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  • Benjamin Fondane | Ulysse – XXIII

    «  Poésie d’un jour  »


    Indiens Anachroniques .jpg
    Diego Rivera
    Le Porteur de fleurs, 1935
    Huile sur toile
    Musée d’art moderne de San Francisco






    ULYSSE – XXIII


    AMÉRIQUE, AMÉRIQUE…


    à Victoria Ocampo



    Amérique, Amérique, merveille noire et rouge,
    que de fois j’ai rêvé de tes chevaux sauvages
    que de fois l’œil plus clair d’être ouvert en dedans
    tes fleuves m’ont porté, humide, dans tes flancs,
    ô vierge, encore nue depuis ta découverte !
    ― Puissé-je être celui qui causera ta perte !
    Puisses-tu arrêter de ne pas finir !
    Que n’y-a-t-il encore un monde à découvrir
    maille après maille !

    Amérique du Sud ouverte en éventail
    dans la paume fermée de la Terre de Feu
    (il suffit d’un regard amoureux sur la mappe)
    j’aime tes plaines pacifiques
    tes nappes inhumaines
    tes grands ports où l’on dort le regard sous l’eau
    tes Indiens anachroniques
    ramant sans bruit le long de tes méditations
    tes plantations où l’homme s’enfonce jusqu’au cou
    tes émeutes soudaines
    tes matinées paresseuses et ta lumière trouble
    tes nuages énormes et tes ombú géants
    ta pampa infinie,
    tes longs serpents mûris par leur venin de mort…
    ― Dans tes ports j’ai flâné longtemps, le rêve au ventre…
    Marchand, marchand qui n’avait rien à vendre
    je trafiquais la destruction,
    je te voyais de loin le visage tranquille,
    tes jeunes seins de vieille fille,
    Amérique du Sud entourée de mers
    continent sans mémoire
    ouvrage improvisé par des soldats cruels
    l’œil fier sur un cheval de pierre dans tes villes ―

    J’ai baisé ton ennui aux cils de tes bordels,
    j’ai partagé vos lourdes tristesses, sang-mêlé,
    et ce mal du pays des gens qui n’en ont plus.
    J’ai foulé tes pavés, j’ai rêvé dans tes rues,
    tes hommes longuement m’émeuvent…
    Que ne puis-je rester un instant sur tes rives,
    enfoncer mes racines dans une terre neuve,
    naviguer tout au long des côtes du connu,
    me lier d’amitié avec ta terre épaisse,
    couvert de tes moutons qui ont la laine lasse.
    ― Amérique, ta terre est vaste !
    Aie pitié de ces pauvres et sales émigrants
    qui se déplacent, lents, avec leurs dieux anciens !
    Je suis un étranger, je le sais.
    Je n’ai pas de patrie collée à mes souliers,
    plus rien qui me retienne à quelque quai du vide…
    Puisses-tu me mener en laisse par la main !
    puisses-tu apaiser mon pauvre cœur d’Asie !
    N’es-tu pas une terre absurde, une oasis,
    un pays de chevaux libres de toute bride ?

    …oubli de tout, de rien… Nuages d’Amérique !



    Benjamin Fondane, Ulysse XXIII, Le Mal des fantômes, Éditions Verdier, Verdier Poche, 2006, pp. 54-55. Liminaire d’Henri Meschonnic.




    ____________________________________
    Note d’AP : j’ai choisi ce poème après la lecture de très belles gnoses inédites (« merveilles noires et rouges ») d’André Jean Nestor.






    BENJAMIN FONDANE



    ■ Voir aussi ▼

    le site de la Société d’études Benjamin Fondane
    → (sur le site des éditions Verdier)
    une chronologie consacrée à Benjamin Fondane
    → (sur Esprits nomades)
    Benjamin Fondane et la révolte existentielle, par Olivier Salazar-Ferrer




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