Étiquette : Aurélie Foglia


  • Aurélie Foglia, Comment dépeindre

    par Angèle Paoli

    Aurélie Foglia, Comment dépeindre,
    éditions Corti, Domaine français, 2020.



    Lecture d’Angèle Paoli


    Vol Plané
    Aurélie Foglia, Vol Plané
    in « Grands sujets »
    70 x 90 cm
    Source








    UNE VIE IRRATTRAPABLE




    Comment dépeindre. Est-ce une interrogation ou bien une recommandation quant à la bonne voie à suivre ? Quelle acception la poète Aurélie Foglia a-t-elle voulu donner à cet infinitif ? Faut-il entendre celui-ci dans son sens originel, celui attesté dès le XIIIe siècle — « enduire de couleur » — ou dans l’acception à spectre élargi de « représenter, brosser, décrire » ? Ou alors faut-il tenir ce [dé] pour un préfixe privatif d’origine latine [dis], lequel désigne une privation, un éloignement ou une séparation ? Comment dépeindre ? S’agit-il de représenter ou de faire disparaître ? Peut-être l’un et l’autre simultanément. Ou bien l’un puis l’autre alternativement. Comme le suggère la suite de verbes :

    « décrire peindre écrire dépeindre désécrire. »

    Le titre choisi par Aurélie Foglia, Comment dépeindre, ne laisse en rien pressentir la réponse. La table des matières ouvre la voie sans être pour autant totalement explicite. Le recueil est en effet organisé en quatre temps, quatre Saisons. La subordination entre poésie et peinture y est affichée : « À la manière de la main » (Saison I), « Peindre avec la langue » (Saison III). Les trois premières Saisons évoquent les sens : le toucher, la vue (« Avoir à voir », Saison II), le goût. L’intitulé de la Saison IV est plus énigmatique : « Vous désarticulées ». Qui est ce « vous » ? Pour quels démembrements ? Explicite est la violence qui ressort de cet intitulé. Qui aiguille l’attention du côté de la disjonction et de la séparation. Il faut cependant attendre la lecture de la Saison IV pour que soit véritablement mise au jour la tragédie qui a fait basculer la poète du bonheur d’être, grâce à la peinture, à la douleur insurmontable engendrée par « l’œuvre de la violence ».

    Aussi faut-il voir dans ce recueil poétique, par-delà un cheminement ascensionnel vers la création et la naissance, une véritable catabase. Une chute brutale irréversible. Une descente aux enfers.

    Le poème en incipit de Saison 1 ouvre d’emblée sur l’univers de la peinture et pose en quatre vers initiaux l’essence du lien que la poète noue avec la toile :

    « devenir l’espace

    d’une toile personne

    qui creuse la peinture

    à mains nues ».

    Un désir/un projet, une symbiose, un acte, un outil.

    La poète développe par la suite, dans la manière graphiquement distendue des poèmes qui lui est propre, ce qu’il faut entendre par là. Manière d’être, manières de vivre et de peindre étant intimement accordées. La poète dit aussi ce qu’elle n’est pas, ce qu’elle se refuse à être et à faire. Ce qu’elle ose, sans retenue, sans réserve, avec détermination. Et ce désir, omniprésent, de faire corps avec sa peinture, de peindre avec son corps. Son travail — sa manière donc — est celui d’une exploratrice qui cherche à déceler ce qui se passe au tréfonds d’elle-même, au plus secret d’elle-même. Ce qui, pour elle, compte avant tout, c’est le geste, celui que lui dicte son corps. Ce geste qui lui permet d’aller de découverte en découverte. Et ce qu’elle découvre, c’est la prédominance en elle de l’intime et fusionnelle présence de l’arbre. L’arbre au centre, son désir le plus vital. Sa vérité.

    De poème en poème se précise l’art de peindre d’Aurélie Foglia. La poète s’affirme comme peintre en action dans son corps-à-corps avec la toile. Elle se fond à elle, respire par elle, en elle et avec elle, colle à la matière qui prend forme. La poète dépeint — au sens de « décrit » — étape par étape, le parcours franchi en symbiose avec l’acte de peindre : le choix de la toile, les essais, le rôle des doigts. Car, dans cette mise en œuvre, hors les doigts, il n’est nul pinceau, nul outil intermédiaire qui puisse prolonger la gestuelle du bras. Et les arbres de surgir avec la couleur. Et les verts de gagner en fluidité. De même les vers glissent-ils de l’un à l’autre sans outil grammatical de corrélation. De sorte que sont possibles plusieurs lectures, envisageables plusieurs interprétations selon la manière dont s’opère la lecture, le passage d’un syntagme à un autre. De sorte aussi que la lecture que l’on imaginait de prime abord discontinue, syncopée en raison des grands interlignages d’un vers à l’autre, se révèle être d’une grande fluidité. Rythmée par un flux intérieur qui rejoint l’intime. Ainsi de ces vers, parmi tant d’autres :

    « aimant tant sa masse de verts

    propulsée par les ciels et les cieux

    il n’y a personne

    comme un arbre pour être

    ce liquide fluide se prend

    pour un fleuve à l’arrêt

    débite son son sans fin ».

    La première Saison de cette action painting est une saison heureuse. La joie de créer s’accompagne d’une exaltation sensuelle. À faire surgir, à mettre au monde, à être soi-même mise au monde :

    « joie urgente

    pénétrée de silence

    sensuel piège

    la gestuelle d’elle ».

    Quelque chose survient qui part du regard, qui tournoie dans le regard. Une circularité qui a à voir avec la vie. Dans cette perception suraiguë, l’arbre joue pleinement son rôle. Il aiguillonne le désir, sert d’étais, tend ses appuis d’équilibre, accompagne le geste dans toute sa force et toute sa profondeur. Lors de cette élévation lente et progressive, Aurélie Foglia assure sa propre surrection :

    « j’ai un travail

    je caresse des arbres

    je fais pousser des arbres

    sous mes doigts

    le geste est

    celui du surgissement

    ils vont vite

    je les pousse » .

    De cette double et complice surrection (celle de l’arbre/celle de la peintre) naît la peinture. Et avec elle, l’affirmation que « dépeindre » est ici brosser « le portrait du paysage ».

    La seconde Saison, « Avoir à voir », place le regard au premier plan. Une saison qui s’affirme aussi dans ce qu’elle a de vif et de violent :

    « la joie jusqu’à

    la jouissance ».

    La saison, qui s’ouvre sur le « travail de marqueterie » de l’artiste, met aussi l’accent sur une « angoisse de joie », oxymore qui accompagne la descente de la poète en elle-même, en un lieu qui la tient à distance, dans un silence qui ne connaît pas les mots. Un avant et un après se dessinent, qui marquent un cheminement progressif tant sur le plan de l’art que de la méthode. La peintre prend des risques, elle ose, invente, se conforte dans les exigences de la liberté prise. Les couleurs éclatent, qui laissent entrevoir « un moi mal mélangé » (je souris au passage à la lecture de ce vers qui me fait songer à James Sacré). Avec le mimosa, arbre de prédilection, le jaune prend toute sa force, laquelle se dit dans ce vers quasi pesquésien (comment ne pas penser en effet aux jaunes du Juliau de Nicolas Pesquès ?) :

    « le jaune est la couleur de jouir ».

    Dans le même temps, ce regard ouvre l’espace sur le lien qui s’établit entre le mot et la chose qu’il est censé représenter, entre le mot et la couleur. L’écart ne cesse de s’agrandir. Peut-être la couleur réussira-t-elle là où le mot révèle son inaptitude ? Et pourtant non. L’expérience s’avère semblable. La peinture s’affirme comme reproduction, comme tentative de représentation, avec tous les écueils constitutifs de cet acte même :

    « si je reproduis un arbre

    ne se montre pas

    un arbre

    n’est pas un arbre ».

    […]

    « j’imite mais

    manque la réalité ».

    Peinture et poésie ? Un point commun lie poésie et peinture, peintre et poète. Dans l’un et l’autre actes de création, l’artiste s’expose, prend des risques. Dérange/déroge/« déloge ».

    Dans les toiles exécutées par la poète, l’arbre est bien au centre, tutélaire. Fondement du paysage existentiel d’Aurélie Foglia. Il est cet abri qui l’accueille tout entière, à la fois son double et sa nature profonde. D’où l’importance d’un geste dénudé, libéré de toute attache et par là-même fragilisé :

    « je veux peindre un tableau

    à l’aveugle

    réfugiée dans mon geste

    tâterai les membres de l’arbre

    long ensemble de traces

    se détacheront sur la feuille de moi ».

    Le geste est un geste refuge, livré à lui-même, uniquement consenti à lui-même pour faire advenir la femme dans sa pleine arborescence.

    Dans la troisième Saison, « Peindre avec la langue », la poète expose ce qu’elle n’est pas, ce qui est inné en elle :

    « je ne suis pas

    peintre à l’origine…

    viens de la bouche ».

    Sans doute la poète extériorise-t-elle, sous l’implicite du mot « bouche  », ce qui est en lien avec ce muscle étrange et ambigu qu’est la langue. Parole/parler/langue/écriture. Guetteuse de signes, habitée par un rituel inconnu, la poète dit sa jubilation. Elle « réinvente » ce corps et, au-delà, un « art scribal » qu’elle découvre dans le bonheur. Et ce bonheur passe par les yeux, dans la façon inouïe qu’ils ont de trouver dans les formes peintes une extravagance tout à la fois physique et mentale. Au cœur de cette jouissance onirique explosive-délirante, la peinture semble pouvoir supplanter un temps l’écriture. La poète se retire au profit de l’acte de peindre. Pourtant, peinture et écriture vont l’amble, un écho s’affirmant « entre peindre et poème ». L’écriture intervient, qui rend à la langue son pouvoir, met en branle une musique baudelairienne, fait surgir les accords, joue avec les silences et les points d’orgue :

    « l’émulation me prend

    comme une musique

    à la mer ».

    Peut-être, dans ce contexte musical, la couleur fait-elle aussi office de piment :

    « la couleur pique

    la langue ».

    Sons couleurs images se disséminent sur la page, ce qui n’empêche nullement le désarroi d’affleurer, l’abattement d’émerger :

    « je peine je peins

    je n’ai pas l’art ».

    Même si Aurélie Foglia définit son travail d’écriture comme « une sorte de journal d’ate/lier » ou encore une « chanson de gestes », sans cesse revient sous sa plume la question de la préséance. La peinture ? L’écriture ? L’écriture est première ; la peinture est venue après : « écrire m’a appris à peindre ». Mais davantage que l’écriture, la peinture a à voir avec le corps. Et l’on revient là à l’essentiel. Peindre avec le corps, c’est donner à la couleur sa fréquence cardiaque, son souffle vital, le souffle de la nature restaurée. C’est faire du corps lui-même une œuvre. La peinture prend le pas sur l’écriture, affirme sa toute-puissance :

    « peindre représente

    la possibilité

    de ne pas peindre

    avec des mots ».

    Là où la langue montre ses insuffisances, son inadaptation à dire, les doigts, eux, agissent, agiles à prendre la mesure du geste. La peinture, cet « art tellement tactile », met tous les sens en alerte. Il arrive parfois que s’accomplisse une complicité langue/doigts, et que se fasse l’osmose :

    « ma main peint

    avec ma langue peint

    à la main ».

    Jusque très avant dans le recueil, seule la relation intime de la poète avec l’arbre et la peinture est donnée. Une histoire qui s’inscrit dans le prolongement des hommes de la préhistoire :

    « ma pratique remonte

    à l’époque où l’homme avait plus

    de mains ».

    La poète chante dans ces trois saisons une genèse heureuse :

    « il a fait beau beaucoup

    au pays de peindre ».

    Avec la Saison IV se déploie la descente aux enfers. Quelque chose est advenu, qui n’avait pas donné de signes et qui plonge soudain la poète-peintre dans un profond désespoir. Les arbres sont désormais des « fantômes ». Impuissants, ils n’ont pu se défendre, ils ont été démembrés, « désart/iculés ». Détruits. Ils n’existent plus, se sont effacés. Réduits à l’état de cadavres. Désormais absents. Quelque chose s’est produit, qui tient de la tragédie. Privé d’images, privé des arbres et de leurs toiles, l’ouvrage devient un livre de deuil et les poèmes de la saison, un long thrène douloureux. Le titre du recueil fait irruption, porteur de son interrogation sans réponse :

    « comment dépeindre

    ce qui n’a plus d’existence ».

    Étape par étape se dit l’histoire de l’après-bonheur. Le récit d’un carnage survenu par une nuit d’hiver, en l’absence de la poète dans sa chambre-atelier. Éventration/défenestration/destruction. Un « articide » qui scelle le dénouement dramatique d’une relation d’un couple en proie à la violence conjugale. La vengeance d’un époux jaloux a eu raison de l’œuvre peinte

    « devenue

    son œuvre

    seule

    l’œuvre de la violence ».

    Comment survivre à cette douleur, comment dès lors exister tout en étant dépossédé de soi ?

    « je n’ai plus rien je suis

    en train d’être avalée

    par l’œuvre devenir

    impersonnelle ».

    Pour autant la vie se poursuit pour les autres. Dans l’indifférence ou l’incompréhension. Pour Aurélie Foglia, réduite à l’errance et à l’exil hors de chez elle et hors d’elle-même, la vie est devenue « irrattrapable ».

    Comment dépeindre, un recueil poétique fort. Bouleversant et beau.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Aurélie Foglia  Comment dépeindre




    AURÉLIE FOGLIA


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    ■ Aurélie Foglia
    sur Terres de femmes


    [décrire peindre écrire dépeindre désécrire] (extrait de Comment dépeindre)
    Entrées en matière (lecture de Tristan Hordé)
    Entrées en éléments (extrait d’Entrées en matière)
    Gens de peine (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Gens ne s’appellent pas] (extrait de Gens de peine)
    [tic-tac de la pluie] (extrait de Grand-Monde)




    ■ Voir aussi ▼


    le site d’Aurélie Foglia
    → (sur le site des éditions Corti)
    la fiche de l’éditeur sur Comment dépeindre d’Aurélie Foglia





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  • Aurélie Foglia | [décrire peindre écrire dépeindre désécrire]



    Aurélie Foglia bandeau







    décrire peindre écrire dépeindre désécrire



    écrire m’a appris à peindre



    faire des tableaux de peaux

    avec de la toile tendue

    sur mes os bat comme

    un tambour l’éclosion

    cardiaque de la couleur



    ou la nature retrouvée

    comme une sauterelle morte

    dans un tableau de Van Gogh



    il est plein



    de n’être pas



    signé



    mon corps est-il



    mon œuvre



    aucune eau ne marque comme l’encre la peau



    on la poésie mange


    n’importe quoi


    se met


    de la mort jusqu’aux oreilles



    les mots à présent sont

    de trop sous la main

    ne me manquent pas


    peindre représente

    la possibilité

    de ne pas peindre

    avec des mots


    j’aime me passer

    des mots ne marquent

    pas ne ren

    voient à rien


    avoir autre chose dans le corps

    que la langue pénible difficile

    manque quand on la demande


    mais les doigts tout de suite

    à la poursuite du geste

    qu’ont les arbres quand ils

    s’échappent de leurs troncs


    et qu’ils dansent là-haut

    en lançant leurs antennes

    se détachent sur fond

    d’hommes jusqu’à percer


    je m’écrie l’arbre

    tient à la langue

    par toutes ses racines


    nous remâchons

    de la viande de bois

    à chaque repas

    on me regarde

    j’avale de travers

    laisse mon poignet

    suivre le fil


    à tâtons


    ma main peint

    avec ma langue peint

    à la main


    je mélange des douleurs


    ternes font crier les vives


    la mort rougit la terre


    le sexe en creux



    Aurélie Foglia, « Saison III. Peindre avec la langue », Comment dépeindre, éditions Corti, Domaine français, 2020, pp. 74-81.






    Aurélie Foglia  Comment dépeindre




    AURÉLIE FOGLIA


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    ■ Aurélie Foglia
    sur Terres de femmes


    Comment dépeindre (lecture d’AP)
    Entrées en matière (lecture de Tristan Hordé)
    Entrées en éléments (extrait d’Entrées en matière)
    Gens de peine (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Gens ne s’appellent pas] (extrait de Gens de peine)
    [tic-tac de la pluie] (extrait de Grand-Monde)




    ■ Voir aussi ▼


    le site d’Aurélie Foglia
    → (sur le site des éditions Corti)
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  • Aurélie Foglia | [tic-tac de la pluie]



    [TIC-TAC DE LA PLUIE]




    tic-tac de la pluie

    qu’une cime capte

    rediffuse en boucle

    quelqu’un s’ouvre

    à sa fenêtre la part

    de poésie existante

    il fait vert

    dans la magie de n’attendre

    rien ignorant

    à quel point

    regarder grandit

    ne cherchant plus l’enchant

    ement des lignes

    se passent
    d’emphase inutile

    d’en faire plus

    pour détendre l’atmosphère



    est-ce que tu t’épanouis ?


    oui



    poussant la porte de volière





    s’a

    perçoivent en levant

    l’humble tête

    branches battant

    dans les combles

    qu’un soleil lustre

    malgré de grands

    cumulus craie

    des arbres se détachent

    d’un gris esprit smoky

    flirtant avec le noir




    la nuit porte ses fruits




    Aurélie Foglia, Grand-Monde, Éditions Corti, Domaine français, 2018, pp. 49-50.






    Aurélie Foglia  Grand-Monde






    __________________________________
    NOTE d’AP : Aurélia Foglia a aussi publié Hommage à Poe et Entrées en matière sous le nom d’Aurélie Loiseleur.





    AURÉLIE FOGLIA [LOISELEUR]


    Foglia
    Source




    ■ Aurélie Foglia [Loiseleur]
    sur Terres de femmes


    Comment dépeindre (lecture d’AP)
    [décrire peindre écrire dépeindre désécrire] (extrait de Comment dépeindre)
    Entrées en matière (lecture de Tristan Hordé)
    Entrées en éléments (extrait d’Entrées en matière)
    Gens de peine (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Gens ne s’appellent pas] (extrait de Gens de peine)




    ■ Voir aussi ▼


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  • Aurélie Foglia, Gens de peine   

    par Isabelle Lévesque

    Aurélie Foglia, Gens de peine ,
    Éditions NOUS, Collection disparate, 2014.



    Lecture d’Isabelle Lévesque




    Laboureurs
    Source





    «  Gens ne s’appellent pas                      

    Gens ne naissent pas                             

    sont mis bas   

    Gens va droit à l’abreuvoir de coups    
    à l’abreuvoir de paroles pesamment     
    Gens laboure tous les jours                    
    dansent la bourrée tous pesamment »  





    Quatre parties, quatre spectres, des noms hantés vides se meuvent dans les vers : nom commun devenu nom propre par vertu de majuscule, Gens, autant que X ou Y. Inconnus à l’adresse du poème. Poète chante autant qu’elle coupe pour engranger les mots, un rien (la peine). Ce qui entre en scène saigne : « les Chevrotants les Désolés », personnages autant que personnes figurées par l’arbre bramant « au bord des fossés » le son « b » ou « d » (dentales mêlées de voyelles en somme, les bêtes changent la terre, tournant le sillon du vers). Ce qu’ils brament : un destin tracé, en scène le costume fauve des écartés. Ils veulent s’extirper. De l’épopée sans titre. Ils crient, sons percés de cornes qui leur poussent comme les traverse vouloir. Vers serrés, gens des millénaires, dans le présent se jettent – corps perdu. Renfort de vers dans les genres mêlés, autant théâtre qu’épopée : quelques mots isolés sur chaque ligne (page 19) viennent toquer contre le crâne éternel du temps des anonymes.

    Gens d’arbre, racines hirsutes : têtes coupées des révolutions. Veulent qu’on les nomme mais ils restent sans nom (« Les Dénommés »), bêtes de somme dévorées par la famine ou la maladie, privés de. Gens : tête de vers en anaphore inopérante ou à la chute comme si, devenus sujets, il fallait interrompre la phrase. Quand ils « s’enflamment », « feux de la Saint-Gens », c’est qu’ils terminent leur cycle. « Il ne leur chante pas », l’impersonnelle ritournelle de Gens, agglutinés dans un « nous » qui se disperse autant que l’indéfini « on ». Hésitation sur le nombre, singulier ou pluriel :

    « on poussons à bout la vie avarie »

    Et ces assonances, autant que les allitérations, consument le nom propre Gens qui ne parvient à fixer aucune identité.

    La voix du poète les rassemble et les chante, elle les célèbre et les lie à l’oubli simultanément. Lyrique et corde brisée rompue au poème. Les subordonnées d’hypothèse, sans proposition principale dont elles dépendent, cassent le devenir et laissent la phrase dans l’inachèvement. Mutilation du destin en boucle, passage incessant des « Gens de peine ».

    Des mots seront relancés (« Gens chanceux Gens chancelants »), dérivation à son comble comme on épuise les sonorités vacillantes, leur possible devenir et la variation d’une terminaison qui pourrait revenir au même ainsi se ressemblent certains adjectifs employés d’un vers à l’autre :

    « Gens aux jambes langues pendantes

    aux dents longues tombantes ».

    Un chant s’élève et se tait, nourri d’aujourd’hui, de ses noms propres familiers (Renaud Muselier , Olivier Sibille, Myriam Roman…). Crachés. Diversité apparente qui peut réduire la lyre au pire ordinaire :

    « le lent corps glorieux

    le long corps pisseux

    encore un peu ».

    Duperie de la vie :

    « qui leur a gribouillé naître bâclé apprendre massacré vivre ».

    La cascade des infinitifs, un possible, percutés par le participe passé, accompli. Si l’on peut dire. Au fer rouge dans le vers, le destin des gens ordinaires est bouclé, fin entendue.

    Poème « enjam- / bant » sollicité à la jointure d’espérance « – et clamsent ». Comme si ce nom propre devenu trop lourd à porter (Gens) regroupait les rognures de l’histoire et du vice dans son ouverture polysémique.

    Prolifèrent les accumulations (page 45) où « Gens » fonctionne comme un prénom dont les compléments du nom ou propositions relatives détermineraient le nom changeant et aléatoire pour revenir à « Gens de peine ». Le tour est fait du vers en « milliards de victimes », hymne sans gloire passant par mélopée pour « héros mal digérés ». Des présents peuvent bien mettre en branle le nom (« s’accouplent » / « se décuplent » / « s’abonnent » / « s’abandonnent »), une fatalité grammaticale et sémantique les fait sonner perdants :

    « Gens font d’étranges muses
    je n’en veux pas


    d’autres »

    Paradoxe assumé d’entrée peu glorieuse ou séquence de vers et syntagme coupé :

    « Gens dont je

    Gens dont je ».

    Porte fermée sur la proposition amorcée : au milieu, en équilibre, le pronom relatif subordonne deux identités au balancement perpétuel. A l’homonymie des prénoms (Jean), ne pas se fier non plus. Devenu didascalie à l’entrée des vers, il introduit des questions où les sons déclenchent des associations de paradigmes – ou l’inverse :

    « Jean I : Quel âge a temps ?

    Jean 40 : Quel temps ont-ils ?

    Jean 2 : Quelle heure as-tu ? »

    Divaguent des noms à l’initiale comme des structures papales enchaînées perdant l’identité qu’ils n’ont peut-être jamais eue.

    Pas une leçon, une règle. Pas d’exception tous à l’oubli viendront :

    « Gens brillants

    rêvent d’être élus réputés aussi célèbres que Soleil

    éteints jamais ne seront renommés ».

    Langue fourche (de députés à « réputés »), glisse vers l’oubli d’une syllabe transformée. Certitude de proverbe ou d’association commune déjouée par réactivation, « je pense donc je suis », je défais, je dénoue des préceptes et les vers courus, « le beau nom ombreux », les gens coupés de leur pluriel et leurs lettres (celles de Gens, celles de Jean) jetées page 61, se mélangent, se réagencent sous nos yeux comme un mot mystère insoluble. Le nom n’y fait rien, gens se « masticulent », aussi sûrement se désarticulent. En acte, la réflexion sur le nom, devenu matière du texte. Poème ingérant les vertus cardinales du nom pour démentir l’illusion. Théâtre de gestes inutiles et les identités démantibulées bougent à peine, le poème chante les gens de peine. On appelle, on crie : spectateur es-tu la salle, le costume ou le vers concentrant l’identité restreinte des gens cerclés de qualificatifs abondants ?

    « ─ qui y a-t-il ?

    ─ untel ? quelqu’un ?

    ─ c’est complet. »



    Isabelle Lévesque
    D.R. Isabelle Lévesque
    pour Terres de femmes







    Foglia  Gens de peine





    AURÉLIE FOGLIA


    Foglia
    Source




    ■ Aurélie Foglia [Loiseleur]
    sur Terres de femmes


    Comment dépeindre (lecture d’AP)
    [décrire peindre écrire dépeindre désécrire] (extrait de Comment dépeindre)
    [Gens ne s’appellent pas] (extrait de Gens de peine)
    Entrées en éléments (extrait d’Entrées en matière)
    Entrées en matière (lecture de Tristan Hordé)
    [tic-tac de la pluie] (extrait de Grand-Monde)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions NOUS)
    la fiche de l’éditeur consacrée à Gens de peine




    ■ Autres notes de lecture (54) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Edith Azam, Décembre m’a ciguë
    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre
    Pierre Dhainaut, Après
    Pierre Dhainaut, Ici
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Estelle Fenzy, Rouge vive
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
    Laure Gauthier, kaspar de pierre
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Mélanie Leblanc, Des falaises
    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Au pied de la cascade
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Jacques Moulin, L’Épine blanche
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Jacques Roman, Proférations
    Pauline Von Aesch, Nu compris





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  • Aurélie Foglia | [Gens ne s’appellent pas]




    Gens
    Image, G.AdC







    [GENS NE S’APPELLENT PAS]




    Gens ne s’appellent pas

    Gens ne naissent pas

    sont mis bas

    Gens va droit à l’abreuvoir de coups
    à l’abreuvoir de paroles pesamment
    Gens laboure tous les jours
    dansent la bourrée tous pesamment

    Gens berçant des demain des doucement Gens
    muets mutilés de mots

    élèvent dans leurs organes des crabes mangeurs
    d’hommes quand certains meurent de pains

    Gens puise dans la pâtenôtre mange noms
    du commun Gens ravalés

    n’ont pas de quoi



    Aurélie Foglia, « Les Dénommés », I, in Gens de peine, Éditions NOUS, Collection disparate, 2014, pp. 31-32.





    __________________________________
    NOTE d’AP : Aurélia Foglia a aussi publié Hommage à Poe et Entrées en matière sous le nom d’Aurélie Loiseleur.







    Foglia  Gens de peine





    AURÉLIE FOGLIA



    Foglia
    Source




    ■ Aurélie Foglia [Loiseleur]
    sur Terres de femmes


    Comment dépeindre (lecture d’AP)
    [décrire peindre écrire dépeindre désécrire] (extrait de Comment dépeindre)
    Gens de peine (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Entrées en éléments (extrait d’Entrées en matière)
    Entrées en matière (lecture de Tristan Hordé)
    [tic-tac de la pluie] (extrait de Grand-Monde)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions NOUS)
    la fiche de l’éditeur consacrée à Gens de peine






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