Étiquette : barbara furtuna


  • Jacques Lovichi, Mourir dans l’île (lamentu)




    MOURIR DANS L’ÎLE
    au sud du Sud



    Ô barbara furtuna
    Lamentu


    À Frédéric Jacques Temple




    1.

    Dépossédés
    là-bas       bien au-delà de la crête des vagues
    franchis le ciste et l’arbousier
    la combe d’où s’enfuit le merle des légendes
    là-bas       après les cols aux rousseurs de perdrix
    après les bergeries aux toits couverts de ronces
    après les oliviers     les châtaigniers     les sources
    tout un peuple s’endort
    sous la mousse du temps



    2.

    Dépossédés
    oui
    arrachés vifs à nos mémoires
    malaxés dans le bruit et la fureur des villes
    nom perdu       langue morte       à jamais confondus
    vannés et dispersés par les vents de l’Histoire
    lampe à huile brisée aux dalles de nos tombes
    qui sommes-nous       qui n’avons plus
    les grandes voix de nos anciens
    pour nous parler à la veillée
    de l’odeur forte de la poudre



    3.

    Dépossédés       bannis       rejetés désormais
    étrangers à nos propres terres
    ne sachant plus saisir la truite dans l’écume
    ni sécher le raisin sur la claie de fougère
    ni allumer le feu dans le granit
    noirci
    qui sommes-nous
    ombres que guettent d’autres ombres
    dans le crépuscule à venir



    4.

    Les noires vestales
    debout
    derrière la chaise de l’homme
    ou laissant tomber les trois gouttes
    de la veilleuse dans l’assiette
    pour conjurer le mauvais œil
    et le velours des épopées
    poire à poudre       pierre à fusil
    là-bas       sur l’étendue des cendres
    le poing crispé au manche du stylet
    remous des siècles dans l’eau noire
    qu’en sauront-ils
    ceux qui viendront



    5.

    Et ce n’est point douleur
    cela
    juste une flamme qui vacille
    sous le souffle froid de l’hiver
    une perle de gel à la pointe d’une herbe
    un incertain reflet
    dans l’œil ou dans la vitre
    Et ce n’est point non plus
    nostalgique regret
    mais seulement mémoire frémissante
    d’un monde aujourd’hui fracassé
    d’un temps qui fut notre jeunesse
    juste avant le froid de l’oubli



    6.

    Dépossédés
    volés de tout ce qui est nous
    pourtant
    jusqu’aux grands rites de passage
    jusqu’au grès du coin de fenêtre
    jusqu’au crissement des insectes
    à l’appel du renard dans la blancheur de l’aube
    jusqu’aux syllabes de nos noms
    jusqu’à cette douleur de l’âme
    qu’éraille
    le sable
    des jours



    7.

    Mais nous dépossédés
    meurtris
    ne sachant qui nous sommes
    nous reviendrons mourir
    où nous ne sommes nés
    nous reviendrons mourir
    du moins par la pensée
    nous reviendrons mourir
    dans notre île qui meurt




    Jacques Lovichi, Mourir dans l’île, au sud du Sud, poème dédié à Frédéric Jacques Temple. *



    __________________________
    * Ce texte (ou plutôt ce lamentu) m’a été envoyé par Jacques Lovichi le 9 février 2012, depuis La licorne captive (Ceyreste, au-dessus de La Ciotat). L’accompagnait une lettre manuscrite dont je reproduis ci-dessous un extrait :

    « Comme je l’ai annoncé dans le numéro « Nimrod » d’Autre Sud, mon travail poétique s’est arrêté le 2 février 2007. Sans reprise possible. C’est pourquoi j’ai hésité à vous envoyer cette suite qui n’est pas tout à fait inédite mais quelque peu remaniée. Quoi qu’il en soit, je vous remercie d’avoir pensé à moi, surtout en ces durs moments.
    Paci e saluta à vous et aux vôtres. »

    NOTE d’AP : le poème ci-dessus est en effet un remaniement d’un poème paru dans Les Derniers Retranchements (Le Cherche midi éditeur, 2002). Une strophe a été rajoutée : la strophe 5, « Et ce n’est point douleur… ».



    __________________________
    Jacques Lovichi est mort à Ceyreste dimanche 18 novembre 2018. La cérémonie d’adieu a eu lieu à Saint-Pierre (Marseille) le 21 novembre. Ses cendres seront dispersées dans le Taravu, en Corse-du-Sud, où se trouve la demeure familiale de ses ancêtres corses.





    JACQUES LOVICHI


    Lovichi Portrait 2





    ■ Jacques Lovichi
    sur Terres de femmes

    [la femme qui n’est pas dans ma maison] (extrait de Mythologies de haute mer et autres textes)
    Mort du Sultan des Asphodèles (+ une notice bio-bibliographique)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Babel)
    Y barbara fortuna ! D’un bilinguisme intérieur, par Jacques Lovichi
    → (sur le site du Scriptorium de Marseille)
    Lovichi ou l’enivrante tristesse de vivre, par Françoise Donadieu





    Retour au répertoire du numéro de novembre 2018
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes