Étiquette : Brina Svit


  • Brina Svit, Le Dieu des obstacles

    par Angèle Paoli

    Brina Svit, Le Dieu des obstacles,
    éditions arléa, Collection La rencontre, 2021.



    Lecture d’Angèle Paoli


    L’EXPÉRIENCE ÉMOUVANTE DE LA MODESTIE




    J’ai reçu ces jours-ci sur mon smartphone un message de mon amie slovène, la romancière Brina Svit. Elle ne retrouve plus mon adresse postale et souhaiterait me faire parvenir son dernier ouvrage. « Ton dernier roman ? Je l’attendais, justement, j’étais étonnée de ne pas l’avoir reçu ! ». Je suis en effet une fidèle lectrice de l’œuvre de la romancière depuis ses tout premiers pas en écriture ; accoutumée, tous les deux ans, au moment de la rentrée littéraire, à ce que l’auteure de Con brio (1999) ou des Nouvelles définitions de l’amour (2017) m’adresse son dernier Gallimard. « Non, pas mon dernier roman. Un petit livre. Un récit, tout autre chose ». Elle ne m’en dit pas davantage. Je l’imagine, un sourire modeste au coin des lèvres et un regard brillant d’étincelles.

    « Le petit livre » a été glissé dans ma boite aux lettres ; il s’intitule Le Dieu des obstacles. En première de couverture, une photographie sépia signée Françoise Nunez. Une photo datée de l’an 1994, où figure en gros plan une énorme rocher tout en rondeur, quasi lunaire, sis en équilibre sur le sommet d’une colline. Mahalipuram. Sous l’ombre de la pierre, un homme semi-allongé, de dos, en méditation peut-être. J’imagine quelque Sisyphe indien méditant sur son destin. À l’écoute de Ganesh. « Un demi-dieu bienfaisant, celui qui met des obstacles sur notre route et les enlève quand on n’en a plus besoin. »

    Récit autobiographique construit selon la règle des trois unités (temps/lieu/action), Le Dieu des obstacles contient toutes les composantes d’une tragédie. Avec, au fil des jours, la montée insidieuse d’une tension, perceptible à certains détails annonciateurs, habilement disséminés dans le cours des chapitres.

    Le récit s’étire sur une durée d’un mois, dans un temps immobile rythmé par la vie régulière au sein du centre ayurvédique du Kerala. Unité de temps, unité d’action. Un récit qui se lit d’une traite. Brina Svit vient de débarquer dans un aéroport du Sud de l’Inde au nom qui n’en finit plus : Thiruvananthapuram. C’est son premier voyage en Inde. Une découverte. Un taxi attend qui doit conduire à l’Ayurmana Dharma, le centre ayurvédique où Brina Svit s’apprête à séjourner. Pour quelle raison ? Elle évoque un désordre psychique consécutif à un échec, responsable de douleurs physiques. Un mal de dos auquel il faut barrer la route. La cure ayurvédique est la solution envisagée pour la guérison de ces maux. Si le centre est très accueillant, il n’en demeure pas moins un lieu clos, bouclé par « un grand portail métallique ». Unité de lieu.

    Très vite, un danger venu d’ailleurs et mal identifié rôde jusqu’à une déflagration imprévue.

    « Nous sommes au début du mois de mars, le 2 pour être précis, et le virus ravage le nord de l’Italie. La petite Slovénie à côté se demande si elle ne devrait pas fermer ses frontières. »

    Le premier niveau narratif tourne tout entier autour des activités, rituels, soins, liés au centre, un centre de renommée internationale. Les gestes s’échelonnent au fil des jours, entre apprentissages divers, séances de yoga et de méditation, promenades dans le parc aux frondaisons luxuriantes, repas exquis à base de riz et de légumes, soins du corps aux huiles végétales douces et revigorantes, salutations au soleil… le tout sous le regard et les prescriptions de la belle Maya, médecin pilote des lieux et de son équipe, attentionnée et attentive. Des thérapeutes souriantes, aux gestes souples et vigoureux, en charge du suivi de l’évolution psychique, mentale et physique du groupe. Car Mam’, — c’est le surnom que l’une d’entre elles a donné à Brina — n’est pas seule. Autour d’elle et avec elle, des hommes et des femmes, surtout des femmes, qui suivent les mêmes étapes de réjuvénation. Laquelle doit aboutir au basti final. Le grand lavement purificateur.

    À dire vrai, s’il fallait s’en tenir à cette seule trame narrative, un manuel consacré à la médecine ayurvédique aurait suffi. Mais il y a bien d’autres chemins et cheminements dans ce récit et c’est leur entrelacement qui en fait tout l’intérêt. Car Brina Svit est une romancière qui jamais ne perd son fil rouge, et c’est là que se déploie son talent d’écrivain.

    Le récit s’adresse à trois dédicataires :

    À mes personnages,

    aux filles de Meghalaya

    et à nos amis les corbeaux

    À moi-même, la lectrice de toujours, comme le souligne la dédicace personnelle.

    Des corbeaux, les arbres en regorgent. Ils sont familiers du lieu et habitent le décor. Avec leurs airs de « commissaire-priseur », ils deviennent au fil des jours des personnages à part entière — tout comme les arbres — que la narratrice observe avec intérêt et tendresse. Originaires du nord-est de l’Inde, les filles du Meghalaya —Dasamanki, Nisha, Mika — ont quitté leurs montagnes pour venir travailler au centre. Peu à peu se précise le vécu de ces paysannes exilées par nécessité vitale, en relation avec une région bien particulière de l’Inde. Quant aux personnages, ils sont nombreux. Outre le personnel du centre — les cleaning ladies, les kitchen ladies, le jardinier, les doctoresses, le yoga teacher, les thérapeutes chargés de l’abhyanga…—, est présente la société cosmopolite des résidents. Monica la Brésilienne, trois Oxford ladies, Stefan un Allemand tatoué, qui porte toutes ses femmes sur son corps, deux Françaises, un Kéralais, « une grande Belge tatouée », elle aussi, « Gilles, un jeune Flamand romantique, tout droit sorti d’un roman de Hermann Hesse », trois Indiens, une Portoricaine, « une Slovène qui vit à Paris ». « Et une Malaisienne fantomatique »… Chacun de ces personnages joue son rôle le moment voulu. Et fait part à son entourage de ses pensées, de ses réflexions sur le monde tel qu’il va. Mal. Mais il y aussi les personnages secondaires, peu visibles si le lecteur n’y prend garde. Ceux de la romancière indienne Arundhati Roy, dont Brina Svit a emporté avec elle le premier roman, Le Dieu des Petits Riens, dont l’action se déroule justement ici, au Kerala. Un ouvrage qui accompagne Brina Svit et qui enrichit sa perception des lieux et des personnes par l’établissement de correspondances entre ce qu’elle voit et ce qu’elle lit.

    « Anju… une Kéralaise… me fait penser à Ammu, la mère des faux jumeaux dans le roman d’Arundhati Roy… ».

    Une opportunité pour la romancière de peaufiner son approche des caractères de chacun. Et de les situer dans leur histoire originelle. Quant à Arundhati Roy (et à ses faux jumeaux), elle est née, comme Damasanki, dans l’État du Meghalaya, « à l’autre bout de l’Inde », « à la frontière du Bangladesh et de la Birmanie. » Est-ce vraiment une coïncidence ?

    D’autres personnages plus épisodiques s’immiscent dans le récit. Deux amies slovènes de Brina Svit, Janja et Manca. La première lui ayant conseillé ce centre qu’elle connaît bien ; la seconde lui ayant confié ce message avant le départ pour l’Inde :

    « Ne te souhaite pas un chemin facile… souhaite-toi un pas léger. »

    La lectrice assidue que je suis croise au passage des personnages de romans antérieurs : Lisbeth Sorel, héroïne du roman Une nuit à Reykjavik ou Valérie Nolo, le double de Brina Svit dans Coco Dias ou la Porte dorée. Sans compter les personnages que Brina a abandonnés contre son gré, dont elle sait presque tout, et sur le devenir desquels elle continue de s’interroger, quoi qu’elle en dise. Car ceux-ci poursuivent leur chemin en elle et c’est à cause de cette obsession qu’elle est ici, au Kerala. L’échec dont elle souffre et dont elle tente de se guérir, c’est celui de son dernier roman. Celui qui devait sortir à l’automne et que l’éditeur, pour la première fois, n’a pas souhaité publier. Raison officielle donnée par l’éditeur : il y a trop de personnages. Et puis, elle devrait écrire son roman à la première personne. Mais un autre éditeur lui a soufflé une autre raison, plus cruelle celle-là : peut-être Brina Svit fait-elle aujourd’hui partie de ces auteurs dont les ouvrages se vendent insuffisamment… Bien sûr, « ce n’est pas la fin du monde », essaie de se consoler Brina. Mais, malgré tout, ce mal-là, insidieux, sournois, la ronge et l’obsède. C’est là que se situe l’obstacle. Elle a beau essayer de se persuader qu’elle veut se détacher de son « travail d’écrivain », ne plus y penser, ce mal est au cœur du récit, qui la taraude à son insu, ressurgit pour lui rappeler que Sabine, Philippe, Agathe, Timon et les autres personnages n’ont peut-être aucun avenir. « Je ne peux pas les enterrer vivants », écrit-elle.

    En réalité, Brina Svit se révèle être l’un des personnages du « petit récit » Le Dieu des obstacles. Au même titre que les autres curistes avec qui elle partage ses journées et à qui elle désire annoncer « qu’ils seront peut-être les personnages » de son prochain récit. Un récit en action qui s’écrit sur le vif, au fur et à mesure que la romancière dépose ses notes dans son carnet et que se déroule le séjour au Dharma. Et que se posent mille et une questions.

    « Je me demande comment raconter les jours qui suivent et se ressemblent avant que ne surviennent le tonnerre, le bouleversement des choses, l’enfermement ».

    Ou encore :

    « Est-ce que je devrais appliquer à mon récit une technique de narration du roman pour donner une dimension romanesque au réel ? Ou alors me dire que le réel s’en charge bien lui-même… ».

    Ou bien cette autre réflexion :

    « … [j]’ai eu une idée pendant la parade des éléphants, une idée de roman à deux personnages, un roman très simple, en apparence du moins, cela se compliquera par la suite, parce que rien n’est simple, surtout pas dans un roman, sinon ce n’est pas la peine d’écrire la première phrase. »

    Mais Brina Svit évoque aussi ce que son prochain récit (celui-ci ? ou un autre à venir ?) ne sera pas :

    « Ce ne sera pas le roman qui lève le rideau sur l’immense foule indienne de la fête de Shiva et la parade des éléphants. »

    Ce sera donc tout autre chose. Un récit concentré sur les événements d’un seul mois, avec des êtres qu’elle ne reverra sans doute jamais. C’est bien d’elle que Brina parle, de sa passion pour l’écriture romanesque, qui ne lui laisse aucun répit ; et de son amour pour les personnages qu’elle met en place, comme sur un échiquier, tout en respectant le contexte dans lequel ils se révèlent à eux-mêmes et aux autres. Sans rien rajouter qui gommerait la réalité ou qui la modifierait. Les échanges entre ces personnages sont les mêmes que ceux que nous avons tous eus ces derniers mois. « Il y a quelque chose qui ne va plus depuis trop longtemps… », dit Stefan le subversif, qui « rigole » de la situation.

    C’est en raison de cette passion pour les personnages que Brina Svit se promène toujours avec son reflex Nikon en bandoulière. Parce qu’elle est une observatrice fascinée des visages, « tous les visages, même les plus anonymes ». Et qu’elle a besoin de ces visages pour ses propres compositions romanesques.

    C’est bien d’elle qu’elle parle aussi lorsqu’elle évoque cette autre passion qu’elle a de longue date pour le tango et de cette autre encore qu’elle nourrit pour le yoga. Comment Brina Svit, bonne yogini et ardente danseuse de tango argentin, qui vit avec la milonga chevillée au corps, parvient-elle à concilier des pratiques aussi antinomiques ? Il faudra que je lui pose la question. Un jour, lorsque nous nous reverrons. À Paris ou ailleurs.

    Mais il faudrait encore dire deux mots des « devinettes » que la romancière sème tout au long de son aventure indienne. Car Brina Svit est joueuse et aime les énigmes qui mettent le lecteur à l’épreuve. Qui donc se cache derrière les envois qu’elle découvre dans les courriels ? Est-ce Manca, l’amie slovène ? Je n’ai pas élucidé ce point, d’autant plus que la romancière parle d’un ami ; mais j’ai cependant identifié quelques-uns des auteurs des citations posées en devinettes au hasard des pages. Dans le désordre, pour laisser au lecteur le plaisir de se livrer lui-même à l’enquête : Matthieu (Nouveau Testament), Marx, Tolstoi, Görz, Vega, Cioran, Thoreau…

    Tout en finesse et en tension, Le Dieu des obstacles ne manque pas de sel. Diversifiés, ajoutés aux nombreuses anticipations qui jalonnent le récit, ces multiples indices sont autant de subtilités narratives qui le pimentent. Peut-être, au terme de son séjour au centre ayurvédique du Kerala, plus mouvementé qu’il n’y parait, la romancière, même si elle n’est pas parvenue à totalement annihiler sa volonté d’oubli, aura-t-elle du moins fait l’expérience émouvante de la modestie.

    Quant à la question de la mort, abordée au détour d’une discussion sur l’avenir de la planète, Brina Svit avoue, au bout d’un long silence méditatif : « Je ne suis pas encore prête, loin de là. J’ai peur. »

    Attendrissante Brina, si naturelle, si vraie. Et si désemparée.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Brina Svit  Le Dieu des obstacles sep




    BRINA SVIT


    Brina Svit denim
    Brina Svit,
    photographie de Philippe Matsas





    ■ Brina Svit
    sur Terres de femmes


    Cela s’appelle l’aurore (Coco Dias ou la Porte Dorée) [lecture d’AP]
    Coco ou le désarroi de Brina
    Con brio (lecture d’AP)
    Conversation privée avec Brina Svit
    Les incertitudes du désir (Une nuit à Reykjavík) [lecture d’AP]
    Turris eburnea (Moreno + bio-bibliographie)[lecture d’AP]
    Nouvelles définitions de l’amour (lecture d’AP)
    Petit éloge de la rupture (lecture d’AP)
    Un cœur de trop (lecture d’AP)
    Visage slovène (lecture d’AP)
    → (en commentaires sur Terres de femmes)
    Mort d’une Prima Donna slovène
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    Portrait de Brina Svit (+ extraits de Moreno, Un cœur de trop, Coco Dias ou la Porte Dorée)






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  • Brina Svit, Nouvelles définitions de l’amour

    par Angèle Paoli

    Brina Svit, Nouvelles définitions de l’amour, nouvelles,
    éditions Gallimard, Collection blanche, 2017.



    Lecture d’Angèle Paoli


    ESPRIT DE GÉOMÉTRIE/ESPRIT DE FINESSE : UNE PARFAITE ALCHIMIE




    Quelles nouvelles de l’amour ? Quelles nouvelles équations/adéquations ? Inadéquations ? Quelles surprises les Nouvelles définitions de l’amour nous réservent-elles ? Accompagné en sous-titre du mot « nouvelles », le titre choisi par la romancière Brina Svit pour son dernier ouvrage annonce une manière subtile de jouer sur et avec les mots. En même temps que le plaisir implicite d’une fine psychologue agile à débusquer les petites stratégies d’aujourd’hui et à en traverser tous les mirages. Nouvelles/nouvelles. Me reviennent en mémoire les Cent nouvelles nouvelles médiévales, destinées au duc de Bourgogne entre 1456 et 1462, mais dont l’auteur n’est pas à ce jour définitivement identifié. Nouveauté des nouvelles, nouveauté des définitions ? Nouveauté. Quelles nouvelles de l’amour la romancière va-t-elle apporter à ses lecteurs ?

    Hors le titre, lointainement analogique, rien ne rapproche bien sûr le recueil de Brina Svit de l’ancêtre médiéval, rien sinon le souci de vraisemblance qui anime de part et d’autre du temps les deux « novellistes » ; rien sinon l’unité de style et de ton qui se dégage de l’ensemble des deux œuvres. Cependant, alors que les « nouvelles » médiévales en tant que genre littéraire s’apparentent aux fabliaux et offrent de ce fait une place importante aux facéties propres à l’esprit du XVe siècle, la pétillante Brina Svit ancre ses récits et leur déroulement dans la société contemporaine qui est la sienne, dans la multiplicité de ses composantes, travers et revers, drames et plaisirs. Pour en tirer un jeu de variations inépuisable sur les situations amoureuses et sur la vie. Entre hier et le ici et maintenant de l’ultra-contemporain, les routes de l’écriture se séparent.

    Depuis Con Brio (1999) jusqu’à Visage slovène (2013) en passant par Moreno (2003) ou par Coco Dias ou La Porte Dorée (2007)…, le lecteur s’est familiarisé avec l’univers romanesque de Brina Svit. Cette fois-ci, délaissant le roman, Brina Svit a opté pour la « nouvelle ». Un art peu prisé des lecteurs, si l’on en croit le personnage de Sandro qui le dit en clair dans le récit « Grain de folie » :

    « […] des nouvelles. C’est très bien, lui dit Sandro quand elle les lui fait lire, mais ça ne marche pas en France, les nouvelles. Ça marche pour moi, dit-elle avec entrain, mais bien moins sûre d’elle qu’elle ne le laisse entendre ».

    Si ça marche pour Nathalie, dans son dialogue avec Sandro, ça marche aussi pour Brina Svit, qui maîtrise à merveille cet art difficile et le déploie avec brio tout au long de ses récits. Soit un ensemble de dix nouvelles. Voilà pour le genre, qui permet à la plume experte de l’auteure d’explorer avec finesse les nouvelles facéties du « jeu de l’amour et du hasard ».

    Quant au titre, il met l’accent, grâce au pluriel, sur la variété des définitions. Lesquelles débordent largement celle de Susan Sontag proposée en exergue  : « Rien n’est mystérieux, aucune relation humaine. Sauf l’amour ». Mais est-ce bien là une définition de l’amour ? N’est-ce pas plutôt une des composantes de l’amour ? Le mystère étant ce qui caractérise toute relation amoureuse. Ainsi l’amour se dérobe-t-il, qui ne se laisse pas enfermer dans une définition unique. Sauf peut-être pour l’« ébouriffante » Lil Skarabot qui confie à son ami Trubar : « Je ne connais qu’une façon d’aimer, inconditionnelle, fidèle et absolue » (in « Histoire écrite »). Une façon qui, semble-t-il, conduit droit à la mort. En revanche, pour Esmé White, « la petite hirondelle de fenêtre », « interprète et traductrice de conférences » de son état, insatisfaite de sa relation avec Arno, elle opte momentanément pour un long jeu d’un soir, « un jeu d’adultes », « un jeu frissonnant, tremblant, haletant », exclusivement mené par le sexe.

    « C’est peut-être une autre formule à expérimenter, pensait-elle, roulée sur le flanc à côté de lui, écoutant son souffle et observant le désordre qu’ils ont mis dans la chambre : coucher avec des ornithologues de Montpellier au lieu de se tourmenter et de se faire souffrir comme ils le faisaient avec Arno… » (in « Le grand labbe et la petite hirondelle de fenêtre »).

    De son côté, lassée des « histoires avortées avec les hommes qui ne sont pas faits » pour elle, Nath préfère se « remettre » à ses « nouvelles ». C’est la conclusion provisoire à laquelle aboutit Nath dans « Grain de folie ». Si l’on en croit le couple Thomas-Larsen de « Précipice », qui persiste à ronronner sur sa « mythologie officielle », l’amour comme « dialogue ininterrompu, conversation éternellement renouvelée », ne concerne en fin de compte que les « titres de la presse et la postérité ». Pour ce qui est de la lectrice que je suis, après lecture enjouée de ces étonnantes variations, je serais bien en peine de cerner ce qu’il en est réellement de l’amour et de l’encager dans quelques mots. « Balivernes, tout ça » ?, comme conclut Nath dans « Grain de folie ».

    En revanche, ce qui apparaît dans toute la lumière de son chatoiement, ce sont les « nouvelles » configurations amoureuses. Conformes aux situations et aux vies d’aujourd’hui, elles sont multiples elles aussi, et tous les agencements sont possibles. Brina Svit jongle avec les rencontres, les séparations, les enfants, les ambiguïtés, les situations cocasses et inattendues, les retournements de situation, les sorties de trajectoire… La surprise est un de ces ingrédients savoureux dont Brina Svit a le secret.

    Par delà l’échiquier qu’elle met en place avec les acteurs du moment — « À vous de jouer maintenant », écrit Lil Skarabot à Trubar —, ce qui caractérise les récits de la novelliste, ce sont les écarts, ces fameux décalages — de tons, de signatures, de situations… —, ces légers pas de côté qui poussent le lecteur ailleurs, hors des suppositions qu’il avait anticipées, et le placent devant la perplexité, l’interrogation, le doute, le suspens. De sorte que chaque nouvelle renouvelle les donnes — redistribution des cartes — et le jeu reprend. Avec d’autres figures, d’autres personnages (qui nous ressemblent étrangement), d’autres noms. Parfois sous des cieux lointains, éloignés de Paris. Comme Buenos Aires ou Ljubljana, qu’affectionne tout particulièrement la romancière. Mais ce sont partout, toujours, les mêmes attentes, les mêmes réflexions, les mêmes atermoiements, les mêmes tergiversations. Les mêmes dialogues savoureux étroitement mêlés aux monologues intérieurs qui épousent les fluctuations de la pensée. « Est-elle déçue » ? s’interroge Lise en cherchant à cerner « son reflet dans la vitre ».

    « Triste ? Fatiguée par toutes ces émotions ? Oui, elle est tout ça, déçue, triste, fatiguée, mais aussi étrangement calme et silencieuse. » (in « Quelle que soit la couleur de son eau »).

    Le décalage, Brina Svit le pratique en permanence, cela fait partie intégrante de son art. C’est sans doute là aussi que se tient le secret de sa légèreté. Une légèreté qui va de pair avec son humour, sa bonne humeur et sa joie de vivre.

    Lire et relire Nouvelles définitions de l’amour procure un plaisir sans cesse renouvelé. Chaque nouvelle ouvre sur un univers qui lui est propre ; avec ses spécificités. Chacune désoriente par l’enchantement inattendu qu’elle réserve au lecteur. Ainsi, dans la « Deuxième révolution de Saturne », Brina Svit explore-t-elle à nouveau, à partir du personnage d’Agnès, le monde du tango qu’elle relie à celui de l’astrologie. À travers une belle métaphore astucieusement filée, la romancière donne sans doute d’elle-même une définition possible de la complexité de sa personnalité imprévisible, en même temps qu’une définition possible de son travail :

    «  Y a-t-il vraiment des hasards dans le cosmos, cette géométrie secrète et ordonnée des astres et des étoiles, le mot “cosmos” signifiant justement un monde ordonné ? »

    Chez Brina Svit, la narration ne tient-elle pas du « cosmos » ? Et les rouages de son récit n’en constituent-ils pas « cette géométrie secrète et ordonnée » qu’elle décrypte dans la carte du ciel ?

    Ailleurs, derrière le titre longtemps mystérieux « Le grand labbe et la petite hirondelle de fenêtre », c’est le monde des oiseaux qui se présente, porteur d’interrogations multiples. Une occasion pour la romancière de dialoguer sur le thème très sensible de la « migration » :

    « Que le soir, au dîner, elle était assise entre un traducteur bulgare et un ornithologue de Montpellier, un certain Jean-François qui voulait savoir si elle faisait exprès de traduire par moments “migrants” à la place de “migrateurs” et à qui elle avait répondu par l’affirmative. Que sa réponse lui a plu et l’a intrigué, pas que sa réponse d’ailleurs, a-t-il ajouté, charmant et charmeur, l’invitant à boire un dernier verre dans sa chambre. »

    Chaque nouvelle comporte sa propre ligne mélodique. Une musique intime dessine les arabesques et contrepoints qui sillonnent l’aventure amoureuse. La Grande Arche de la Défense offre à Nathalie des rêveries artistiques quotidiennes qui varient selon l’humeur du moment :

    « La Grande Arche est un mirage qui se dessine au loin, un tableau de ciel gris sur un ciel tout aussi gris et incertain. »

    ou encore :

    « …l’Arche n’est pas juste une forme aux proportions parfaites en train d’apparaître devant ses yeux. C’est un rêve. Un rêve tout blanc avec un nuage accroché au milieu. » (in « Grain de folie »).

    Dans la nouvelle « Le jardin de ma femme », la photo de la forêt alimente les perplexités de Claude Krieff face à la découverte de l’existence d’un jardin secret dans la vie de sa femme Suzanne. Morte depuis un an :

    « Puis, tiens, il ne l’a jamais vue, celle-là : une forêt, des troncs d’arbres plutôt à perte de vue, avec de la mousse au sol, des aiguilles de pins, le tout baigné d’une belle lumière latérale, laiteuse. »

    ou encore, quelques pages plus loin :

    « Et cette photo de la forêt, une étrange photo de troncs et de mousse à côté ? Qu’est-ce qu’elle a à voir dans tout ça ? »

    Les lectures de Suzanne (lectrice de Virginia Woolf et de Roland Barthes) et les rencontres au jardin de Bagnolet, apporteront-elles des réponses à ce distrait de mari ? Perdu et perplexe est-il, le pauvre veuf devant ce jardin où rivalisent de beauté des choux multicolores. Un jardin qui comblait partiellement le désir de Suzanne d’avoir « une chambre à soi » :

    « Elle voulait avoir un endroit à elle, mener sa vie comme elle l’entendait, continuer à écrire ses petits textes sur le jardin justement, une sorte de journal de bord, journal du jardin plutôt, vous voyez ce que je veux dire… ? » confie Théo à un Claude déconcerté.

    Première des dix nouvelles de l’ouvrage, « Le jardin de ma femme » est un petit chef-d’œuvre. La nouvelle donne d’emblée une idée du niveau d’exigence que Brina Svit veut conférer à l’ensemble des autres récits. Aucun d’entre eux ne déçoit l’attente du lecteur.

    Pour chacune des nouvelles, il y a ces « petits détails » qui sont la signature de leur auteure. Détails qui échappent au premier abord et qui prennent toute leur importance sous le regard attentif de la romancière :

    « Pourtant il la regarde attentivement, au cas où quelque chose pourrait lui échapper, un détail, n’importe, un champignon, cette amanite rouge, par exemple, qu’il n’a pas vue la première fois, ou ce lichen gris-vert sur une face des troncs, à la même place d’un arbre à l’autre, comme si une main invisible voulait multiplier l’effet. » (in « Le jardin de ma femme)

    Mais il y a aussi le fameux vélo qui traverse Paris. Celui qu’Alice « a attaché au poteau sur le trottoir » ou, plus loin, « au grillage du parc » (in « Dans le tunnel ») ; celui que Sol a attaché « à une poubelle devant la porte » d’un « magasin de meubles contemporains » (in « Table de Noël ) ; et les cheveux qui attirent le regard : les « longs cheveux souples et soyeux » de la caissière du G20, « attachés en queue de cheval » (in « L’été avec Sonia »). Cette même « queue-de-cheval qui bouge avec elle quand elle tourne la tête ». Observatrice de ces petits riens qui en disent long sur ses personnages, Brina Svit l’est aussi de leurs tics de langage. Ainsi, dans « L’été avec Sonia », assiste-t-on à une prolifération de « ça » qui ponctuent dialogues et monologues intérieurs. Les modalités du discours rendent compte des stéréotypes qui ficellent le couple de Maud et de Paul, tous deux prisonniers du milieu dans lequel ils évoluent et des codes de pensée qui le structurent :

    « Et elle est pressée, c’est ça, pressée. Elle veut commencer une nouvelle vie, ajoutait-elle, déjà à la porte, habillée toute en blanc, pantalon, chemise, lunettes de soleil dans les cheveux et un sac de voyage à la main, voix froide et expéditive comme quand elle veut régler une affaire au plus vite. »

    Et lui, quelques lignes plus bas :

    « Il s’entretenait, c’est ça, il voulait garder un ventre plat et une forme impeccable… »

    Et, plus loin :

    « Lui, un homme plutôt compliqué, disons-le comme ça, pas trop sûr de lui malgré tous les films qu’il a produits […] il l’a juste regardée faire — et répondre à ses questions, simplement, c’est ça, c’est le mot… »

    Les exemples sont multiples — allusions constantes à l’écriture et discrètes à la littérature (Italo Calvino, Susan Sontag, Virginia Woolf, Alice Munro…), clichés de la conversation courante et conventions en matière de goût, tous marqueurs de l’appartenance à une classe sociale — qui font la richesse du travail de patiente broderie à laquelle se plie Brina Svit. Mais toujours, dans chacune des nouvelles, qui les relie modestement mais joyeusement l’une à l’autre, la garde-robe des héroïnes du moment, dessous inclus. Avec une prédilection pour la petite jupe (rouge à pois) qui se porte avec un pull en V et des ballerines plates. Celle qui « danse autour d’elle quand elle se déplace » et « se déploie autour de ses cuisses ». Ou bien la petite robe « bleu ciel à pois, serrée à la taille et manches trois-quarts ». Ou encore cette « robe bleue sans manches en velours de soie, ni trop habillée ni trop simple mais faisant toujours effet… » Autant de variations sur le langage des signes qui émaillent habilement les récits au même titre que tous les menus décalages qui sont la marque de fabrique de Brina Svit. Ce n’est sans doute pas un hasard si Brina Svit remet en avant cette réflexion de Roland Barthes :

    « car il faudrait ne plus placer le sens du livre dans sa structure, mais au contraire reconnaître que l’œuvre émeut, vit, germe à travers une espèce de « délabrement » qui ne laisse debout que certains moments, lesquels sont à proprement parler les sommets. » (in « Le jardin de ma femme ») [Conférence de Barthes au Collège de France : « Longtemps je me suis levé de bonne heure », 19 octobre 1978]

    Des sommets que permet d’atteindre l’art de Brina Svit, qui connaît à la perfection les subtilités de « l’esprit de géométrie » et de « l’esprit de finesse ». Une alchimie parfaite, un grand bonheur pour le lecteur que ces Nouvelles définitions de l’amour.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Brina Svit, Nouvelles définitions de l'amour




    BRINA SVIT


    Brina Svit denim
    Brina Svit,
    photographie de Philippe Matsas





    ■ Brina Svit
    sur Terres de femmes


    Cela s’appelle l’aurore (Coco Dias ou la Porte Dorée) [lecture d’AP]
    Coco ou le désarroi de Brina
    Conversation privée avec Brina Svit
    Le Dieu des obstacles (lecture d’AP)
    Les incertitudes du désir (Une nuit à Reykjavík) [lecture d’AP]
    Turris eburnea (Moreno + bio-bibliographie)[lecture d’AP]
    Petit éloge de la rupture (lecture d’AP)
    Un cœur de trop [lecture d’AP]
    Visage slovène (lecture d’AP)
    Rue des Illusions perdues (Con brio) [lecture d’AP]
    → (en commentaires sur Terres de femmes)
    Mort d’une Prima Donna slovène
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    Portrait de Brina Svit (+ extraits de Moreno, Un cœur de trop, Coco Dias ou la Porte Dorée)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur lelitteraire.com)
    une recension de Nouvelles définitions de l’amour par Jean-Paul Gavard-Perret






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  • Brina Svit, Visage slovène

    par Angèle Paoli

    Brina Svit, Visage slovène,
    Gallimard, Collection Blanche, 2013.



    Lecture d’Angèle Paoli




    Ja-Gombrowicz
    Source








    “PORTRAIT DE GROUPE AVEC « GOMBRO, OU VICE VERSA »”




    Peut-être faudrait-il commencer par « Gombro » ? Witold Gombrowicz. Gombrowicz en Argentine. « Personnage » central vers lequel confluent tous les « visages slovènes », comme autant de constellations qui ramènent continûment au seul visage non slovène de l’ouvrage de Brina Svit : Visage slovène. Le visage polonais de « Gombro ». Gombrowicz pour qui Brina Svit nourrit une tendresse toute particulière. Peut-être le « polaco » perdu au milieu des Slovènes est-il l’unique, le singulier, LE visage parmi les visages ? Celui qui émerge, solitaire, au milieu des personnalités multiples que le kaléidoscope de portraits fait surgir au cours des déambulations de la narratrice dans Buenos Aires. Et dont elle tente de saisir l’identité. « Gombro, en anti-héros, éminence grise, alter ego ». Celui sur lequel Brina Svit a envie de tout savoir : de la vie, de son exil, de son retour en Europe, de son roman Ferdykurke, du travail de traduction dont il a fait l’objet, de l’échec qui a suivi ; de ses amours et de sa mort. Celui qu’elle confie avoir « embarqué » dans son dernier livre, lui, ce Polonais qui n’a rien à voir avec les Slovènes, si ce n’est l’exil qui le conduit, comme tant d’autres, mais pas pour les mêmes raisons, jusqu’en Argentine.

    Existe-t-il un visage slovène, interroge Brina Svit tout au long de « l’album photo » qu’elle déroule sous nos yeux de lecteurs ? Existe-t-il un visage qui porte la marque de la slovénité ? Comment définir cette identité slovène et peut-elle se décrypter à la seule lecture des visages ? Du pluriel au singulier (le singulier du titre), les visages se déclinent en effet à travers le voyage entrepris par la narratrice, à l’autre bout du monde. À travers les images qu’elle réalise des regards qu’elle va insérer dans son livre et du dialogue que celles-ci nouent avec le texte.

    « J’ai besoin de connaître l’image qui va aller avec le texte : parce que le texte dépend de la photo qui l’accompagne, ils sont liés, l’un interroge l’autre, le texte tâchant de voir ce qu’on ne voit pas avec les yeux et la photo fixant pour toujours ce moment précis de la vie qui ne se reproduira plus jamais. »

    Recherche méthodique (avec prises de notes sur des carnets, documents — lettres et correspondances multiples —, photographies) à travers le « labyrinthe d’identités qu’est Buenos Aires », d’une singularité constituée d’une succession plurielle. Car ce qui intéresse l’écrivain slovène, c’est « l’histoire qui s’inscrit sur nos visages. » Avec, greffé sur les autres visages par incrustations successives, le visage étranger de « Gombro ». Cousu avec les autres, le visage du Polonais compose avec eux un récit singulier, dont le genre ne porte pas de nom et ne peut être défini comme un roman. « Indéfinissable », Visage slovène est cependant défini par la narratrice comme « un texte en mouvement », vibrant d’une « tension érotique entre les lignes, entre les individus, c’est-à-dire entre mes personnages et moi », écrit Brina Svit. Un « portrait de groupe avec Gombro, ou vice versa. »

    Avec à son bord « Gombro » — le dandy antimilitariste débarqué un 22 août 1939 à Buenos Aires et coupé pour bon nombre d’années de ses origines par l’entrée en guerre de l’Europe —, « l’histoire de mes visages peut commencer », écrit l’écrivain slovène/française à la fin du premier chapitre. « Déserteur », donc, l’écrivain polonais, « émigré volontaire » et non émigré politique, et peu porté par l’idéologie nationaliste dont se réclament la plupart des Slovènes réfugiés à Buenos Aires. Pas davantage porté par le combat anticommuniste de l’émigration politique polonaise. « Gombro » qui ne se sent concerné par aucune idéologie identitaire et qui construit sa polonité en individualiste, lucide et solitaire.

    Ainsi, dans chacun des chapitres consacré aux Slovènes auxquels elle rend visite et qu’elle rencontre dans les différents quartiers de Buenos Aires (Retiro et ses bas-fonds ; Lanús, dans la banlieue sud et sa Villa Eslovena…), vient s’insérer le visage de Gombrowicz, sur lequel la narratrice a recueilli à Paris toute une documentation, grâce au concours de son épouse québécoise, Rita Gombrowicz. Chaque chapitre apporte un trait de caractère nouveau, un détail, une anecdote, une réflexion. Une histoire qui permet de compléter progressivement le portrait de l’auteur de Ferdykurke. Parfois, au hasard d’une nouvelle rencontre, la narratrice imagine quels auraient pu être les propos du Polonais. Ainsi lorsqu’elle interroge « les yeux calmes et scrutateurs » de Julia Sarachu — poète argentine/slovène de La Plata —, la narratrice ne peut-elle s’empêcher d’évoquer la « conférence provocatrice » que le Polonais a prononcée Contre les poètes, dont « les vers ne plaisent à personne » et dont « la poésie versifiée est un monde factice et falsifié ». Revenant à Julia, la narratrice évoque les origines slovènes de son grand-père Rafael Vodopivec — « qui se dit communiste pour lui et non pour les autres » — et son goût pour une « poésie à l’usage quotidien et intime » dont la poète de La Plata est l’héritière.

    Peut-être est-il temps, par-delà le visage de Gombrowicz, d’aller à la rencontre des visages slovènes qui peuplent cette étonnante traversée littéraire et gravitent autour de l’exilé polonais ? Qui sont-ils donc, ces Slovènes qui ont choisi l’Argentine comme pays d’asile ? Quelles raisons les ont poussés à s’implanter dans cette partie du monde que borde la pampa ? Comment sont-ils arrivés jusque dans ce pays dont ils ne comprenaient pas la langue et où il n’y a ni montagnes, ni ruisseaux, ni tilleul dont raconter l’histoire ? Comment sont-ils parvenus à s’implanter ? À organiser une société la plus proche possible de celle qu’ils avaient quittée ou fuie ? Que reste-t-il, chez leurs descendants, de leur slovénité d’origine ? Sont-ils riches ou pauvres, guettés par la nostalgie du retour ou, au contraire, désireux de ne conserver du passé que ce qu’il faut de slovénité pour aller de l’avant dans la vie d’aujourd’hui ?

    Autant de questions, autant de visages. Autant de diversité dans les réponses. Arrivés par bateaux au moment où « le général Perón leur a donné par décret politique la permission d’immigrer en Argentine sans aucune restriction, à condition qu’il n’y ait pas de communistes parmi eux », les immigrés séjournaient à l’Hotel de Inmigrantes, le temps de trouver un logement et de trouver de quoi subvenir à leurs besoins. Il reste encore, parmi eux, quelques immigrés de la première génération, anciens collabos, « traîtres, réactionnaires », « anti-communistes fervents », de ceux qui avaient fui le pays » après la « débâcle » de la Seconde Guerre mondiale. Il y a aussi leurs enfants et petits-enfants, certains nés sur le sol argentin, mais pour la plupart issus de ces familles de domobranci qui avaient fait le choix de l’Allemagne (les domobranci faisaient partie de la « Garde nationale slovène, milice paramilitaire organisée par l’occupant allemand et soutenue par l’Église catholique pour combattre la résistance »). Ainsi en est-il de Rok Fink, chauffeur de taxi et « ambassadeur des Slovènes à Buenos Aires » ; ou de Lučka Potočnik, dont le père, domobranec de la première heure, s’est battu, dès son arrivée à Buenos Aires, pour que puisse advenir « le miracle slovène en Argentine ». Un miracle qui ne peut se produire qu’en sauvegardant « la langue, la culture, la religion ». En conservant « leur version de l’histoire », celle du combat qui assure « le sens de leur exil », le combat anticommuniste. En refusant donc de s’assimiler. Pour le vieux Matevž, c’est cela « rester slovène ». Pour sa fille, Lučka, héritière de ce passé, la seule patrie, la vraie, c’est celle de l’art. Et la seule réponse véritable, celle du silence. Pour nombre de Slovènes exilés à Buenos Aires, le rêve identitaire s’est réalisé à Lanús, dans la création de la Villa Eslovena, un paradis modeste surgi d’un lopin de terre de la pampa transformé en « structure urbaine parfaitement organisée ». Pour Andrej Repar, au contraire, l’engagement politique de ce fils de domobranec sera de toute autre nature. « Le poing levé ». Surveillé par la police comme militant de gauche, « fiché par l’émigration slovène comme révolutionnaire, éminemment hostile à l’idéologie national-catholique », Andrej Repar offre à la narratrice le regard pétillant d’un Slovène de gauche, marqué par les massacres perpétrés par la junte militaire en Argentine. Avec lui, elle se rend au parc de la Mémoire où sont gravés les noms de milliers de jeunes argentins torturés par les militaires puis jetés dans l’estuaire du Rió de la Plata.

    Ailleurs, dans la banlieue élégante d’Hurlingham, la narratrice rencontre le couple modèle très british de Marjan et Pavla Eiletz, qui mène une vie confortable. Ces deux-là, qui répondent d’une seule et même voix, partagent la même bonne conscience et il est inutile, pour la visiteuse, de demander au vieux Marjan s’il ne craint pas de s’être trompé de jeunesse, lui qui s’est engagé très jeune, à dix-sept ans (en 1943), dans ce qu’il persiste à appeler la « coopération technique ». Un pur domobranec, qui aurait pu périr au moment de la « débâcle », et qui a pris la fuite via l’Argentine. C’est là, à Buenos Aires, qu’il a rencontré Pavla, arrivée par bateau à la même époque et hébergée avec sa famille à l’Hotel de Inmigrantes.

    Mais on rencontre aussi à Buenos Aires une autre famille d’émigrants qui n’a rien à voir avec la famille des émigrés politiques. Elle est constituée de tous ceux que la misère a contraints de fuir la Slovénie. Ainsi de Rafael Vodopivec, mécanicien et poète, qui a fui « le fascisme, la misère, l’italianisation forcée de la population slovène, la chicanerie permanente » et qui a débarqué à vingt-trois ans à dans la capitale argentine. Ainsi également de la famille Antonič, qui a fui « le fascisme et la misère dans les années trente. »

    Quant à Bojan Mozetič, son histoire — liée à celle de son père Franc Mozetič — est tout autre. Issu du cosmopolitisme triestin, élevé dans plusieurs langues par une mère tchèque de Prague et philosophe, Bojan nourrit une admiration infinie pour son viejo. Franc Mozetič, ingénieur en travaux publics, constructeur de ponts, militant antifasciste, engagé dans la résistance, est contraint de s’exiler pour pouvoir continuer à exercer son métier. Pour ce qui est de sa slovénité originelle, Bojan semble avoir repris « le flambeau » à la mort de son père. Une slovénité qu’il partage avec sa femme et ses fils, chacun à leur façon. Tournée davantage vers l’ouverture et vers l’élargissement de leur monde vers le monde. Ouverte à la multiplicité des cultures et au cosmopolitisme. Ce cosmopolitisme défendu par Cioran, autre écrivain qui nourrit la pensée de Brina Svit. Brina Svit qui met en exergue à son récit cette phrase de Cioran : « La sagesse est cosmopolite. » Un fil d’Ariane dont on peut aisément suivre la trace dans Visage slovène.

    Il y a enfin « Andrej Rot, alias Gandhi », cet Argentin slovène rencontré à Ljubljana, à qui la narratrice a une foule de questions à poser. Qu’en est-il de l’identité slovène mâtinée (« rabotée et arrondie ») de latinité argentine ? Qu’en est-il aujourd’hui de la relation entre slovénité et catholicisme ? La situation a-t-elle évolué ? Andrej Rot confie à la narratrice les déboires de son retour en Slovénie, en 1991. Un retour pourtant attendu et fêté en grandes pompes. Qui s’est soldé, après quelques mois de travail dans le nouveau journal dont il avait la direction, par un licenciement « pour manque de professionnalisme ». En réalité, ce qui est reproché au journaliste, c’est de n’être pas suffisamment « anticommuniste, pas assez radical avec les forces du passé ». Gandhi ou le témoignage de « l’envers du décor ».

    « Fascinée par les visages, par la vie qui s’y dépose et qu’on peut lire si on le sait », Brina Svit livre dans cette galerie de portraits une fresque passionnante, entièrement tissée d’histoires individuelles prises dans la camera oscura de l’Histoire. Et, si l’on sait lire entre les lignes, c’est le visage de Brina Svit qui apparaît et qui se dessine. D’abord ténu, en filigrane, puis de plus en plus précis. En surimpression sur le visage de sa mère, qui vient tout juste de mourir au moment même où elle décide de se lancer dans l’aventure de cet ouvrage. On y lit sa sympathie pour les partizani auprès desquels se battait son père dans la lutte contre les domobranci. Son anticléricalisme viscéral. Notamment dans le portrait de Škof Rožman, évêque et « personnage hautement controversé », dont elle n’hésite pas à dire qu’il aurait probablement applaudi, s’il avait été vivant, « l’idéal national-catholique et anticommuniste de la junte et approuvé la disparition des jeunes Argentins… ». On y lit son peu d’appétence pour la trilogie Église/famille/patrie. On y retrouve, en revanche, sa passion pour le tango et pour les hidalgos qui lui ont inspiré le personnage de Coco Dias (in Coco Dias ou la Porte Dorée). Sa vie de romancière et les personnages que la vie lui ont inspirés. On y trouve « Gombro » qui passe la sienne à vouloir se défaire de son identité, « à ne plus être un écrivain polonais, mais un écrivain tout court, c’est-à-dire lui, Witold Gombrowicz. » L’idéal de Brina.

    On y trouve l’écriture de Brina Svit. Sa voix bien à elle, souple, enlevée, émouvante. Légère même lorsqu’elle parle de sujets graves et douloureux. Une sorte de frémissement passionné court tout au long des pages, qui rend chaque visage attachant. Avec, en médaillon au-dessus de cet arbre généalogique d’un genre nouveau, les visages de « Gombro » et de Brina. Une fois le livre refermé revient à l’esprit la dédicace réconciliatrice mise en exergue de Visage slovène :

    « À tous mes visages slovènes, sans exception… ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli







    Brina Svit, Visage slovène, Gallimard, Collection blanche, 2013.




    BRINA SVIT


    Brina Svit denim
    Brina Svit,
    photographie de Philippe Matsas





    ■ Brina Svit
    sur Terres de femmes


    Cela s’appelle l’aurore (Coco Dias ou la Porte Dorée) [lecture d’AP]
    Coco ou le désarroi de Brina
    Conversation privée avec Brina Svit
    Le Dieu des obstacles (lecture d’AP)
    Les incertitudes du désir (Une nuit à Reykjavík) [lecture d’AP]
    Turris eburnea (Moreno + bio-bibliographie)[lecture d’AP]
    Nouvelles définitions de l’amour (lecture d’AP)
    Petit éloge de la rupture (lecture d’AP)
    Un cœur de trop [lecture d’AP]
    Rue des Illusions perdues (Con brio) [lecture d’AP]
    → (en commentaires sur Terres de femmes)
    Mort d’une Prima Donna slovène
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    Portrait de Brina Svit (+ extraits de Moreno, Un cœur de trop, Coco Dias ou la Porte Dorée)






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  • Brina Svit, Une nuit à Reykjavík

    Brina Svit, Une nuit à Reykjavík,
    Éditions Gallimard, Collection blanche, 2011.



    Lecture d’Angèle Paoli


    Rothko_no14
    Mark Rothko, No. 14, 1960
    Huile sur toile, 290,83 cm x 268,29 cm
    Collection SFMOMA, Helen Crocker Russell Fund purchase
    © 1998 Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko/
    Artists Rights Society (ARS), New York.
    Source : San Francisco Museum of Modern Art







    LES INCERTITUDES DU DÉSIR



         Une nuit à Reykjavík. C’est le titre que Brina Svit, il y a maintenant deux ans, avait déjà en tête pour son futur roman. Elle tenait à portée de doigts l’intrigue qui la conduirait en Islande, elle en savourait par avance tous les ressorts. Son projet – elle en parlait avec feu –, construire son roman autour de trois données simples : un lieu unique. Ce serait Reykjavík. Un seul moment. Ce serait une nuit. Une seule action : ce serait une nuit d’amour entre un homme et une femme. La plus longue nuit d’amour. Un roman resserré jusqu’à l’épure dans le cadre étroit de la tragédie classique, le tragique en moins. En apparence seulement, si l’on considère que l’essence même du tragique se trouve ici condensé dans le rien. Car, au-delà de l’errance psychologique et sentimentale de Lisbeth, il ne se passe rien à Reykjavík. Rien de ce que Lisbeth avait prévu.

        Le projet de Brina Svit et celui de Lisbeth se rejoignent, se recoupent. Comment retenir entre ses bras une nuit durant, la nuit la plus longue qui soit, un homme que l’on connaît à peine ? Comment mener à bien, de bout en bout, dans une construction irréprochable, une intrigue construite sur un projet aussi mince que celui qui se fonde sur l’idée d’inventer pour son héroïne la décision de coucher avec un homme ? C’est tout le talent de Brina Svit qui tient son lecteur prisonnier, une nuit durant, dans une chambre d’hôtel impersonnelle. Car, en dehors d’une échappée au phare, par les rues glaciales de Reykjavík, tout se passe entre la chambre 47 et sa salle de bains. C’est là que, selon les prévisions de Lisbeth, doit se dérouler la nuit la plus longue entre elle et l’homme qu’elle a choisi et qu’elle connaît à peine. Lui, c’est l’Argentin. Eduardo Ros, « taxi dancer » adulé des dames. Il arrive tout droit de Buenos Aires, tous frais payés. La nuit, c’est une nuit longue de janvier, le mois le plus hostile et le plus froid. Une nuit « qui commence à quatre heures de l’après-midi et se termine vers onze heures et demie le lendemain ». Une éternité, quoi !

        Que se passe-t-il entre Eduardo et Lisbeth ? La nuit rêvée sera-t-elle de feu ?

        En trente-six chapitres assez brefs, Brina Svit guide son lecteur à travers les mailles de l’attente dans les méandres de la vie de Lisbeth. Une vie ordinaire, construite sur les faux-semblants et l’illusion, faite d’amours de fortune et de mensonges, de drames et de chagrins. Une vie qui tient en haleine au bord même du néant d’une existence et déjoue les entreprises de Lisbeth. Lisbeth qui décide de tout, qui a tout prévu. Sauf…

        Au-delà des échanges tissés de silence, d’incompréhension ou de rancœur entre Lisbeth et Eduardo, d’autres dialogues surgissent entre l’ailleurs et l’ici, le passé et le présent. D’autres personnages satellisent le récit, qui diffèrent la rencontre que le lecteur attend et éclairent progressivement d’un jour nouveau la personnalité de Lisbeth. Lisbeth qui, décidément, organise tout, mais qui a laissé filer sa nuit. Qui voudrait tout reprendre à zéro mais se délite, meurtrie, dans le drame.

        D’un chapitre à l’autre ― la chute de l’un annonçant la reprise de l’autre ―, les tableaux s’enchaînent, mettant en relief les motifs propres à l’univers de Brina Svit. La question des identités multiples ; celle des langues et du passé simple, chère à l’auteur slovène qui, depuis Moreno, écrit directement en français. Le rapport mère-fille, fait de tensions, d’incompréhension et de ruptures. Les fils rouges s’entrecroisent qui font apparaître en filigrane le monde du tango niché jusque dans le leitmotiv du « salon Caning sur Scalbrini Ortiz » et l’univers de l’art. Rachmaninov ― Rhapsodie sur un thème de Paganini ― est l’obsession de Lucie Sorel, la « petite sotte de sœur » de Lisbeth. Et les ciels changeants de Rothko sont posés en toile de fond sur la nuit de Lisbeth :

        « un Rothko magnifique dans le ciel délicatement ouaté, on dirait le numéro 14, le bleu nuit et orange, avec une bande de séparation grise entre les deux bandes de couleur. » […] « Le Rothko bleu et orange, l’un de ses préférés, s’assombrissait à vue d’œil à l’horizon. »

        Mais les nuits de Rothko, le peintre favori de Lisbeth, trouvent leur contrepoint négatif dans les toiles médiocres du flamand Afton Diddens – ses « petites tomates écrasées sur fond jaune »–, que Lucie Sorel affectionne tout particulièrement. De même, les séries de Lucie Sorel, photographe, son souci du « détail » qui change tout, renvoient-elles à « la géométrie mystérieuse » qui sous-tend le roman de Brina Svit. « Deux, trois choses » suffisent parfois pour construire une histoire. Et c’est dans ce minimalisme, conduit con brio, que Brina Svit puise sa force et son originalité. Sa définition du roman se lit dans la définition que Lucie aurait dû donner à ceux qui l’interrogent sur son art :

        « Que photographiez-vous ? Les choses qui vont disparaître : un bouquet de tulipes. Une pluie de pétales de tournesol dans l’évier… un nuage… un sourire… Un geste… Ma sœur… Moi… Ma peur… Tout cela est organisé, mis l’un à côté de l’autre, créant un rapport, une tension, une idée, une vision du monde. C’est ça, l’art. Ce ne sont pas que les perles, c’est le fil. »

        Oui, c’est tout cela l’art de Brina Svit. Un art qui, à travers « les incertitudes du désir », nous conduit vers un « commencement du monde ».


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Brina Svit, Une nuit à Reykjavík, Gallimard, Collection blanche, 2011




    BRINA SVIT


    Brina Svit denim
    Brina Svit,
    photographie de Philippe Matsas





    ■ Brina Svit
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    une bibliographie sélective d’ouvrages d’écrivains contemporains slovènes ou de langue slovène traduits en français





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  • Brina Svit, Petit éloge de la rupture

    Brina Svit, Petit éloge de la rupture,

    Gallimard, Collection folio, 2009



    Eloge de la rupture 1
    Image, G.AdC






    D’UN PETIT ÉLOGE, L’AUTRE


         D’un petit éloge l’autre, le ton change. Tout change.

         Cela aurait pu donner un diptyque original. Eva Almassy, premier volet, Brina Svit, second volet. Selon les règles de l’ordre alphabétique. Avec deux inédits, deux « Petit éloge de… », menés conjointement. Celui de deux ex-extracommunautaires. L’une d’origine hongroise, l’autre d’origine slovène. Deux femmes, deux amies, l’une et l’autre écrivain. Toutes deux appartenant à la catégorie littéraire des « bernard-l’hermite », écrivains qui se glissent, pour écrire, dans une langue autre que leur langue maternelle. Deux mittle-européennes qui ont choisi le français comme langue d’accueil.

         Lequel des deux petits éloges lire en premier ? Les deux me sont arrivés en même temps, le même jour, remis en mains propres par le même facteur. Même emballage, même format. Même provenance : Gallimard.

         En réalité, je n’en attendais qu’un. Celui de Brina Svit. Petit éloge de la rupture. Un « petit livre » qu’elle m’avait récemment annoncé par courriel. Maintenant qu’il m’arrive, ce petit ouvrage, il me revient en mémoire qu’elle m’en avait déjà parlé lors de notre dernière rencontre parisienne. Il y a deux ans. La rupture ? Rompre ? Tu sais faire ça, toi ? Moi, je savais, je ne sais plus. Peut-être croyais-je savoir et n’ai-je jamais su ? Et le voilà qu’il m’arrive, ce Petit éloge de la rupture, en même temps que le Petit éloge des petites filles d’Eva Almassy. Celui-là, je ne l’attendais pas. Je croyais Eva plongée dans la relecture de son prochain roman. Celui dont elle avait confié le manuscrit à Guy Goffette. Qui lui a dit que… Prendre les lectures dans l’ordre chronologique de la vie. Les petites filles d’abord, la rupture ensuite. Je renonce au diptyque. Cela fera plaisir à Brina et sans doute aussi à Eva.

         Éloge de la rupture ? N’y a-t-il pas là, au cœur de cette expression, une contradiction ? Comment faire l’éloge de ce qui fait souffrir ? Car qui dit rupture dit souffrance ! À moins que… Mais Brina a sa petite idée. Elle en connait long sur le sujet. Pourquoi pas, plutôt, un Petit éloge de la tendresse ? Comme le suggère J.-B. Pontalis à Brina Svit dans les couloirs de la maison Gallimard où ils se croisent de temps à autre. Cela pourrait se comprendre plus aisément. Mais non, Brina se sent mieux dans l’éloge de la rupture que dans celui de la tendresse. Et c’est d’elle que vient la proposition faite à son éditeur, Richard Millet. Installé dans son bureau ― deuxième étage des éditions Gallimard ― « dans sa position habituelle : les pieds sur le bureau, un manuscrit sur les genoux, son chapelet pas très loin », l’auteur de La Confession négative écoute Brina jusqu’au bout, réfléchit, puis dit « oui ». « Il ajoute même que c’est une bonne idée et que ça l’intéresse ». Va pour la rupture, ce mot qu’elle n’aime pas, mais qui n’en constitue pas moins un des « fils rouges » de son histoire personnelle.

         Petit éloge de la rupture ? Ce petit livre de rien, à peine un peu plus d’une centaine de pages, au demeurant fort bien composé, fort bien écrit, très agréable à lire, met le lecteur au cœur de l’une des problématiques fondamentales de l’auteur. La rupture. Une constante chez Brina Svit. Petites et moyennes ruptures, ruptures de moindre importance, ruptures graves et profondes, Brina Svit les connaît toutes. Toutes l’ont mise à l’épreuve. Elle les a toutes éprouvées. Celles qui ont jalonné sa vie de femme et sa vie d’écrivain. Rupture avec la mère, douloureuse mais nécessaire, rupture avec la langue maternelle – des pans entiers de phrases en slovène surgissent toujours à l’improviste, vingt ans après avoir quitté la Slovénie, au beau milieu d’une conversation en français –, rupture plus récente de son disque dur et disparition douloureuse de tout le matériau emmagasiné pour écrire son « petit éloge », onze mois de travail partis en fumée, onze mois d’écriture à reconstituer. Ruptures, sur fond de rivalités littéraires, avec ses amies. Rupture récente – pour cause de crise internationale (?) – avec Delo, le journal slovène auquel Brina Svit est attachée depuis tant d’années ! Et au beau milieu de toute cette tourmente – le récit de Brina Svit fonctionne par superpositions et entrecroisements circulaires, entrelacements judicieux de flash-back sur les œuvres déjà écrites et de réflexions sur les œuvres à venir –, la rupture amoureuse. Celle qui se vit au cœur du récit, en direct. Et qui laisse, du jour au lendemain, sans vie. Sans projet. Sans consistance. Celle qui laisse orpheline de soi et de l’autre.

         C’est autour de cette rupture brutale et du SMS meurtrier qui fait irruption sans crier gare dans le bel amour de la narratrice – « Je ne t’emmènerai pas en forêt. Trop compliqué, tout ça. Je sors de ta vie » – que viennent se greffer les ruptures satellitaires qui animent et aimantent la réflexion de Brina Svit. Avec comme petit fil rouge conducteur des plus ou moins grandes ruptures, les messages de Gil Courtemanche, écrivain québécois et ami, toujours au bord de la rupture lui aussi. Courts messages emplis d’humour qui émaillent le texte central de leurs éclats.

    « J’ai bien hâte de vérifier si tu dis vrai à propos de la douceur de tes jambes. Puis nous rompons, écrit Gil. »

         Mais tout cela peut-il constituer un matériau suffisant pour faire de la rupture un sujet littéraire ? Oui, si l’on a soudain l’illumination, comme Brina Svit, que l’« on ne peut écrire que contre les siens », que l’« on ne peut qu’être extracomunitario dans l’écriture ». Une dissidente de l’écriture. C’est ce qu’est Brina Svit depuis Moreno. Le roman qui lui a permis de faire le grand saut dans le français, sa langue d’accueil. Pour faire de la rupture un sujet littéraire, un éloge, il faut aussi du talent. Un savoir écrire, agencer, organiser, construire. Et une langue agile, souple, légère et enlevée. Une langue qui a du corps, le corps sensuel d’une aficionada du tango. Ce qu’il faut enfin, selon Brina Svit, c’est « faire un texte qui tranche, qui invente, qui expérimente, qui s’ouvre aux autres ». C’est ce projet-là qui emporte l’adhésion de Richard Millet. Pourtant l’écrivain le plus éloigné qui soit de Brina Svit. Celui dont les grandes phrases arborescentes mettent Brina au bord de la suffocation et du vertige. Mais c’est sans doute aussi parce que Richard Millet est un écrivain en rupture – rupture de ban avec l’écriture contemporaine qu’il n’apprécie guère et dont il méprise et la pauvreté et l’approximation grammaticale – que Brina Svit se sent à l’aise avec ce fervent « chevalier de l’imparfait du subjonctif ». Elle qui a déjà tant de mal avec le passé simple ! Au-delà, à lire ce Petit éloge de la rupture, il y a le « plaisir du texte », le bruissement de la langue. Et celui de retrouver Brina. Dont l’écriture, esprit et lettre, ne peut se confondre avec aucune autre.

         En exergue à ce Petit éloge de la rupture, cette phrase de Cioran, auteur vénéré de Brina Svit :

    « Il ne faut écrire et surtout publier que des choses qui fassent mal, c’est-à-dire dont on se souvienne. Un livre doit remuer des plaies, en susciter même. Il doit être à l’origine d’un désarroi fécond, mais par dessus-tout, un livre doit constituer un danger ».

         Voilà qui est. Ce Petit éloge de la rupture ravive tous les feux de la séparation. La brûlure est là, intacte, vivante sous les mots, qui frémit sous la langue. Les textos d’avant la rupture sont là, eux aussi, qui attisent les flammes sous la cendre :

    « Je suis avec toi, en tous sens, amoureux de toi, de ton feu, de tes lèvres, de tes envies, de tes contraires, roc en mer et langueur au soleil… »

         ou cet autre :

    « Viens de courir dans le vent et giboulées. Tu me rends intensément vivant. »

         Restent pour la lectrice les délices d’une subtile « confession impudique ». Et pour Brina Svit le tango. Un sublime antidote pour rompre, le temps d’une langoureuse milonga, avec le désarroi et le chagrin.

    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli




    BRINA SVIT


    Brina Svit denim
    Brina Svit,
    photographie de Philippe Matsas





    ■ Brina Svit
    sur Terres de femmes


    Cela s’appelle l’aurore (Coco Dias ou la Porte Dorée) [lecture d’AP]
    Coco ou le désarroi de Brina
    Conversation privée avec Brina Svit
    Le Dieu des obstacles (lecture d’AP)
    Les incertitudes du désir (Une nuit à Reykjavík) [lecture d’AP]
    Turris eburnea (Moreno + bio-bibliographie)[lecture d’AP]
    Nouvelles définitions de l’amour (lecture d’AP)
    Un cœur de trop [lecture d’AP]
    Visage slovène (lecture d’AP)
    Rue des Illusions perdues (Con brio) [lecture d’AP]
    → (en commentaires sur Terres de femmes)
    Mort d’une Prima Donna slovène
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    Portrait de Brina Svit (+ extraits de Moreno, Un cœur de trop, Coco Dias ou la Porte Dorée)




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