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Étiquette : Caroline François-Rubino
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Pierre Dhainaut | Caroline François-Rubino, Paysage de genèse (extrait)
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Christian Monginot | Apocalypse & Co (extrait)
« Tu ne ressens aucune frustration devant
[…]
L’impassibilité de la pierre »
Ph., G.AdC
APOCALYPSE & CO
(extrait)
Tu ne rejettes ni ne recherches
Le merveilleux, la beauté, l’éblouissement,
Tu ne ressens aucune frustration devant
L’envol de l’oiseau,
L’impassibilité de la pierre
Ou le scintillement lointain des étoiles,
Tu ne demandes aux dieux
Aucun miracle, aucune transfiguration,
Tu n’attends de chaque chose comme de toutes
Que ce silence par lequel
Leurs vertus colorent ton vide et lui donnent
Le la secret qui le guide
Vers la musique hybride du hasard et de la chair ;
Pourquoi cèderais-tu à la manie commune
D’ajouter quelque chose
À la magie du vide ?
Pourquoi t’obstinerais-tu à voir, comme chacun,
Sous l’anarchique solidarité
Des actes et des signes lointains du hasard,
On ne sait quelle blessure ou quel manque infligés
À ce corps que tes mots font vibrer
Comme un cristal
Toujours à deux doigts de se rompre ?
Pourquoi refuserais-tu la moindre part de ta force,
Le moindre influx
De cette vigueur et de cette tendresse aléatoires
Qui résonnent déjà en toi et réclament
La plus ardente patience ?
Pourquoi voudrais-tu apposer à la hâte
Les scellés
Sur les paroles vacillantes de ton poème ?
Christian Monginot, « Une douceur singulière », in Après les jours, Éditions L’herbe qui tremble, 2017, pp. 104-105. Encres de Caroline François-Rubino.
CHRISTIAN MONGINOT
la page de l’éditeur sur Christian Monginot
■ Voir aussi ▼
→ (sur le site des éditions L’herbe qui tremble)
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» Retour Incipit de Terres de femmes -
Pierre Dhainaut | Caroline François-Rubino | [Laissons les mots sourdre d’eux-mêmes]
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» Retour Incipit de Terres de femmes -
Sabine Huynh, Kvar lo
par Angèle PaoliSabine Huynh, Kvar lo,
Éditions Æncrages & Co,
Collection Ecri(peind)re, 2016.
Encres de Caroline François-Rubino.
Postface de Philippe Rahmy.
Lecture d’Angèle PaoliDANS LE CREUSET DES LANGUES, « TA LANGUE »
Kvar lo : l’énigme d’un titre tout entière contenue dans deux mots. Sabine Huynh a choisi l’hébreu pour conduire sa traversée poétique de la langue. Depuis la langue originelle niée par la mère jusqu’à la langue-fille nouvellement nouée, la langue chemine, qui fait advenir une nouvelle origine. De la mort symbolique à la naissance, c’est l’histoire d’une vie qui se dit ici dans l’univers babélien de la poète.
« Déjà plus ». « Kvar lo » en hébreu. Le titre s’appuie sur la double entité de ce qui a été et de ce qui déjà n’est plus. Il creuse en négatif l’idée d’une présence tout aussitôt suivie d’une disparition, et sans doute s’exprime-t-il en filigrane un regret. Quelque chose a eu lieu qui s’est dissous, qui s’est évanoui, laissant place à une désagrégation, à une faille insondable. À une mort. La négation « déjà plus » fait écho à la négation « Ce n’est plus » du poète Paul Celan cité en exergue. L’autre exergue, emprunté à Franz Kafka, permet d’établir un lien entre Kvar lo et Babel. « Nous creusons la fosse de Babel ».
Une première encre de Caroline François-Rubino traverse la page à la verticale, transition entre la page d’épigraphes et l’amorce du poème. Un trait d’un noir épais qui s’étire et dont l’éclaboussure fait place à une barrière de claies éclatées. À angle droit quelques lignes horizontales esquissées. Je lis cette encre de haut en bas. Comme une marque délibérément pesante qui imprime sa présence en belle page sur le vergé blanc ivoire.
Au commencement de Kvar lo se vit/se dit une éclipse. Le point de départ est un lieu dont le passé a été occulté. « Aucune mélopée », aucune lallation sous-jacentes. Il ne reste du paysage oral que « fantasmes de foyer/linguistique ». En ce lieu noyé de pluies s’inscrit le meurtre symbolique d’une enfant dont la mère a rejeté l’existence. Ce qu’il reste de lien entre elles ? Ce « « ma » : distance dure/le vide vous relie/comme une cicatrice ».
Le reste suit, triste configuration d’une vie évanouie. Pas de mère aimante, pas de langue de cœur, pas de mémoire, pas de mots pour dire. Qu’advient-il dès lors pour celle qui, à peine née, est déjà niée ? Que faire du temps révolu ? Ce temps est là, sournoisement enfoui, qui revient avec violence, fait tanguer l’édifice incertain, ébranle la coque d’une nef sans amarre qui part à vau-l’eau. Que faire de soi dans ce mouvement perpétuel de survie illusoire qui étourdit jusqu’au vertige ? Le présent s’interpose pour dire la difficulté à être de ce corps dévasté par le non-amour. Steppe désolée, désert d’une existence livrée à l’indécence nue de l’absence.
Nombre de poèmes — tous aussi beaux et tous d’une grande richesse expressive — disent l’absence l’abandon le rejet la fragilité le mensonge la blessure la faille. Et l’état de celle qui, enfant, subit l’expérience de la négation est celui d’une « clochette fendue » ; d’une « orpheline », errante absolue, privée de grâce, privée de mots,
« bouche raidesans motsclose et mauditeen mal d’amourlaide, que le sourire a fui. »
Les assonances en [ɛ] émaillent les vers — raide laide lait tais mère — qui, au-delà de l’impossible sourire, simulent la grimace et disent l’insondable déplaisir.
Pourtant, sur les ruines de l’enfance confisquée, il faut construire, il faut se construire toute. Sur deux mots : « Kvar lo ». Les deux pierres maîtresses sur lesquelles poser les fondations prennent appui sur la langue hébraïque. « Kvar lo ». « Déjà plus ».
Celle qui prend la parole à travers le « tu » — je nié présent dans le mot « rage » — cherche sa voix dans les langues autres que sa langue d’origine — « Tu apprends le chinois / pour expulser la langue-mère » — ; elle cherche ses mots coloration forme sens sons dans d’autres langues que la sienne, cherche une langue d’accueil où aller, où prendre corps et où grandir ; sa quête ne réside nullement dans l’assimilation d’un maillage de mots creux qui emplirait le vide béant laissé par l’absence de la mère, langue maternelle morte inane muette. La poète en appelle à une langue où naître à soi-même, et en laquelle demeurer. La mémoire offensée cherche à comprendre, qui revient sur un temps qui échappe et dont il ne reste que ruines anathèmes furies guerres dévastations. Et langue anéantie, vouée à un silence éternel :
« langue introuvabletu(e)te tais »
Mâchoire « lézardée », l’enfance mutilée a engendré la mutité. Langue avalée, langue figée, dans l’incapacité de mettre en branle les rouages du langage, de faire s’agglutiner entre eux sons et mots. La voix se brise avant même que puisse naître la parole. Dès lors, la poète cherche secours dans le kaléidoscope et la multiplicité étonnante des langues, elle se barde se ceinture sans toutefois trouver de langue qui réponde à son attente existentielle. Condamnée à l’errance entre aphonie et polyphonie, telle est l’existence de la poète.
Est-ce cela vivre, cette recherche qui pousse à tâtonner en aveugle à travers langues murs érigés tout autour qu’il faut repousser pour pouvoir accéder à l’air libre ? N’est-ce pas plutôt tenter de survivre à sa « propre Shoah » ? Dans cette quête infiniment douloureuse seule secourt vraiment, telle une bouée, l’élection de langues d’adoption, ces « sœurs de deuil infini ». Ainsi, tandis que la langue-mère du désamour se vit comme une « greffe ratée », émergent dans leurs torsions les langues apprises, déclinaison de « langues tourmentées », chacune dotée de sa spécificité propre, de ses exigences ou de ses capacités de don :
« La française, te plierà sa cadence pour survivre— peser en perdant piedmentir en jurantpromettre sans savoir —l’anglaise, s’échappersans surveillance, chanteravec l’espagnole, joueravec l’italienne, oserséduire en suédois… »
Entre mémoire disloquée — « alephs amnésiques » —, langage désarticulé, pesanteur du vide et langue-muscle qui tâtonne sur l’avant-dire qui précède le dit, ce « presque dire » qui ne peut qu’imparfaitement dire et seulement dans la déchirure de l’écartèlement, surviennent les poèmes où se lisent en toile de fond le spectacle de la guerre et ses talus « hagards ». C’est sur ce décor morcelé d’enfer que s’enracine la poésie de Sabine Huynh, dans toute la richesse de sa palette babélienne, dans la multiplicité des notations et des images qui caractérisent les poèmes de Kvar lo. Tandis qu’en page de droite (en belle page comme on dit), la page réservée aux encres de Caroline François-Rubino, une masse de noir impose sa forme, boule ou nuage, crantée sur ses bords d’éclats, puis fuse, tronc vertical, vers le bas de page.
Un après est-il possible au creux de la déchirure qui nourrit en son sein maléfique l’impossible conciliabule du babil ? « Langue barbelée », vie mutilée. Une langue pourtant émerge parmi toutes celles que la poète fréquente de longue date. L’hébreu, langue d’accueil pour dire le manque la perte la dispersion, essaime ses vocables. Des mots inconnus se glissent, qui irriguent le poème de leur souffle mystérieux, de leurs consonances nouvelles : « milmoulime » « gvanime » « ga-agouïne ». Et bien sûr cet « horaille » éraillé pour désigner « mes parents ». L’émergence de ces vocables chargés de sens fait de l’hébreu la langue de proximité qui invite à poser pied à prendre appui à donner vie. C’est aussi la langue hybride de l’enfant, la fille de la poète ; celle qui a fait d’elle une mère. À travers cette langue-fille, la mère peut à son tour advenir. L’enfant offre à sa mère sa parole originelle. Langue des jeux des promesses « des sfataïmes de fable », de la tendresse. Langue colorée et ludique, vive foisonnante imprévisible, de la douceur et de la joie. Une vie advient alors qui se noue autour des mots de l’enfant, arbre de vie.
« Ta fille estla paroleoriginelledoucementtu en viensen lui parlant. »
« Ta langue », écrit Sabine Huynh à la fin du recueil. De ces lointains intérieurs qui, dans le creuset, ont laissé fermenter les mots advient une renaissance féconde. Avec elle s’élabore une poésie très personnelle qui touche au plus profond de l’indicible et de l’inouï. Kvar lo, une très belle langue de poète.
Angèle Paoli
D.R. Texte angelepaoli
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» Retour Incipit de Terres de femmes -
Sabine Huynh | [Au fond de ta gorge][AU FOND DE TA GORGE]
Au fond de ta gorge
parfois des murs
se veulent horizon
avant le voyage
car les hommes frappés
d’amnésie croient
pouvoir dompter les vents
Ce qui s’éloigne défile
traversé comme une lance
éperonne les certitudes
comme un corps chute
dans un silence mat
silence de fuite absolue
Sur les routes
ce qui faisait sens n’est plus
(ce que tu as appris)
que la pluie qui bat
et s’évapore
sur tes paupières
Aux bifurcations, pendue
au coin des lèvres, l’hésitation
fait perler le sang
ta langue fourche
et bégaye tes pas
Se réveiller quand même
avec la vision sonore
d’une demeure sans
chagrin, sans tache
indélébile, une demeure
qui aurait à peine vécu
où on aurait à peine su
babiller
se réveiller
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» Retour Incipit de Terres de femmes -
Sabine Huynh, Kvar lo
par Isabelle LévesqueSabine Huynh, Kvar lo,
Éditions Æncrages & Co,
Collection Ecri(peind)re, 2016.
Encres de Caroline François-Rubino.
Postface de Philippe Rahmy.
Lecture d’Isabelle Lévesque[…] dans ta tête
des talismans rescapés
de l’enfance crevassée
écho de voix abîmées
S.H.
Sur ce qui n’est plus, fonder. Trouver les mots qui garderont ravage et destin brisé. Kvar lo : en hébreu, le titre du dernier livre de Sabine Huynh, traductrice de cette langue, poète de ce qu’elle rassemble pour libérer son identité singulière, légèreté d’oiseau colibri, élaborée au fil des livres en une mue douloureuse et féconde. Sabine Huynh précise en fin de livre que ce titre pourrait se traduire par déjà plus.
Le recul, l’avancée, le trouble des frontières traversées, et tout ce qui tombe dans le fleuve d’oubli. L’épigraphe de Paul Celan commence par « Ce n’est plus » et semble attendre le nom à venir. L’identité et la langue sont en question. Et la deuxième épigraphe, celle de Kafka (« Nous creusons la fosse de Babel ») prolonge cette question vers celle de la diversité des langues. Ainsi sont réunis deux auteurs de langue maternelle allemande.
Paul Celan qui n’a jamais voulu quitter sa langue maternelle, celle des bourreaux nazis, pour écrire créa à partir d’elle une sorte de « contre-langue » à la syntaxe éclatée, au vocabulaire comportant des néologismes venus parfois de l’hébreu. Il avait acquis la nationalité française, celle du pays où il avait choisi de vivre et dont il parlait couramment la langue. Celan pouvait écrire en français ou en hébreu, mais il a mené son combat contre et dans sa langue maternelle.
L’auteur de Kvar lo, pour initier ce long poème, utilise donc un mot hébreu, inconnu de beaucoup de ses lecteurs français, qui peut se doter des sens que le livre lui offrira : gage de poème, offrande sémantique fondée sur ce qui a disparu, paradoxe venu occuper le territoire incertain d’une langue perdue.
Particulièrement frappante en ce début de livre, la multiplicité des prépositions « sur », « en » : quête d’assise, ce sur quoi fonder la langue alors que sont martelées les négations totales qui entérinent un processus de perte. Voilà le poète, sur le seuil d’une langue à inventer :
« pour tenir droiteillusion en équilibresur ce rienéchangéentre elleet toi »
Apprendre, entreprendre un mouvement fécond qui, « voyage sans ancre », écartera le temps du désastre pour un « verbe », « à la source/des secousses ».
Deuxième personne prégnante, « toi / tu » en tête, adresse en dédoublement pour initier l’élan, le suivre sans hésiter — sans regarder derrière, sans regarder la mère, ou sur le bord l’engloutissement, « sur le point de / basculer ». L’espace, blanc, devient matière du vide, autour tout un monde disparaît. Rudes traversées, guerres, massacres :
« Toujours les guerres ont coupédes parents des langues »
Ce blanc entre les deux groupes nominaux semble établir une équivalence et le sens propre du nom « langue » double l’acte de mutilation de significations symboliques : langue coupée de sa source (d’émission) ou bien réfutée comme outil pour communiquer et joindre les êtres, au point d’incarner « cette séparation lancinante ». Jusqu’au bégaiement signifiant, le vers peut se clore sur des syllabes répétées — entretuées :
« langue introuvabletu(e)te tais »
Au vertige d’une identité niée, le préfixe invite à se pencher sur la négation de nouveau qu’il faut accepter pour bâtir sur ce « kvar lo ». Pour cela, le terreau des sons répétés : « phonèmes » criés en pur « anathème », la violence à naître est figurée dans la langue de secousses portées par le poème et procède d’une volonté de rassembler un trésor dispersé, pas encore des mots, des sons :
« Certains jours tout est telque tu n’es rienton cœur se jettecontre les larmes » 1
Ces sonorités, protections, bris du silence, bâtiront « des murs à l’odeur de mots », une verticalité rassurante (?), que les encres de Caroline François-Rubino d’encre restituent, des « signaux de fumée ». Entre pierres érigées et lettres qui se dressent, noir, les traits larges tiennent. Pour chaque encre, un sème : le trait tiré, élevé sur la page, grandit, prend corps, avec le poème (stèles liant pierre et texte, parade contre le temps qu’il faut patiemment cerner de peu).
L’histoire personnelle et celle du pays, la guerre (personnelle et intérieure par extension), peuvent couper de la langue maternelle et donc de la mère. Sabine Huynh a évoqué dans Les Colibris à reculons 2 le Viêt Nam, sa naissance dans une ville qui avait changé de nom après sa naissance (Saïgon devenue Ho-Chi-Minh-Ville), et puis l’exil précipité.
On sait que le nouveau-né, dans ses vocalisations, prononce les phonèmes de la plupart des langues (babil de Babel), mais qu’à partir du sixième mois son babil retient principalement ceux de sa mère. La poète devenue mère peut observer cette construction linguistique chez sa fille. Mais justement, quelle langue maternelle pour cette enfant dont la mère a refusé sa propre langue « maternelle » et dont le combat ne peut cesser ?
Le corps est présent dans cette lutte, par la bouche muette encore ou par le cœur lancé « contre les lames » : toute force jetée dans la bataille d’inventer pour « toi l’orpheline », se dit-elle, avec le « mot amour ». Lettres italiques pour ce dernier, seule fondation qui puisse tenir alors que les parenthèses portent (dénombrent) les fragilités nombreuses :
« (et l’air est vieux)(parler est un gesteune caresse à embrasser) »
Nombreuses phases, à passer chaque étape (le « babil ») qui mènera vers la langue, la nostalgie pour creuser et retourner « jusqu’à la cassure ». Or la langue jamais ne se dénoue de « salive » et « langage inarticulé », les sons que la voix livre « friables » devront surmonter « le secret / d’une telle désertion ». Entre « tu » et la langue, une confusion : « le temps t’a évidée », une profusion propice à traduire l’effort pour naître à soi, au poème.
Traverser la mémoire, les manquements d’une mère (langue trouée), « une pensée culbutée gît ». Les chutes sont nombreuses, le terreau retourné révèle de macabres restes engloutis qui ne deviendront rien. Un tri s’impose pour le poète archéologue de sa mémoire et de sa vie. Mère souvent surgie pour accroître l’inanité, mer (mère) qu’il faut traverser comme un champ de bataille constellé de corps mort-nés. « Langue de lait », dents dévorantes de celle qui a manqué d’aimer, le blanc régurgité par celle à qui manque, « tourne blanche / tourne folle ».
Une voie n’a pas été tracée depuis le passé, une voix s’est éteinte et demeure si peu qu’il faut pour se l’approprier retourner chaque son. Demeurer sans voix : impossible, le cri poussé sera l’augure de la langue enfin conquise, celle de saccade (haute lutte), envers de « vestes carrées », « robes raides » taillées par la mère – à couturer les lèvres, pas un son ne sortait. Alors « couture » et « déchirure », en vis-à-vis, ce « presque dire » 3 ou ce bord terrible et nécessaire où l’on ne s’établit pas.
On s’y penche, on tremble, on voudrait y proférer sur des « ruines » (mot seul sur un vers tenant tant bien que mal). La scansion, « ce qui reste », anaphorique, murmurée dresse un rempart de trois mots, Kvar lo. L’interdiction initiale, maternelle et sans appel, « tes mots portent / malheur », est bravée par le poème, réponse intangible, foi encore pour demeurer signe, langue de destin brisé que l’on réinvente par « un magnolia en fleurs / un accident de lumière », un miracle :
« dedans le cachédéhanche la vie »
Toujours les phonèmes concaténés qui frétillent et signifient que bat encore un « foyer linguistique ». Syntaxe modifiée d’un verbe intransitif recevant un complément d’objet, à contre-courant de la grammaire, le sens trébuche pour se relever :
« ta langue fourcheet bégaye tes pas »
Le manque, constitutif de ce processus, comme fondement intangible, sème dans la langue l’hébreu « ga-agouïme », écho dissonant de qui s’enfante, à coup de fourche (langue fourchue prenant les sons pour les mots), en soi – ventre nommément et ses « faces aphones ». L’hymne et l’amour pour que soit la langue, invoquée, suscitée. « [M]embre fantôme », la répéter ancre enfin sa disparition. Place à la résurrection, au devenir ! Elle peut s’épanouir en « doigts aimants » car elle est acte. Le déterminant possessif de première personne impossible, « ma », s’inscrit désormais « comme une cicatrice ». Entre les deux, l’union des italiques, l’espace penché de la traversée, « distance dure ».
« [D]e là », écrit la narratrice poète, de cette valeur temporelle et spatiale de l’adverbe, elle tire cette langue entre « si peu » et « leur sillage s’élargit » car paradoxalement le manque enfante, l’« exilée » puise en elle et ses drames le dit du poème. « [S]oif », puis « faim », synthétisées en « – absolue nécessité » alors qu’enfin des poèmes en forme de stèles gardent en leur surface le grave projet de durer.
Le poète qui, après le Viêt Nam, a vécu dans plusieurs pays (France, Angleterre, États-Unis, Canada…) et maintenant Israël, garde le temple d’une Babel restituée. Le pluriel des « langues » 4 a dépassé le singulier menacé, le poème enfin révélé apporte cette preuve radicale, essentielle et légère d’une forme de syncrétisme sans foi, « les mots debout », « [d]’aphone à polyphone ». Sur la page, les mots ne se tordent plus, ils « roulent / leur houle autour de ton cœur », ce foyer de résurrection (de résistance). L’encre élève sa stèle dans une correspondance active entre le texte et le dessin non figuratif et parlant, la dernière encre ne conserve du mouvement que l’élévation, l’ascension langagière figurée comme un accomplissement fragile. Elle absorbe la douleur : s’en nourrit pour rejoindre la formulation. « [L]angue-fille / hybride » devenue « ta langue » :
« poésie haletantebringuebalante– puisque tu respires »
La langue du poème est donc un français dans lequel viennent des mots hébreux. Leur traduction est précisée en fin de livre mais ils peuvent se comprendre, ou au moins s’interpréter, dans le contexte et par leur musique. Parfois le terme hébreu est à l’origine du mot français et ces deux langues se rejoignent formant une langue double, « hybride » qui « fourche » :
« Il n’y a pasde miracle, pasde conclusion, pourquoine pas t’unir à cette langueto-hou-va-vo-hou, tohu-bohusans forme début ni finflot incessant en toiqui te lave, te réveille »
C’est le « maëlstrom » 5 de la vie, des mots qui voyagent, des langues qui parfois se mélangent et s’accueillent. On pense à l’adage italien : « Traduttore, traditore ». Celle qui pense en plusieurs langues peut-elle rester en une seule, contrainte à se traduire elle-même, au risque de se trahir (« à défaut / tu te trahis ») ?
« Tu te traduisen hébreu – tout en gvanimenuances – le labeurétoffe ta maigreurdépareille tes panimeou visages »
Ainsi le poète crée la langue du poème au vocabulaire mélangé, parfois disloqué, à la syntaxe personnelle qui connaît les brisures et les failles et que le silence habite, loin de la langue maternelle.
Mais quel est le nom de cette langue qui est celle de sa fille ? Elle semble passer de la fille à la mère, elles la partagent et elle les unit. Reste à inventer le nom de cette contre-langue maternelle :
« Ta fille estla paroleoriginelledoucementtu en viensen lui parlant »
Isabelle Lévesque
D.R. Texte Isabelle Lévesque
pour Terres de femmes
________________________________
1. C’est nous qui soulignons et utilisons des caractères gras.
2. Les Colibris à reculons, Éditions Voix d’encre, 2013.
3. Presque dire est le nom du site internet de Sabine Huynh : https://www.sabinehuynh.com/
4. Langues apprises : français, anglais, espagnol, italien, suédois, chinois, yiddish, hébreu (« langue de nomade »). Le vietnamien : « égaré mort », « sa langue », celle de la mère.
5. Mot aux quatre orthographes : maëlstrom, maelstrom, malstrom et maelstroëm (chez Victor Hugo). Mot voyageur venu des Pays-Bas par la Norvège.
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» Retour Incipit de Terres de femmes -
John Taylor | [Vallée cachée sous le glacier]
Caroline François-Rubino, Boire à la source de John Taylor
Source
[VALLÉE CACHÉE SOUS LE GLACIER]
Vallée cachée sous le glacier ; ruissellement de l’eau : doigts d’une main ;
l’alpage est d’un vert fertile.
Plus haut, un aigle s’envole d’une fissure qui est comme un passage secret.
Entre deux prés de fauche, le chemin creux sur lequel nous avons souvent rencontré, à l’heure où le soleil se couche, le sculpteur sur bois. Face au soleil qui se couche.
Rouge-queue se posant au pied de la croix du village.
Un nuage comme une herse dans le ciel ; le lendemain soir,
à nouveau un nuage-herse ; puis la pluie sans arrêt pendant des jours.
Des gentianes d’un bleu profond au bord du chemin si haut que la végétation prenait fin et que nous entrions de plus en plus dans la pierraille. Les vitraux de Chartres.
John Taylor, Boire à la source | Drink from the Source, Éditions Voix d’Encre, 2016, s.f. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Françoise Daviet. Aquarelles de Caroline François-Rubino. Préface de Sabine Huynh.
JOHN TAYLOR
Source
■ John Taylor
sur Terres de femmes ▼
→ [Sometimes the island] (poème extrait de Portholes | Hublots)
→ [all your life long] (poème extrait du Dernier Cerisier | The Last Cherry Tree)
■ Voir aussi ▼
→ (sur le site des éditions Voix d’encre) la page de l’éditeur sur Boire à la source
→ (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature) une fiche bio-bibliographique sur John Taylor
→ (sur Mediapart) Littérature : le sens de la gravité de John Taylor, par Stéphane Vallet
→ (sur lelitteraire.com) une lecture de Boire à la source par Jean-Paul Gavard-Perret
→ le site de Caroline François-Rubino
→ le site de Sabine Huynh
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» Retour Incipit de Terres de femmes -
John Taylor | [Sometimes the island]
Caroline François-Rubino, Orées
Source
[SOMETIMES THE ISLAND]
sometimes the island
the mountain
the seawater
the mist over the seawater
are one
blue
gray
insubstantial
nothing
were it not
darken this side
so the other side
retains
light
longer
[PARFOIS L’ÎLE]
parfois l’île
la montagne
la mer
la brume au-dessus de la mer
forment l’un
bleu
gris
si peu substantiel
rien
n’était-ce
assombrir ce côté
pour que l’autre côté
retienne
plus longtemps
la lumière
John Taylor, Portholes | Hublots (extrait). D’après les peintures de Caroline François-Rubino. Livret imprimé en 100 exemplaires le 22 janvier 2015, à l’occasion de l’exposition Orées de Caroline François-Rubino à la Médiathèque de Lourdes du 5 février au 14 mars 2015. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Françoise Daviet.
JOHN TAYLOR
Source
■ John Taylor
sur Terres de femmes ▼
→ [Vallée cachée sous le glacier] (poème extrait de Boire à la source)
→ [all your life long] (poème extrait du Dernier Cerisier | The Last Cherry Tree)
■ Voir aussi ▼
→ (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature) une fiche bio-bibliographique sur John Taylor
→ (sur Mediapart) Littérature : le sens de la gravité de John Taylor, par Stéphane Vallet
→ le site de Caroline François-Rubino
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