils se préparent à administrer la France ? Savent-ils quelque chose de la mystique rhénane d’il y a six siècles ? S’intéresseraient-ils aux écrits de Rulman Merswin, de Jean Tauler, aux spéculations de Maître Eckhart ? Probablement pas. D’autres intérêts et soucis les occupent, plus concrets ! Toute preuve du contraire serait accueillie avec joie par l’auteur de ces lignes, ainsi que par l’auteur du Livre des sources.



    Jean-Paul Sorg
    D.R. Jean-Paul Sorg
    pour Terres de femmes





    Récapitulation bibliographique :

    – Gérard Pfister, Le Livre des sources, roman, éd. Pierre-Guillaume de Roux, 426 pages, 2013 ; Marcel Weinum et la Main Noire, Arfuyen, 2007.
    – Rulman Merswin, Le Livre des neuf rochers, traduit du moyen haut-allemand et présenté par Jean Moncelon et Éliane Bouchery, avec une préface de Francis Rapp, Arfuyen, février 2011. Prix du Patrimoine Nathan Katz 2010.
    – L’Ami de Dieu de l’Oberland, Le Livre des cinq hommes, Arfuyen, mars 2011. Prix du Patrimoine Nathan Katz 2010.
    – Maître Eckhart, Sur l’humilité, Arfuyen, 1988.
    – Jean Tauler, Le Livre des Amis de Dieu ou les Institutions divines, avec une préface de Rémy Vallejo, Arfuyen, collection Ombre, janvier 2011.
    – Silesius, La rose est sans pourquoi, Arfuyen, 1988.
    – Alain de Libera, Eckhart, Suso, Tauler ou la divinisation de l’homme, Bayard Éditions, Collection L’aventure intérieure, 1996 ; Penser au Moyen Âge, Seuil, Point Essais, 1996.









    Gérard Pfister, Le Livre des sources







    GÉRARD PFISTER


    Gérard Pfister




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Pierre-Guillaume de Roux)
    la page de l’éditeur sur Le Livre des sources de Gérard Pfister
    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    une fiche bio-bibliographique sur Gérard Pfister
    → (dans la poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Gérard Pfister





    JEAN-PAUL SORG


    Jean-Paul Sorg




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  • Pierre Dhainaut | [Où que tu ailles]





    Glycine
    Image, G.AdC






    [OÙ QUE TU AILLES]



    Où que tu ailles, l’humus,
    le sable, prends modèle
    sur les ondes, allège-toi.



    Ne sois que souffles
    et vois : une glycine
    a débordé le mur.



    Ne coupe aucune fleur,
    tu t’élargis
    dans l’air des cimes.



    Pierre Dhainaut, Avril perpétuel de l’âme in Rudiments de lumière, Arfuyen, 2013, page 74.






    PIERRE  DHAINAUT


    Pierre dhainaut profil 3





    ■ Pierre Dhainaut
    sur Terres de femmes

    Après (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Après (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Voir de face (poème extrait d’Après)
    [Ne nous en prenons pas à l’invisible] (poème extrait d’État présent du peut-être)
    [Sortir sous l’averse] (poème extrait d’Et même le versant nord)
    Ici (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Que respirent avant tout les mots] (poème extrait d’Ici)
    Pour voix et flûte (lecture de Sabine Dewulf)
    D’abord et toujours, 4 (poème extrait de Pour voix et flûte)
    [Ce qu’est devenue la couleur] (poème extrait de Progrès d’une éclaircie)
    [Dès le seuil remercie] (poème extrait de Voix entre voix)
    Horizons, fontanelles… (poème extrait de Vocation de l’esquisse)
    [Nous étions seuls, de trop, dans nos miroirs] (poème extrait de De jour comme de nuit)
    [Orage, tempête, séisme] (poème extrait de La Nuit, la nuit entière)
    Passerelles
    Printemps dédié (poème extrait de L’Autre Nom du vent)
    Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Soudain la tête se redresse] (autre poème extrait de La Nuit, la nuit entière)
    Rituel d’adoration (poème extrait de Transferts de souffles)
    Vocation de l’esquisse (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Voix entre voix (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Pierre Dhainaut | Caroline François-Rubino, Paysage de genèse, 10
    Pierre Dhainaut | Caroline François-Rubino | [Laissons les mots sourdre d’eux-mêmes] (autre extrait de Paysage de genèse)
    Pierre Dhainaut | Isabelle Lévesque | L’origine de l’écriture | [Si léger… tu cours] (extraits de La Grande Année)
    Pierre Dhainaut | Isabelle Lévesque, La Grande Année (lecture d’AP)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    une page consacrée à Pierre Dhainaut
    → (sur Wikipedia)
    une notice de belle qualité





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  •      Cristina Campo | Sindbad



    Des ombres me disent   C’est l’hiver.
    Ph., G.AdC






    SINDBAD



    L’aria di giorno in giorno si addensa intorno a te
    di giorno in giorno consuma le mie palpebre.
    L’universo s’è coperto in viso
    ombre mi dicono: è inverno.

    Tu nel vergine spazio dove si cullano
    isole negligenti, io nel terrore
    dei lillà, in una vampa di tortore,
    sulla mite, domestica strada della follia.

    Si stivano canapa, olive
    mercati e anni… Io non chino le ciglia.
    Mezzanotte verrà, il primo grido
    del silenzio, il lunghissimo ricadere

    del fagiano tra le sue ali.


    Cristina Campo, Poesie sparse, in La Tigre Assenza, Biblioteca Adelphi, 2012, pagina 38. A cura e con una nota di Margherita Pieracci Harwell.







    SINDBAD



    L’air de jour en jour s’épaissit autour de toi,
    de jour en jour consume mes paupières.
    L’univers s’est couvert le visage,
    des ombres me disent : C’est l’hiver.

    Toi dans le vierge espace où se bercent
    de nonchalantes îles, moi dans la terreur
    des lilas, dans une flambée de tourterelles
    sur la douce, familière route de la folie.

    S’entassent chanvre, olives,
    marchés et années. Je ne baisse pas les yeux.
    Minuit viendra, le premier cri
    du silence, la très longue retombée

    du faisan entre ses ailes.


    Cristina Campo, Le Tigre Absence, Arfuyen, 1996, page 43. Poèmes traduits et présentés par Monique Baccelli.





    CRISTINA CAMPO


    Portrait de Cristina Campo
    Image, G.AdC



    ■ Cristina Campo
    sur Terres de femmes

    29 avril 1923 | Naissance de Cristina Campo
    8 mai 1972 | Cristina Campo, Lettre à Mita
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    Les Impardonnables (extrait)



    ■ Voir aussi ▼

    le site Cristina Campo, site (en italien) créé par Arturo Donati
    → (sur le site de la Revue Nunc)
    « Cristina Campo, mystique absolue, ou la recherche de la sprezzatura », par Réginald Gaillard
    → (sur Lettre(s) de la Magdelaine de Ronald Klapka)
    Cristina Campo, sotto vero nome : sprezzatura (8 mars 2006)
    → (dans Le Monde du 3 mars 2006)
    Les incendies d’une mystique, par René de Ceccatty [Word, .docx]






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