Étiquette : Carnets de Marche


  • Angèle Paoli, Carnets de Marche

    Chroniques de femmes – EDITO/SOMMAIRE




    CARNETS DE MARCHE 3






    « LE RAVIN N’EST-IL QUE LA NOSTALGIE DE LA MONTAGNE ? »



    Lecture de Christiane Parrat



         Qu’écrit-on quand on a perdu un être proche ? Comment vit-on, survit-on ? Il en est des brisures de l’amour comme de la mort. L’écriture fouaille alors dans les racines invisibles de ce qui reste. Exil à l’intérieur de soi-même pour y tresser l’ode à l’absente, sans savoir qui est la plus absente à soi de celle qui reste ou de celle qui est partie.

         « Où est son bien ? Elle le cherche. Il la fuit. Sa nature même lui échappe. Elle s’agrippe aux bouquets d’euphorbes, au chant solitaire d’un oiseau qui appelle sa compagne lointaine. »

         Carnets de Marche… La marche est difficile et courageuse qui va à l’écriture… la lecture en est bouleversante. J’ai traversé ce jour dans la douceur de ce beau livre écrit par Angèle Paoli et édité à Béziers, aux toutes jeunes et talentueuses éditions du Petit Pois… Soixante-et-un fragments de ces carnets ont été choisis par Véronique et David Zorzi pour nous faire entrer dans quelques saisons de la vie d’une femme, confrontée à la fracture amoureuse… Cent-vingt-deux pages d’une écriture limpide, d’une absolue fluidité, nous mènent de la plénitude de la souffrance au vertige du vide laissé par la faille.

         En exergue, cette pensée d’Hélène Sanguinetti : « Le ravin n’est-il que la nostalgie de la montagne ? » Ainsi va s’ouvrir un des plus beaux textes d’Angèle Paoli. Sans pathos, dans une écriture proche de l’intime, qui ne cache rien tout en gardant le mystère d’une insolente pudeur, elle nous conduit dans l’univers secret de ses marches, nous donne accès à cette déchirure, se centrant peu à peu sur le chemin intérieur qui va transformer ces marches en « marches à gravir ». Un texte qui se lit lentement, parce qu’il a la grâce. Une traversée solitaire douce et attentive de ces chemins de l’île où s’échange la douleur contre la force de la nature offerte. La terre devient alors écrin de la solitude, attente, miroir d’angoisse, creux et pierres où poser sa supplication, murmure traversant saisons et paysages. Émerveillement sacré réveillant les mythes qui viennent du fond des temps, paganisme antique des grigris, des sortilèges. Mais aussi bain de lumière, de rumeurs, accordant la houle de la mer omniprésente à celle de l’encre. Le regard de la poète fouille le maquis pour retrouver la vie, celle des bêtes, des plantes, des hommes et des femmes de l’île.

         « Le vent souffle par grandes rafales. Le maquis ploie sous les à-coups imprévus du libecciu. »

         Carnets de Marche est un livre incandescent, flamboyant, d’une nudité intense et d’une grande finesse psychologique. Tout de l’âme de la marcheuse y est interrogé.

         « Résister à la tentation de la voix. Me retirer sans faire de bruit. Vivre mes souffrances et mes deuils dans ma seule chair, mes sanglots dans ma seule voix. »

         Les voix multiples de la narratrice balisent cet itinéraire spirituel né du décalage existentiel entre habiter, vivre là et être ailleurs… « Solitude des seuils »… matière de songes mêlant fantasmes et réalité. C’est d’une écriture porteuse du temps qu’elle a besoin pour cicatriser, un temps analgésique. De page en page, elle nous mène sur son chemin de renoncement qui ouvre à la beauté du monde, éprouve, se découvre…

         « …reconstruire l’ordre immuable des choses réapprendre le silence les gestes de l’oubli les paroles apaisées allégées du trop-plein des mots ranger l’autre qu’on a aimée la coucher la plier sans faux plis aux côtés de ceux qui ont déjà une place dans ton cimetière intérieur… »

         Quête de l’indicible. Ce livre ennoblit tant il est pur, tout en nuances. Une écriture de violoncelle. Silence de l’être qui effleure les mots ou les pétrit d’une sensualité toute méditerranéenne, ou d’un érotisme radieux quand l’écriture s’attarde dans les clairières amoureuses de la mémoire. Autopsie d’une âme, d’un amour, d’un rêve… qui s’effiloche en ces derniers mots comme une laine de mouton sur un cœur barbelé, celui de l’absente au loin allée… :

         « Mon chagrin mon chagrin m’a fui cette nuit s’en est parti ai entendu senti compris que mon chagrin était enfui Lundi mardi vendredi mon chagrin s’en est parti parti au-delà des jours et des nuits uits uits. »


    Christiane Parrat
    D.R. Texte Christiane Parrat
    pour Terres de femmes *



    * Recension publiée dans la revue Le Quai des Lettres, La Rochelle, septembre 2010, n° 22/23.

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  • Angèle Paoli, Carnets de Marche

    Angèle Paoli, Carnets de Marche,
    Les Éditions du Petit Pois, Béziers, juillet 2010.

    ISBN : 978-2-9534097-2-7



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         Le vent souffle par grandes rafales. Le maquis ploie sous les à-coups imprévus du libecciu. Je ne vais sans doute pas pouvoir marcher très longtemps sur la route. Je n’ai pourtant pas envie de renoncer. Je vais trouver un abri où pelotonner ma solitude. Il me semble me souvenir qu’en prenant sur ma gauche le sentier un peu large qui conduit jusqu’aux ruches, je vais déboucher sous les grottes qui précèdent la Pierre plate. La Pierre à palabres.

    Angèle Paoli





    POUR LIRE LA SUITE, SE REPORTER À L’ÉDITION PAPIER (JUILLET 2010).








    Photos, G.AdC




    « LE RAVIN N’EST-IL QUE LA NOSTALGIE DE LA MONTAGNE ? »


    Lecture de Christiane Parrat



         Qu’écrit-on quand on a perdu un être proche ? Comment vit-on, survit-on ? Il en est des brisures de l’amour comme de la mort. L’écriture fouaille alors dans les racines invisibles de ce qui reste. Exil à l’intérieur de soi-même pour y tresser l’ode à l’absente, sans savoir qui est la plus absente à soi de celle qui reste ou de celle qui est partie.

         « Où est son bien ? Elle le cherche. Il la fuit. Sa nature même lui échappe. Elle s’agrippe aux bouquets d’euphorbes, au chant solitaire d’un oiseau qui appelle sa compagne lointaine. »

         Carnets de Marche… La marche est difficile et courageuse qui va à l’écriture… la lecture en est bouleversante. J’ai traversé ce jour dans la douceur de ce beau livre écrit par Angèle Paoli et édité à Béziers, aux toutes jeunes et talentueuses éditions du Petit Pois… Soixante-et-un fragments de ces carnets ont été choisis par Véronique et David Zorzi pour nous faire entrer dans quelques saisons de la vie d’une femme, confrontée à la fracture amoureuse… Cent-vingt-deux pages d’une écriture limpide, d’une absolue fluidité, nous mènent de la plénitude de la souffrance au vertige du vide laissé par la faille.

         En exergue, cette pensée d’Hélène Sanguinetti : « Le ravin n’est-il que la nostalgie de la montagne ? » Ainsi va s’ouvrir un des plus beaux textes d’Angèle Paoli. Sans pathos, dans une écriture proche de l’intime, qui ne cache rien tout en gardant le mystère d’une insolente pudeur, elle nous conduit dans l’univers secret de ses marches, nous donne accès à cette déchirure, se centrant peu à peu sur le chemin intérieur qui va transformer ces marches en « marches à gravir ». Un texte qui se lit lentement, parce qu’il a la grâce. Une traversée solitaire douce et attentive de ces chemins de l’île où s’échange la douleur contre la force de la nature offerte. La terre devient alors écrin de la solitude, attente, miroir d’angoisse, creux et pierres où poser sa supplication, murmure traversant saisons et paysages. Émerveillement sacré réveillant les mythes qui viennent du fond des temps, paganisme antique des grigris, des sortilèges. Mais aussi bain de lumière, de rumeurs, accordant la houle de la mer omniprésente à celle de l’encre. Le regard de la poète fouille le maquis pour retrouver la vie, celle des bêtes, des plantes, des hommes et des femmes de l’île.

         « Le vent souffle par grandes rafales. Le maquis ploie sous les à-coups imprévus du libecciu. »

         Carnets de Marche est un livre incandescent, flamboyant, d’une nudité intense et d’une grande finesse psychologique. Tout de l’âme de la marcheuse y est interrogé.

         « Résister à la tentation de la voix. Me retirer sans faire de bruit. Vivre mes souffrances et mes deuils dans ma seule chair, mes sanglots dans ma seule voix. »

         Les voix multiples de la narratrice balisent cet itinéraire spirituel né du décalage existentiel entre habiter, vivre là et être ailleurs… « Solitude des seuils »… matière de songes mêlant fantasmes et réalité. C’est d’une écriture porteuse du temps qu’elle a besoin pour cicatriser, un temps analgésique. De page en page, elle nous mène sur son chemin de renoncement qui ouvre à la beauté du monde, éprouve, se découvre…

         « …reconstruire l’ordre immuable des choses réapprendre le silence les gestes de l’oubli les paroles apaisées allégées du trop-plein des mots ranger l’autre qu’on a aimée la coucher la plier sans faux plis aux côtés de ceux qui ont déjà une place dans ton cimetière intérieur… »

         Quête de l’indicible. Ce livre ennoblit tant il est pur, tout en nuances. Une écriture de violoncelle. Silence de l’être qui effleure les mots ou les pétrit d’une sensualité toute méditerranéenne, ou d’un érotisme radieux quand l’écriture s’attarde dans les clairières amoureuses de la mémoire. Autopsie d’une âme, d’un amour, d’un rêve… qui s’effiloche en ces derniers mots comme une laine de mouton sur un cœur barbelé, celui de l’absente au loin allée… :

         « Mon chagrin mon chagrin m’a fui cette nuit s’en est parti ai entendu senti compris que mon chagrin était enfui Lundi mardi vendredi mon chagrin s’en est parti parti au-delà des jours et des nuits uits uits. »


    Christiane Parrat
    D.R. Texte Christiane Parrat *



    * Cette recension a été publiée dans la revue Le Quai des Lettres, La Rochelle, septembre 2010, n° 22/23, page 23 [directeur de publication : Denis Montebello].





    CARNETS DE MARCHE 3




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  • Carnets de marche. 25


         Le vent souffle par grandes rafales. Le maquis ploie sous les à-coups imprévus du libecciu. Je ne vais sans doute pas pouvoir marcher très longtemps sur la route. Je n’ai pourtant pas envie de renoncer. Je vais trouver un abri où pelotonner ma solitude. Il me semble me souvenir qu’en prenant sur ma gauche le sentier un peu large qui conduit jusqu’aux ruches, je vais déboucher sous les grottes qui précèdent la Pierre plate. La Pierre à palabres.

    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli



    POUR LIRE LA SUITE, SE REPORTER À LA VERSION PAPIER, PUBLIÉE EN JUILLET 2010.







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  • Carnets de marche. 24

       



    CARNET N.24

    24.

         Elle s’est endormie devant la cheminée. La bûche crépite d’un feu intime. Crépitement régulier, parfois plus assourdi, qui lui murmure dans son demi-sommeil que la flamme baisse, prête bientôt à s’éteindre. Elle sent le froid qui la gagne, un froid qui s’infiltre par le dos. Elle se secoue sans se réveiller. Elle éprouve le même cheminement du froid que celui de l’autre nuit, quand elle s’était couchée dans la mezzanine du four, enroulée dans les draps de bain de coton, le béret parisien tiré bien au-delà des oreilles. Elle se dit, dans sa tête endolorie, qu’elle ne tiendra pas. Qu’il est impossible qu’elle fasse sa nuit sous la pierre sèche du four. Le froid dur et humide pénètre jusqu’aux os et prend la chair à rebours. Elle sait que la température va encore chuter au cours des heures. Jusqu’au petit matin. Elle est recluse là-haut, sans torche, avec ce glacé qui l’immobilise par à-coups, congestionne ses muscles. Elle sent la dureté du ciel au-dessus d’elle et la proximité sans faille des étoiles. Instinctivement, elle se recroqueville un peu plus sur le matelas bain de soleil bouffi d’humidité, qui lui sert de litière. Elle sent pourtant, dans cet inconfort et cette réclusion glacée où elle tente vaillamment de s’endormir, quelque chose d’exaltant. Peut-être le désir inconscient de se mettre à l’épreuve, de se dépasser elle-même dans l’épreuve qu’elle s’est infligée. Un moment plus tôt, elle était assise sur le muret de la treille, éblouie par la pleine lune. Toutes les portes étaient fermées et la grande maison endormie. Paisible, insouciante de sa situation. Cela avait duré pas mal de temps et ce n’est que tard dans la nuit, qu’elle avait flanché. Autant en raison du froid qui la paralysait maintenant qu’en raison du chagrin qu’elle éprouvait à le voir errer autour de la maison. Elle était sortie par le finestrinu, se tortillant pour parvenir à s’extirper. Il avait refermé sur elle les volets et ensemble, silencieux, ils avaient regagné le lit conjugal. Il lui avait fallu du temps pour se réchauffer et chasser le froid qu’elle avait emmagasiné sous les pierres.


         Devant le feu, c’est le même froid insidieux qui la saisit droit dans le dos. Un vrai coup de poignard. Des phrases montent en elle. Des mots surgissent, venus du fond de sa mémoire. « Sa mère, bredouillis d’atomes explosés ». Elle ne s’arrête pas sur les choses. Elles vont leur chemin fluide sans qu’elle puisse les retenir. Sa maison d’alors lui manque, celle qu’elle a quittée pour toujours, après plus de vingt-cinq ans de présence dans ses murs. Elle ne parvient pas à imaginer que d’autres l’habitent. D’autres corps, d’autres présences, un couple et deux enfants, paraît-il. Elle, elle n’y remettra plus les pieds. Elle ne poussera plus jamais la porte tant de fois ouverte fermée, sur elle, sur sa vie. Elle est partie sans dire adieu. Elle se dit que tous ceux qu’elle connaissait et qu’elle ne reverra plus sont comme morts. Ils gisent dans les strates plus ou moins sombres de son cimetière intérieur. Bientôt elle ne pourra plus leur rendre leur visage. Ils n’existent que tant qu’elle garde d’eux un pan de souvenir. En y réfléchissant, elle se dit qu’il en est de même pour elle. Qu’elle n’est plus qu’un petit cadavre mou dans la mémoire des autres. Mais ne l’était-elle pas déjà depuis longtemps ?


         Elle aimait le jardin de juin, ses pavots et ses iris, ses araignées, ses escargots, les fenêtres mansardées qui donnaient sur les toits et les feuillages des grands arbres. Il n’est pas certain qu’elle n’ait pas au fond d’elle-même le regret de cet univers familier, riche de sensations et de lumières. Le nez collé à la vitre, le regard perdu par-delà les toits, l’oreille au téléphone, elle passe des heures à dialoguer avec elle. Longues discussions attendues dans l’angoisse et dans le désir de la voix de l’autre. Ce temps aussi est loin. Elle est pourtant sûre qu’il a existé, elle ne peut l’avoir rêvé. Elle somnole, portée entre deux eaux par le crépitement du feu qui feule devant elle et le froid qui la pince par vagues brèves et par secousses. Elle s’égare dans le livre qu’elle est en train de lire. Il l’irrite et l’ennuie. Elle se secoue puis se rendort. Peut-être se produira-t-il quelque chose, enfin ! Les images défilent dans son sommeil, qu’elle ne parvient pas à retenir. Fugitives, elles s’abîment dans le tréfonds de son inconscient d’où un instant plus tôt elles avaient surgi. Visages familiers, silencieux, qui se rappellent modestement, timidement à sa mémoire sans laisser de trace. Théâtre d’ombres qui s’effacent et reviendront la visiter comme bon leur semble. Au gré de leurs fantaisies. Puis s’évanouissent et s’enfoncent dans les brumes vertigineuses du sommeil.

    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli

       

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  • Carnets de marche. 23

       



    CARNET N.23

    23.

         Je pars tard aujourd’hui, malgré la douceur printanière. Les grands froids annoncés pour le début de la semaine se font attendre. Les lauriers sont en fleurs et les mimosas sur le point d’éclore.


         Un parfum de résine guide ma marche au-dehors du hameau. Peut-être cette marche va-t-elle adoucir mon angoisse, celle qui m’a prise au milieu de la nuit dernière et m’a tenue longtemps éveillée au bord de la suffocation. Le soleil voilé tient la mer à distance. Il semble qu’elle se soit provisoirement absentée. Son éloignement m’inquiète. Dans cinquante ans peut-être, l’île ne sera plus que dunes de sable. Ou pire, un vaste paysage de détritus encastrés les uns dans les autres. Une décharge généralisée de Muragellu. Le grand vent de dimanche, encore vif sous ma peau, balaie ces images funestes. Le paysage millénaire du Monte Minerviu surgit au détour d’une courbe. Paysage ancestral qui fait surgir en moi le sublime Kaos de Pirandello. Aucun vol de vautour ne vient cependant lanciner dans les airs. Seules de violentes rafales secouent le vaste plateau d’herbes sèches puis s’engouffrent en tourbillons dans les cavernes qui trouent le piton rocheux. Ici et là, une bergerie abandonnée, un enclos, des murets qui délimitent l’espace et parlent d’un passé défunt, encore habité par ceux de ma famille, il n’y a pas si longtemps. Un maquis serré grimpe le long des pentes, qui m’interdit tout accès aux rochers en surplomb. Vus d’en bas, je les croyais pourtant très accessibles. Seule et inexpérimentée, je suis forcée de renoncer. Les ruines de Ficajola me hantent. Je sens tout proche mais invisible le vieux hameau incendié jadis par les lansquenets d’Andrea Doria. Que cherchait le condottiere dans ces lieux inhospitaliers, livrés au maquis et aux vents ?


         Une houle légère glisse sur la mer, bleu de nuit sous le soleil. Je revois la longue silhouette sèche de mon grand-oncle, « expert en chasse au veau marin ». Une hulotte toute proche lance au-dessus des toits sa note mystérieuse.


         Dépassé Hanging Rock (Australie), l’odeur forte du cochon me saisit tout entière. Je fais halte pour humer pleinement ces effluves. Le petit ruisseau galèje sous le pont. Je me penche au-dessus du muret pour l’entendre. Son murmure d’en bas, assourdi par les lianes, n’a pas la clarté joyeuse qu’il a en bondissant sur la roche rouille. Un coup de feu égaré troue le silence. Une odeur d’humus remué par le passage des bêtes monte de la terre. Le soleil a déserté la route. Je hâte le pas en direction des Petrelle. La Punta de Merchiò émerge dans la lumière, pareille à une dent solitaire. Le mugissement de la mer est effacé par la rumeur grossissante du Furcone, le torrent montueux qui court à la rencontre de la marine écrin d’émeraude. Densité sombre des verts touffus. Le Mulinu di Pendente n’est plus très loin.


         De menus frétillements invisibles secouent les frondaisons. Le torrent se rapproche de moi. Les taillis gagnent en épaisseur. Une humidité pétrifiante m’enveloppe. Les arbres mangés de lierres et de lianes donnent au maquis des allures de jungle. De furtifs froissements d’ailes ébrouent les feuillages. Un dernier cercle de lumière auréole le sommet du Cucaru. Je frissonne au-dessus des eaux du Furcone. Et me penche. Superbes massifs d’Helleborus corsicus.


         Je reprends ma route en sens inverse. Un rouge-gorge gît dans le fossé. Une minuscule fleur mauve pointe sa corolle fragile au-dessus des feuilles. Les premiers crocus. Les jonquilles sauvages, cœur safrané. Le soir tombe, mais pas encore la fraîcheur qui d’ordinaire l’accompagne. Comment, de la route, retenir le moindre détail ? Chaque jour me réserve une surprise. Une anfractuosité mise à nu, un sentier insoupçonné, à garder en mémoire pour le printemps, d’autres marches dans les murets. Rien n’est jamais tout à fait identique. Une forme en dévoile une autre, qui recèle ses propres secrets. Odeur de branches coupées, bruyère et mousse. Elle passe sous Hanging Rock (Australie). Elle était là lorsque la voix l’a appelée. Elles ont parlé de la douleur. Des formes qu’elle prend pour se manifester. C’est par là, par ce talus, qu’elle grimpera jusque là-haut. Un jour ! Cette douleur cuisante qui assaille sa peau, la nuit. Cette brûlure sur son bras gauche, à vif. Ce prurit sous ses ongles. La perle de sang qu’elle devine sous son doigt, dans le noir. Insomnie. Tenter d’oublier ces démangeaisons qui l’assaillent sans relâche. Faire la sourde oreille à leurs sollicitations. Les réduire au silence. Les annihiler par des pensées agréables. Impossible. Ça reprend ici, puis plus haut, sur le lobe de l’oreille, plus bas, au bas du dos. C’est un feu que le vent éparpille, ouvrant des brasiers insolites qui ne s’éteignent que provisoirement et reprennent de plus belle au moment où elle croit qu’ils sont enfin éteints. Une odeur d’urine poivrée monte du rocher où elle s’est installée. Elle sent son ventre se nouer. Peur d’avoir peur de cette angoisse qui la saisit sans crier gare et la pousse hors de raison. Elle a peur de ses éclats qui la prennent à l’improviste, sans qu’elle puisse les contenir. Est-elle en train de perdre la raison ? Elle sent monter en elle des gerbes de folie. Volcan et eau à la fois cratère en fusion feu de sa peau qui crache son venin lacère les pores de sa peau la brûle de mille aiguilles piquantes la nuit est délestée de ses étoiles la beauté du jour achèvera de la consumer.


         Un croissant de lune bleue volette au-dessus d’elle aile d’oiseau blessé lune froide et fidèle qui calme sa brûlure en même temps que l’odeur forte de l’urine des chèvres. Des phosphènes de lumière rousse scintillent à travers les arbres. Une vache blanche broute l’herbe vespérale. Une hulotte lance son cri. L’étoile du berger luit au-dessus de la mer. Il est six heures. Une nuit américaine enveloppe le monde du village. Il fait nuit.


         Posé en équilibre parfait sur une absence de nuages, le croissant de lune claire.

    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli

       

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  • Carnets de marche. 22

       



    CARNET N.22

    22.

         Et ce vallon qui descend jusqu’à la mer, peut-être pourrais-tu le rendre à sa poésie des origines ? Toi qui sais le pouvoir des images, peut-être pourrais-tu délier par tes mots le Muragellu enfermé au creux de la terre ? Invisible. À moins que de mémoire d’homme, il ne soit englouti ― pour toujours ― sous les monceaux de détritus que chacun persiste à déverser dans sa gorge éventrée. Par dessus le muret qui ceinture le pont du Muragellu, gravats, crachats des maçons lâchés en trombe de poussière du haut des bennes hyper-mobiles.


         Poussière de briques et de ciments carreaux dépareillés machines à laver telluriques téléviseurs implosés matelas vermoulus sommiers et gazinières Delux pourrissantes dans leur gaze de rouille literies défoncées maculées d’urines d’ancêtres, sommiers sommiers encore ondulés décatis épaves de ménageries humaines déménagées jusqu’ici balancées par-dessus le muret du Muragellu maquis dévasté envahi alentour à profusion de déjections diverses quincaillerie en tous genres postes de radio TSF vélos et moteurs armatures de mobylettes carrosseries de voitures chaises dépareillées divans de salons couverture marron à fleurs de chez « Tati corse » tout le mauvais goût du quotidien dévale dans le vallon le quotidien réduit à cette ruine des arbres du maquis dépenaillés effilochés détruits terre à vif décapitée de sa vie.


         Une brume grise, légère et cotonneuse descend des hauteurs, flotte au-dessus du recreux qui m’abrite, franchit la route, recouvre le vallon en contrebas, enveloppe la ferraillerie délestée de son usage quotidien tout terrain vie domestique et convivialité, loisirs pour tous. Les réfrigérateurs évidés s’enfoncent un peu plus dans la terre, rongent les racines des chênes en détresse, sectionnent les branches, émondent les derniers feuillages. Les vallonnements ombreux du Muragellu succombent sous la présence harcelante d’un quotidien défunt, réduit à sa carcasse ferrailleuse et crâne, à sa crasse de gonds disjoints et de verre brisé, roues de bagnoles déjantées pots de chambre, lave-linge et valises, frigidaires encore.


         Des genêts maigrichons s’agrippent vaillamment aux fourneaux d’une cuisinière, un ciste solitaire a pris racine dans la laine pourrie d’un matelas pisseux, un ressort de sommier abrite un entrelacement de lianes. La nature reprendra-t-elle un jour ses droits ?


         Le brouillard se densifie. Il glisse par nappes successives d’un versant de la route à l’autre. Une chape de brume grise recouvre le maquis étouffe le mugissement régulier de la mer. Des rires et des cris soudain trouent le silence, lacèrent l’atmosphère ouatée. Une planche qui roule écorche la route dans un bruit de ferraille.


         Elles sont trois à courir et à s’esclaffer. En noir toutes trois. Pomponnées mode et coiffées dernier cri. Par grandes saccades de rires, elles s’exclament haut et fort, se rapprochent du promontoire que je n’ai pas quitté. Je les vois qui s’agrippent à tour de rôle au plateau d’une table à apéritif version catalogue de Saint-Étienne, montée sur des roulettes, abandonnée à côté de la cahute aux encombrants. Les trois mignonnes hurlent, arrimées dans la descente à leur véhicule de verre. Emballée dans sa course, la table emporte les demoiselles, plus vite, encore plus vite. Et leurs cris percent le silence. Elles s’éloignent toujours davantage et se rapprochent du Muragellu. C’est là, sans doute que la table roulante va finir son premier et ultime parcours de folie. Balancée par dessus bord, désarçonnée. Les roulettes continuent à rouler l’air de roulements imbéciles. Les jeunes filles contemplent, balcon du Muragellu, les armatures brisées. La brume épaisse noie les rumeurs. Les rires se sont dissous dans le vallon. À peine un cri d’oiseau dans les ramées. La mer en contrebas est rendue à son opacité première. Qui, le premier, a jeté la pierre au Muragellu ?

    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli

       

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  • Carnets de marche. 21

       



    CARNET N.21

    21.

         Première marche dans le maquis depuis le retour de Paris. Première rencontre au sortir du hameau, le berger et son fils, chacun dans son véhicule. Échange de paroles, sourires. « Alors, on profite ? » Oui, on profite. De la douceur de l’air, de sa tiédeur. De l’éclat jaune or des belles-de-jour en fleurs dans les talus. La mer est grosse encore de sa tempête de la veille. La clarté du ciel m’incite à pousser jusqu’aux Petrelle, esplanade naturelle d’où le regard embrasse le paysage. Je ne me sens disciple de personne. Je me laisse porter par la première sensation de pierre chaude sous le frisson argenté des chênes. Les troncs des arbres grincent. Une page a été tournée qui m’emmène vers d’autres saisons et, au-delà, vers un univers de sensations dont je ne parviens pas à soupçonner la teneur. Mon état d’esprit a changé sans que je puisse vraiment dire en quoi. Le temps de novembre me semble loin derrière. La mer d’un vert pétrole aujourd’hui ne m’apporte pas de réponse sur l’élasticité du temps.


         Plein soleil sur Hanging Rock (Australie), pris dans la houle mouvante de la chênaie. Des trouées de lumière filtrent au travers du maquis. Les cris des bergers venus rassembler leurs chèvres roulent d’une pente à l’autre. Seuil. La chasse est fermée depuis quelques jours déjà. Le temps a basculé vers d’autres rives. Absence de sensations propres à ressentir l’absence. Bonheur d’être là, dans la lumière et dans le vent. Tourbillons d’air qui giclent et virevoltent, et m’enveloppent de leur présence invisible et pourtant palpable. Promontoire d’où je domine l’anse de la marine. Turbulences des flots qui s’engouffrent dans le resserrement des roches. Les mugissements du vent enflent dans le labyrinthe de mes oreilles, camouflant provisoirement le grondement des vagues en contrebas. Je savoure ma solitude ― illusoire solitude ― au milieu des pics et de la rocaille. Les pierres oscillent sous mon pied. Mes cheveux volent en tous sens. J’aspire le soleil, sa douceur, les effluves de lumière caressante.


         Tu t’allonges sur un rocher plat grêlé de trous. Surtout, ne jamais décider à l’avance de ce que « tu-vas-faire » ni de « jusqu’où-tu-iras ». Suivre ton penchant du moment.


         Elle a emporté un roman, offert par son frère à Noël. Retrouvé ce matin au milieu de la pile des ouvrages en attente de lecteur. Elle ne connaît pas l’auteur, son nom ne lui dit rien. Il est corse, pourtant. Sur quelle phrase s’ouvre cet autrefois féminin ?


         Elle surveille du coin de l’œil les ondulations des arbres, masses festives mouvantes, signe tangible de la présence du vent.


         En exergue, une phrase de Faulkner, en anglais. « Parce que la mémoire, le souvenir était sur le point de s’amorcer et de claquer ». C’est quelque chose comme ça. Le Bruit et la Fureur peut-être. Penser à vérifier, penser à chercher. Pas de table des matières mais des chapitres numérotés en toutes lettres. De un à ? Neuf ! Pas dix, non ! Un à neuf, peut-être à cause de 1959, année de naissance de l’auteur. 1959, n’est-ce pas aussi l’année de naissance de son frère ? À moins que ce ne soit 58. Elle ne sait jamais. Est-ce elle qui bouge ou le rocher grêlé de trous sur lequel elle est allongée ? Une histoire de bibliothèque ancienne à ranger. Un récit autour d’une femme corse, noble et célèbre. Diana Petri. Une discussion houleuse entre mère et fils.


         Les bergers lancent leurs hululements à travers la montagne, insensibles à sa présence et à ce qui l’occupe, elle. Ignorants de sa lecture, de sa présence insolite dans le paysage. En est-elle bien sûre ? De là-haut, ils dominent et ils l’ont sans doute vue, allongée sur la roche plate grêlée de toutes parts, ou accroupie derrière un buisson de ciste. « Aou, aou, aië ». Modulations étranges, indistinctes, imprévisibles. Le vent souffle par rafales qui la bousculent et la refroidissent. Elle change de place, abandonne un instant ses feuillets au vent. Les pages claquent comme de petits drapeaux. Elle se cale dans un creux de roche, plus à l’abri. De là, à travers ce trou de rocaille, « il y a une photo à faire ». Le tintement plus clair des sonnailles lui dit que le troupeau se rapproche. Hululements et mélopées des bergers. Le silence existe-t-il vraiment, un silence en soi ? Quel silence au moment de mourir ? Un silence glacial ? De ce même froid que celui qui fige la peau du cadavre que l’on effleure pour la dernière fois.

         Des sifflements aigus, de plus en plus intenses et rapprochés, lui font lever la tête. Ils sont là-haut, sur les pentes arrondies de la montagne. Sur l’autre versant de Hanging Rock (Australie). Tout un mouvement de houle lumineuse s’étire à l’aplomb de la montagne. Sur la ligne de crête, une silhouette en ombre chinoise s’affaire au rabattage des bêtes. Sifflements. Variations, hululements. « Aou, aïe, aou ». Sur combien de notes ? Combien de temps pour faire dégringoler le troupeau jusqu’à la route ? Les taches moutonnantes s’échelonnent, lumineuses, sur le vert sombre. Modulations, stridulations. « Ffff, ffff ». La silhouette ombre chinoise a disparu, happée sans doute par un pan de rocaille, invisible de l’endroit où elle se trouve. Elle lit quelques pages encore sur Diana. Son esprit est ailleurs, tourné vers ces pâtres d’un autre temps qui continuent à mener leur vie ancestrale avec leurs bêtes. Elle songe à Virgile, aux Bucoliques dont, enfant, elle récitait des chants entiers. Elle pense à la Méditerranée qui conserve encore des modes de vie antiques, invisibles et insoupçonnables l’été, en pleine période de bains de mer et d’effervescence factice. Elle voit en surimpression du visage tanné et hirsute du berger qui lui livre son bois à dos d’âne, le visage de cet autre pâtre grec, annoncé salle Cortot pour interpréter au piano Images de Claude Debussy. Un Ulysse barbu et noir, qu’elle s’était plu à imaginer tombé des Météores ou droit sorti d’un combat en lointaine Colchide. Un jeune pâtre qui n’avait de pâtre que l’apparence rustique. Mais un faune raffiné qui aurait assimilé au plus profond et au plus juste l’élégance très française de la musique de Debussy. Un pianiste et un virtuose, mais aussi un artiste, capable de sentir la musique de l’intérieur. L’élégance d’un pâtre grec, nommé Styros.


         Il serait temps que tu sortes de ta tanière et que tu reprennes la route du village. C’est ce qu’elle se dit tout en rassemblant ses affaires, sac à dos, livre et carnet. Elle saute d’un caillou sur l’autre, en s’agrippant aux branches dégarnies des genêts. Heureusement, la croix n’est pas loin et la bergerie non plus. Elle se dit aussi qu’il lui faut rapporter du bois. Elle sait où s’approvisionner en rondins mais elle ignore s’il en reste encore. Elle grimpe le long d’un talus de terre meuble, recouvert de sciure fraîche. Elle fait sa collecte, emplit son sac à dos à ras bord, le charge sur ses épaules, se laisse glisser dans la sciure et rebondit sur la route. Elle rapporte ses notes de l’après-midi, ses rondins, ses photos. Elle s’arrête et se penche sur le premier hellébore en fleurs. Helleborus corsicus.

    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli

       

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  • Carnets de marche. 20

       



    CARNET N.20

    20.

         Cet après-midi, ton désir de gagner la route est irrépressible. Tu ne sais trop si c’est le désir de marcher ou celui d’écrire, le désir d’être seule aussi. Sans doute les trois désirs conjugués. Tu quittes la terrasse au tilleul, laisses derrière toi le carrughju. Tu es aussitôt face à l’horizon. Vu d’ici, l’arrondi de la terre est déjà parfaitement perceptible. En face, droit devant toi, Nice, visible ces jours derniers, plongée dans un halo de brume aujourd’hui. Phil le marin dit que c’est une illusion d’optique. Une question de réverbération des montagnes dans la mer. Je le crois volontiers, Phil. J’ai confiance en lui et en son savoir, qu’il tient de sa belle expérience. Tu te laisses bercer par la lumière douce qui glisse sur les vallonnements des chênes et des oliviers. Le temps semble mort, inexistant, suspendu. Seule la beauté rend supportable cette immobilité. Une beauté pourtant excessive, crue, dure. Une beauté qui fait mal ! Les sonnailles des chèvres déjà. Le retour des chasseurs. Ils te saluent au passage, l’un après l’autre.


         Tu te penches sur l’à-pic. La mer est là, toute proche, à l’aplomb de la pente. Vert-de-gris, émeraude violine. Sur le muret du premier pont un objet insolite attire ton attention. Posé là sur un angle de pierre, cet arrondi culotté, est-ce un casque de la Grande Guerre ? Que fait-il là, ce casque minuscule, pour tête d’enfant ? Tu le retournes. Ce n’est qu’une casserole, sacrément cabossée. Rongée par l’humidité et la moisissure. Par quel hasard abandonnée là ?


         Tout un dégradé de violine s’étire sur la mer. Elle goûte sa solitude extrême dans cette extrême douceur. En cet instant précis et en ce point précis du paysage, elle aimerait être un oiseau et se propulser vers l’au-delà des monts. Les vagues montent à l’assaut des rochers, lèchent les écailles dures des écueils, puis retombent en lames farouches selon le même rythme. La Punta di Minerviu dresse ses arrondis et ses pics dans la lumière. Elle revoit les chèvres dispersées à flanc de montagne, chaque chèvre installée dans son trou, dans sa grotte, regards tournés vers le large. Leurs cornes dessinant des croissants de lune dans le ciel du soir. Soir de Nativité dans le dernier soleil.


         Hanging Rock (Australie). Pas de changement apparent. Le même persiste ici dans la permanence. Le soleil pourtant s’est éclipsé. Une langue de lumière pâle glisse le long des pentes jusqu’à la route. Tu accélères le pas, tu voudrais aller jusqu’au Mulinu di Pendente. En marchant vite, tu peux y être avant que ne tombe la première fraîcheur du jour.


         Elle arrive à hauteur de l’arbre à gri-gri cra-cra. Les dernières ficelles ont disparu et le chêne ne porte plus la trace de la liane clé de fa qui était enroulée à son tronc. La liane a été arrachée à son tour. Elle traîne un peu plus bas au revers du talus.


         Le mugissement régulier de la mer. Demain, elle prendra le sentier et descendra jusqu’à l’écrin vert émeraude. Le temps stagne, à l’identique d’un jour à l’autre. Elle se sent en état d’apesanteur. Elle flotte entre les deux versants de la route. De chaque côté, c’est le même entrelacement de lianes, le même fouillis de ronces, les mêmes amoncellements de feuilles desséchées, le même abandon de l’âme. Un coup de fusil troue le silence. Puis un autre. Un troisième encore. Un gazouillis d’oiseaux s’ébat dans la feuillée.


         La Tour d’Amour dresse sa silhouette dense, mise à nu par le déboisement. Il y a quelques jours à peine, tu étais là avec ta sœur. Elle n’était jamais montée jusqu’à la tour. C’est ce qu’elle t’a dit.


         Ensemble, elles prennent les sentiers et grimpent dans les sous-bois, longent les anciennes masures en ruines. Elle lui montre les arcades, les restes de cheminées. Elle lui raconte la mise à sac du hameau au XVIe siècle, par les troupes de l’amiral génois. Andrea Doria. L’incendie qui a fait fuir les familles jusqu’aux hameaux proches de Barrettali. Elle ne savait rien de tout cela. Ni elle non plus, d’ailleurs, avant d’habiter son hameau. Elle la suit partout où elle va. Ensemble, elles pourraient monter jusqu’au sommet de la montagne. Elle lui dit son inquiétude ; elle lui dit qu’elle est une aventurière et qu’elle prend des risques. Elle éprouve à son tour la magie du lieu, son « inquiétante étrangeté ». Elle lui reproche son inconscience et lui demande si elle n’a pas peur. Non elle n’a pas peur. De quoi pourrait-elle bien avoir peur ? Elle lui fait jurer de ne pas commettre d’imprudence, de ne pas attiser la curiosité des esprits du lieu. Elle l’emmène du côté des piani à découvert. Elle fait son plein de rondins de bûches comme d’habitude. Elles franchissent les barbelés, elles reprennent la route, heureuses de leur complicité de maquisardes. Elle essaie de contenir la douleur que crée en elle son absence.


         Et cette lumière qui tombe comme une nappe sur le téton du Cucaru, enserre les effleurements de roches ! Arbres défeuillés pris dans le coton de la brume. Ses photos d’Allemagne, prises ces jours derniers. Elle aime leur côté japonisant. Elle entend les explications qu’elle lui a données ; elle s’étonne de ces phénomènes météorologiques qui la subjuguent. Ils lui rappellent des choses vues en Asie, les pains de sucre du Vietnam plongés à mi-parcours dans les nuages, la tête émergeant au-dessus d’une mer floconneuse. Elle pense à elle. Elle sait qu’elle va la voir bientôt. Elle se retient de ne pas souffrir. La nappe de nuages glisse, silencieuse et paisible. Demain sera un autre matin.


         Elle se dit qu’elle aimerait être ailleurs, dans d’autres montagnes, d’autres froids. À Barre-des-Cévennes par exemple. Peut-être à cause de cette barre striée de crevasses parallèles, qu’elle n’avait jamais remarquée jusqu’alors, là-haut, sur la ligne de crête. Une odeur d’humus monte en même temps qu’une vague d’humidité. Elle remarque au passage un sac en plastique qui pendouille, entortillé à une branche. Ce n’est pas un gri-gri. Seulement une marque de chasseur. Un coup de feu troue le mugissement régulier des vagues. La chasse n’est pas terminée. Elle pense aux enfants déguisés dès leur plus jeune âge en chasseurs. Les enfants mâles, bien sûr. Encore un bout de tissu noué dans les branchages. Autant de signes dont le langage lui est inconnu.


         Elle s’habitue au bruit de ses pas sur le goudron de la route. Parfois, elle l’oublie. Elle oublie même qu’elle marche. Peut-être ira-t-elle jusqu’à oublier qui elle est.


         Elle croise Papo, au volant de son dodge, accompagné de son chien. Il la salue d’un geste de la main. Il va « aux cochons ». Odeur de terre remuée. Odeur de lisier. Il a dû ouvrir l’enclos. Elle l’entend qui lance des « Tchou ou ou ou ! » Un cri identique lui répond, qui monte de la mer. Les chèvres sont là, elles aussi, camouflées quelque part dans les taillis. Tous les jours les cochons à nourrir, tous les jours les chèvres à rentrer, à sortir, à traire ! « Tchou ou ou ou ! ». Elle quitte la route et grimpe le long d’un escalier ancré dans la murette. Elle s’agrippe aux branches des arbres, prend appui tantôt sur une pierre tantôt sur une souche. Elle s’arrime aux branches sèches qui se détachent, se rattrape de justesse, s’enroule dans des ronces invisibles qui s’agrippent à ses vêtements, à ses cheveux. Elle n’en revient pas de leur ténacité. Il faudra qu’elle pense à se munir d’une serpette. Elle finit par se hisser en haut du talus et se cache dans les fourrés, guidée par les sonnailles du troupeau. Elle s’assied sur un lit de feuilles. Elle sent la piqûre des bogues. Il va peut-être pleuvoir. Odeur de silence et d’éternité. Elle pense à Azzana, au village perdu au loin dans les montagnes, sous la neige. Elle est seule, loin de tout elle aussi, loin du monde. Elle attend. Elle attend le retour des chèvres et, plus loin encore, celui du printemps. Les chèvres prennent le chemin des écoliers, jamais elles ne se pressent. Elles tardent à se montrer au détour du chemin. Elle tend l’oreille. Des froissements d’ailes, des crépitements d’élytres, des pépiements d’oiseaux. Des battements de becs. Elle est encerclée de menus bruits. Un peu plus tard, tapie à nouveau dans d’autres fourrés, à hauteur de la Croix, elle épiera les cris de Papo rameutant son troupeau de chèvres. « Rra, rra ». Un corbeau lui répond. Les cris se précisent et s’enflent. « Tjgoé, oé, oé, oé… Wéa, éja ! Joé, tjoé ! Aië, aïe aïe ! aoj, aoj ! Waoé… » Deux gouttes de pluie tombent sur sa main. Le moteur du dodge s’éloigne. Les chèvres ne passeront plus. Il est temps qu’elle sorte de sa tanière. Il est temps qu’elle prenne la route du retour.


         Une belle lumière, tout en retenue, inonde le cirque des montagnes. Au sortir d’une courbe, elle traverse un ballet d’insectes qui dansent dans un dernier rai de soleil. Elle repasse sous Linaghje. Les arrondis des murettes viennent à sa rencontre, découvrent leurs marches moussues. Elle marche pour oublier que chaque jour ici ressemble à un dimanche. Elle marche pour oublier l’absence, toutes les absences. Le rythme de ses pas comme une lallation. Une odeur de feu de bois enjambe la route. Il n’y a plus que cela. La lumière, les bruits, les odeurs. Plus rien d’autre ne semble exister. Tout semble loin, comme effacé de l’horizon. Ou enfoui quelque part dans l’invisible de sa chair, sous sa peau, sous ses muscles. Elle se rapproche du ciel et des nuages, parfois, le soir, de la nuit étoilée. Toutes ces étoiles, ces milliers de minuscules lumières qui clignotent impassibles au-dessus de sa tête ! Elle frissonne, d’effroi et d’admiration. Tout tient, à longueur de jour, dans cette beauté insaisissable.


         Elle ne cotillonnera pas ce soir !

    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli

       

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  • Carnets de marche. 19

       



    CARNET N.19

    19.

         Aujourd’hui, veille de fête, lever aux aurores. Matinée informatique prévue depuis plusieurs jours déjà. Le téléphone sonne. Déjà. En même temps que les sonneries réveil des différents portables répartis dans le franghju. Je me suis couchée tard ou tôt, très tard. Je sors sur la treille et scrute le ciel. Il fait doux. Les grands froids annoncés et la neige attendue au-dessus de sept-cents mètres, ce n’est sans doute pas pour aujourd’hui. La maison résonne déjà de mille coups. De la cave au grenier, de haut en bas. Les ouvriers du haut s’acharnent sur le carrelage. Travaux programmés depuis des mois. C’est précisément aujourd’hui que la question du carrelage arrive sur le tapis et que l’équipe se met au travail. Panne d’électricité. Ça vient encore de disjoncter. Pas d’eau chaude non plus. Il faut remettre la douche à plus tard. Je me dépêche. Le temps me rattrape. Faire la chambre, ranger l’espace informatique, trier livres et fringues. Pas assez de place, je fulmine. Il faut que je compresse et que je m’habitue.


         Je mets la main sur mon dictionnaire de langue corse, introuvable jusqu’alors. La première bonne surprise de la matinée. J’espère qu’elle sera suivie de quelques autres. Je vais pouvoir m’attaquer à la traduction de Manfarinu, mon âne de Noël. Je me suis mis ça en tête ! Je mettrai le temps qu’il faudra mais pour Noël prochain, mon conte sera prêt. En attendant, il sort ces jours-ci dans une revue wallonne spécialisée sur les ânes. Ces incompréhensibles contrastes me font sourire. Tout cela est bien surprenant !


         Un bruit de sabots dans la venelle me tire de mes rêveries. Les ânes, ce matin ? Je les attendais demain. Oui, chargé de bûches, l’âne solitaire déboule sur la terrasse. En même temps que l’informaticien qui dépose ses mallettes et son matériel sous le tilleul ; un troisième homme est là qui traverse la terrasse avec la porte vitrée de la cuisine sous le bras. Il me faut une seconde pour le « remettre », comprendre qui il est et ce qu’il est en train de faire. Je n’avais pas prévu sa visite. Il ne s’était pas annoncé. Je le regarde interloquée. « Je viens pour la crémone. » La crémone ? Je pense à « crémaillère », mais ce n’est pas ça. « Oui, la crémone. Je vais aussi changer les cavaliers ». J’avais aussi oublié les fameux cavaliers. Je suis toujours étonnée de la batterie de mots inouïs qui surgissent au détour de la vie. « Très bien, faites donc ». De toutes façons, je n’ai pas le choix, il est là avec ses outils, ses taquets, ses rivets et ses mots bredouillés qui trébuchent sur les lèvres. Je marche dans du verre brisé. Je lève les yeux vers les fenêtres de l’étage. Il ne manquerait plus que ça ! Non rien de cassé dans les hauteurs de la maison.


        Ma mère surgit en plein milieu de tout ce tintamarre. Elle ne comprend rien à ce qui se passe de la cave au grenier. Je la fais rentrer dans la maison, les courants d’air ne lui valent rien.


         Le jeune ânier, beau et racé comme un pâtre grec, échange en corse quelques bribes de mots avec le menuisier. Vagues onomatopées qui suffisent au dialogue. La porte vitrée est allongée sur une table, les perceuses grincent, l’âne brait. Je passe de la terrasse à la treille, de la treille à la cave, de la cave à la cuisine. Je nourris l’âne de tout le pain sec amassé ces jours derniers. Ce n’est pas de refus. Il ingurgite la baguette sans renâcler. Armée de mon balai de sorcière, je nettoie la terrasse couverte de verre et de feuilles. L’assiette du chat y est passée. Les chiens du berger sans doute. Qui folâtraient d’une murette à l’autre. Les pas de l’âne qui va et vient, monte et descend rythment la matinée. EDF appelle pour dire que le rendez-vous de lundi est annulé. Il faut téléphoner à nouveau. Je sens la rage qui monte. Je m’acharne sur les feuilles mortes et le verre pilé. Le balai valse et les feuilles-obus du tilleul aussi.


         Les bruits de marteaux ont cessé. La boîte à outils du menuisier s’est envolée. L’âne a disparu du carrughju. Seul demeure encore l’informaticien. La maison est retombée dans le silence. La matinée est terminée. Un rayon de soleil illumine mon écran. Vais-je pouvoir enfin travailler ? Cet après-midi, peut-être !

    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli

       

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  • Carnets de marche. 18

       



    CARNET N.18

    18.

         Avion. Vastes étendues enneigées, plissements pliocéniques des montagnes. L’île vue de haut. Disparition. Elle perçoit les limites de ce qui commence, de ce qui finit. D’autres géométries surgissent, organisées avec précision. Mamelons, ravinements, langues d’écoulements, bassins de réception. Elle cherche des yeux la trace minuscule des skieurs, des randonneurs perdus, attirés par le vertige des cimes. Les étendues glacées sont lisses, vierges de toute présence humaine. Un volatile fuselé, blanc de la même blancheur que la neige, déchire le ciel à basse altitude. Elle envie la liberté agile de cet avion miniature qui trace sa route paisible et silencieuse au-dessus des pics.

         Tu penses à d’autres paysages, à d’autres voies, à d’autres appels. Aux grandes dunes du désert, à Djanet où d’autres vivent, dans le même temps où toi tu remontes vers le nord. Petits villages endormis au creux des vallées. Le blanc mousseux des nuages, celui de la neige ou des dunes, d’un mousseux tout différent. Les maisons de pisé encastrées dans les murailles de schiste du Tassili Nedjar, aux confins des grands sables. Solitude des espaces où l’on croit pouvoir renaître. Illusoire projection vers un ailleurs inaccessible. À jamais.

         Tu revois ton amie aixoise, depuis longtemps perdue de vue, livrée aux silences de ton cimetière intérieur. La voilà rendue à sa jeunesse, le temps d’une nuit. Le temps de la perdre à nouveau au réveil. Pourquoi a-t-elle surgi cette nuit-là, justement ? Le jour de ton départ pour Paris ? Au réveil, tu te grises de calculs : quel âge a sa fille aînée maintenant, celle qu’elle a adoptée après la naissance de la tienne ? Et sa cadette, celle qu’elle a eue, quelque temps à peine après la naissance de la tienne ? Quelle différence d’âge entre la brune et la blonde, tes filles et les siennes ? Ton fils et le sien ? Tu revois les enfants, cet été-là, leurs jeux et leurs espiègleries, leurs farandoles et leurs fâcheries, leurs courses en pneumatiques sur les vagues. Cet été-là. Vous aviez loué une villa en bord de mer, de l’autre côté du Cap. Ultime résurgence de vies partagées dans la communauté aixoise de votre jeunesse. Que reste-t-il de ce temps qui te semblait hier si proche ? Aujourd’hui si lointain.

         Elle se dit qu’elle n’a pas très bien dormi. Sans doute la prise de bec de la veille avec sa mère. Elle est contente de s’éloigner pour quelques jours, de prendre du champ, et plus encore du nombre de jours qui va les séparer en janvier. Elle l’a laissé, lui, sa silhouette lourde et pesante sur la route. Elle en a eu l’âme lourde aussi, et le cœur déchiré. C’est sans doute cette tristesse-là qui l’empêche de goûter la plénitude de ce moment d’intense liberté. Elle se dit qu’il leur faut trouver. Trouver autre chose. Reconquérir ensemble une part de bonheur.

         Les villages ce matin, à l’approche de Noël. Les pingouins incongrus d’Albu, maladroits sur leur piste de simili-glace en simili-plastique. Nonza, elle n’a rien remarqué. Le village à lui seul est déjà une crèche. Elle s’efforce de retrouver le décor de Luri. Quelques guirlandes lumineuses en bleu et blanc autour de la fontaine. Le sapin géant de Saint-Florent. Les personnages pains d’épices d’Oletta. Pauvres Noëls de pacotille qui s’obstinent à vouloir ressembler à des Noëls nordiques, réduits à des « chromo » de cartes postales avec traîneaux pailletés et sapins. Une grande tristesse l’envahit, qui lui fait espérer que quelque chose d’autre existe. Quelque chose d’autre, un jour ! Il lui tarde d’être de l’autre côté de ce temps de l’avent qui a perdu son sens.

         Les méandres de la Seine se déplient dans le soleil. Il fait beau à Paris. Elle respire du bonheur de se sentir soudain loin des brumes épaisses du Nebbiu, loin des pluies sombres qui balayaient le golfe, lourd de menaces contenues à grand-peine. Elle se demande si les premières neiges sont tombées sur le Cintu. Il ne semble pas. Des rubans de fumée s’étirent le long des pentes des Agriates, qui renforcent encore l’impression de désert de cette région.

         Tout ce qui parasite ta pensée vient te distraire de la descente en toi-même, s’interposer entre toi et toi avec tyrannie et finalement te détourner de l’essentiel de ce que tu es. Tu te demandes si tout cela n’est pas au fond un moyen facile pour faire diversion. L’avion n’en finit plus de tourner au-dessus de la piste. Les ronds-points tournent, tournent en même temps que les automobiles. Combien de temps encore va durer cette ronde monotone et inquiétante qui te sépare de la terre et de la vraie vie ?

    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli

       

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