Étiquette : Black Herald Press


  • Blandine Longre, Clarities

    par Sabine Huynh

    Blandine Longre, Clarities,
    Black Herald Press, 2010.



    Lecture de Sabine Huynh





    Des vers d’une Sylvia Plath amoureuse placés en exergue de Clarities donnent le ton : les poèmes de ce recueil seront passionnés, passionnants, ciselés, denses et tendus, parfois angoissants aussi. Avec quelque chose d’extravagant et d’extrêmement contrôlé. Loin de n’être qu’un recueil de « mere distorted painlines », Clarities nous offre ― avec sa trentaine de poèmes en anglais vibrant dans un petit livre au format et aux couleurs très similaires aux livres de la collection City Lights Pocket Poets Series de la légendaire maison City Lights Books (rien d’étonnant à cela, dans la mesure où les éditions Black Herald Press ont aussi édité une traduction française de poèmes choisis de Gregory Corso)&nbsp― des vers intenses, fort habilement sculptés, tout en nœuds et en méandres.

    Une poésie que l’on pourrait aussi qualifier de libertine, dans la mesure où elle est totalement anticonformiste, originale, inattendue, à la langue singulière, aux mots et aux sonorités tressés serrés, se pliant aux caprices d’un esprit que l’on pourrait qualifier de baroque. À la fois très cérébrale et très physique, elle nous rappelle que nous sommes des animaux raisonnables ; une poésie difficilement catégorisable en fait, tant ses attributs sont multiples, et parfois même contradictoires – « discordant symphony of selfhood », nous dit justement Blandine Longre dans l’un des poèmes de Clarities. Ainsi, on peut lui trouver quelque chose de disturbingly wondrous (je ne puis trouver d’équivalent français exact de l’effet produit par ce syntagme), car elle est étonnante, très raffinée, et en même temps dérangeante, avec ses images brutales qui empoignent, émanant d’une poète qui, loin de craindre ce qui pourrait répugner, le fouille et l’exhibe (entrailles, blessures, os, cadavres…). Il s’agit de clarities, oui, mais de clarté crue, de lucidité jusqu’à s’en brûler les yeux (« my charred eyeballs »).

    Le corps, vivant, souffrant, désirant, est omniprésent dans Clarities. En lutte constante contre ce qui l’a conquis, colonisé, il semble ne pas réussir à trouver de repos en dehors de l’adoration amoureuse. « Wormy cells », « blemished », « gnawed flesh », « upturned skin »… ces mots, ainsi que « horror » et « horrendous », trahissent une certaine fascination pour le monstrueux, qui est humain. De surcroît, on a le sentiment que le salut ne peut passer que par une certaine violence faite au corps, qu’elle serait l’électrochoc qui excite et ranime : « Yes, do pluck stretch outplay them at / will before / snapping them / alive ». Ça suinte, ça saigne, ça crie, dans Clarities, au cœur d’un martyre furieusement mystique, où la force a les yeux les plus sombres qui soient, les cris sont des muscles imposants, les mots sont enrobés de chair, et le temps, « improbable », est tout en convulsion, étranglé, massacré (« slaughtered days and strangled dawns / (jolting nights in between) », « slits of time like sizzling / wounds ») : l’abstrait prend toujours forme humaine dans la poésie extrêmement précise de Blandine Longre, confirmant que l’entendement découle du corps avant tout (« rien n’est dans l’intellect qui n’ait été d’abord dans la sensation », affirmait Aristote).

    Ce qui est inhumain, ce ne sont pas les difformités corporelles mais spirituelles, quand l’identité (« the soul » ici, l’âme) se dénature sous les masques et les faux-semblants, qui fragmentent l’être (« I and I »), le dépècent même, et l’empêchent d’être. On lit dans Clarities le désir de la séparation du soi des « oughts-to-be » – le soi de devoirs et d’obligations –, l’aspiration à un certain détachement, pour pouvoir se retrouver, se recomposer ; le désir de séparer le corps corrompu de l’esprit malmené aussi, pour le préserver de la mortelle vacuité (« and flesh, abyss-bound, could not reach / its coppery core », « my dried-up chard of a soul »). On retrouve là les obsessions et les peurs de Sylvia Plath.

    Malgré cela – et Blandine Longre en tisse obstinément la fougue dans Clarities – ce qui sauve, c’est bien l’amour, et ses poèmes d’amour sont à couper le souffle (et à répéter en boucle, à haute voix pour en savourer toutes les consonances), surtout le poème « Headlong », qui, par son injonction « let’s », n’est pas sans rappeler celui de John Donne, « The Good Morrow » (« Let us possess one world, each hath one, and is one »).





    HEADLONG
    (for Paul)




    Let’s dash
    to the nearest unstoppable
    move – as (in stillness) nascent
    steps expect us
    to our own everywheres:

    suburban leaps over fleeting darkscapes
    evading senses above wizened throngs
    splashed-out paces along sharpened
    meridians and riverbeds of pain –
    bone-deep
    all steering our stammering selves away

    all leading to transit chambers where

    on top of sheet-like rustlings of love
    (flaming-out, forever

    imprinted with our two-bodied ghost)
    we soar swivel and thrive

    abandoning handfuls of too-well-rehearsed emptiness
    (long fed on a misplaced non-thought)
    and letting the expanse of our souls
    sever its way through twisted
    agapic mindscapes

    – here and there.



    Sabine Huynh
    D.R. Sabine Huynh
    pour Terres de femmes






    Clarities







    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de Black Herald Press)
    la page de l’éditeur consacrée à Clarities





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  • William Sydney Graham | Imagine a forest



    IMAGINE A FOREST



    Imagine a forest

    A real forest.

    You are walking in it and it sighs
    Round you where you go in a deep
    Ballad on the border of a time
    You have seemed to walk in before.
    It is nightfall and you go through
    Trying to find between the twittering
    Shades the early starlight edge
    Of the open moor land you know.
    I have set you here and it is not a dream
    I put you through. Go on between
    The elephant bark of those beeches
    Into that lightening, almost glade.

    And he has taken

    My word and gone

    Through his own Ettrick darkening
    Upon himself and he’s come across
    A glinted knight lying dying
    On needles under a high tree.
    Ease his visor open gently
    To reveal whatever white, encased
    Face will ask out at you who
    It is you are or if you will
    Finish him off. His eyes are open.
    Imagine he does not speak. Only
    His beard moving against the metal
    Signs that he would like to speak.

    Imagine a room

    Where you are home

    Taking your boots off from the wood
    In that deep ballad very not
    A dream and the fire noisily
    Kindling up and breaking its sticks.
    Do not imagine I put you there
    For nothing. I put you through it
    There in that holt of words between
    The bearded liveoaks and the beeches
    For you to meet a man alone
    Slipping out of whatever cause
    He thought he lay there dying for.

    Hang up the ballad

    Behind the door.

    You are come home but you are about
    To not fight hard enough and die
    In a no less desolate dark wood
    Where a stranger shall never enter.

    Imagine a forest

    A real forest.



    W. S. Graham, “Imagine a forest” in Implements in Their Places, Faber & Faber, London, 1977, in W. S. Graham, The Dark Dialogues/Les Dialogues obscurs, Selected Poems/Poèmes choisis, Black Herald Press, 2013, pp. 84-86.







    IMAGINE UNE FORÊT



    Imagine une forêt

    Une vraie forêt

    Tu y marches et elle soupire
    Autour de toi là où tu vas dans une profonde
    Ballade à la frontière d’un temps
    Où il te semble avoir déjà marché.
    C’est la tombée de la nuit et tu avances
    T’efforçant de trouver entre les ombres
    Pépiantes l’orée précoce, étoilée,
    De la lande nue que tu connais.
    Je t’ai mis là et ce n’est pas un rêve
    Que je t’inflige. Poursuis ton chemin entre
    L’écorce éléphantine de ces hêtres
    Jusqu’à cette trouée, presque clairière.

    Et il m’a pris au

    Mot et s’en est allé

    À travers son Ettrick s’enténébrant
    Sur lui-même, puis a croisé
    Un chevalier étincelé, mourant, étendu
    Sur des aiguilles au-dessous d’un grand arbre.
    Soulève doucement sa visière
    Et découvre quelque blanc visage sous
    Le heaume qui te demandera qui
    Tu peux bien être ou si tu veux
    L’achever. Ses yeux sont ouverts.
    Imagine qu’il ne dit rien. Seule
    Sa barbe flottant contre le métal
    Te signifie qu’il aimerait parler.

    Imagine une pièce

    Où tu es chez toi

    À ôter tes bottes en revenant du bois
    Dans cette profonde ballade aucunement
    Un rêve et le feu qui avec bruit
    S’embrase et fend ses brindilles.
    Ne va pas t’imaginer que je t’ai mis là
    Sans raison. Je t’inflige ceci
    Là-bas dans ce taillis de mots entre
    Les hêtres et les chênes glauques, barbus,
    Afin que tu y croises un homme seul
    Se détachant de la cause, quelle qu’elle fût,
    Pour laquelle il se pensait mourir là.

    Pends la ballade

    Derrière la porte.

    Tu es rentré chez toi mais tu t’apprêtes
    À ne pas te battre avec assez d’ardeur et à mourir
    Dans un bois sombre et tout aussi désolé
    Où nul inconnu ne pénètrera jamais.

    Imagine une forêt

    Une vraie forêt.



    W. S. Graham, « Imagine une forêt », Ustensiles à leur Place (extraits) in Les Dialogues obscurs/The Dark Dialogues, Poèmes choisis/Selected poems, Black Herald Press, 2013, pp. 85-87. Traduit de l’anglais par Anne-Sylvie Homassel et Blandine Longre.







    W. S. Graham, Les Dialogues obscurs







    W. S. GRAHAM


    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site Black Herald Press)
    la page de l’éditeur sur The Dark Dialogues/Les Dialogues obscurs
    → (sur le site de la librairie Compagnie)
    une fiche bio-bibliographique sur W. S. Graham





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