Étiquette : Au bord


  • Sereine Berlottier, Au bord

    par Angèle Paoli

    Sereine Berlottier, Au bord,
    Collection « Poéfilm »,
    éditions LansKine, 2017.



    Lecture d’Angèle Paoli


    « ET MAINTENANT, PEUT-ÊTRE QUE TU CROIS À L’AMOUR ? »




    Au bord, c’est ici même. Lieu de l’échange entre une mort imminente et une vie. Deux voix se croisent, en amont en aval entre celle qui se penche et celle qui attend. De l’une à l’autre, de l’une vers l’autre. Bord à bord. Comment dire cet entre-deux fait de silence dans un espace-temps qui se noue entre deux rencontres, deux « apnées ». C’est tout le questionnement que Sereine Berlottier poursuit tout au long de ce très beau et très émouvant recueil. Au bord. Un bord mouvant sur lequel la poète se penche pour tenter de saisir et de retenir l’expérience intime de la mort. Ce qu’elle fait avec une immense pudeur. Et une infinie tendresse.

    L’accompagnement se fait en quatre temps, quatre sections. Ta voix / Visage dans / Le récit / Midi l’épée. Un temps d’avant la mort ; un temps pour lui succéder.

    « Ta voix » ? Une ombre qui se lance dans les mots à dire qui ne sont peut-être que des accroches pour se pencher vers l’autre et pour se rassurer :

    « Ta voix, ombre

    Disant elle a l’air bien elle a l’air bien c’est toi qui le dis »

    Ainsi s’ouvre le recueil. Derrière la voix, la pensée. Dont on ne sait rien. Pas même si elle pense. Qu’il est impensable de cerner. En présence de l’autre dont la vie ne tient plus qu’à un fil, la pensée s’éclipse, se dérobe, qui pourtant enserre le corps épaules et dos jusqu’à

    « [c]rier derrière les yeux maintenant. »

    Il faut pourtant poursuivre. S’adapter, chercher et trouver les menus objets qui comptent encore, choisir la position du corps pour atteindre « l’angle de son cou » ; prendre le temps de lire les émotions qui affleurent, « voile de panique sur le visage » ; pour accueillir les souvenirs. Le visage est sans bord. Il ouvre pourtant sur des bords invisibles qui renvoient au passé.

    Affleurent alors toutes sortes d’images qui ne font que passer.

    « Quelquefois la porte s’ouvre

    au bord du train ».

    Très vite le monde de l’hôpital reprend ses droits, imposant ses « images captives », ses grimaces et suscitant d’autres questions. Les pensées autres font irruption, incongrues dans ce lieu que n’habitent que des malades provisoires qui n’ont d’autre attente que celle de leur disparition :

    « En hôpital de jour, de jour la nuit, chacun chez soi

    Non posée (ni question ni comparaison)

    S’enfuir n’est pas un programme, machine à café

    Ou alors : thé à la menthe ?

    La prose ne s’oppose pas au poème

    Continué vers son bord le plus net »

    La poète entrecroise. Les observations assorties à l’univers dans lequel elle se trouve, les remarques de ceux/celles qu’elle croise dans les couloirs ; les regards. L’univers est morcelé, fait de juxtapositions de morceaux qu’elle recolle bord à bord. Ainsi de l’espoir.

    « L’espoir de Nadedja, l’espoir d’Ossip, l’espoir d’Annette, dite Anne, l’espoir de la phrase qui parle d’espoir étant l’espoir même (continué vers son bord le plus net) ».

    D’autres questionnements, plus actuels, plus quotidiens, plus terre à terre surviennent, qui bousculent les précédents, pour faire contrepoids :

    « À quel bord les mains qui travaillent dans quel sens les pieds tirés par les blouses blanches… »

    Les chemins se frôlent. Celui de la narratrice celui des soignants celui des patients. À la recherche de signes. Dans les marges. « D’un bout à l’autre », dedans dehors. Tout s’active. Mais le visage, lui, « le visage est tout seul ».

    Le bord est omniprésent mais il est polymorphe et mouvant. « Au bord des yeux », difficile de le cerner. De le saisir. La vie continue que rien ne vient interrompre, pas même la mort imminente d’un être aimé. Elle continue et ramène les enfances, leurs lieux d’étincelles ; entre oubli et souvenirs, la pensée fugitive ramène, elle, toute une efflorescence d’images singulières, difficiles à appréhender et pourtant si évidentes :

    « Tu n’apparais nettement que de t’éloigner

    Non pas ensemble mais bord à bord »

    ou encore :

    « Il faudrait ne pas tant parler

    Mais personne ne ferme les yeux »

    Qui est cette autre ? Qui est-elle ?

    « Mère-vague et tempétueuse »

    ou encore :

    « mère de coton en pleine lumière »

    Mais aussi, quelques pages plus loin :

    « petite chèvre sauvage parmi les chardons ».

    Que reste-t-il du visage aimé ? Il reste une ombre, l’image d’un crâne scalpé, un crâne de pirate dont la perruque repose comme les vêtements, sur un fauteuil, quelques mètres plus loin :

    « nuage photographié

    sur le mur

    laineux et comestible »

    Le bord prend soudain toute sa force, toute sa valeur. Valeur de survie  :

    « Combien de fois au bord d’un geste

    Comme s’il y allait de ta vie, les yeux baissée ?

    Bien sûr il y va de ta vie au bord de cet unique geste »

    Chaque geste donné est un geste unique, le seul qui vaille d’être accompli. Une caresse sur les bras meurtris par les injections, la peau devenue si diaphane. Et les mots qui se cherchent

    « quels mots pour tous les pardons ».

    Le visage aussi est au centre, avec les superpositions et strates toujours qui se chevauchent images présent/passé. Entre ces deux extrêmes la vie dans les plis continue, verbes au présent (est-ce suffisant pour dire l’aujourd’hui ?), un présent qui date dès lors qu’il est engagé. Les choses qui entourent sont « datées », soleil et grilles, les arbres aussi. Puis l’imparfait fait intrusion dont l’intensité culmine avec cette question qui jette sur le regard un impossible avenir :

    « sans doute y avait-il ces jours-là

    le plaisir d’un peu de soleil

    sur nos visages, sur nos mains ? »

    La vie cependant s’obstine, faite de rencontres réitérées, de visites régulières qui apportent chaque jour leur lot de questions, d’intentions inabouties, de lettres d’inconnus. Tout le réel en vrac contenu dans une chambre d’hôpital se vit dans l’entre-deux de chaque rencontre. Et l’on parle de tout de rien surtout pas de… Suspens. Ne pas effleurer. Passé et présent conjuguent ensemble des temps qui se mêlent. Comment faire coïncider le corps de la malade avec l’image que l’on a gardée de lui ? Quelle pensée peut permettre d’aborder la pensée de ce corps ? Les images fusionnent qui n’appartiennent pas au même temps, les unes chassant les autres, images d’enfance sans doute qui viennent se superposer aux dernières images enregistrées. Ainsi se vit et s’écrit un bord-à-bord. Entre deux temporalités, entre deux corps, deux vies, deux entités. L’une et l’autre. Mais tout dans ce tête-à-tête est « dernier ». « L’orchidée desséchée », « ta dernière plante ». Dès lors le corps de l’autre peu à peu se dérobe. La vie glisse vers l’ailleurs. Surviennent les derniers mots échangés qui disent l’impossible :

    « là où tu vas tu dis

    ne me laisse pas et

    c’est impossible »

    Face à l’indicible le poème s’amenuise. Les mots se scindent, disjoints par des lignes obliques. D’autres refusent de s’éclipser, qui rejoignent les parenthèses, d’autres encore, en caractères minuscules, miment les apartés :

    « (tu demandes mais

    ils n’entendent pas) »

    Paroles entrecoupées par les sanglots sans doute, qui ne parviennent pas jusqu’à la phrase, formulations au coup par coup, pour dire l’écart, pour dire le bout. Les pensées continuent d’affluer, comme le sang, par touches imprévues. Elles imposent aussi leur cocasserie et leur justesse :

    « il manque

    un féminin

    à pirate »

    Le temps approche de la dernière séparation. Le bord-à-bord, ce qu’il en reste, « un frôlé », l’ultime, qui draine avec lui le peu qu’il reste de l’échange, à donner :

    « temps de merci très pauvre

    loin de l’unique fenêtre »

    Avec « Midi l’épée » s’ouvre le temps de l’après. Celui où remontent d’autres images, des photos qui racontent et qui figent le passé une fois pour toutes. Les poèmes sont plus denses mais toujours s’enchevêtrent en un fondu enchaîné très doux les moments d’hier et le temps d’aujourd’hui. Le temps d’aujourd’hui a perdu ses couleurs, a perdu sa vitalité. Quelque chose d’autre prend place, mais l’on ne sait pas quoi au juste. Le temps d’après la mort est celui de la recomposition des visages, de tous les visages de la défunte :

    « ce jour-là son visage était si

    simplement vivant (c’est comme un souvenir) »

    Le bord prend d’autres formes dans lesquelles l’écriture pourrait s’inscrire :

    « une chambre au bord de mer

    cherche un récit

    l’attente du corps »

    Les pensées continuent de vagabonder qui jamais ne se fixent et qui se poursuivent en dehors de la douleur

    « non pas l’oubli

    mais la tension modifiée de vivre

    le choix d’une forme

    son émiettement…»

    Survient alors cette molle torpeur qui enserre le vivant et qui « borde le vide ».

    Reste à la vivante « un cahier/aux pages jaunies » et le constat douloureux

    « que le vrai livre

    de sa vie se trouvera

    écrit avec des pages qui

    toutes, en un sens,

    lui auront été étrangères »

    Demeure dans la mémoire cette question qui tombe à l’improviste mais qui remet les choses à leur juste place, qui les rend à leur vraie dimension :

    « Et maintenant, peut-être que tu crois à l’amour ? »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Sereine Berlottier, Au bord






    SEREINE  BERLOTTIER


    Sereine Berlottier
    Source



    ■ Sereine Berlottier
    sur Terres de femmes

    [plus jamais je ne rejoindrai | l’intérieur de mon visage] (extrait d’Au bord)
    Dans la lumière diffuse des bourgeons (extrait de Ciels, visage)
    Louis sous la terre (lecture d’AP)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions LansKine)
    la fiche de l’éditeur sur Au bord
    → (sur le site Les Découvreurs)
    une lecture d’Au bord par Georges Guillain
    → (sur le site de la revue Secousse)
    une lecture d’Au bord par Gérard Cartier [PDF]
    → (sur le site de la Mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une notice bio-bibliographique sur Sereine Berlottier





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  • Sereine Berlottier | [plus jamais je ne rejoindrai | l’intérieur de mon visage]



    [PLUS JAMAIS JE NE REJOINDRAI | L’INTÉRIEUR DE MON VISAGE]




    plus jamais je ne rejoindrai
    l’intérieur de mon visage
    […]
    quelque chose reste dans le fond du rêve
    qu’il faudrait enterrer peut-être
    les animaux intermittents de l’enfance
    de la caresse à la casserole
    une sorte de neige recompose le paysage
    disparitions inexpliquées
    tes enfants et toi sur la pellicule




    des copeaux
    de quelque chose en mots
    sur le bureau
    on ne sait plus quoi
    au jardin l’enfant marche
    s’entremaille dans son nom unique
    la forme d’une palpitation
    un centre pour la parole
    la diffraction d’un amour




    ce jour-là son visage était si
    simplement vivant (c’est comme un souvenir)
    nous étions couchées sur le lit (oreillers
    lourds) regardant la télévision
    et nous ne cherchions plus les mots ni
    ce que nous aurions pu avoir à nous dire
    avec l’enfant dans nos branches
    ses boucles tièdes sur nos épaules
    nous étions comme un très vieil arbre
    des feuilles pour hier et des feuilles pour demain
    et pourquoi aurait-il fallu
    détruire ce monde à coups de question ?



    Sereine Berlottier, Au bord, Éditions LansKine, Collection « Poéfilm », 2017, pp. 54-55-56.






    Sereine Berlottier, Au bord






    SEREINE  BERLOTTIER


    Sereine Berlottier
    Source




    ■ Sereine Berlottier
    sur Terres de femmes

    Au bord (lecture d’AP)
    Dans la lumière diffuse des bourgeons (extrait de Ciels, visage)
    Louis sous la terre (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions LansKine)
    la fiche de l’éditeur sur Au bord
    → (sur le site de la Mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une notice bio-bibliographique sur Sereine Berlottier





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