Étiquette : Catherine Soullard


  • Catherine Soullard, Vous avez Jupiter dans la poche

    par Angèle Paoli

    Catherine Soullard, Vous avez Jupiter dans la poche
    Éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2015.




    Lecture d’Angèle Paoli


    TAROT BIS








    DE LA MAGIE JUBILATOIRE DES MOTS



    « Sauvée et heureuse ». Telle est la conclusion que scande Phil Blaze, à l’issue d’une séance de cartomancie avec sa cliente. La cliente, une jeune artiste dans l’âme, créatrice de bijoux, hante les cabinets de tireuses de cartes, de cartomanciennes en tous genres, de spécialistes en interprétation du Tarot de Marseille. Aucun des cabinets parisiens de la capitale n’est inconnu à cette jeune femme, aucun(e) des praticien(ne)s de ce genre d’art ne résiste à cette impulsion particulière qui pousse la narratrice de Vous avez Jupiter dans la poche à consulter. Une sorte de fascination, voire une forme d’excitation irrépressible conduit l’héroïne du dernier roman de Catherine Soullard (récemment paru aux éditions Pierre-Guillaume de Roux) à fréquenter avec assiduité ces cabinets de curiosité d’un genre singulier. Pour la profane que je suis en ce domaine, une découverte qui se fait dans le plaisir d’une écriture enlevée, non dénuée d’humour, menée tambour battant, d’un bout à l’autre du récit.

    Sauvée ? De quoi donc ? De ce qui oppresse la jeune femme, de tout ce qui fait obstacle en elle depuis si longtemps. Sauvée du poids de la famille, dont la présence persiste à s’insinuer en elle, à s’imposer à son insu ; de ce double cordon ombilical, tenace, qui la lie à son père et à sa mère ; et l’entrave ; sauvée de ses contradictions, de son amour pour l’homme qu’elle a choisi et dont, décidément, il va falloir qu’elle se sépare ; sauvée d’elle-même, enfin, de son obstination à poursuivre sa vie dans le chemin qui est le sien.

    Comment parvenir au bonheur ? Pas forcément en mettant à profit ce qu’une séance de cartomancie lui révèle d’elle-même ou l’autorise à accomplir. En continuant à consulter les charlatans qui la poussent à changer de vie ? Pas forcément non plus. Car la jeune femme sait que « consulter mages, voyants, cartomanciennes, diseuses de bonne aventure et autres papes du tarot entretient la confusion, l’immobilisme, l’absurdité. » Mais est-ce bien la question du bonheur qui se pose à elle ? Rien n’est moins sûr. Parce qu’il y a là avant tout, dans cette démarche quasi compulsive, une sorte de jubilation inexplicable qui prend en compte tout à la fois le décor de la rencontre, l’accoutrement et les manières du tarologue, sa méthode de travail, sa façon d’« officier » ou de « sectoriser » les interventions, le discours qui s’organise au cours de chaque tirage de cartes. Et surtout le plaisir sensuel des mots. Qui se fraie un passage à travers le paysage mental de la consultante pour qui l’imagination et le rêve ont plus de consistance et de valeur que le réel :

    « Je goûte le plaisir d’être crédule, docile, sachant que je ne le suis pas, que je fais juste semblant, et j’y prends goût, c’est si doux de se laisser ensorceler. Un mot, une intonation, c’en est fait, le ressort secret se déclenche, le réel pâlit, s’éloigne, s’efface, je file dans la fiction et les vagabondages. »

    Jusqu’au jour où la narratrice prend son destin de créatrice de bijoux en mains. Et se libère du même coup de ses obsédantes chimères. Pareille à la « vieille yeuse », « solide, protectrice » qu’elle a devant les yeux, elle « expulse ce qui l’asphyxie », « s’allège des poids morts », « lâche ce qui l’encombre », « rejette ce qui la fait mourir. » Nouveau départ ? Nouvelle naissance ? Renouveau ? Renaissance ?

    Chapitre après chapitre ― certains d’entre eux portent le nom d’une des vingt-deux cartes du Tarot de Marseille ―, nous suivons la jeune boulimique de séances de cartes dans les péripéties qu’elle affronte au fil du jeu qui se déroule sous ses yeux et en sa présence. « Prenez, battez, coupez. » Telle est la formule qui donne le « la » de la méthode et confère son rythme à la séance. L’un après l’autre, tous les secteurs sont convoqués ― travail santé famille amours projets argent voyages identité rencontre… L’Ermite le Diable le Soleil la Tour le Bateleur l’Empereur l’Impératrice le Monde le Pendu la Papesse la Mort l’Étoile…, chacun entre en lice à tour de rôle, chargé de sa symbolique propre et doué de sa propre énergie. De ses promesses ou, au contraire, de ses forces négatives. Envers/Endroit. Les cartes se coupent se recouvrent se rejoignent interfèrent. Les planètes entrent aussi dans la danse et se mettent de la partie. Si l’Ermite freine, Jupiter, lui, « est là avec sa bonne étoile, le couronnement et la main du Ciel ». Donc, patience. Il ne peut se produire que de bonnes choses. Ce qu’il faut d’entrée de jeu, c’est « sectoriser ». Afin de procéder avec clarté et rigueur à « l’état des lieux et de la personnalité ». Mais il faut balayer d’abord, liquider le passé, lever les obstacles. À chaque tireuse de cartes, son style. À chaque cartomancienne, son discours. Discours conventionnels, rôdés, affublés de clichés savants. Tout un « blabla » qui « pimente la journée, colmate la solitude, repousse l’ennui. » Face à la parole souvent très affirmée (pour ne pas dire autoritaire) de la voyante, la jeune femme reste évasive, désemparée. Hésitante. Elle se contente le plus souvent de monosyllabes. Ponctue par des « oui, oui », « je comprends », « d’accord »… Il faut dire que le discours de Stéphane Muir, par exemple, outre que ce dernier se reconnaît volontiers directif, est plutôt infantilisant : « Où en sommes-nous au niveau de l’outil professionnel aujourd’hui ? Comment progresse-t-on cette année ? L’année prochaine »… De quoi rester suspendu(e) aux lèvres de l’autre. De quoi se laisser porter par celle qui voit et qui sait. Chaque séance patine de ses couleurs particulières les sentiments de la consultante. « Solaire et beau ». C’est sur ces mots que se clôt la première séance. Il n’en faut pas davantage pour que la jeune créatrice sorte en chantant son bonheur. « Solaire et beau, tralala, je descends les trois étages de son immeuble en scandant les deux mots, solaire et beau, marche après marche… » Il n’en faut pas davantage pour qu’elle conclue : « Un pont au-dessus de la Seine, et j’ai l’impression d’un enchantement qui se prolonge et ne me quittera pas. » Ailleurs, au fin fond du XIIe arrondissement, chez Chana Brassette, la consultante est soudain prise du désir de fuir.

    « Prendre ma veste posée sur le canapé, payer Chana Brassette, oui, la payer pour qu’elle se taise et qu’elle ouvre la porte, descendre les étages quatre à quatre, prendre mon sac dans les bras, courir aussi vite que possible. »

    « Nettoyez, balayez, sanctionnez les choses du passé. Ne vous retournez pas. Avancez. » Tel est le leitmotiv qui scande le plus souvent les séances. Celui de la table rase du passé.

    C’est sans doute plus facile à dire qu’à faire. Mais la jeune femme a quelques atouts de son côté. Trois arcanes majeurs. Trois bonnes fées qui veillent sur elle, la guident, et lui montrent la voie. L’Impératrice, la Papesse, la Tempérance (seule carte du récit à intervenir trois fois, dans trois chapitres différents). « Tailler, ajuster, limer… ». La création est là, qui impose son rythme et ses gestes à la créatrice et lui permet d’écrire « une histoire immortelle. » Car « créer des bijoux c’est ça, croire, faire croire, les pierres ont ce pouvoir… » Un pouvoir qui rejoint le pouvoir secret des mots. Alchimie dont Catherine Soullard, maîtresse du jeu, possède, au plus haut degré de fusion, la magie jubilatoire.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Catherine Soullard, Vous avez Jupiter dans la poche






    CATHERINE SOULLARD


    Catherine_s_2
    Ph. Tous droits réservés




    ■   Catherine Soullard
    sur Terres de femmes

    Johnny tendresse (note de lecture d’AP)





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  • Catherine Soullard | Johnny tendresse

    par Angèle Paoli

    Catherine Soullard, Johnny, roman,
    éditions du Rocher, 2008.




    Lecture d’Angèle Paoli


    Johnny_2









    JOHNNY TENDRESSE



    Rédigé d’un seul tenant, d’un seul souffle, sans ponctuation autre que les virgules, le dernier roman de Catherine Soullard, Johnny, se lit d’une traite. À la manière d’un scénario de film. Mieux encore, d’un film. Rythme cinématographique. Un rythme à perdre haleine. Un rythme que rien ne vient altérer. Que rien ne vient interrompre. Pas même ― signalé par les intertitres en italiques (sous-titrages de films en V.O ? Dialogues tirés du film lui-même ?) ―, le passage d’une séquence à l’autre, d’un plan d’ensemble à un plan américain, d’un plan-séquence à un insert. Pas même les arrêts sur image qui figent les héros, « balle au front », dans leur « crucifixion ».

    Fidèle aux procédés filmiques de Nicholas Ray ― cinéaste peu soucieux de cohérence chronologique et du bon respect des lois propres au genre du western ― , Catherine Soullard s’ingénie à brouiller les pistes de la mémoire. Pistes spatio-temporelles et pistes tissées par les personnages. Tranches d’enfance vécue dans le Sud de la France et traces déclinées par le mythique Far-West américain, les chemins d’écriture s’entrecroisent, s’entremêlent, se superposent. Ville des origines maternelles, Marseille voisine avec Albuquerque, la ville aux confins des déserts qui vit de l’attente d’un hypothétique chemin de fer. Très vite, l’histoire de la mère fusionne avec l’histoire de Vienna. Amantes abandonnées, leurs visages se mêlent, même bouche fardée, mêmes lèvres gourmandes, même chevelure opulente et même « air fatal ». Même vie peuplée de contradictions gémelles où l’amour d’une liberté âprement défendue le dispute à l’amour indéfectible pour l’homme aimé qui a trahi, l’homme aimé qui est parti. L’homme que l’on attend.

    Souvenirs d’enfances et souvenirs filmiques tressent ensemble, à partir de motifs récurrents ― celui, symptomatique, du cou par exemple ―, un univers symbiotique qui mêle sans fracture couleurs et parfums ancrés dans la chair enfantine de la fillette attachée, formes et « geste », à sa mère et empreintes durablement gravées, dans la chair mémorielle de la narratrice, par la puissance des images et de la musique du film. Le film que Catherine Soullard nous invite à relire avec elle à travers son propre regard, soutenu par le lyrisme d’une écriture éminemment poétique, c’est Johnny Guitar. Nicholas Ray, 1954. À la fois scénariste, spectatrice, camera-woman et projectionniste, la narratrice de Johnny enlève le spectateur/lecteur sur les traces du solitaire à la guitare pour le précipiter dans l’univers féroce des règlements de compte du saloon d’Albuquerque où s’affrontent, animés de jalousie et de fureur, Emma et Dancing Kid, amants et rivaux de Vienna. Vienna meurtrie par les cinq années de désertion de Johnny, Vienna qui lutte pour faire peau neuve et pour garder la tête haute parmi « ces drôles d’énergumènes qui arpentent le Grand Ouest ».

    Mais, derrière l’intrépide Vienna, c’est la mère qui ressurgit. Et sous les « mots suspendus » de la mère « anéantie » par son chagrin d’amour, les mots de la narratrice, qui tente par l’écriture de dénouer/renouer « le fil des histoires perdues ». Celle de la mère et de son amant, « engagé volontaire », « qui partit un beau jour au fond de l’Indochine » et jamais n’en revint. Et celle de l’enfant, « premier témoin, première barrière, première, toujours première et victoire et défaite », qui s’interroge sur elle-même et sur ses origines, voit sa mère se perdre dans « les nuits sans sommeil » de l’Hôtel-Dieu, puis s’enfoncer peu à peu dans une nuit irréversible, sans mémoire et sans âme. C’est à la rencontre de « cette drôle de mère détruite, dans cette chaise en bois blanc, les jambes pendantes dans des pantoufles sales », soumise au bégaiement de mots qui « ne disent plus rien », que la narratrice se confronte, se précipite et tente de sauver son histoire. C’est pour elle, la mère, qu’avec force et passion, elle ressuscite Vienna et Johnny. Pour qu’enfin Johnny revienne sceller avec elle, d’un ultime mensonge, le dialogue interrompu :

    Johnny : Dis-moi un mensonge, dis-moi que toutes ces années, tu m’as attendu, dis-le moi.
    Vienna : Toutes ces années, je t’ai attendu.
    Johnny : Si je n’étais pas revenu, tu serais morte.
    Vienna : Si tu n’étais pas revenu, je serais morte.

    Johnny : Pas une seconde, tu n’as cessé de m’aimer.
    Vienna : Pas une seconde, je n’ai cessé de t’aimer.

    Johnny : Je te remercie.

    Peut-être alors, au moment de tourner l’ultime page de ce roman bouleversant, la narratrice a-t-elle enfin rejoint le « point mystérieux » qui préside à l’ouverture de Johnny ? Peut-être va-t-elle pouvoir donner, dans cet équilibre difficile où « tout va basculer », une impulsion nouvelle à son « âme immobile » ? Et transmettre à ses fils, sous les mots brouillés d’une « vieille, immobile, défaite », les mots de force et de tendresse qui l’habitent. L’histoire n’est pas finie, la vie continue, « le point de vue va changer ».

    « Allez, venez, dans l’Ouest, dans l’Ouest américain, du côté d’Albuquerque, c’est là que nous allons, juste après la frontière, il y a une terre immense qui coule à l’horizon, je guiderai vos pas… »


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    CATHERINE SOULLARD


    Catherine_s_2
    Ph. Tous droits réservés


    Productrice à France Culture pendant quinze ans, Catherine Soullard (née à Paris le 11 novembre 1955) est critique de cinéma (notamment pour la revue Secousse) et l’auteure des romans Palmito d’Évian (Calmann-Lévy, 2005), Bouchère (Calmann-Lévy, 2006), Les Asperges (Le Passage, 2010), Mal dedans (éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2011) et Vous avez Jupiter dans la poche (éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2015).



    ■ Catherine Soullard
    sur Terres de femmes

    Vous avez Jupiter dans la poche (note de lecture d’AP)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions du Rocher) la
    fiche de lecture consacrée à Johnny de Catherine Soullard
    → (sur YouTube) un court
    extrait de Johnny Guitar de Nicholas Ray
    → (sur YouTube)
    Peggy Lee. Live Kinescope 1954. Featuring Johnny Guitar & Hallo Shampoo
    → (sur le site du ciné-club de Caen) une
    fiche-cinéma sur Johnny Guitar de Nicholas Ray





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