Étiquette : avant-propos


  • Yves Elléouët, Dans un pays de lointaine mémoire

    par Marie-Hélène Prouteau

    Yves Elléouët, Dans un pays de lointaine mémoire,
    poèmes et lettres,
    éditions Diabase | Littérature, 2020.
    Préface, avant-propos et notes de présentation de Ronan Nédélec.
    Postface de Cypris Kophidès.



    Lecture de Marie-Hélène Prouteau



    Yves Elléouët fut un créateur solitaire et peu soucieux de sa renommée. Peintre et poète, le gendre d’André Breton disparut trop tôt, en 1975, à l’âge de quarante-trois ans. Son œuvre poétique éditée était épuisée. Ses poèmes, moins connus que ses récits, Falc’hun, préfacé par Michel Leiris, et Le Livre des rois de Bretagne sont aujourd’hui publiés par les éditions Diabase, en même temps que certaines de ses lettres avec André Breton, Michel Leiris, Pêr-Jakez Heliaz (Pierre-Jakez Hélias), Xavier Grall, Georges Perros, et des lettres d’Aube, son épouse.

    Le titre joue de l’ambiguïté : avec l’indéfini « un pays », le lecteur se sent déjà chez lui, au pays de toutes les enfances. Et pourtant, c’est un paysage mental qui émerge, nettement dessiné. Un pays de collines, de bruyères, de vent. La mer toujours en mouvement, le vent du chemin, les « marées mariées au ponant », les fermes couvertes d’ardoises, l’ossuaire de granit où dansent les morts, des cafés tenus par de vieilles femmes, les promontoires « bercés de vide ». C’est la Bretagne. Un pays de pluie et de nuit, au chromatisme noir, blanc, rouge, vert. Les noms de lieux-dits, tels Pencran, Guimiliau, ceux des légendes, tels Tintagel, la Dame blanche, le laissent assez deviner. Et Yves Elléouët le déclare : « Je suis d’Armorique cette péninsule barbare ». Nous sommes en Bretagne, haute terre celtique reliée à l’Irlande et à James Joyce autant qu’au poète gallois Dylan Thomas à qui il consacre un poème.

    Et, dans le même temps, nous sommes dépossédés de nos habituelles représentations de ce pays breton. Car Yves Elléouët récuse l’entre-soi régionaliste. Il faut accepter de se laisser gagner par un imaginaire plus vaste, celui de Joan Miró et d’Yves Tanguy. Celui de l’inspiration surréaliste qui est la sienne et qui joue d’étranges collages :

    « Dans le jardin aux fleurs vénéneuses

    il y a une statue

    tout près du bassin de mercure

    Une guirlande de mains y pavoise

    la nuit — de l’étrave à l’étambot

    d’un navire où sèchent des cheveux ».

    Plus loin, une danse des morts habite tout un poème dans un élan ample, halluciné, intemporel. Visions surréelles de champs de bataille de la Grande Guerre ou rappel de François Villon ? Mais la mélancolie et l’humour se mêlent aussi comme dans un rêve échappé d’entre les moments opaques du sommeil. Dans la lignée du surréalisme, les images prennent parfois un aspect fulgurant :

    « la baïonnette s’est brisée

    près de l’oreiller

    dans l’oreille de la fumée

    qui passe et repasse ».

    La parole du vieux barde Taliensin qu’il évoque dans Le Livre des rois de Bretagne prend ici tout son sens : « J’ai été sous une multitude de formes ». Les choses, les êtres, la femme aimée tracent des lignes de fuite, sont en métamorphose, dans la perception continue de la mort. Le poète est celui qui, tel un magicien, commande aux éléments :

    « L’air des falaises habitait ton visage

    Et ton corps avait des avancées de proues

    Les seins fermes des soleils d’été

    Tes yeux où tournoyaient des arbres ».

    La poésie d’Yves Elléouët dessine un univers onirique fait de sensualité et de souffle où tout se pluralise dans le jeu de l’analogie :

    « J’y fus oiseau jadis

    Ma langue s’en souvient ».

    Il faut lire cette poésie âpre et rude, témoin d’un tumulte du dedans qui prend son rythme pour y nourrir ses ivresses.

    La seconde partie du livre est consacrée à un choix de lettres d’Yves Elléouët et de son épouse. Une trentaine. Aube Breton Elléouët en a confié la reproduction aux éditions Diabase avec le soutien du fonds Jacques Doucet. Certaines d’entre elles ont été publiées chez Gallimard en l’an 2009 dans les Lettres à Aube.

    Ces lettres donnent une autre image de l’artiste, témoignent en particulier du lien affectif et intellectuel qui le liait à André Breton. Il est touchant de le voir lui adresser une première lettre pleine d’admiration. Ou bien écrire à Michel Leiris en parlant de La Règle du jeu et de l’ancien appartement d’André Breton avant-guerre, rue de la Fontaine, qu’il habite à l’époque avec Aube. On s’amuse de voir l’auteur de Nadja, dans une des lettres personnelles à Yves Elléouët, mentionner la venue de Léo et Madeleine Ferré dans sa maison d’été de Saint-Cirq-Lapopie.

    La lettre de Michel Leiris adressée à Aube Elléouët après la mort d’Yves, à la suite d’un premier refus des éditions Gallimard du manuscrit de Falc’hun, est aussi éclairante  : l’auteur de Biffures y mentionne l’entremise de Claude Roy, lui-même lecteur chez Gallimard. Ce livre sera finalement publié de façon posthume dans la collection Blanche de cette maison. On trouve aussi une belle lettre de Xavier Grall à Aube, après la mort de l’artiste, qui parle de « ce grand destin foudroyé ». Et une émouvante lettre de Julien Gracq à Aube qui dit sa tristesse et voit dans ce livre « un testament poétique de grand poids ».

    Il faut saluer ce travail de publication d’Yves Bescond et de Cypris Kophidès qui fait entendre une parole qui résonne au plus profond du temps.



    Marie-Hélène Prouteau
    D.R. Marie-Hélène Prouteau
    pour Terres de femmes






    Yves Elléouët  Dans un pays de lointaine mémoire





    YVES ELLÉOUËT


    Yves-elleouet portrait
    Source




    ■ Yves Elléouët
    sur Terres de femmes


    N’importe où (poème extrait de Dans un pays de lointaine mémoire)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Diabase)
    la fiche de l’éditeur sur Dans un pays de lointaine mémoire
    → (sur le site des éditions Diabase)
    une notice bio-bibliographique sur Yves Elléouët
    le site Yves Elléouët




    ■ Voir encore ▼


    → (sur Terres de femmes)
    André Breton, Lettres à Aube (lecture d’AP)




    ■ Autres chroniques et lectures (25) de Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes


    Chambre d’enfant gris tristesse
    La croisière immobile
    Anne Bihan, Ton ventre est l’océan
    Jean-Claude Caër, Alaska
    Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba
    Marie-Josée Christien, Affolement du sang
    Guénane, Atacama
    Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime
    Cécile Guivarch, mots et mémoire en double
    Denis Heudré, sèmes semés
    Jacques Josse, Liscorno
    Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres
    Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…
    Jean-François Mathé, Prendre et perdre
    Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie
    Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
    Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
    Daniel Morvan, L’Orgue du Sonnenberg
    Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
    Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie
    Dominique Sampiero, Chante-perce
    Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
    Ronny Someck, Le Piano ardent
    Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
    Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même





    Retour au répertoire du numéro de juillet 2020
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Pierre-Albert Jourdan | [L’inquiétude devant la mort]



    [L’INQUIÉTUDE DEVANT LA MORT]




    L’inquiétude devant la mort — imminente, toujours imminente — vient de la non-réalisation de soi. Si l’objet était parfaitement bouclé, il roulerait en toute quiétude.

    […]

    La solitude n’a pas de sol où se poser, elle ne fait que t’entraîner toujours plus loin, plus bas, jusqu’à cette secousse fatale où tu la reconnaîtras comme étant ce miroir qui façonnait ton visage chaque jour et qui l’abandonne à sa complice, la mort.

    […]

    Comment pourrions-nous nous désolidariser de cette mort que nous portons en nous, qui nous appartient autant que nous lui appartenons ? Le rêve serait de lui ménager un espace où la rencontre se ferait dans la dignité. Sorte de suprême politesse où la salve des salutations l’emporterait sur les gémissements. Mais cet espace n’est inclus que dans l’impensable du saut, dans ce mouvement de bascule qui annule l’autre espace, celui où l’on croyait avancer… Plus intime la mort, longuement convoyée, plus proche et, peut-être, plus pourvoyeuse d’espace, ici même et, qui sait, là-bas. Là-bas où les chimères se glacent.




    Pierre-Albert Jourdan, L’Angle mort, HC, Fequet-Baudier, Paris, 1980 ; rééd. éditions Unes , Trans-en-Provence | Cahiers du double, « Bibliothèque du Double », Paris, 1984, pp. 42, 45 et 48. Avant-propos (« Pour saluer Pierre-Albert Jourdan ») de Philippe Jaccottet * [ouvrage épuisé].



    ____________________
    * Cet avant-propos est une réédition revue et corrigée de pages parues dans le N° 347 de la Nouvelle Revue Française (décembre 1981), après la mort (13 septembre 1981) de Pierre-Albert Jourdan.





    Pierre-Albert Jourdan  L'Angle mort 2




    PIERRE-ALBERT JOURDAN


    Jourdan portrait
    Ph. Gilles Jourdan
    Source




         « Pierre-Albert Jourdan (1924-1981), après dix ans d’une recherche plus strictement poétique, a essayé à partir de 1970, dans des fragments surtout, d’utiliser l’écriture pour se transformer intérieurement, et se rendre capable de rencontrer pleinement le réel. Il a alors multiplié les procédés pour agir sur soi, sur sa volonté, sa sensibilité, son intellect ou son affectivité. Des sentences, des injonctions à soi-même, lui servaient à se dissocier de comportements, de pensées, grâce à la vivacité ou à la violence de l’expression, et à l’ironie. Dans des passages d’aspect plus poétique, le travail sur la langue creusait un état de dépossession et d’accueil face au monde, et à l’invisible ou permettait de se mettre à l’école de la nature pour intérioriser ses suggestions éthiques. Jourdan usait aussi de l’écriture, à la façon du koan zen, pour se défaire des représentations mentales, faire vaciller l’intellect, et se précipiter dans l’épreuve des choses telles qu’elles sont. Ou, enfin, il s’appuyait sur elle pour se déprendre, par l’humour et le retrait, des émotions liées à l’échec et à la mort, et parvenir à l’accueil amoureux même de sa propre perte. Une tentative qui, même s’il a souvent répété son insuffisance, semble avoir permis la lumière, la sérénité de plus en plus sensibles dans ses derniers écrits, leur beauté, et leur utilité profonde pour le lecteur qui accepte de s’ouvrir à une expérience d’être. » (Élodie Meunier*)




    ■ Pierre-Albert Jourdan
    sur Terres de femmes


    La source (extrait du Bonjour et l’Adieu)
    [Ceci est ma forêt]
    Chute (extrait de L’Espace de la perte)
    L’Entrée dans le jardin
    Le Fil du courant
    Les nuages parfois s’enlisent
    3 février 1924 | Naissance de Pierre-Albert Jourdan (+ un extrait du Bonjour et l’Adieu)




    ■ Voir aussi ▼


    le site d’Élodie Meunier* consacré à Pierre-Albert Jourdan
    → (sur The Arts Fuse)
    Fuse Poetry Review: Pierre-Albert Jourdan — Writing that Wagers on Beauty (recension [en anglais] autour de la publication, en juillet 2011, de l’édition bilingue (anglais-français) de The Straw Sandals [Les Sandales de paille]: Selected Prose and Poetry by Pierre-Albert Jourdan. Edited, introduced, and translated by John Taylor. New York, Chelsea Editions)
    → (sur Imperfetta Ellisse)
    Pierre-Albert Jourdan poeta sconosciuto (+ plusieurs poèmes traduits en collaboration, du français vers l’italien, par Valérie Brantôme et Giacomo Cerrai)
    → (sur le site de Cerise Press)
    une note (en français) de John Taylor (le traducteur américain de Pierre-Albert Jourdan) sur Pierre-Albert Jourdan



    *
    En 2006, Élodie Lefaure-Meunier a soutenu (sous la direction de Claude Burgelin – Université Lumière Lyon 2) une thèse de doctorat sur Pierre-Albert Jourdan : Pierre-Albert Jourdan : l’écriture comme ascèse spirituelle. Cette étude a été éditée en 2013 aux éditions du Cygne sous le titre Pierre-Albert Jourdan : l’écriture comme voie spirituelle.





    Retour au répertoire du numéro de juin 2020
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Kevin Gilbert, Le Versant noir

    par Joëlle Gardes

    Kevin Gilbert, Le Versant noir,
    Le Peuple est légendes et autres poèmes,

    édition bilingue, Le Castor Astral, 2017.
    Traduit de l’anglais (Australie) par Marie-Christine Masset.
    Avant-propos d’Eleanor Gilbert.
    Introduction de Kevin Gilbert.



    Lecture de Joëlle Gardes



    Le Versant noir est le titre du deuxième poème de ce beau et puissant recueil. Il donne son nom à l’ensemble, sous-titré Le Peuple est légendes et autres poèmes. C’est la voix de son peuple opprimé, celui des Aborigènes d’Australie, que Kevin Gilbert y fait entendre. Comme il l’explique dans une introduction, qui succède à l’avant-propos d’Eleanor Gilbert (l’un comme l’autre donnent des indications précieuses sur le travail du poète), « Le Versant noir peut être considéré comme un ensemble de portraits oraux d’opprimés, de patriotes, de libérateurs, criant leurs souffrances et leur détermination dans les vents du temps ». « Le versant noir, dit le poème, est le juste versant », car c’est celui de la couleur noire, la couleur de la peau de ceux dont ni les droits ni même l’existence n’ont été reconnus. En 1988, l’Australie a fêté le bicentenaire de l’établissement de la colonie et c’est à cette occasion que le recueil a été rassemblé. C’est contre les ordres du roi George qu’elle s’était établie sans qu’aucun traité n’ait été signé avec les indigènes, terra nullius, terre de personne, si bien que les Aborigènes, privés de tout, ne reconnurent jamais la colonisation. Même si une restitution partielle de leur terre eut lieu, certes tardivement, à partir de 1976, même si la fiction juridique de terra nullius a été rejetée, le mot d’ordre a longtemps été « l’Australie aux blancs », et l’on connaît la triste histoire des enfants arrachés à leur famille pour être assimilés, en quelque sorte blanchis. Une reconnaissance symbolique a eu lieu en 2008 lorsque le Premier ministre s’est excusé pour le tort commis aux Aborigènes. Kevin Gilbert (1933-1993) était mort depuis des années.

    Kevin Gilbert était membre de la nation aborigène Wiradjuri, l’un des 250 groupes qui occupaient l’Australie avant la colonisation. Sur la tragique situation de son peuple, il a écrit de nombreux ouvrages de dénonciation. The Blackside est le premier de ses ouvrages traduit en français. Il faut remercier pour cette traduction le Castor Astral et surtout la traductrice, Marie-Christine Masset.

    Dans les textes ici rassemblés défilent plusieurs personnages, réels ou symboliques, qui prennent la parole comme Oncle Paddy :

    Je suis Paddy le noir. Je cueille le raisin

    Et j’attrape les lapins

    D’un extrême à l’autre

    Du bon jus de fruits sur mes mains une semaine

    L’autre des intestins puants de lapins

    ou à qui il s’adresse comme « Hugh Ridgeway / Chrétien / Sobre / Noir / Décédé » (« Hôpital Taree »). Ou bien encore, il décrit les souffrances de tel ou tel, humble ou plus connu pour son engagement, comme « Sur la mort d’une patriote », celle de l’activiste Pearl Gibbs :

    debout en force les patriotes et les prophètes

    vont parler comme Pearl l’a fait pour

    la vie précieuse la justice le peuple

    Parfois, c’est un traître à la cause qui est invectivé ou durement critiqué :

    Regarde-le mon frère

    Regarde l’arriviste noir

    […]

    Léchant souriant mentant

    Suçant les Blancs…

    Quand les enfants pleurent

    Et meurent jours et nuits

    Cette poésie engagée, militante, aux antipodes de ce qui se pratique chez nous, donne un choc salutaire. Jamais didactique, elle est parfois élégie, éloge, diatribe, poème d’amour, discours pour les droits de l’homme, mais aussi souvent récit. Ceci nous rappelle également que la poésie n’est pas simplement méditation et qu’elle a besoin de chair.

    « Kiacatoo » décrit l’attaque d’un camp et le massacre des habitants, « Le désir de Gularwundul », la mort d’une petite fille faute de « l’eau propre / coulant directement / d’un robinet dans un bidon », qui avait pourtant été promise. Les déplorables conditions de vie ou de survie sont largement évoquées, d’autant plus intolérables quand elles ont lieu sur le terrain même des missions qui devraient lutter contre elles :

    Bien sûr la mission où je vis c’est un dépotoir

    De vieilles cabanes que les chiens reniflent

    Des bébés noirs qui meurent dans les ordures

    L’homme blanc est alors pris à partie : Homme blanc

    Reviens voir l’entaille

    Que tu as faite dans la poitrine

    De la terre en coupant la tête du Noir

    Ces poèmes pratiquement sans couleurs autres que le noir et le blanc, réalistes et symboliques, ne montrent aucun pathos mais expriment une immense colère devant le « rapt du pays / le vol et les privations ». Dans cette écriture sobre et précise, de temps à autre, une image apparaît, saisissante : « votre style / votre botte coloniale masque / votre patte fourchue. »

    Outre l’émotion que l’on ressent devant ces textes retenus mais puissants, l’intérêt naît des réalités et des légendes évoquées. Les termes aborigènes foisonnent, opportunément expliqués par les notes de la traductrice : le bora, lieu d’initiation sacrée, les instruments de musique, les kylles et le dijeridoos, le coolamon, petit ustensile qui sert à transporter l’eau…

    Le Temps-des-Rêves, Dreamtime, qui renvoie à l’âge d’or perdu, « parti y a longtemps », est plusieurs fois rappelé, par exemple dans « L’atelier de mon père », ou dans « Corroboree » : le titre du poème désigne la cérémonie permettant l’interaction des Aborigènes avec ce Temps. Le colon a détruit les légendes, comme celle du Bunyip, créature mythique dont la proie favorite est la femme, la « lubra », il a rompu le lien avec le sacré. C’est un des reproches que le poète lui adresse dans « Le Peuple est légendes » :

    Tue la légende

    Massacre-la

    Avec ton athéisme

    Ton hypocrisie fraternelle

    […]

    Pour

    Former le moule d’un homme

    À ton niveau et à ton image

    Homme blanc

    ou dans « Renversement » :

    l’avidité et la haine sont à présent la règle

    Où jadis toute vie sacrée

    était aimée

    Compassion et colère naissent de la description de la femme, la lubra, contrainte à « vendre [s]a chatte pour un dollar » (« L’autre versant de l’histoire »), afin de faire vivre ses enfants ou du Jacky, le noir qui abandonne la dignité de son peuple et qui boit pour oublier, comme l’ont fait et le font la plupart des autochtones dans les pays colonisés, à commencer par les Indiens :

    Donne-moi une petite pièce pour du pinard

    Frère

    […]

    Je ne suis pas ivre par choix, je suis un Noir

    Frère

    Si je voulais être ivre par choix

    Frère

    Et me coucher dans le caniveau

    Pas parce que je suis un homme noir,

    Mais par choix

    Alors tu aurais le droit de ricaner avec mépris.

    (« Pas choisi »)

    Mais au-delà de leur aspect circonstantiel, ce sont toutes les formes d’oppression qui sont dénoncées. Le présent quasi constant, l’absence de repères historiques précis, en dehors de quelques poèmes, soustraient le texte à un enracinement trop précis, anecdotique, et lui confèrent une valeur universelle. Et la forme est ici essentielle. Dans la simplicité des mots et des phrases, la densité, la brutalité de ces poèmes nous bouleversent, nous arrachent un moment à nos conformismes et à nos égoïsmes de nantis. La belle et fidèle traduction, au plus près de l’original, de Marie-Christine Masset permet de saisir toute la dure saveur du texte et sa portée.

    Le recueil se termine sur le poème « Arbre », mais, plus qu’un poème de clôture, il ouvre magnifiquement sur une forme d’espoir :

    Je suis l’arbre

    la terre dure affamée

    la corneille et l’aigle

    le soleil la gun et la mer

    je suis l’argile sacrée

    qui forme le sol

    les herbes les vignes et l’homme

    je suis toutes choses crées

    je suis toi

    et tu n’es rien

    mais par moi l’arbre

    tu es



    Joëlle Gardes
    D.R. Texte Joëlle Gardes
    pour Terres de femmes






    Versant-noir-325x462.jpg 2




    KEVIN GILBERT


    Kevin Gilbert
    Source




    ■ Kevin Gilbert
    sur Terres de femmes ▼

    → The Blackside (poème extrait du Versant noir)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Le Castor Astral)
    la fiche de l’éditeur sur Le Versant noir





    Retour au répertoire du numéro d’août 2017
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • 15 avril 1945 | Libération du camp de Bergen-Belsen

    (lecture de Je rêve que je vis ? de Ceija Stojka)

    Éphéméride culturelle à rebours





    La notice de cette éphéméride a été conçue à partir de la lecture de Je rêve que je vis ? Libérée de Bergen-Belsen de Ceija Stojka, Éditions Isabelle Sauvage, Collection chaos, 2016. Traduit de l’allemand par Sabine Macher. Avant-propos de Karin Berger.







    Ceija Stojka, les Tombes de Bergen-Belsen
    Ceija Stojka, Les Tombes de Bergen-Belsen
    Encre sur papier, 22 x 29,5 cm, 2004
    Source







    Le 15 avril 1945, les tanks britanniques libèrent le camp de Bergen-Belsen. Ce jour-là, alors que la jeune Ceija se balade comme à son ordinaire parmi les morts qui gisent en tas dans la gadoue et forment montagne, un paquet venu d’en haut tombe devant elle. « C’est quelque chose emballé dans du papier blanc. Un blanc comme ça, ça n’existe qu’en porcelaine, qu’en pure porcelaine. Et je vois, à l’intérieur c’est rouge » (op. cit. supra, pp. 56-57), s’exclame la petite Ceija… Elle qui ne se nourrit depuis quatre mois que de boulettes de laine arrachées aux cadavres, de feuilles d’arbres et de terre, n’en croit pas ses yeux. Ce qui vient de tomber devant elle parmi les cadavres auprès desquels elle se terre et se couche pour dormir, c’est un cadeau du ciel et c’est un soldat anglais qui le lui envoie. Pourtant l’enfant prend peur. Elle se met à hurler, réclamant sa maman. « Je suis ton libérateur », lui dit l’Anglais. (op. cit. id., page 58).

    Comment être sûre que ce qu’il dit est vrai ? S’approchant de l’enfant, il lui noue un drapeau déchiré autour de la taille et remplit de victuailles le sac ainsi improvisé. « Et maintenant tu vas voir ta mère et tu lui dis que vous êtes libres ! » (op. cit. ibid., page 59).

    Ce récit est celui de Ceija Stojka, rescapée des camps de la mort. Des quatre mois passés en compagnie de sa mère — et de quelques autres Roms de sa famille — au camp de Bergen-Belsen, la narratrice a gardé une mémoire vive. L’enfant de onze ans qu’elle a été a emmagasiné jusqu’au moindre détail ce qui fut sa vie de prisonnière au milieu des cadavres qui s’amoncelaient autour d’elle et que nul ne se préoccupait d’ensevelir. Elle a gardé intact jusqu’au souvenir des paroles échangées avec les siens. Bien des années plus tard, elle restitue oralement le passé comme s’il était toujours présent, avec la même force, la même vitalité, la même authenticité qu’au temps de son enfance. Et parfois même, avec la même juvénile fantaisie. Elle le fait revivre par ses mots, par la liberté de ton qui est la sienne, grâce à ce talent de conteuse hérité de ses ancêtres tsiganes. En 2004, en effet, Ceija Stojka, « écrivain, peintre et musicienne », fait don de ses souvenirs à Karin Berger qui les a recueillis au cours de plusieurs entretiens. La cinéaste les a couchés tels quels sur le papier. Tout ce matériau, Ceija Stojka le confie à son auditrice, sans rien changer de la perception qu’elle a gardée de ce passé, sans déguisement ni mensonge :

    « Les beaux moments que j’ai vécus, ils sont là, mais ma connaissance va bien plus loin, je vois devant moi le déluge, la misère, je vois courir les enfants et les SS qui les poursuivent. Je vois surtout les veilles femmes qui hurlent. Ça ne m’a jamais lâchée. Jamais. Ça ne s’est jamais arrêté. » (op. cit. ibid., page 109).

    Il arrive pourtant que la parole bute. Que l’expérience vécue dans les différents camps de la mort où la jeune Romni a séjourné, se heurte à l’indicible. À l’incommunicable.

    « La vraie vérité, la peur et la misère, ce qu’ils ont vraiment fait avec nous, je ne peux pas te le raconter. Je ne peux pas te le transmettre. » (op. cit. ibid., page 110).

    Et Ceija d’ajouter cette remarque étonnante, qui revient à plusieurs reprises dans sa bouche :

    « Et pourtant on ne leur en voulait pas. “Que Dieu leur pardonne leurs péchés !” c’est ce que disait toujours la maman. On avait quand même des sentiments pour eux, parce que ce sont des êtres humains créés par Dieu. Mais eux, ils n’avaient aucun sentiment, les êtres humains, ils les brûlaient vifs et les gazaient. Ils n’avaient pas idée de jusqu’où ils s’emportaient. En réalité, ils me font de la peine ! » (op. cit. ibid., page 110).

    Il en est de même des sentiments qui habitent les déportés pendant les trois ou quatre mois d’errance qui suivent leur libération. L’indicible l’emporte, qu’aucun mot ne peut traduire :

    « On allait d’une route départementale à l’autre, avec des chants, avec des rires, avec des pleurs, avec la peur. Plein de sentiments mêlés qu’on ne peut décrire. » (op. cit. ibid., page 85).

    Quant à la Libération, elle reste un moment incompréhensible, proche de l’inconcevable, tant l’horreur est grande, que les libérateurs découvrent ; tant le contraste est grand entre les vivants et ceux qui gisent à leurs pieds, dans la fange immonde des excréments et de la misère extrême.

    « Non, on ne peut pas le raconter. Il faut que tu imagines, la Libération et en même temps, tous ces cadavres éventrés… » (op. cit. ibid., pp. 60-61).

    Le désarroi est tel que la mère a du mal à y croire. Libres ? Quel sens donner à ce mot et à la réalité nouvelle qu’il recouvre ? Comment vivre libres avec ces images de peur qui collent à la peau ? Comment renouer avec la vie avec tous ces morts qui hantent la mémoire ? Autant de questions avec lesquelles il va falloir apprendre à vivre. Mais Ceija ne désespère jamais. Son témoignage en est la preuve.

    Ainsi, tout au long de l’entretien qu’elle mène avec Karin Berger, Ceija Stojka fait-elle revivre par sa parole lucide claire et directe, l’épopée de la Libération de milliers de prisonniers, toutes races et religions confondues ; l’errance de ces convois humains livrés aux routes, à la recherche de nourriture, la vie précaire, les morts qui jalonnent le retour en Autriche ou ailleurs ; les retrouvailles inespérées avec les survivants, frères sœurs parents dispersés dans d’autres camps où la majeure partie d’entre eux a péri ; les bonheurs simples vécus dans le partage. Mais aussi la difficulté à se réinsérer dans la vie normale, lorsqu’on appartient au peuple maléfique des Roms. Vivre désormais avec la suspicion et le mépris des Gagjé (les non-Roms) et le numéro de déporté à jamais incrusté dans la peau :

    « Elles viennent d’où celles-là ? Tu peux laver et frotter autant que tu veux, ça ne sert à rien, tu es une Romni, tu es un Rom, ça te restera toujours et c’est bien aussi comme ça. Mais personne ne te dit : “Dieu soit loué, vous avez survécu ! Qu’est-ce qui s’est passé ? Comment c’est possible qu’on vous ait déportés ? C’était quoi la raison ?” » (op. cit. ibid., page 96).

    Longtemps après son retour à la vie normale, Ceija Stojka revient sur les lieux de la tragédie humaine qu’elle a traversée. Elle retrouve l’arbre qui lui a permis de se nourrir et de demeurer en vie.

    « Quand je l’ai revu après cinquante-cinq ans, il était comme une très vieille femme. Probablement j’aurais la même tête quand je m’en irai de cette terre-ci. Toute grise. » (op. cit. supra, page 75).

    Ceija Stojka, âgée de soixante-sept ans, est en effet revenue au camp de Bergen-Belsen en l’an 2000. Cette nuit-là, qui a suivi sa visite à l’arbre nourricier, Ceija a fait un rêve :

    « J’ai rêvé que je parlais avec les morts. Ils étaient tous réjouis : “on t’a attendue si longtemps ! C’est bien que tu sois venue ! Tu étais toujours parmi nous !” Et moi je leur dis : “Vous êtes tous de Bergen-Belsen ?” “Oui, mais nous devons rester ici pour toujours !” Puis d’autres tombes s’ouvraient aussi : “Regarde, nous aussi, on est là”, ils criaient, et : “Nous, tu ne nous connais pas encore ! ” Et tout à coup, les gens sortent avec de la terre et forment le tronc d’un oiseau. » (op. cit. ibid., pp. 75-76).

    La métamorphose se poursuit et Ceija de confier à son auditrice :

    « Toujours, quand je vais à Bergen-Belsen, c’est comme une fête ! Les morts volent dans un bruissement d’ailes. Ils sortent, ils remuent, je les sens, ils chantent, et le ciel est rempli d’oiseaux. C’est seulement leur corps qui gît là. Ils sont sortis de leur corps parce qu’on leur a pris la vie violemment. Et nous, nous sommes les porteurs, nous les portons avec notre vie. » (op. cit. ibid., pp. 76-77).

    Sublime moment de parole que ces mots confiés à Karin Berger pour transmettre l’espoir. Plus forts que la mort.



    Angèle Paoli






    Ceija Stojka, peinture, 2011
    « Elle retrouve l’arbre qui lui a permis de se nourrir
    et de demeurer en vie. »

    Ceija Stojka, Sans titre, 2011
    Source







    Ceija Stojka






    CEIJA STOJKA


    Ceija Stojka 3
    Source



    Née en Styrie le 23 mai 1933, « fille de marchands de chevaux rom, les Lovara-Roma », Ceija Stojka est décédée le 28 janvier 2013 dans un hôpital de Vienne. Pendant la Seconde Guerre mondiale, toute sa famille fut déportée dans plusieurs camps de concentration, dont celui de Bergen-Belsen. Rescapée avec sa mère et quatre frères et sœurs, Ceija Stojka a publié plusieurs ouvrages. Wir leben im Verborgenen – Erinnerungen einer Rom-Zigeunerin, publié en 1988 (« Nous vivons cachés – Souvenirs d’une Rom-Tsigane »), a attiré l’attention sur le sort des Roms sous le nazisme. En 1992, elle publie Reisende auf dieser Welt (« Voyageuse de ce monde »). Elle reçoit plusieurs distinctions dont le prix Bruno-Kreisky. Publié en 2005 (Picus Verlag, Vienne), Träume ich, dass ich lebe ? Befreit aus Bergen-Belsen / Je rêve que je vis ? Libérée de Bergen-Belsen (Éditions Isabelle Sauvage, 2016) est son premier livre traduit en français.




    ■ Ceija Stojka
    sur Terres de femmes

    Avril 1947 | Ceija Stojka, Nous vivons cachés, Récits d’une Romni à travers le siècle



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage)
    la fiche de l’éditeur sur Je rêve que je vis ? Libérée de Bergen-Belsen de Ceija Stojka





    Retour au répertoire du numéro d’avril 2016
    Retour à l’ index de l’éphéméride culturelle
    Retour à l’ index des auteurs
    Retour à l’ index des « Lectures d’Angèle »


    » Retour Incipit de Terres de femmes