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Étiquette : Bibliothèque de la Pléiade
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Philippe Jaccottet | [Les larmes quelquefois montent aux yeux]
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Marguerite Yourcenar | [La mer, cet été-là]
Lucas de Leyde (Leyde, vers 1494 – Leyde, 1533)
Les Fiancés, vers 1525
Huile sur bois, 28 x 33,5 cm
Strasbourg, Musée des Beaux-Arts
(illustration de la première de couverture
de Marguerite Yourcenar, Un homme obscur,
Collection Folio/Gallimard)
Source
[LA MER, CET ÉTÉ-LÀ]
La mer, cet été-là, était presque toujours calme et, dans ces parages, à peu près déserte. À mesure qu’on remontait vers le nord, la moiteur chaude avait fait place à des brises fraîches ; le ciel transparent devenait laiteux quand s’y étalait une mince couche de brume ; sur les rivages de la terre ferme ou des îles (il n’était pas facile de distinguer l’une des autres), des forêts impénétrables descendaient jusqu’au bord de l’eau. Nathanaël se ressouvenait vaguement de bois inviolés au bord de sanctuaires dont parle Virgile, mais ces lieux-ci ne semblaient contenir ni anciens dieux, ni fées ou lutins tels qu’il avait cru parfois en voir dans les bocages de l’Angleterre, mais seulement de l’air et de l’eau, des arbres et des rochers. La vie néanmoins y bougeait sous des multitudes de formes. Des milliers d’oiseaux de mer se balançaient sur la houle ou perchaient aux creux des falaises ; un beau cerf ou un énorme élan traversaient parfois à la nage un pertuis entre deux îles, levant très haut leur tête alourdie par leurs vastes bois, puis grimpaient en s’ébrouant sur la rive.
À plusieurs reprises, des Indiens dans des pirogues approchèrent du navire, offrant des outres pleines d’eau fraîche, des baies, des quartiers de venaison encore sanglants, et demandant en échange du rhum. Quelques-uns avaient retenu plusieurs mots d’anglais, ou parfois de français, à force de pratiquer ce genre de troc ; à bord, on prenait soin qu’un officier ou un matelot sût jargonner au moins une des langues indigènes.
[…]
L’île dont il s’agissait n’était marquée que depuis peu sur les cartes. Haute et rocheuse, couverte dans ses régions basses de sapins et de chênes, on reconnaissait de loin ses six ou sept sommets. On n’y trouvait rien de précieux, mais un bras de mer la pénétrait profondément au sud, formant un vaste port naturel merveilleusement abrité du vent ; un îlot ovale en protégeait l’entrée ; sur la rive gauche, au bas d’une grande prairie, coulait une source d’eau vive connue des navigateurs ; ces mérites suffisaient pour que le roi d’Angleterre la disputât au roi de France. En approchant du rivage, on vit, au bord des noirs sapins entremêlés de chênes déjà rougis par l’automne, des huttes de peaux et de branchages que les Indiens avaient dû aider les intrus à construire. Une grande croix s’élevait au milieu. Le capitaine fit ouvrir le feu. Nathanaël avait horreur de toute violence, mais l’excitation des hommes manœuvrant les mortiers le gagna ; le bruit se répercutait le long des montagnes basses. C’était la première fois sans doute qu’elles renvoyaient ce tonnerre humain, n’ayant jamais connu jusqu’ici que le grondement de la foudre, et, au dégel, les craquements des blocs de glace se détachant des falaises. À la distance où l’on était, on vit des hommes en soutane s’égailler dans les hautes herbes ; deux tombèrent ; le reste prit refuge dans les bois.
Marguerite Yourcenar, Un homme obscur in Comme l’eau qui coule, éditions Gallimard, collection Blanche, 1982. In Œuvres romanesques, éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1982, pp. 922-924. Avant-propos de l’auteur.
MARGUERITE YOURCENAR
Image, G.AdC
■ Marguerite Yourcenar
sur Terres de femmes ▼
→ 8 juin 1903 | Naissance de Marguerite Yourcenar
→ 25 novembre 1968 | Sortie en librairie de L’Œuvre au noir de Marguerite Yourcenar
→ 6 mars 1980 | Marguerite Yourcenar, première femme élue à l’Académie française
→ 8 août 117 | Hadrien, empereur de Rome (extrait de Mémoires d’Hadrien)
■ Voir aussi ▼
→ le site du musée Marguerite Yourcenar
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Philippe Jaccottet | [Toute fleur n’est que de la nuit]
« Ce monde n’est que la crête
d’un invisible incendie »
Aquatinte numérique, G.AdC
[TOUTE FLEUR N’EST QUE DE LA NUIT]
Toute fleur n’est que de la nuit
qui feint de s’être rapprochée
Mais là d’où son parfum s’élève
je ne puis espérer entrer
c’est pourquoi tant il me trouble
et me fait si longtemps veiller
devant cette porte fermée
Toute couleur, toute vie
naît d’où le regard s’arrête
Ce monde n’est que la crête
d’un invisible incendie
Philippe Jaccottet, « Oiseaux, fleurs et fruits », Airs, poèmes 1961-1964, éditions Gallimard, Collection Blanche, 1967, page 24 ; Œuvres, éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2014, page 425.
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» Retour Incipit de Terres de femmes
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Torquato Tasso | Tacciono i boschi e i fiumi
TORQUATO TASSO
Alessandro Allori (1535-1607),
Portrait de Torquato Tasso, 1585-90
Huile sur toile,
Galleria degli Uffizi, Florence
■ Torquato Tasso
sur Terres de femmes ▼
→ Comment l’amour vient aux bergers et bergères
→ Di nettare amoroso
■ Voir | écouter aussi ▼
→ 15 mai 1567 | Naissance de Claudio Monteverdi (+ « Ecco mormomar l’onde » de Torquato Tasso)
→ (sur YouTube) « Tacciono i boschi e i fiumi » de Torquato Tasso dit par Sergio Carlacchiani
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9 août 1940 | Francis Ponge, Le Carnet du Bois de pinsÉphéméride culturelle à rebours9 août 1940.
Cela relègue très haut et très doux les effets du vent, les oiseaux et les papillons eux-mêmes. Et le concert vibrant de myriades d’insectes.
D’aspect sénile, chenu comme la barbe des vieillards nègres.
On est très bien là-dessous, tandis qu’aux faîtes il se passe quelque chose de très doucement balancé et musical, de très doucement vibrant.
Il faut qu’à travers ces développements (au fur et à mesure caducs, qu’importe) la hampe du pin persiste et s’aperçoive.
Tels mâts du pied jusques à mi-hauteurTout frisés, lichéneux comme un vieillard créole,Sans nulle gêne entre eux de lianes ou de cordes,{(Sans planche lisse au sol){ Sans planches lavées au sol mais des tapis épais,(coiffures)Et portant au ciel des {chapeaux coniques et vertsQue traverse le vent, qui tamisent la lumière…Non des voiles tendues, mais quelques fruits serrésComme des ananas…9 août 1940. — Le soir.
Non !Décidément, il faut que je revienne au plaisir du bois de pins.De quoi est-il fait, ce plaisir ? — Principalement de ceci : le bois de pins est une pièce de la nature, faite d’arbres tous d’une espèce nettement définie ; pièce bien délimitée, généralement assez déserte, où l’on trouve abri comme le soleil, contre le vent, contre la visibilité ; mais abri non absolu, non pas isolement. Non ! C’est un abri relatif. Un abri non cachottier, un abri non mesquin, un abri noble.C’est un endroit aussi (ceci est particulier au bois de pins) où l’on évolue à l’aise, sans taillis, sans branchages à hauteur d’homme, où l’on peut s’étendre à sec, et sans mollesse, mais assez confortablement.Chaque bois de pins est comme un sanatorium naturel, aussi un salon de musique… une chambre, une vaste cathédrale de méditation (une cathédrale sans chaire, par bonheur) ouverte à tous les vents, mais par tant de portes que c’est comme si elles étaient fermées. Car ils y hésitent.
Ô respectables colonnes, mâts séniles !Colonnes âgées, temples de la caducité.Rien de riant, mais quel confort salubre, quelle température des éléments, quel salon de musique sobrement parfumé, sobrement adorné, bien fait pour la promenade sérieuse et la méditation.Tout y est fait, sans excès, pour laisser l’homme à lui seul. La végétation, l’animation y sont reléguées dans les hauteurs. Rien pour distraire le regard. Tout pour l’endormir, par cette multiplication de colonnes semblables. Point d’anecdotes. Tout y décourage la curiosité. Mais tout cela presque sans le vouloir, et au milieu de la nature, sans séparation tranchée, sans volonté d’isolation, sans grands gestes, sans heurts.Par-ci, par-là, un rocher solitaire aggrave encore le caractère de cette solitude, force au sérieux.Ô sanatorium naturel, cathédrale heureusement sans chaire, salon de musique où elle est si{discrète{douce et reléguée
dans les hauteurs (à la fois si sauvage et si délicate), salon de musique ou de méditation — lieu fait pour laisser l’homme seul au milieu de la nature, à ses pensées, à poursuivre une pensée…… Pour te rendre ta politesse, pour imiter ta délicatesse, ton tact, (instinctivement je suis ainsi) — je ne développerai à ton intérieur aucune pensée qui te soit étrangère, c’est sur toi que je méditerai :« Temple de la caducité, etc. »« Je crois que je commence à me rendre compte du plaisir propre aux bois de pins. »
Francis Ponge, Le Carnet du Bois de pins, Œuvres complètes, I, Éditions Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1999, pp. 379-380-381-382. Édition publiée sous la direction de Bernard Beugnot, avec la collaboration de Michel Collot, Gérard Farasse, Jean-Marie Gleize, Jacinthe Martel, Robert Melançon et Bernard Veck.
FRANCIS PONGE
Ph. Louis Monnier
Source
■ Francis Ponge
sur Terres de femmes ▼
→ 27 mars 1899 | Naissance de Francis Ponge
→ 6 février 1948 | Francis Ponge, Pochades en prose
→ 10 avril 1958 | Francis Ponge, La figue
→ 29 mars **** | Le Verre d’eau de Francis Ponge
→ Les hirondelles
→ Philippe Jaccottet, Ponge, Pâturages, Prairies (note de lecture d’AP)
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Giorgio Caproni | Lasciando LocoLASCIANDO LOCO
(1972)
Sono partiti tutti.
Hanno spento la luce,
Chiuso la porta, e tutti
(Tutti) se ne sono andati
Uno dopo l’altro.
Soli,
Sono rimasti gli alberi
E il ponte, l’acqua
Che canta ancora, e i tavoli
Della locanda ancora
Sgombri – il deserto,
La lampadina a carbone
Lasciata accesa nel sole
Sopra il deserto.
E io,
Io allora, qui,
Io cosa rimango a fare,
Qui dove perfino Dio
Se n’è andato di chiesa,
Dove perfino il guardiano
Del camposanto (uno
Dei compagnoni più gai
E savi) ha abbandonato
Il cancello, e ormai
— Di tanti — non c’è più nessuno
Col quale amorosamente
Poter altercare ?
Giorgio Caproni, Tema con variazioni, Il muro della terra (1964-1975), in Tutte le Poesie, Garzanti, I grandi libri, Milano, 2016, pagina 365.
EN QUITTANT LOCO
Ils sont tous partis.
Ils ont éteint la lumière,
Fermé la porte, et tous
(Tous) s’en sont allés
L’un après l’autre.
Seuls
Sont restés les arbres
Et le pont, l’eau
Qui chante encore, et les tables
De l’auberge encore,
Encombrées — le désert,
La petite ampoule à carbone
Qu’on a laissée allumée dans le soleil
Au-dessus du désert.
Et moi,
Moi alors,
Je reste ici pour quoi faire,
Ici où même Dieu
S’en est allé de l’église,
Où même le gardien
Du cimetière (un
Des bons vivants les plus gais
Et sages) a quitté
La grille, où désormais
— d’eux tous — il n’y en a plus aucun
Avec lequel amoureusement
Je puisse me quereller ?
Giorgio Caproni, Poesie 1932-1986 in Anthologie bilingue de la poésie italienne, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1994, pp. 1360-1363. Traduction de Philippe Renard et Bernard Simeone.
__________________________
NOTE d’AP : Loco est des hameaux de Rovegno (au nord de Gênes, dans la vallée de la Trébie), où Giorgio Caproni a longtemps enseigné, et où il a fait la connaissance de celle qui, en 1937, est devenue son épouse, Rina Rettagliata.
GIORGIO CAPRONI
Image, G.AdC
■ Giorgio Caproni
sur Terres de femmes ▼
→ 7 janvier 1912 | Naissance de Giorgio Caproni
→ Giorgio Caproni | Quando ti vidi accesa
■ Voir | écouter aussi ▼
→ (sur le site des éditions Verdier) une page consacrée à Giorgio Caproni
→ (sur le site de la Rai.tv) Giorgio Caproni – La poesia ?
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Philippe Jaccottet | [Sois tranquille, cela viendra !]
Harold Lloyd
dans Safety Last! (Monte là-dessus) de Sam Taylor
Source
[SOIS TRANQUILLE, CELA VIENDRA !]
Sois tranquille, cela viendra ! Tu te rapproches,
tu brûles ! Car le mot qui sera à la fin
du poème, plus que le premier sera proche
de ta mort, qui ne s’arrête pas en chemin.
Ne crois pas qu’elle aille s’endormir sous des branches
ou reprendre souffle pendant que tu écris.
Même quand tu bois à la bouche qui étanche
la pire soif, la douce bouche avec ses cris
doux, même quand tu serres avec force le nœud
de vos quatre bras pour être bien immobiles
dans la brûlante obscurité de vos cheveux,
elle vient, Dieu sait par quels détours, vers vous deux,
de très loin ou déjà tout près, mais sois tranquille,
elle vient : d’un à l’autre mot tu es plus vieux.
Philippe Jaccottet, L’Effraie et autres poésies, éditions Gallimard, Collection « Métamorphoses », décembre 1953, page 21 ; Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, Éditions Gallimard, 2014, page 6. Édition établie par José-Flore Tappy, avec Hervé Ferrage, Doris Jakubec et Jean-Marc Sourdillon. Préface de Fabio Pusterla.
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