Étiquette : Bernadette Engel-Roux


  • Xavier Dandoy de Casabianca, Noms prénom

    par Bernadette Engel-Roux

    Xavier Dandoy de Casabianca, Noms prénom,
    éditions Materia scritta, 2020.



    Lecture de Bernadette Engel-Roux.


    XDdC



    Tout livre où s’énonce une prétention ou une intention autobiographique peut être susceptible d’une part, avouée ou non, de fiction, lisible sous la trame du texte ; de même que tout texte qui se donne comme fiction peut révéler, cachée ou non, une trame autobiographique, que l’auteur la revendique ou pas. Les formules célèbres de nos écrivains nous ont persuadés depuis longtemps que « Je est un autre » ou « Madame Bovary, c’est moi » ne nous dit rien de plus que ce que leurs quatre mots conjoignent. Il n’appartient pas au lecteur de démêler les fils d’un texte, il n’en a d’ailleurs pas la possibilité ou le pouvoir. Peut-être l’auteur n’en a-t-il pas davantage, tant il est vrai que le livre brûle ce qu’il invente comme ce qu’il confie et que celui qui l’écrit – auteur signifie conducteur et responsable, celui qui conduit le texte et celui qui peut en répondre – finit par se prendre ou se perdre dans son rêve écrit.

    Ce mêlement au démêlage impossible est plus troublant lorsqu’il s’agit d’un livre qui se donne comme un livre de poèmes, la poésie n’étant pas la forme dans laquelle s’inscrit le plus couramment le propos autobiographique. Et c’est bien comme recueil de poèmes qu’apparaît le livre que XDdC, Xavier Dandoy de Casabianca, vient de publier aux éditions Materia scritta, sises en Corse. Le titre, Noms prénom, inverse la formule connue des fiches où l’on décline son identité : Nom, prénoms, puisque nous sommes tous supposés n’avoir qu’un patronyme et un ou plusieurs prénoms. Il arrive qu’un livre publié inclut, hors du texte lui-même, une notice « bio » qui renseigne sur son auteur. Or, ici, le texte intitulé « Bio » appartient au corps même du recueil, et il n’en est pas la dernière page imprimée à titre d’information. Plus troublant encore lorsque le poème « Bio » prononce :

    « a coutume de signer XDdC

          a coutume de dire : j’ai cinq enfants – deux filles,

          deux garçons, une maison d’éditions.

    était dans le ventre de sa mère quand l’homme a

          marché sur la Lune.

    a marché, dans la lune, en pleurant sa mère

    n’a pas su se nommer pendant longtemps – il

          aurait été plus juste de s’appeler Dansoy que

          Dandoy

    revit en Corse

    est devenu moins mélancolique, plus matinal –

          n’espère plus un arc-en-ciel un soir de grêle

    après de longues disparitions, retrouve des mots

          qui s’écrivent ».

    Qui, en XDdC, trouve ici « plus juste de s’appeler Dansoy – dans soi – que Dandoy » ? Qui, en XDdC, « retrouve des mots qui s’écrivent » ? Qui prononce : « silence, Xavier » ? Et qui, deux pages plus haut, retrouve le souvenir confus d’une plage au très loin d’ici, nommée comme sur les cartes de géographie, réelle donc, bien réelle, où s’est inscrite quelle enfance ?

    Et ces adresses plus que troublantes à « l’ancêtre », évocations émouvantes vraiment :

    « Ancêtre, je ne t’imagine pas. Je te sais avoir pensé et avoir construit pour moi. […]

    Tu as forcément enfanté puisque je suis père. »

    Le recueil est souvent ponctué d’interrogations ou d’affirmations relatives à l’incertitude non de l’existence ou de la réalité mais de l’identité personnelle :

    « Il me faudra

    tout justement

    et exactement

    le reste de ma vie

    à venir

    pour mieux me connaître en fin. »

    Ou ceci, très bref :

    « Tu nais chaque jour

    en plusieurs de tes endroits ».

    Enfin, il est peu probable que les marques graphiques laissées ici ou là sur les pages n’aient qu’un rôle décoratif. Mais lorsqu’une barre oblique raye le poème ci-dessus (Il me faudra…) qui dit le cheminement vers ce qui pourrait être une connaissance de soi, on en vient à se demander si cette rayure annule comme impossible la connaissance envisagée.

    Et c’est sur cette infime particule personnelle « soi » que s’achèvent le dernier poème et le recueil entier, dont la lecture nous aura laissés inquiets.

    Dans la rubrique « Du même auteur » qui clôt tous les livres de qui a déjà publié, lirons-nous vraiment comme un titre seulement

    Le bruit court que je suis mort ?


    Bernadette Engel-Roux
    (janvier 2021)

    D.R. Texte Bernadette Engel-Roux
    pour Terres de femmes







    Xavier Dandoy de Casabianca  Noms prénoms




    XAVIER DANDOY DE CASABIANCA


    Xavier Dandoy de Casabianca denim
    Source




    ■ Xavier Dandoy de Casabianca
    sur Terres de femmes


    Juillet 2009 | Xavier Dandoy de Casabianca, Cahier noir




    ■ Voir aussi ▼


    le site des éditions Éoliennes (la maison d’édition de Xavier Dandoy de Casabianca)





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  • Bernadette Engel-Roux | Le nom des choses

    [Une lecture de Jacques Réda, extrait]


    LE NOM DES CHOSES
    [Une lecture de Jacques Réda, extrait]





    Celui qui nomme, et seulement nomme ainsi animaux, arbres, pierres, sans jamais exciter les cavales de la langue, dit une amitié et pratique l’éloge. Nommer les choses par leur nom, au lieu de les convertir, par la métaphore, en bouquets de paroles, est aussi un choix d’humilité et de justesse, une sorte de probité du langage poétique. Il n’y a qu’un mot qui puisse rappeler la lune. « Ce mot est le mot lune », dit Borges. Jean Grosjean dit aussi calmement les chanvrines du ru ou les hémérocalles du jardin. C’est par la nomination que le poète a quelque chance de participer infimement au sacre du monde. Nommer les arbres, les herbes, les bêtes et les pierres, et les cours d’eau et les pays, ce n’est pas faire œuvre d’érudit, mais tenter une approche, énoncer son vœu d’inclusion au cœur du faste naturel, dire les bruits du monde, le sang des choses, et sa joie. Brûler dans les mots le petit bois de sa peine. Ou prononcer son vœu d’humilité.

    Jacques Réda refuse le cisèlement des symbolistes et la luxuriance lexicale d’un Perse. Il sait qu’il ne dispose pas du vocabulaire nominatif de Robert Marteau, mais il s’accommode fort bien de l’imprécision où le nom manquant peut laisser se balancer les herbes. Il sait, d’immémoriales leçons de choses, le cœur poudreux de la camomille. Il faut, pour écrire cela, avoir touché des yeux la camomille et accepter de confondre, sous le nom de tisane de nos grands-mères, le cœur de cendre dorée de toutes les ombellifères et composées des talus. Longtemps plus tard, sur « l’autre bord », il dira sans erreur l’œil bleu de la prunelle et le rouge églantier qui fleurissent les rives de sa méditation, sans plus de façons qu’il avouera, devant le bitume parisien crevé par le printemps qu’y

    Poussent de fortes herbes, mais je ne sais pas leur nom.

    Aussi les abandonne-t-il aux jardiniers municipaux. Il y a d’ailleurs une mauvaise herbe à laquelle les manuels de botaniques de l’an 2000 devraient donner le nom de celui qui la répertorie amoureusement et l’immortalise en poésie, celle que nous connaîtrons tous toujours et partout : la rude herbe aristocratique et pâle des talus, qui frange ses marginalia et rougit l’un de ses titres ! Quand Réda le peut, il nomme les éléments de la grande Phusis vivante, avec une délectation d’autant plus malicieuse qu’il sait sa liste botanique un peu courte. Il ne fait pas non plus semblant de ne pas savoir. Il prend au lexique ce qu’il y a, satisfaisant juste sa faim poétique du jour. Et la nôtre. Acacias, gleditschias et autres espèces parentes ou ressemblantes (on s’y perd), confesse-t-il dans Châteaux des courants d’air.



    Bernadette Engel-Roux, « Mirabilia », Rivage des Gètes, Une lecture de Jacques Réda, Babel Éditeur, Mazamet, 1999, pp. 79-80.



    _______________
    NOTE : les mots en italiques sont des citations de Jacques Réda.





    Bernadette Engel-Rous montage



    BERNADETTE ENGEL-ROUX


    Bernadette Engel-Roux
    Source




    ■ Bernadette Engel-Roux
    sur Terres de femmes


    [Cirques de ciel sur les cirques de roches] (extrait de Hauts sont les Monts)
    [Tu es venue, tu repars](extrait de Ce vase plein de lait)
    5 décembre 2004 | Bernadette Engel-Roux, Aubes
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    [Les taupes sont de fines émietteuses]




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la Mél)
    une fiche bibliographique sur Bernadette Engel-Roux




    ■ Notes de lecture de Bernadette Engel-Roux
    sur Terres de femmes


    Jean-Claude Pirotte, À Saint-Léger | suis réfugié
    Olivier Rolin, Extérieur monde
    José-Flore Tappy, Tombeau
    Jean-Loup Trassard, Causement






    _____________________


    JACQUES RÉDA


    Jacques_reda_sete_20150726 (1)
    Jacques Réda
    Sète, festival Voix Vives de Méditerranée en Méditerranée
    31 juillet 2015
    Ph. ©Pierre Kobel






    ■ Jacques Réda
    sur Terres de femmes


    24 janvier 1929 | Naissance de Jacques Réda
    L’aurore hésite
    La course
    L’homme et le caillou
    Testament (poème extrait du Testament de Borée)
    4 mars 1970 | Jacques Réda, Il s’est mis à neiger (hommage à Jean-Philippe Salabreuil)




    ■ Voir aussi ▼


    le site Jacques Réda




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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Olivier Rolin , Extérieur monde

    par Bernadette Engel-Roux

    Olivier Rolin , Extérieur monde,
    Éditions Gallimard, Collection blanche, 2019.



    Lecture de Bernadette Engel-Roux



    Extérieur monde ne sera pas le récit de plus, d’un voyage de plus à travers les steppes orientales, les déserts arabes, les vastitudes latines. Un temps d’arrêt plutôt. Un homme, un écrivain, et cela change les choses, et qui a passé le milieu du chemin de la vie, ici voyage autour de sa chambre. Aux murs et partout (on imagine) les livres lus, beaucoup relus, aimés, marqués de bleu comme la peau des femmes aimées. Et devant soi, des dizaines de carnets bourrés de papiers, couverts de notes, tenus au fil du temps, au cours des voyages, pour garder trace de ce qui eut tant de prix qu’on en voudrait aussi, par ces gribouillis, conserver le fantôme, la chair du monde qui fut aussi un peu la chair de soi, pour se prouver que cela fut vraiment à l’heure où l’on a tout perdu, si l’on venait à douter ? Pour se tenir compagnie aussi – on est si souvent seul. Et enfin la mémoire qui reflue, ramène, mêle sur la grève du présent – où l’on va seul – ses épaves, ses trésors, ses cadavres, ses reliques et qui comme elle (la mémoire) sait le faire merveilleusement, les noie dans sa brume, les trouble, les rend de nouveau infiniment désirables — mais on ne tend jamais les bras que vers une Ombre, simillima somno.

    Entre ces trois points cardinaux : les livres, les carnets, la mémoire, un homme, un écrivain, piétine et ne s’apaisera que s’il parvient à faire de tout cela un autre livre — celui que nous tenons dans nos mains — à cette heure il n’en est pas sûr, ni de quelle forme il aura, ni s’il aura forme. Mémoires, non, rien moins que l’aura d’un siècle autour de soi, à la manière du Vicomte. Recherche, non, ce ne sera pas cette cathédrale du Temps perdu et retrouvé, de si admirable architecture, aux chapelles si ouvragées — on n’est pas esthète à ce point, ni reclus en sa chambre enliégée : le monde est trop beau dehors. Ni confessions : « je n’ai aucun goût pour ». Ni Je me souviens, ni Choses vues, malgré et pour l’admiration émue qu’on en a.

    Digressions, c’est certain. Mais pas en titre, ce qui indiquerait une méthode, un procédé. C’est le monde qu’il faut indiquer, quand il y a eu cette « curiosité » avide (l’une des raisons, mais pas seulement) qui a poussé dehors celui qui écrit. C’est une démarche digressive qui a conduit les pas, qui conduira ce livre, s’il se fait : « Je digresse, c’est ainsi que j’avance ». Mais pas « à sauts et à gambades ». On a perdu l’allégresse du cavalier de la pensée, on n’en a pas le génie.

    Embardées, bifurcations : « Les verres de vin du Chili me font bifurquer vers Chicago » — la mémoire comme ce Jardin aux sentiers qui bifurquent : docilité à ses reflux imprévisibles ses marées noires parfois, à ses remous, à ses dépôts qu’elle remportera — donnent lieu à ces séquences inégales en quantité dont la succession est la seule composition de ce livre non composé.

    On pourrait faire le relevé des incipit de chacune des séquences. Tous font lever des flots un visage un corps (une femme aimée, un ami), un paysage (ville, port, désert), une page de livre, et même une Bibliothèque. Tous sont Choses vues, senties, vécues surtout, et intensément. Mais filtrées par le temps qui a passé, ramenées avec le flou (« ce bougé fait partie du fatras de ma mémoire ») de la mémoire affective qui n’est pas celle de l’ordinateur, accrochées par l’hameçon d’un mot, d’un nom, d’un prénom. À l’entrée des portes cimmériennes, un homme les convoque pour les poser dans les mots de la langue. Une nekuia.

    Un boutre, un ferry-boat, un tarmac, une Toyota, un bimoteur (en attendant la barque de Charon)… on ne monte jamais que sur les embarcations qu’approche la mémoire. Chaque incipit est un embarquement pour le lecteur, peut-être un débarquement pour celui qui écrit et qui repose, illusoirement, le pied sur une plage, une piste, un seuil, un quai : « Je me souviens d’un voyage avec elle dans ce petit train qui longe le Tage… ». Il s’avance dans les salles et les jardins de brume d’un Château de Laze. Chaque incipit ouvre une station, une stase, ce livre pourrait n’avoir pas de fin. Il n’est fait que de l’accueil et de la saisie incertaine, douloureuse parfois, d’Ombres de corps et d’Ombres de lieux, oui, semblables au songe.

    La plupart des livres de Rolin sont ainsi composés, ou plutôt non composés ; ils s’écrivent dans un mouvement spiralé, tournoyant, parfois vertigineux (L’Invention du monde, Tigre en papier), révolutionnaire, au sens cosmique (Jean-Christophe Bailly a parlé de vortex) mais qui ramène toujours au noyau éclaté de l’homme qui a vécu ce qu’il écrit tout en ayant fixé quelquefois des centres géographiques à ses divagations : le Luxembourg est, avec un autre « lieu maritime », « l’autre foyer de mes orbites désordonnées ».

    Alors, se laisser surprendre par les embardées de la mémoire, recueillir pieusement (il y a beaucoup de la pietas antique dans ce livre, qu’on me pardonne de le sentir ainsi) ce qu’elle dépose sur les grèves, en ressaisir par les mots quelques fragments, leur redonner cette vie simulacre que confère l’écriture mais qui grise tout de même et apaise : Da quietud al alma, « comme disait Don Luis » quand tout vient à faillir. L’écriture (graphie et texte) est peut-être l’une des rares choses qui s’affermissent avec le temps :

    « tout ne se déglingue donc pas à mesure qu’on vieillit ».

    L’homme dans sa chambre, l’écrivain avec ses mots, s’arrête et prend la mesure du temps : en amont, le temps qui a passé (humble suggestion : Extérieur monde, moins un récit de voyages-paysages qu’un livre du Temps…), en aval, le temps qui reste. L’inégale balance emplit de mélancolie (la mélancolie est la couleur de ce livre, autre impression personnelle). C’est la conscience aiguë de cette balance irréversible qui est l’« une des mesures du temps qui passe, qu’on nomme désormais : le temps qui reste ». Non qu’on s’afflige tant de devoir quitter la place, vider les lieux, il faudra bien (Montaigne et Ronsard l’ont bien su et dit), mais parce que « ces minutes heureuses… blotti dans tes genoux », ces pays abandonnés loin en arrière, c’est la beauté même de la vie, et que tout ce passé amont a fait ce que nous sommes :

    « Nous sommes tout tramés de passé, qui est aussi la matière même de la littérature ».

    En pause un moment, le temps d’écrire ce livre imprévisible, l’homme entreprend le « déballage », vide son sac. Il en tombe des morts, il en tombe du pain, comme de l’armoire de Guillevic : « cartes postales, timbres, feuilles séchées, tickets de métro ou de bus… », éclats de plâtre… tous billets d’entrée aux vastes salles du passé. Chacune de ces miettes « libère une bribe d’histoire ».

    Mais tant de ceux avec qui il a vécu ces histoires sont morts. Le plus atroce des dons du temps qui passe est la mort qui a emporté tant d’amis. À un moment du livre, le « pius poeta » dresse un obituaire bouleversant. C’est le nom prononcé trois fois selon le rite qui ouvre la convocation des morts. Les amis sont appelés dans leurs beaux prénoms de vifs. Le plus connu est « Bob, le faune de Verdier dont j’ai appris la mort un jour de neige et de solitude, à Moscou ». À Serge qui est en train de mourir, l’offrande d’une trentaine de pages. Ici s’ouvre une séquence magnifique, non : sublime. On peut pleurer à la lire. Le temps qui a passé a pu effacer les êtres aimés et jusqu’aux « violentes émotions » qu’ils ont causées, « mais non l’ombre qu’est leur souvenir ».

    Extérieur monde est aussi un livre d’Ombres. « Car l’amour aussi s’en va », « comme cette eau courante ». C’est souvent le ton, presque le timbre d’Apollinaire, celui de « Zone », qu’on y entend. Avec cette façon de s’y parler à la deuxième personne (Michaux aussi, moins de mélancolie, plus de dérision) pour se mettre à distance. Nostalgie pour le ton, mélancolie pour la couleur, le tout revendiqué : « Je suis, au sens strict, un nostalgique », quand de jeunes abrutis, « maniaques d’un présent frelaté ont fourré dans les petites têtes d’aujourd’hui que ce sentiment qui est celui d’Ulysse, l’inventeur du nostos, était une maladie honteuse ». Critique acerbe ponctuée de cette confession amère et triste infiniment :

    « je n’ai pas d’Ithaque, aucune Pénélope, et ce retour est sans fin ».

    La mort n’a tout de même pas tout pris, pas encore à cette heure. Le temps qui passe a abandonné quelques vestiges. Les villes, les sites, résistent mieux que notre chair périssable. « Le port de Souakim, au Soudan » n’avait pas changé. Mais quels spectacles étonnants elles/ils offrent quelquefois ! « La forme d’une ville change plus vite, hélas… ». Même lorsqu’il arrive que pour tel lieu, ce soit mieux maintenant, l’écrivain garde la nostalgie de ce qu’il a connu. Et combien plus pour les amis ! Les retrouvailles avec eux, vingt ans, trente après — et c’est presque toujours pour les obsèques de l’un ou l’autre, occasion de se dire : à bientôt mon tour — c’est presque toujours la soirée chez les Guermantes.

    Mais… mais il y a les femmes. Les femmes sont le miracle du monde. Il y a des moments, rarissimes d’accord, vraiment heureux, des « capsules » de bonheur pur, fût-ce au prix « d’une opération d’optique magique ». « Vieil amoureux mélancolique », soit, mais Rolin est un amoureux fou des femmes. Pas une seule des Très Aimées ne revient vieille. Dans les pages de l’amant qui écrit, elles ont toutes la jeunesse éternelle. Ou alors, si une deuxième rencontre a lieu, c’est qu’un dieu protège telle amante d’autrefois.

    « J’avais peur que nous ne nous reconnaissions pas, une trentaine d’années avaient passé ».

    Et voici le miracle, le don des dieux :

    « Elle m’attendait, et c’était la même ».

    Joie. Joie. Pleurs de joie.

    « Elle était si environnée d’images d’autrefois que je la voyais à travers elles, le passé en quelque sorte l’enveloppait… » .

    La page est à lire, absolument. Belle à pleurer, comme cette femme.

    Sur soi-même, aucune nuée ou pluie divine qui fasse élixir ou bain de jouvence. Constat général de délabrement : usé, vieilli, gris, ce ne sera jamais un portrait en gloire. Chez les Guermantes, on imagine sans mal ce que les autres voient de soi. Pour lui-même, Rolin est sans complaisance.

    « Deux jeunes, à Shanghai, m’ont offert leur place dans le métro. Il faut s’y faire »…

    ou alors, choisit la dérision :

    « Ulysse au petit pied ».

    Enfin, la discrétion des descriptions de soi ne tient pas au désir de passer sous silence le délabrement, mais à la pudeur. Il y a tellement mieux à dire.

    Si portrait il y a, alors ce sera un portrait en creux. Une image revient : « celle d’un jeune ramendeur de poteries, en Égypte, à Saqqara ». De tessons épars. « À la fin de la journée, il pouvait avoir reconstitué un vase canope » …

    « C’est le même genre de travail que j’entreprends : rabouter, coller des dizaines d’éclats de souvenirs, en recomposer un vase imparfait, fracturé, dont je ne serai que le vide central ».

    Les mille détails « d’immenses paysages parcourus maintes fois en train » sont les mille détails adorables de notre terre de vivants, mais ils servent aussi de toile de fond au reflet d’un visage sur la vitre, ils recomposent un portrait par défaut :

    « comme si tu n’étais pas autre chose que le dessin vide où passent ces arbres, ces baraques, ces marécages, ces fleuves… un portrait de l’artiste en globe terrestre », en quelque sorte. Le « soi » n’est fait que de ce matériau qu’est le monde et que sont les autres.

    « Une vie n’est pas que sa propre petite vie individuelle […] elle est faite de ces innombrables rencontres […] Ces autres vies ont à petits coups forgé la tienne ».

    Bien modeste portrait de soi que ce portrait en creux. Que confortent les lignes de El Hacedor de Borges, mises en exergue. On en revient au point de départ.

    Les êtres aimés, les carnets de notes et les livres lus, les paysages du monde, c’est de tout cela que se compose ce que « je » suis. Rien de moins qu’une glorieuse monade.

    « Chacun a déposé en moi quelque chose que je ne saurais pas nommer, pas une “leçon”, certainement pas, plutôt une très mince pellicule, de savoir, d’émotion, de rêve, et toutes ensemble ont composé à la fin ma vieille écaille jaspée de tortue marine… Chacun fait, sans le savoir, partie de mon immense famille. »

    On se souvient de … « pas d’Ithaque, aucune Pénélope »… Rien de moins, donc, que le prestigieux rejeton d’une lignée généalogique, non, mais la ramification infime et infinie d’une immense famille. Et c’est beaucoup plus beau de « se » voir ainsi.

    Cela interdit le désespoir. Extérieur monde peut avoir par moments le ton d’une affligeante mise au point, d’un bilan négatif. Ce serait peut-être mal lire. Il y a une énergie interne qu’on voudrait dire « l’amour qui meut le soleil et les autres étoiles », et dans les dernières pages un vrai coup de fouet, une rébellion qui les dynamise. Extérieur monde n’est pas un livre morose ou funèbre.

    « Testamentaire, et quoi encore ? On ne baisse pas le rideau, jamais de la vie ! »

    De la vie, c’est le mot. Vivre est une chose stupéfiante, un don merveilleux qui mérite gratitude. Dum spiro spero.

    « Ces carnets ne seront pas les derniers, c’est donc décidé. »

    Non que l’œuvre importe plus que la vie, comme pour Proust. Il importe de vivre sans que cela soit porté par aucune foi. Il faut croire en l’amour pour tout ce qu’il a donné, l’amour qui rend pourtant « cinglé » : « le moindre moment d’un bonheur souhaité… », dans la version Rolin : quand « on ne souffre même plus, quel ennui ! ». Il faut croire à tout ce que les livres des grands autres nous ont donné, cette richesse des plus belles pages lues, relues, apprises par le cœur. Il faut croire en la beauté vertigineuse du monde :

    « Le monde est tout de même un objet assez vaste et bigarré, qui mérite qu’on y aille voir ».

    Certes, on ne part pas toujours de gaîté de cœur et sans doute y a-t-il eu souvent au principe des départs « une envie de disparaître ». « Quelque chose…comme s’estomper, s’effacer », « une esquive mélancolique ». Mais pas seulement. Partout le monde a déployé son extérieur fastueux, misérable, insolite, éblouissant, fascinant, « spectacle somptueux ». Si vieux, usé, désabusé soit celui qui y a roulé sa bosse, écrit ce livre, il lui reste au cœur « la curiosité », « plus élémentaire encore, plus enfantin, le désir de voir ». Et le désir d’entendre, ici, là-bas, partout la polyphonie du monde dont le Jardin du Luxembourg répercute les échos :

    « Toutes les langues du monde tournent et se mélangent autour du bassin, dans un poudroiement de poussière dorée, se nouent un bref moment et se dénouent. Toutes les langues que j’aime à l’égal de la mienne, qui sont les voix multiples du monde, que j’aimerais tant parler comme je parle la mienne ».

    Le monde aussi comme une vaste langue sonore.

    Alors, dans les dernières lignes du livre, après l’aveu bouleversant : « Désemparé soudain, seul », ce coup de fouet :

    « Qui fait qu’on recommencera, tant qu’on en aura la force — comme on continuera à se laisser étonner, et instruire, et façonner par le monde. »

    Le dernier mot sera le monde. Extérieur monde.



    Bernadette Engel-Roux
    D.R. Bernadette Engel-Roux, septembre 2019
    pour Terres de femmes






    Olivier Rolin  Extérieur monde 2





    OLIVIER ROLIN


    Olivier Rolin NB
    Source.
    Ph. Isabelle Rimbert. Tous droits réservés.






    ■ Voir aussi ▼

    → (sur En attendant Nadeau)
    « Portrait de l’artiste en globe terrestre » (une lecture d’Extérieur nuit, par Norbert Czarny






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  • Bernadette Engel-Roux | [Tu es venue, tu repars]




    Hollan-b2_0484-copie (1)
    Fusain d’Alexandre Hollan
    in Bernadette Engel-Roux, Ce vase plein de lait







    Tu es venue, tu repars
    Tu as pu rire réunie, tu seras éparse et muette




    Qu’elle se soit éloignée pour susciter tant de présence est d’une étrange et douloureuse douceur. La lumière était entrée avec elle comme un grand rire. Ils virent tout autour s’élever les murs de la maison. L’air passe à travers les arbres où elle a mis tant d’enfants. Lorsqu’il se tient debout, le soir, sur le seuil d’où ils repartent, elle retient blottie dans ses bras d’homme la chaleur de ses transparentes épaules. Nos morts nous aiment si longuement.

    C’est le poids d’un oiseau dans ses bras, d’un rocher dans son cœur. Il la voudrait tellement, encore, maintenant, toute d’air et de lumière, comme quand elle laissait ses foulards dans les branches et son rire dans l’air. C’est du ciel dans du ciel qu’elle déplace autour d’elle, il habite le pays dont elle lui a fait don, s’y oublie — quand, un fouet le cingle : maintenant ? ce rocher dans son cœur, dans sa paume ce souffle d’oiseau qui s’en va, qu’il suivrait, n’était ce rocher dans son cœur.

    […]

    Du ciel dans les pages du livre au ciel sur le jardin, pâle et léger… Petite femme, si menue, posée sur le lit comme une feuille, détachée, qui se rétracte à épuiser le peu de sève qu’elle a encore pour ce sourire qu’elle veut offrir — et pourtant quelque chose de jeune, de frais, contredit l’âge qu’on lui sait, un air, un ciel bleu autour d’elle : elle nous y tient dans sa grâce. Elle me visite ce matin d’août.



    Bernadette Engel-Roux, Ce vase plein de lait, Voix d’encre, 2017, s.f. Fusains d’Alexandre Hollan.






    Bernadette Engel-Roux, Ce vase plein de lait





    BERNADETTE ENGEL-ROUX


    Bernadette Engel-Roux
    Source




    ■ Bernadette Engel-Roux
    sur Terres de femmes


    [Cirques de ciel sur les cirques de roches] (extrait de Hauts sont les Monts)
    5 décembre 2004 | Bernadette Engel-Roux, Aubes
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    [Les taupes sont de fines émietteuses]
    Le nom des choses [Une lecture de Jacques Réda, extrait]




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Voix d’encre)
    la fiche de l’éditeur sur Ce vase plein de lait
    → (sur le site de la Mél)
    une fiche bibliographique sur Bernadette Engel-Roux
    → (sur La Pierre et le Sel)
    Bernadette Engel-Roux | l’exigence du vivre (article de Roselyne Fritel)




    ■ Notes de lecture de Bernadette Engel-Roux
    sur Terres de femmes


    Jean-Claude Pirotte, À Saint-Léger | suis réfugié
    Olivier Rolin, Extérieur monde
    José-Flore Tappy, Tombeau
    Jean-Loup Trassard, Causement





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  • Bernadette Engel-Roux | [Cirques de ciel sur les cirques de roches]



    Solitary Eagle Year 1989
    Source







    [CIRQUES DE CIEL SUR LES CIRQUES DE ROCHES]



    Cirques de ciel sur les cirques de roches ! Les aigles y tracent des suites d’idéogrammes indéchiffrables à nos yeux pauvres, leur vol efface la graphie de leur vol, l’encre limpide en azur se dissipe. Debout, la nuque renversée — comme dans la nuit vers les étoiles fabuleuses — nous suivons jusqu’au vertige la vire d’un vol qui soudain pique, plombe, tombe ravir dans le nu des ravins — où rien ne favorise la fuite — la proie invisible dans cette immensité. La même verticale élève dans sa vitesse la bête déchireuse, la bête déchirée, le silence d’un désir et celui d’un effroi.

    L’oblique des pentes buissonneuses qui s’épousent en vallée verse une douceur.



    Bernadette Engel-Roux, Hauts sont les Monts, Éditions de Corlevour, 2008, page 20.







    Bernadette Engel-Roux Hauts sont les monts






    BERNADETTE ENGEL-ROUX


    Bernadette Engel-Roux
    Source




    ■ Bernadette Engel-Roux
    sur Terres de femmes


    [Tu es venue, tu repars](extrait de Ce vase plein de lait)
    5 décembre 2004 | Bernadette Engel-Roux, Aubes
    Le nom des choses [Une lecture de Jacques Réda, extrait]
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    [Les taupes sont de fines émietteuses]




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la Mél)
    une fiche bibliographique sur Bernadette Engel-Roux
    → (sur le site des éditions Corlevour)
    la fiche de l’éditeur sur Hauts sont les Monts
    → (sur La Pierre et le Sel)
    Bernadette Engel-Roux | l’exigence du vivre (article de Roselyne Fritel)




    ■ Notes de lecture de Bernadette Engel-Roux
    sur Terres de femmes


    Jean-Claude Pirotte, À Saint-Léger | suis réfugié
    Olivier Rolin, Extérieur monde
    José-Flore Tappy, Tombeau
    Jean-Loup Trassard, Causement





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  • Jean-Loup Trassard, Causement

    par Bernadette Engel-Roux

    Jean-Loup Trassard, Causement,
    Texte & photographies de Jean-Loup Trassard,
    Le temps qu’il fait, 2012.



    Lecture de Bernadette Engel-Roux



    Ruisseau1_home
    Ph. : Jean-Loup Trassard
    Source







    « LE GOÛT DES RACINES»



    La langue française toute proche, celle qui se parlait encore dans l’enfance du jeune mayennais, celle que l’école de Jules Ferry enseignait à tous les petits du vieux pays pour les libérer des patois et d’une relative ignorance, même cette langue républicaine avait une clarté et un son qui en moins d’un siècle se sont perdus. Dans cette déperdition, cette langue française pleine, savoureuse et consonante n’était pas si éloignée qu’il pourrait paraître du patois. Dans Causement, Jean-Loup Trassard dit la part de plaisir qu’il pouvait entrer dans son usage. Et plus important encore, le fait de communion. En classe, s’ils osaient, ou si les mots fusaient, les petits écoliers s’y chahutaient, partageant, comme des rebelles entre eux, le plaisir et le secret d’un langage clandestin.

    Ni Trassard le Mayennais ni Marteau le Poitevin ne parlent patois dans leur vie quotidienne, au rebours de ce que font les activistes nostalgiques. Eux, c’est seulement en poésie, comme pour un auditoire invisible et qui n’en prononcera pas les mots à haute voix, qu’ils osent un acte de piété, presque timide, en tout cas discret. Et c’est aux Mayennais, semble-t-il, mais à nous lecteurs aussi bien, qu’il rappelle qu’il y a là un « trésor linguistique » qu’il importe de « ne pas laisser disparaître dans l’oubli ». S’en servir parfois, comme d’un doux vieux linge, c’est ouvrir l’armoire ou le coffre, c’est en secouer la poussière, car les mots ne vivent leur inusable vie que si l’on s’en sert, tant il est vrai qu’ici usure et usage se séparent.

    C’est un livret ponctué d’images rurales pour Trassard, ce Causement dont il dresse un lexique réduit à quelques balises mémorielles, car l’écrivain photographe et poète ne fait pas œuvre de chercheur en lexicologie, mais œuvre de piété et de plaisir personnels. Aussi les images renvoient-elles très probablement à un univers proche, bien connu, intime. Outils et objets de la vie quotidienne dont la douceur du cliché en noir et blanc modèle et module les formes en leur rendant chaleur et dont la succession rythme le livre.

    Jean-Loup Trassard (comme le fait Robert Marteau) pose dans l’encre du livre, non pas l’écho sonore d’un mot, ce qui ne se peut, mais sa trace, son impalpable vestige en pigments d’encre. Ils honorent d’infimes autels langagiers. Leur usage est poétique, non politique. Il ne s’agit pas de convaincre des autorités ni d’entraîner des foules. La cause serait vaine. Mais d’ébranler doucement le battant d’une cloche qui sonna il y a longtemps et n’a plus de timbre. Faire voir l’image pieuse de sons qui étaient un mot, et dans le même temps nommaient un objet, un geste, une façon d’être de la vie immédiate. Le patois ne désignait que le proche et le familier. Les mondes étrangers ou abstraits n’avaient pas, n’en avaient nul besoin, de sons connus qui les disent. Lorsque ce monde s’éloigne ou sombre, les mots qui s’y réfèrent consentent obscurément à la même atlantide et aucune mythologie ne les sauve, sinon la piété poétique qui les prononce en secret. Pratiquer, en poètes, un art de la mémoire : « remonter le temps pour toucher la surface enfouie des chemins », dit Jean-Loup Trassard. Très étrangement, quand il était corps vivant de langue, le patois était parlé de ceux qui ne savaient l’écrire. Aujourd’hui, seuls qui savent écrire essaient d’en témoigner. Ils « remontent du labour quelques silex préhistoriques », pour le seul plaisir de la contemplation, d’une sonorisation secrète, intime. « J’ai toujours tentation de laisser de telles sonorités un peu résonner dans ce que j’écris, comme si cette musique augmentait la présence de la campagne sur ma page pourtant muette », nous confie l’avant-dire posé sous le titre signifiant : « Le goût des racines », juste avant que ne se déroule la liste des verbes et substantifs au caractère invocatoire.

    C’est sans doute aussi la langue première de l’émotion, celle de la colère ou de l’amour, et la vocalisation chaotique de nos rêves. C’est en patois que le rustre rudoie ou chérit son cheval ou sa vache, son chien ou ses chèvres, et qu’il vocifère contre le soleil et la pluie – ou la femme. C’est la langue des Dieux Lares et Pénates. Et la langue jaillissante des Dieux Paniques. Les Muses apolliniennes ne peuvent l’ordonner.

    Peut-être encore le patois, ce « langage sans nom » est-il, pour l’écrivain, cette façon de se parler à soi-même, lorsqu’on oublie tous les langages acquis, le vain savoir qui est la vanité, peut-être est-il une façon de parler en soi une langue personnelle, pour se dire ce à quoi nul n’a à donner réponse, c’est souvent cette « petite voix en soi qui, remarque Pierre Michon, vient dire à la chose écrite : cause toujours », la voix intime mais critique qui interdit l’orgueil parce qu’elle rappelle l’origine, les vieux morts en nous qui rappellent leur existence, s’ébrouent, obligent au retour de contrition. Tu n’es jamais que l’un des nôtres, ne te prends pas pour un grand. « Et quand j’écris, je me parle souvent à moi-même, je m’approuve ou me désapprouve, en patois. Ce sont de vieux paysans morts qui, en moi, se défendent… » 1. Tu n’es que Pierrot ou Jean-Loup ou Robert, le petit Creusois, le petit Mayennais ou le petit forestier. Ne l’oublie pas. Le poète cède à l’injonction des morts, et, n’oubliant pas, parle avec les siens, quelques instants, dans leur langue. Ou ils parlent en lui.

    Et puis, la langue française que Jules Ferry croyait plus uniforme que les patois divers, celle-là même s’épuise et s’aplatit. Face aux formules stéréotypées des medias, il semble qu’une vieille langue, aux nuances savoureuses et colorées, sonnante, n’ait plus de refuge qu’en la littérature, où elle ne fait aucun bruit. N’atteint que les âmes sensibles, les quelques donataires d’une langue en déshérence, offerte dans les quelques feuillets d’un livre, d’un causement.



    Bernadette Engel-Roux
    D.R. Texte Bernadette Engel-Roux (printemps 2013)
    pour Terres de femmes





    _____________________________
    1. Cité par Jean-Bernard Vray, in Pierre Michon, l’écriture absolue, Actes du 1er colloque international Pierre-Michon (Musée d’Art moderne de Saint-Étienne, 8, 9, 10 mars 2001), textes rassemblés par Agnès Castiglione, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2002.






    Trassard






    ■ Autres notes de lecture de Bernadette Engel-Roux
    sur Terres de femmes


    Jean-Claude Pirotte, À Saint-Léger | suis réfugié
    Olivier Rolin, Extérieur monde
    José-Flore Tappy, Tombeau





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  • Bernadette Engel-Roux |
    [Les taupes sont de fines émietteuses]




    Janvier cette part de lumière et de beauté
    « Je regardais les montagnes,
    et pensais à cette part de lumière et de beauté
    qu’il nous reste encore »

    Ph. angèlepaoli







    [LES TAUPES SONT DE FINES ÉMIETTEUSES]



        Les taupes sont de fines émietteuses. À épuiser mes bras, ou ma peine, dans cette argile lourde, tramée de pierres et de racines enchevêtrées, j’admire, ou envie, la force des petites bêtes aveugles. Appelée au jardin par la douceur de l’air cet après-midi de janvier, j’avais un poids plus que d’argile, pierres et racines à alléger. Assise ou accroupie, et obstinée à éclaircir ce trop de mauvaises herbes, à aérer la terre trop lourde, je recevais la chaleur de l’air comme un bienfait aux épaules, la bonté d’une immense main – la bonté de deux bras immenses, enserrant pour apaiser. Les tas bien triés des cailloux, des branches épineuses et des herbes que l’on dit mauvaises, s’alignaient et j’avançais dans la haie de rosiers. La terre bêchée, piochée, apparaissait plus propre, plus fine, plus sombre au ras des plants. Je regardais les montagnes, et pensais à cette part de lumière et de beauté qu’il nous reste encore – il suffit d’ouvrir les yeux, et de voir. Si lointain, si indifférent qu’on le suppose, si abîmé qu’il semble, le monde visible est encore là notre plus belle part. Dans sa privation, la souffrance doit être plus grande. On peut imaginer les petites taupes sans chagrin. Mais réduites à leur travail de galériennes obstinées, est-ce leur chance pourtant d’être insensibles à la lumière ?

        Le soleil de janvier a d’un coup décliné. Un long frisson m’a parcourue, arrachant le châle de chaleur que le jour avait posé sur mes épaules, mais sans rien pouvoir reprendre aux dons que la lumière m’avait faits.


    17 janvier 2011



    Bernadette Engel-Roux
    poème inédit extrait de Journées
    pour Terres de femmes (D.R.)






    BERNADETTE ENGEL-ROUX


    B.engel-roux
    Source



    ■ Bernadette Engel-Roux
    sur Terres de femmes

    5 décembre 2004 | Bernadette Engel-Roux, Aubes
    [Cirques de ciel sur les cirques de roches] (extrait de Hauts sont les Monts)
    [Tu es venue, tu repars](extrait de Ce vase plein de lait)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site de la Mél)
    une fiche bibliographique sur Bernadette Engel-Roux



    ■ Notes de lecture de Bernadette Engel-Roux
    sur Terres de femmes

    Jean-Claude Pirotte, À Saint-Léger | suis réfugié
    José-Flore Tappy, Tombeau
    Jean-Loup Trassard, Causement





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  • 5 décembre 2004 | Bernadette Engel-Roux, Aubes

    Éphéméride culturelle à rebours




    Dubrunquez
    « Et moi debout sur le seuil dans la nuit,
    saisie dans le vaste tournoiement des particules
    de l’immatérielle matière de brume, mêlée de terre d’eau et de ciel,
    terraqué semblable à ce qui sert d’espace sans nom
    aux figures défaites de Pierre Dubrunquez
     »
    Source







    5 décembre 2004



    5  heures :

    Hier soir, en ouvrant la porte une dernière fois sur le jardin, j’ai reçu la brume, non comme on reçoit une gifle de vent au visage, mais comme, ouvrant sa porte sans qu’il y eût d’autre appel qu’un appel en soi peut-être, on reçoit l’étranger qu’on n’attendait pas, debout déjà dans sa clarté nocturne. La survenue inattendue de la brume, hôte que les bras ne peuvent étreindre, immense et léger corps de brume, qui tournoie, s’élève, m’enveloppe, soudain là comme le serait un corps d’une ombre revenue de chez les morts qui supplierait qu’on l’accueille, par la danse de son immense corps de vapeurs signifierait quelque chose : une invitation à la suivre ? ou une prière ? afin d’entrer, de ne plus errer à déchirer son corps fragile dans les halliers, insistante néanmoins dans le mouvement incessant de ses bras invisibles, dirait quelque chose que, dans le bonheur inespéré de ce bain de fraîcheur pris comme une toilette, l’on négligerait, sans percevoir l’appel ni la prière, inattentifs ou simplement infirmes, privés de ce qui permettrait, si quelque chose se disait là, de comprendre, d’être à la hauteur de ce qui là se passe, incertains même que quelque chose se passe, ait lieu. Et inconscients de cette infirmité, heureux naïvement de la présence, de cette eau lustrale, de ce baptême sur le seuil de la maison endormie.

    Tout le jardin saisi lui aussi, envahi, soulevé du terreau des coteaux et maintenant en flottaison, le jardin comme porté dans les bras immenses de mon visiteur sans visage ni corps ni bras…, le jardin n’a plus borne ni clôture, la route qui le limite au nord n’est plus visible, ni les buissons défeuillés à l’amorce de l’hiver, ni les outils oubliés, on y marcherait sans rien heurter, délestés comme par grâce, dégrévés de peine, comme on s’avancerait sur ce qui resterait du bal du Domaine, quand tout a disparu des lustres, du château, du parc, quand ne reste plus, flottant, que le souvenir du bal sous forme de brume, forme où j’entends encore le mot de beauté, mais qu’aucune main n’informe, forme de rien, abandonnée à l’errance sur les coteaux boisés de la nuit, dans l’attente infiniment suspendue du désir qui enfin la formerait, lui donnerait corps connaissable, et désirable.

    Et moi debout sur le seuil dans la nuit, saisie dans le vaste tournoiement des particules de l’immatérielle matière de brume, mêlée de terre d’eau et de ciel, terraqué semblable à ce qui sert d’espace sans nom aux figures défaites de Pierre Dubrunquez, infimes grains d’eau en suspension accrochant la lumière d’une nuit sans lune pourtant ni reflet d’aucun éclairage municipal, terraqué mobile, suspension mouvante de ciel et d’eau, danse d’une cohorte d’ombres tout à fait dissoutes, pulvérulence de graines d’eau et de nuit, ― soudain la nuit comme un doigt froid me ruisselant sur l’échine, je ferme la porte et rentre.


    6 heures :

    Réveillée à peine, et dans le souvenir immédiatement présent de la visite qui me fut faite hier soir, je me hâte de me lever pour aller voir, revoir l’aube depuis le balcon sur le vide, la danse des Ombres de brume.

    Mais rien : le jardin, même à cette heure très matinale, est déjà trop précis dans ses contours et rien ne demeure de ce qui me fut donné quelques heures auparavant, rien sinon moi debout, et à mes mots vains qui tenteront d’étreindre moins que brumes, abandonnée.



    Bernadette Engel-Roux, Aubes, Le bois d’Orion, 2011, pp. 13-14-15.*




    ________________________________________
    * Note d’AP : Sylvie Fabre G. a rédigé une très belle note de lecture sur le récit Aubes, note parue dans le n° 993-994 (janvier-février 2012) de la revue Europe (pp. 344-345).





         COMMENTAIRE DE JACQUES DARRAS SUR AUBES (note du 4 décembre 2011)


    « Absolue stabilité dans l’espace pour Bernadette Engel-Roux, à la différence du recueil précédent [Hauts sont les monts]. Face à « ses » Pyrénées, l’auteur s’assied à sa table, très tôt chaque matin depuis plus de six ans. Ce sont les meilleures aubes qu’elle a rassemblées dans ce texte d’une centaine de pages, composé entre 2004 et 2010. Comment le qualifier ? De texte en prose, pour commencer, mais d’une prose qu’on dira sans réticence poétique pour ce que la phrase y est constamment tenue dans son rythme et ses images. Poétique, le rythme, par l’emploi de reprises, de retours qui sont autant d’avancées dans la précision, comme les touches d’un peintre. Bernadette Engel-Roux a du plaisir à voir et à dire. La surenchère du dire enrichit l’inépuisable du voir.

    D’ici à là, là-bas, mon regard va et vient, perdu dans l’immense bain lustral. Au très loin, la pluie buée à peine des montagnes endormies et si légères en leur sommeil que c’est douceur le soulèvement dans l’aube de leur grand corps de terre. Puis haleine humide sur les collines vigiles de la ville endormie. Herse liquide sur les hêtres proches. Violence sur la prairie, le jardin. Et larmes, ce ruissellement sur les vitres où je m’appuie.

    Ce qui fait le prix et le précieux de ce petit livre, ce sont en effet les multiples branches des phrases où se prennent les images oiseaux, chaque matin renouvelées dans l’ordre de la saison. Soit un grand poème de nuit, frontalier indécis de la lumière. Où les montagnes intimes de l’enfance redessinent leurs sommets à l’instant d’ascension de l’écriture. »
    [Source]





    Aubes





    BERNADETTE ENGEL-ROUX


    Bernadette Engel-Roux
    Source


    « Le poème, ou pour le moins une certain forme de parole, est la seule réponse que nous puissions donner, le seul acte qui soit en notre pouvoir, la seule résistance que nous puissions opposer à la nuit finale, celle qui est sans lumière. Le don de la présence et le don de la beauté que nous fait encore le monde, ce don vaut la peine d’ailer et de vivre. Dès lors, il faut tenter de le dire et, si nous le pouvons, de la façon la plus juste. » (Bernadette Engel-Roux, id., page 96)




    ■ Bernadette Engel-Roux
    sur Terres de femmes


    [Cirques de ciel sur les cirques de roches] (extrait de Hauts sont les Monts)
    [Tu es venue, tu repars](extrait de Ce vase plein de lait)
    Le nom des choses [Une lecture de Jacques Réda, extrait]
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    [Les taupes sont de fines émietteuses]




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Recours au poème)
    une recension d’Aubes de Bernadette Engel-Roux, par Mathieu Hilfiger
    → (sur le site de la Mél)
    une fiche bibliographique sur Bernadette Engel-Roux
    → (sur La Pierre et le Sel)
    Bernadette Engel-Roux | l’exigence du vivre (article de Roselyne Fritel)




    ■ Notes de lecture de Bernadette Engel-Roux
    sur Terres de femmes


    Jean-Claude Pirotte, À Saint-Léger | suis réfugié
    Olivier Rolin, Extérieur monde
    José-Flore Tappy, Tombeau
    Jean-Loup Trassard, Causement





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